Décision

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Godin c. Montréal (Ville de)

2015 QCCQ 5513

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

LOCALITÉ DE

MONTRÉAL

« Chambre civile »

N° :

500-22-192655-127

 

DATE :

9 juin 2015

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

SYLVAIN COUTLÉE, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

benoît godin

-et-

nina haigh

-et-

adam o’callaghan

Demandeurs

c.

ville de montréal

Défenderesse

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]           Les demandeurs ont fait partie du groupe de manifestants qui ont occupé, du 15 octobre 2011 au 25 novembre 2011, le Carré Victoria à Montréal. Les « indignés », comme ont les surnommait, faisaient écho au plus vaste mouvement connu sous le nom de « Occupy Wall Street » qui donnait lieu à différentes manifestations autour de la planète. Ce mouvement visait à sensibiliser les populations aux iniquités sociales et économiques dans nos sociétés occidentales.

Position des parties

[2]           Le 25 novembre 2011, la défenderesse ordonne l’évacuation du Carré Victoria qui est occupé par 60 à 70 personnes au moment de l’ordre d’évacuation.

[3]           La très grande majorité des occupants ont quitté paisiblement les lieux. Les demandeurs ont, quant à eux, décidé, avec une dizaine d’autres manifestants, de s’attacher à l’intérieur d’un abri qui servait de cuisine communautaire refusant d’obtempérer à l’ordre d’évacuation.

[4]           Ils ont offert une résistance que l’on peut qualifier de passive. En d’autres mots, ils n’ont pas collaboré avec les autorités qui leur demandaient de quitter les lieux. Une fois détachés de l’abri, ils se sont laissés choir au sol. Les policiers ont dû utiliser une certaine force pour les escorter à l’extérieur de l’abri afin de les conduire dans l’autobus de la Société de transport de Montréal qui avait été nolisé pour cette opération.

[5]           Les demandeurs soutiennent avoir été illégalement arrêtés et détenus, d’avoir été victimes de brutalité policière et d’avoir été illégalement arrêtés et identifiés au moyen d’un marqueur noir et un marqueur à l’encre invisible.

[6]           Les trois demandeurs réclament des dommages moraux, dommages physiques et des dommages exemplaires en vertu de l’article 49 de la Charte des droits et libertés du Québec.

[7]           Pour ce faire, le demandeur, Benoît Godin, réclame 20 000 $, la demanderesse, Nina Haigh, réclame elle aussi 20 000 $ et finalement le défendeur, Adam O’Callaghan, réclame la somme de 17 500 $.

[8]           Les dommages réclamés par les demandeurs se déclinent comme suit :

Dommages moraux :

Benoit Godin………………………….. 8 000 $

Nina Haigh……………………………. 8 000 $

Adam O’Callaghan ………………….. 8 000 $

Dommages physiques (incluant l’usage abusif de la force et l’identification (marquage)) :

Benoit Godin : ………………………….5 000 $

Nina Haigh : ……………………………3 000 $

Adam O’Callaghan : …………………..2 000 $


Pour arrestation illégale et détention (incluant le menottage, la prise de photos et le non respect des droits constitutionnels des demandeurs lorsqu’ils ont été arrêtés) :

                                   Benoit Godin : …………………………4 000 $

Nina Haigh : …………………………...6 000 $

Adam O’Callaghan : ………………….4 500 $

Dommages exemplaires pour atteinte aux droits fondamentaux fondés sur l’article 49 de la Charte :  

Benoit Godin : …………………………3 000 $

Nina Haigh : …………………………...3 000 $

Adam O’Callaghan : …………………. 3 000 $     

[9]           La défenderesse nie que les demandeurs ont fait l’objet d’arrestations illégales et de brutalité policière. Elle ne nie pas avoir identifié les demandeurs selon les méthodes reconnues. Elle nie cependant que cela ait pu leur causer quelque dommage que ce soit.

[10]        La défenderesse soutient que les demandeurs, en refusant d’obtempérer à l’ordre d’évacuation du parc en plus de résister à leur arrestation, sont les artisans de leur propre malheur.

[11]        La défenderesse avait aussi déposé une requête en vertu de l’article 54.1 du Code de procédure civil. Considérant que le Tribunal a entendu la cause au mérite la défenderesse s’est désistée de sa requête.

Les faits

[12]        Les demandeurs ont fait partie d’un groupe de manifestants qui a occupé le Carré Victoria à Montréal. L’occupation a duré du 15 octobre au 25 novembre 2011.

[13]        « Les indignés », comme on les surnommait, étaient en appui à un mouvement « Occupy Wall Street » qui protestait contre les inégalités dans nos sociétés occidentales.

[14]        Le 23 novembre, la défenderesse affiche des avis à l’effet que le parc (Carré Victoria) sera fermé à la population le 25 novembre 2011. Cela implique que les occupants doivent quitter le parc.

[15]        Tôt le matin du 25 novembre, un fort contingent de la police de Montréal est sur place.

[16]        À 7 h 54, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ouvre un centre de commandement aux abords du parc en prévision de l’intervention policière.

[17]        À 9 h 07, le directeur de l’arrondissement Ville-Marie, monsieur Alain Dufort, décrète la fermeture du Carré Victoria. Cette annonce est faite via un porte-voix.

[18]        À 9 h 30, le constat du Service de police est à l’effet qu’il y a 60 à 70 personnes présentes dans le parc.

[19]        À la suite de l’annonce, la très grande majorité des occupants ont ramassé leurs choses, démonté leur tente et ont paisiblement quitté les lieux.

[20]        À 9 h 56, le Service des travaux publics de la Ville de Montréal a entrepris le démantèlement des installations laissées sur place par les occupants qui avaient quitté les lieux.

[21]        Vers 9 h 57, constatant que certaines personnes sont encore présentes dans le parc, le Service de police donne un deuxième ordre d’évacuation. On peut voir sur la preuve vidéo, les policiers marchant dans le parc, informant les occupants qu’ils devaient quitter les lieux.

[22]        Une demi-heure plus tard, l’inspecteur Marc St-Cyr reformule l’ordre d’évacuation via le porte-voix. Cette fois, l’inspecteur St-Cyr se fait plus insistant indiquant qu’en cas de refus d’obtempérer à l’ordre d’évacuation, la police devra intervenir afin de mettre fin à l’occupation. Le même message a été donné des deux côtés du parc afin de s’assurer que tous avaient compris.

[23]        Pendant tout ce temps, les policiers déambulent dans le parc informant individuellement les occupants qu’ils doivent quitter et les conséquences de leur refus d’obtempérer.

[24]        Vers 10 h 30, une des leaders du groupe des occupants, demande au policier plus de temps afin de vider les caisses de nourriture de la cuisine qui avait résidence sous un abri de fortune.

[25]        Les autorités policières consentent à laisser plus de temps afin de permettre de vider la tente-cuisine. Une chaine de personnes s’organise alors, afin de faire passer les caisses de la tente au camion qui était reculé tout près pour la circonstance.

[26]        Pendant que les denrées étaient transférées dans le camion, certains occupants, dont deux des demandeurs (messieurs Godin et O’Callaghan), en ont profité pour aller s’attacher à la structure de la tente-cuisine.

[27]        Malgré la demande émanant, tant de la police que des « leaders » du groupe des occupants, les personnes attachées à la structure de la tente-cuisine ont refusé d’obtempérer à l’ordre d’évacuation. Il faut noter que monsieur Godin et monsieur O’Callaghan étaient attachés à l’intérieur de la tente tandis que madame Haig s’était menottée à une petite clôture à l’extérieur de la tente.

[28]        Les policiers ont donné plusieurs avertissements aux occupants attachés à la tente. Ils les ont incités à quitter les lieux à plusieurs reprises. Les vidéos montrent les policiers avertissant les occupants des conséquences de leur geste. Malgré cela, une dizaine de personnes persistent et décident de rester malgré les avertissements.

[29]        Vers 11 h 21, le groupe d’intervention est alors demandé sur les lieux afin de procéder à détacher les occupants, dont les demandeurs.

[30]        Sur la preuve vidéo, on entend les policiers avertir les gens des conséquences de leur refus de quitter.

[31]        On voit et entend madame Haigh acquiescer aux conséquences lorsqu’on lui explique qu’elle sera en état d’arrestation une fois détachée.

[32]        Lorsque les personnes sont détachées à l’intérieur de la tente, un bon nombre d’entre elles acceptent pacifiquement de suivre la police sans aucune résistance. Elles sont mises en état d’arrestation.

[33]        Certains d’entre eux, dont messieurs Godin et O’Callaghan, décident de résister. Lorsqu’on les invite à quitter les lieux, ils se laissent choir au sol.

[34]        Pour les sortir de la tente, le groupe d’intervention utilise des méthodes de contrôle articulaire afin d’inciter les demandeurs à sortir. Les policiers ont dû faire usage de la force, les demandeurs refusant de coopérer.

[35]        En tout, 16 personnes, dont les demandeurs, ont été arrêtées en vertu du Code de procédure pénal, pour refus d’obtempérer à un ordre d’un agent de la paix.

[36]        Toutes les personnes interpellées ont été conduites dans l’autobus réservé à cette fin afin qu’on procède à leur arrestation et à leur identification.

[37]        Toutes les personnes qui ont été arrêtées ont été prises en photo afin de confirmer leur identité et ont été marquées d’un chiffre sur la main pour fins d’identification. Par la suite, elles ont toutes été relâchées sans aucun constat d’infraction.


Arrestation de Benoît Godin

[38]        Benoît Godin était présent lorsque le directeur général de l’arrondissement Ville-Marie a déclaré que le parc était fermé. Monsieur Godin quitte le parc. Sur la preuve vidéo, on le voit de l’autre côté de la rue.

[39]        Malgré les nombreux avertissements, monsieur Godin revient dans le parc. On le voit en train de faire la chaine pour vider la tente-cuisine. Il profite de ce saufconduit pour s’introduire dans la tente et s’attacher avec 8 ou 10 autres personnes.

[40]        Dans la vidéo déposée par la défenderesse, on voit monsieur Godin attaché à la tente-cuisine.

[41]        La vidéo montre aussi un des « leaders », monsieur Pierre Mathieu, qui négocie une trêve avec les policiers. Il suggère de laisser aller ceux qui se sont attachés s’il les convainc de partir. La police acquiesce. Malgré la trêve, monsieur Mathieu ne réussira pas à convaincre les récalcitrants à quitter les lieux.

[42]        Entre en jeux le groupe d’intervention composé de trois policiers. Une fois détaché et après lui avoir demandé à plusieurs reprises de quitter les lieux parce qu’il était encore temps de le faire, monsieur Godin décide de rester.

[43]        Donc, une fois détaché et après avoir refusé l’ultimatum des policiers, ces derniers le mettent en état d’arrestation au motif qu’il a refusé d’obtempérer à un ordre d’un agent de la paix. Flanqué de deux policiers qui lui tiennent chacun un bras selon la méthode enseignée, le troisième se positionne à l’arrière. On lui demande de marcher pour sortir de la tente.

[44]        Monsieur Godin se laisse tomber par terre. Entre-temps, certains manifestants tentent de retirer la toile de la tente afin que les caméras de télévision puissent voir la scène.

[45]        À ce moment, le troisième policier placé à l’arrière de monsieur Godin, immobilise sa tête et exerce une technique à mains nues en faisant des points de pression à l’angle du mandibulaire. Cette technique provoque une douleur aiguë qui a pour but d’inciter monsieur Godin à coopérer et à sortir de la tente.

[46]        Les policiers sont obligés de répéter le point de pression, monsieur Godin se laissant tomber au sol à plusieurs reprises.

[47]        La preuve vidéo et audio déposée démontre qu’une fois sorti de la tente, à quelques mètres de celle-ci, l’officier responsable de l’arrestation informe monsieur Godin qu’ils sont maintenant hors du champ des caméras de télévision. Monsieur Godin se lève aussitôt et marche. Il coopère entièrement avec les policiers qui l’emmènent à l’autobus. On lui demande de s’identifier, ce qu’il fait, on lui lit ses droits, on le prend en photo et on lui marque un numéro sur la main. On indique le même numéro sur le sac qui contient ses effets personnels.

[48]        Selon monsieur Godin il demeure près d’une heure dans l’autobus. Par la suite, on le relâche sans lui émettre de constat d’infraction. Monsieur Godin sort de l’autobus et retourne à pied à son auto.

[49]        Monsieur Godin dit avoir été marqué par l’évènement. Cependant, il n’a consulté aucun médecin ni sollicité aucun support psychologique.

Arrestation d’Adam O’Callaghan

[50]        L’arrestation de monsieur O’Callaghan s’est déroulée exactement comme celle de monsieur Godin.

[51]        Alors qu’il participait à la corvée de vider la tente-cuisine, il en a profité pour aller s’attacher avec 8 à 10 autres personnes à l’intérieur de la tente.

[52]        Lui aussi n’a pas coopéré malgré les avertissements et mises en garde. Il a été mis en état d’arrestation pour avoir refusé d’obtempérer à un ordre d’un agent de la paix.

[53]        Les policiers du groupe d’intervention ont utilisé les mêmes méthodes de contrôle, appliqué les mêmes points de pression, et ce, jusqu'à ce que, à son tour, monsieur O’Callaghan soit hors du champ des caméras. Par la suite, la preuve vidéo montre monsieur O’Callaghan se lever et marcher en direction de l’autobus.

[54]        Arrivé près de l’autobus, les policiers l’on menotté, lui ont demandé de s’identifier, lui on lu ses droits, il a été pris en photo et on lui a marqué un numéro sur la main. On a indiqué le même numéro sur le sac qui contenait ses effets personnels.

[55]        Monsieur O’Callaghan déclare être demeuré dans l’autobus une trentaine de minutes.

[56]        Par la suite, les policiers ont relâché monsieur O’Callaghan sans lui remettre de constat d’infraction. On lui demande de ne pas revenir dans le parc.

[57]        Suite à cette intervention, monsieur O’Callaghan ne consulte aucun médecin ni ne requiert un support psychologique.

Arrestation de Nina Haigh

[58]        Madame Haigh a occupé le parc avant l’intervention policière du 25 novembre 2011. Elle a été impliquée dans l’organisation de la tente-cuisine.

[59]        Madame Haigh est chez elle, à l’extérieur de Montréal, lorsqu’elle apprend que l’éviction du parc est imminente.

[60]        Elle se rend donc au parc le 24 novembre au soir. Elle y passe la nuit. Le matin, lorsque les policiers arrivent et que l’ordre d’évacuation est donné, madame Haigh est assise tout près de la tente-cuisine. On lui demande à maintes reprises de quitter les lieux, ce qu’elle refuse de faire. Au même moment où les deux autres demandeurs s’attachent à la tente-cuisine, madame Haigh se menotte à une clôture tout près.

[61]        Elle est interpellée par un policier qui l’informe que si elle ne quitte pas les lieux, elle sera mise en état d’arrestation. Le policier remarque qu’elle est menottée à la clôture. Elle demande au policier d’être gentil lorsqu’il viendrait l’escorter. Elle informe le policier qu’elle a avec elle sa trousse de premiers soins et qu’elle contient des ciseaux.

[62]        La preuve vidéo montre les policiers qui détachent madame Haigh, qui l’informe qu’elle est en état d’arrestation. Ils la menottent, on lui dit ses droits, on prend sa photo et on lui marque un chiffre sur sa main. Madame Haigh dit qu’ils ont utilisé un stylo à point métallique qui lui a éraflé la peau. Par la suite, on lui dira qu’il s’agissait d’un stylo à l’encre invisible comme on se sert dans certains bars ou cinémas. L’encre est visible. Elle devient apparente uniquement sous une lampe fluorescente (black light).

[63]        Quelques jours plus tard, madame Haigh soutient avoir eu des picotements et des démangeaisons sur le dessus de la main qui correspond à l’endroit où l’on aurait inscrit le chiffre. Madame Haigh produit des photos à cet effet.

[64]        Malgré cela, madame Haigh ne consulte aucun médecin ni ne sollicite de support psychologique.

[65]        Il est à noter que la plupart des gens qui étaient attachés dans la tente-cuisine sont sortis de leur plein gré en marchant escorter par les policiers jusqu'à l’autobus pour y subir la même procédure que les demandeurs.

Discussion et décision

[66]        Les demandeurs réclament une compensation financière à la défenderesse au motif que son Service de police aurait commis une ou des fautes dans l’exécution de ses fonctions. Les demandeurs doivent donc prouver une faute, un dommage et un lien de causalité directe entre la faute et le dommage (1457 C.c.Q.).

[67]        De plus, le fardeau de la preuve appartient aux demandeurs qui doivent prouver, par prépondérance de preuve, les faits qui soutiennent sa prétention (articles 2803 et 2804 C.c.Q.) dans le cadre d’un recours civil.

[68]        C’est ainsi que le juge Le Reste résume le fardeau de preuve que doit rencontrer le demandeur, soit la prépondérance de preuve :

« [176]      Selon ces articles, les justiciables ont le fardeau de prouver l'existence, la modification ou l'extinction d'un droit.  Les règles du fardeau de la preuve signifient l'obligation de convaincre, qui est également qualifiée de fardeau de persuasion.  Il s'agit donc de l'obligation de produire dans les éléments de preuve une quantité et une qualité de preuve nécessaires à convaincre le Tribunal des allégations faites lors du procès.

[177]      La Cour Suprême du Canada, dans la décision de Parent c. Lapointe[12], nous précisait sous la plume de l'Honorable juge Taschereau:

«C'est par la prépondérance de la preuve que les causes doivent être déterminées, et c'est à la lumière de ce que révèlent les faits les plus probables, que les responsabilités doivent être établies.»

[178]      Dans leur traité de La preuve civile (4e Édition)[13], les auteurs Jean-Claude Royer et Sophie Lavallée précisent:

«Il n'est donc pas requis que la preuve offerte conduise à une certitude absolue, scientifique ou mathématique.  Il suffit que la preuve rende probable le fait litigieux.»

[179]      Les auteurs rappellent la décision de la Cour d'Appel du Québec dans l'arrêt Dubois c. Génois[14]où le Juge Rinfret s'exprime comme suit:

«Il aurait pu également s'appuyer sur les décisions citées par M. le juge Taschereau dans Rousseau c. Bennett, pour appuyer la théorie que "les tribunaux doivent souvent agir en pesant les probabilités.  Pratiquement rien ne peut être mathématiquement prouvé."»

[180]      Ces mêmes auteurs écrivant quant à l'appréciation de la prépondérance mentionnent:

«Pour remplir son obligation de convaincre, un plaideur doit faire une preuve qui rend l'existence d'un fait plus probable que son inexistence, à moins que la loi n'exige une preuve plus convaincante.  Le degré de preuve requis ne réfère pas à son caractère quantitatif, mais bien qualitatif.  La preuve produite n'est pas évaluée en fonction du nombre de témoins présentés par chacune des parties, mais en fonction de leur capacité de convaincre.  Ainsi, le plaideur doit démontrer que le fait litigieux est non seulement possible, mais probable.  Dans l'appréciation globale d'une preuve, il n'est pas toujours facile de tracer la ligne de démarcation entre la possibilité et la probabilité.»

[181]      Pour les Tribunaux, plusieurs règles peuvent aider un juge à décider de la suffisance ou non de la preuve entendue lors d'un procès.

[182]      Par exemple, une preuve directe est préférée à une preuve indirecte, la preuve d'un fait positif est préférée à celle d'un fait négatif.  La corroboration est une preuve qui renforce un témoignage de façon à inciter le juge à le croire, et l'attitude lors d'un procès d'un témoin peut même influencer le Tribunal.

[183]      Plus récemment, l'Honorable juge Rothstein de la Cour Suprême du Canada, dans l'affaire de F.H. c. Mc Dougall[15], rappelait les critères applicables suivants de la preuve en matière civile:

«[45] […]Il n’existe qu’une seule règle de droit : le juge du procès doit examiner la preuve attentivement.

[46] De même, la preuve doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités. Mais, je le répète, aucune norme objective ne permet de déterminer qu’elle l’est suffisamment. […]Aussi difficile que puisse être sa tâche, le juge doit trancher.  Lorsqu’un juge consciencieux ajoute foi à la thèse du demandeur, il faut tenir pour acquis que la preuve était à ses yeux suffisamment claire et convaincante pour conclure au respect du critère de la prépondérance des probabilités.»

 [184]      Le Tribunal doit donc, à la lumière de tous les éléments de la preuve, soit la preuve matérielle, documentaire et la preuve testimoniale reçue lors du procès, déterminer si la partie demanderesse a réussi à le convaincre selon les règles des probabilités[1]. »

[69]        Il s’agit de déterminer si la conduite des policiers, en fonction des faits reprochés, peut entrainer leurs responsabilités civiles.

[70]        Ainsi, la conduite des policiers doit s’évaluer en fonction de la norme du policier prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. On parle ici du critère du policier raisonnable.

[71]        Comme le mentionne la Cour suprême dans l’affaire Hill :

« 68                              Un certain nombre d’éléments étayent la conclusion selon laquelle la norme de diligence est celle du policier raisonnable eu égard à toutes les circonstances.  Premièrement, il s’agit d’une norme à la fois générale et souple valant pour tous les aspects du travail d’enquête du policier et tenant dûment compte de sa réalité.  La conduite qui s’impose dépend du stade de l’enquête et des considérations juridiques applicables.  Il se peut qu’au début de l’enquête, les policiers n’aient qu’une preuve par ouï - dire, un soupçon et une intuition.  Il leur faut alors agir comme le feraient des enquêteurs raisonnables placés dans la même situation.  À l’étape ultérieure de l’inculpation, la norme est éclairée par l’exigence légale de motifs raisonnables et probables de croire à la culpabilité du suspect; puisque la loi lui fait obligation d’avoir de tels motifs, le policier raisonnable dans les circonstances s’assurera d’en avoir.  La norme du policier raisonnable n’a pas pour effet de rendre les normes criminelles contradictoires entre elles (la juge Charron, par. 175).  Au contraire, elle les intègre, tout comme elle intègre la latitude judiciaire nécessaire, elle écarte la responsabilité pour l’erreur sans gravité et elle rejette la responsabilité établie à l’issue d’une appréciation a posteriori.  De la sorte, elle tient compte de la réalité du travail policier.

(Nos soulignements)

[72]        La Cour suprême continue sur la norme du policier raisonnable :

«  72                              Enfin, la jurisprudence appuie l’application de la norme du policier raisonnable placé dans la même situation.  La majorité des décisions de justice visant des professionnels appliquent la norme du professionnel raisonnablement compétent placé dans la même situation (voir Klar, p. 349; jugement de première instance, par. 63).  La Cour d’appel du Québec a confirmé à deux reprises l’application de la norme du policier normalement compétent placé dans les mêmes circonstances (Jauvin c. Procureur général du Québec, [2004] R.R.A. 37, par. 59; Lacombe c. André, 2003 CanLII 47946 (QC CA), [2003] R.J.Q. 720, par. 41)[2]. »

«  73                                […] Tant que l’exercice du pouvoir discrétionnaire est raisonnable, la norme de diligence est observée.  La norme ne commande pas une démarche parfaite, ni même optimale, lorsqu’on considère celle-ci avec le recul.  La norme est celle du policier raisonnable au regard de la situation — urgence, données insuffisantes, etc. — au moment de la décision.  Le droit de la négligence n’exige pas des professionnels qu’ils soient parfaits ni qu’ils obtiennent les résultats escomptés (Klar, p. 359).  En fait, il admet qu’à l’instar des autres professionnels, le policier peut, sans enfreindre la norme de diligence, commettre des erreurs sans gravité ou des erreurs de jugement aux conséquences fâcheuses.  Le droit distingue l’erreur déraisonnable emportant l’inobservation de la norme de diligence de la simple « erreur de jugement » que n’importe quel professionnel raisonnable aurait pu commettre et qui, par conséquent, n’enfreint pas la norme de diligence.  (Voir Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, 1992 CanLII 119 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 351; Folland c. Reardon (2005), 2005 CanLII 1403 (ON CA), 74 O.R. (3d) 688 (C.A.); Klar, p. 359.)[3] »

[73]        Cela dit, quelles sont les fautes reprochées aux policiers ?

[74]        On ne peut reprocher d’avoir pris par surprise les demandeurs. Tous les occupants du parc savaient que l’éviction était imminente. Les demandeurs savaient qu’ils devaient quitter le parc. Ils sont plutôt revenus dans le parc. Dans le cas de madame Haigh, elle est revenue la veille, le matin même pour monsieur Godin, et à sa pause du matin pour monsieur O’Callaghan (ce dernier est enseignant).

[75]        L’intention de la défenderesse d’évincer les occupants du Carré Victoria était bien connue. L’avis donné deux jours avant, les nombreux appels publics via le porte-voix ainsi que les contacts directs des policiers avec les occupants le matin même, les invitant à quitter de leur propre gré, fait en sorte que l’ensemble des occupants connaissait d’avance l’intention de la défenderesse de les évincer du Carré Victoria.

[76]        Les demandeurs soutiennent que les policiers n’avaient pas de motifs pour procéder à leur arrestation.

[77]        Le Tribunal ne partage pas cet avis. Les demandeurs contrevenaient à l’ordre donné par le directeur général de l’arrondissement Ville-Marie à l’effet que le parc était fermé (article 4 du règlement sur les parcs R.R.V.M. c. P-3). Un avis préalable avait été distribué à cet effet.

[78]        Les demandeurs ont refusé d’obtempérer à un ordre d’un agent de la paix de quitter les lieux considérant que le parc était fermé au public (art. 5 R.R.V.M. C.P-1).

[79]        Les demandeurs ont été invités à de nombreuses reprises à quitter les lieux. Ils ont aussi été informés à de nombreuses reprises que le refus d’obtempérer entrainerait leur arrestation. Malgré cela, les demandeurs ont persisté.

[80]        Les demandeurs allèguent n’avoir jamais été informés des raisons qui ont mené à leur arrestation.

[81]        Les demandeurs ne peuvent feindre l’ignorance des motifs qui ont conduit à leur arrestation. La preuve vidéo à cet effet est plus que convaincante. Sur la bande vidéo, on entend, à de nombreuses reprises, les mises en garde des policiers. Les demandeurs se savaient en infraction.

[82]        Les demandeurs soutiennent que les policiers ont utilisé une force excessive.

[83]        Après avoir visionné les vidéos dans lesquels on voit les arrestations et l’usage de la force utilisée par les policiers pour convaincre les demandeurs, messieurs Godin et O’Callaghan, de quitter les lieux, le Tribunal est d’avis que tout s’est déroulé conformément aux normes enseignées au policier en pareille circonstance

[84]        Le Tribunal a bénéficié du témoignage d’un officier formateur sur les techniques utilisées lors de l’emploi de la force dans des situations comme dans le présent dossier. Dans les circonstances, rien dans la preuve ne démontre qu’un usage excessif de la force a été exercé auprès des deux demandeurs (Godin et O’Callaghan).

[85]        Les demandeurs ont eu des dizaines d’occasions de quitter le parc sans heurt. Mais là n’était pas leur but. Le visionnement de la vidéo permet de constater que tout cela n’est qu’une mise en scène. Après avoir pris la décision de résister passivement en se laissant choir au sol, deux policiers ont appliqué la technique de contrôle articulaire (contrôle des bras) alors qu’un troisième qui menait l’opération immobilisait la tête en exerçant une pression avec son pouce à l’arrière de l’oreille du demandeur. Cette pression déclenche une douleur aiguë qui a pour but de convaincre le demandeur de se lever et de marcher. Malgré cette résistance, les demandeurs, une fois informés par le policier responsable de l’arrestation qu’ils sont hors du champ des caméras de télévision, se sont tous deux levés et ont marché régulièrement sans offrir de résistance, escortés par les policiers jusqu'à l’autobus. La scène est assez choquante. Les demandeurs perdent là le peu de crédibilité qu’il leur restait.

[86]        Il est clair que l’attitude et les agissements des demandeurs visaient avant tout le coup d’éclat médiatique.

[87]        Les demandeurs reprochent à la défenderesse de les avoir menottés, et de les avoir détenus illégalement dans un autobus.

[88]        Les demandeurs savaient qu’en contrevenant à l’ordre d’éviction qu’ils seraient arrêtés. À partir de ce constat, une procédure est mise en place afin de contrôler et d’identifier les prévenus. Toutes ces mesures sont des mesures mises en place afin de faciliter le travail d’enquête des policiers et de minimiser l’impact sur la personne qui fait l’objet de l’arrestation. Les menottes sont probablement une des mesures de contention les plus connues. Une fois en état d’arrestation, deux des trois demandeurs ont été menottés. Ils sont emmenés dans l’autobus chauffé pour fins d’identification. Les trois demandeurs affirment qu’ils sont demeurés entre 20 et 60 minutes à l’intérieur de l’autobus. Le choix de menotter ou non les demandeurs appartient aux policiers eu égard aux évènements.

[89]        Dans les circonstances, il n’y a rien de déraisonnable dans les moyens qui ont été mis en exécution par les forces policières lors des arrestations des demandeurs.

[90]        Les demandeurs reprochent à la défenderesse d’avoir pris leur photo sans leur consentement. Il est reconnu depuis longtemps que la prise de photos dans le cadre d’une enquête policière, d’une arrestation, d’un contrôle du Code de la sécurité routière ne constitue pas une atteinte aux droits fondamentaux protégés par les Chartes. Il n’est pas nécessaire pour un policier d’obtenir le consentement de la personne photographiée dans un endroit public (R. c. Blais, 2011 QCCM. 194 - R. c. Pearsons, 1993 CanLII 3428 (ON CA)).

[91]        La défenderesse a donc agi en toute légalité en prenant les photos des demandeurs

[92]        Finalement, les demandeurs soutiennent que les policiers ont commis une faute en écrivant un chiffre sur la main des demandeurs.

[93]        La preuve révèle que le numéro inscrit sur la main des demandeurs a pour but l’identification des prévenus. Cela permet de prévenir toute erreur sur la personne dans l’éventualité où le prévenu donnerait un nom saugrenu (ex. : la fée des étoiles). Cela permet aussi de faire le lien avec les biens que la personne détenait lors de son arrestation.

[94]        De plus, dans l’éventualité d’arrestation de masse, cela permet aussi de réduire les erreurs sur la personne.

[95]        L’utilisation de l’encre invisible pour identifier un individu a pour but de pallier aux cas où le prévenu effacerait le numéro écrit au marqueur.

[96]        Cette méthode de marquage à l’encre invisible est d’usage commun. Il est utilisé dans certains établissements (exemple : bar) pour identifier leur clientèle. Les cinémas se servent aussi de cette méthode afin de s’assurer que les gens ont payé leur droit d’entrée.

[97]        Rien dans la preuve ne démontre que cette méthode est invasive et va à l’encontre de l’inviolabilité du corps. Il ne s’agit pas ici de prélever du sang par l’introduction d’une aiguille dans le bras. D’ailleurs, aucun des demandeurs n’a consulté un médecin. À cet effet, les photos de la main déposées par la demanderesse, madame Haigh, qui allègue une blessure suite au marquage, sont loin d’être concluantes.

[98]        Cette méthode d’identification est commune et utilisée par plusieurs commerces. Elle n’a rien d’invasif et de déraisonnable.

[99]        Les demandeurs réclament des dommages.

[100]     La Cour suprême, dans l’affaire Mustapha c. Culligan du Canada ltée (2008) 2 R.C.S. 114[4], aborde la question de la suffisance des dommages en ces termes :

« Dans Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, [2008] 2 R.C.S. 114, la juge en Chef McLachlin s’exprimant pour la Cour suprême du Canada aborde la question de la suffisance des dommages en ces termes :

[9]   Cela dit, les troubles psychologiques constituant un préjudice personnel doivent être distingués d’une simple contrariété. En droit, un préjudice personnel suppose l’existence d’un traumatisme sérieux ou d’une maladie grave : voir Hinz c. Berry, [1970] 2 Q.B. 40 (C.A.), p. 42; Page c. Smith, p. 189; Linden et Feldthusen, p. 425-427. Le droit ne reconnaît pas les contrariétés, la répulsion, l’anxiété, l’agitation ou les autres états psychologiques qui restent en deçà d’un préjudice. Je n’entends pas donner ici une définition exhaustive de ce qu’est un préjudice indemnisable, mais seulement dire que le préjudice doit être grave et de longue durée, et qu’il ne doit pas s’agir simplement des désagréments, angoisses et craintes ordinaires que toute personne vivant en société doit régulièrement accepter, fût-ce à contrecœur. À mon sens, c’est cette nécessité d’accepter de telles contrariétés, au lieu de prendre action en responsabilité délictuelle pour obtenir réparation, qu’évoquait la Cour d’appel lorsqu’elle a cité Vanek c. Great Atlantic & Pacific Co. of Canada (1999), 48 O.R. (3d) 228 (C.A.) : [TRADUCTION] « [Et] la vie continue » (par. 60). Tout bonnement, les contrariétés mineures et passagères n’équivalent pas à un préjudice personnel et, de ce fait, ne constituent pas un dommage. »

[101]     En regard de la définition donnée par la Cour suprême, force est de constater que les demandeurs ne rencontre pas les critères ci-haut décrits.

[102]     Après avoir entendu la preuve et visionné les vidéos, le Tribunal conclut que la défenderesse n’a commis aucune faute quant à l’arrestation des demandeurs. Au contraire, l’exercice auquel se sont livrés les demandeurs relève plus de la mise en scène que de l’abus de droit reproché au Service de police.

[103]     En conséquence, en l’absence de faute, la réclamation des demandeurs est rejetée.

[104]     En ce qui a trait aux dommages punitifs, le procureur de la défenderesse à soulever une objection dans sa plaidoirie à l’effet que les demandeurs devaient expédier au procureur général un avis en vertu de l’article 95 al. 2 du Code de procédure civil s’ils désiraient réclamer des dommages punitifs à un organisme public.

[105]     La question est intéressante d’autant plus que le Tribunal n’a recensé aucune décision à cet effet. Bien que la décision du Tribunal soit un peu théorique puisque l’article 95 C.p.c. sera modifié par l’article 76 NCPC qui clarifie la question de la nécessité d’un avis au procureur général, le Tribunal doit répondre à la question soulevée par la défenderesse.

Avis en vertu de 95 C.p.c.

[106]     La défenderesse soulève en plaidoirie que les demandeurs avaient l’obligation d’expédier un avis au procureur général lorsque l’on demande une réparation fondée sur la violation ou la négation de ses droits et libertés fondamentaux prévus par la Charte des droits et libertés de la personne ou par la Charte canadienne des droits et libertés (article 95 al. 2, C.c.p.).

[107]     Les demandeurs soutiennent que l’avis en vertu de l’article 95 C.c.p. ne s’applique pas en matière civile, que cela ne concerne que les matières pénales et criminelles.

[108]     Bien que cet argument ait été soulevé uniquement en plaidoirie, le Tribunal a demandé aux parties de produire des notes et autorités. Les demandeurs disposaient de sept jours pour le faire et la défenderesse disposait à son tour de sept jours pour répondre. Après quoi, le délibéré débuterait. Les deux parties se sont prévalues de leur droit de produire des notes et autorités. Aucune autres procédure ou requête n’a été soumise au Tribunal avant le délibéré.

[109]     À la lecture des arguments des parties, le Tribunal doit disposer de cette question. Dans l’hypothèse où l’article 95 al.2 C.p.c. trouverais application, le défaut d’avoir expédié l’avis interdit au Tribunal de statuer sur toute demande (article 95 al. 4, C.p.c.) découlant d’une demande de réparation fondée sur la violation ou la négation de ses droits et libertés fondamentaux prévus par la Charte des droits et libertés de la personne ou par la Charte canadienne des droits et libertés (article 95 al. 2, C.p.c.). Dans les faits, cela représente la réclamation des demandeurs pour dommages punitifs.

Prétentions des demandeurs

[110]     La prétention initiale des demandeurs est en partie fondée sur les habitudes et usages actuellement répandus dans le milieu juridique par rapport à l’envoi d’avis au procureur général dans le cadre d’une demande de dommage punitif. Les demandeurs, dans leurs notes et autorités, s’expriment ainsi :

« Des dommages punitifs sont régulièrement octroyés sans qu’un avis ne soit envoyé en vertu de 95 C.p.c. dans des dossiers qui montent régulièrement en Cour d’Appel, cela sans que qui que ce soit soulève une quelconque irrégularité. »

[111]     L’article 95 C.p.c. est une disposition d’ordre public qui peut être soulevée d’office par le Tribunal. À la lumière des recherches faites par les parties, il semble que personne n’ait soulevé la nécessité d’un avis au procureur général dans le cadre d’une réclamation en matière civile fondée sur la violation ou la négation de droits fondamentaux prévus dans les Chartes canadienne et québécoise.

[112]     Les demandeurs soutiennent que l’avis au procureur général de l’article 95 C.c.p. est limité aux matières criminelles et pénales. Ils s’appuient sur les discussions recensées dans le Journal des débats de la Commission des institutions parlementaires, du 25 octobre 2005, qui portaient essentiellement sur les modifications apportées à l’article 95 C.p.c. par la Loi sur le directeur des poursuites criminelles et pénales. Selon les demandeurs, puisqu’il s’agit d’une loi à caractère public, tous les amendements prononcés par cette même loi doivent être restreints au domaine criminel et pénal.

[113]     Les demandeurs s’expriment ainsi : « Dans les circonstances, nous somme d’avis que l’aliéna 2 de l’article 95 ne s’applique pas en matière civile. Et même s’il s’appliquait à certain remède en matière civil, il ne s’appliquerait pas à la question des dommages punitifs puisque ceux-ci sont expressément prévus à l’article 1621 du C.p.c. et qu’ils peuvent être qualifiés de simples remèdes civils. »

[114]     Cela soulève aussi la question d’interprétation de l’expression « réparation » employée à l’article 95 C.p.c. qui ne s’appliquerait qu’à un certain recours précis utilisé en droit pénal et criminel uniquement. C’est donc dire que l’article 95 C.p.c. ne s’appliquerais donc jamais à la question des dommages punitifs, puisque selon les demandeurs il s’agit d’un recours indépendant et expressément prévu par le législateur à l’article 1621 C.p.c..

Prétentions de la défenderesse

[115]     Au premier argument des demandeurs, la défenderesse oppose le fait qu’une disposition qui n’est pas appliquée par la communauté juridique ne la rend pas inopérante.

[116]     Deuxièmement, un texte clair n’a pas besoin d’être interprété.

[117]     La défenderesse fait valoir que le seul fait qu’une disposition civile ait été modifiée par une loi à caractère public ne peut être en soi un argument valable pour limiter la portée de l’amendement. La défenderesse est d’opinion que l’article 95 al. 2 C.p.c., n’est pas limité aux matières criminelles et pénales, mais qu’il trouve également application en matière civile.

[118]     La défenderesse fait valoir que la position des demandeurs eu égard aux propos tenus lors des discussions recensées dans le Journal des débats de la Commission des institutions parlementaire est incomplète.

[119]     Finalement, eu égard aux dommages punitifs octroyés en vertu de l’article 1621 C.c.Q., la défenderesse est d’opinion que l’octroi de dommages punitifs en vertu de l’article 1621 C.c.Q. n’est pas un recours autonome.

Question en litige

L’article 95 alinéa 2 du Code de procédure civile exige-t-il l’envoi d’un avis d’intention au procureur général préalable à l’octroi de dommages punitifs suite à une faute découlant de la violation de la Charte des droits et libertés de la personne ou de la Charte canadienne des droits et libertés ?

Discussion et décision

[120]     L’article 95 alinéa 2 du Code de procédure civile mentionne qu’un avis doit être envoyé au procureur général pour toute demande de réparation fondée sur la violation d’un droit prévu par la Charte canadienne des droits et libertés ou par la Charte des droits et libertés de la personne lorsque la demande est faite à l’encontre de l’État ou de l’Administration publique. Dans le présent litige, le fait qu’on soit en présence d’une « demande à l’encontre de l’État ou de l’Administration publique » n’est pas contesté entre les parties. Un recours a été entrepris contre la Ville de Montréal qui fait nécessairement partie de l’Administration publique au sens de l’article 95 alinéa 2 C.p.c.. Le fait qu’il y ait eu violation d’un droit ou liberté fondamentaux est aussi admis entre les parties. Le litige porte plutôt sur l’interprétation du terme « réparation » utilisé par le législateur québécois. En effet, on cherche à déterminer si le recours en dommages punitifs des demandeurs entre dans le champ d’application de l’article 95 alinéa 2 C.p.c., de sorte que ce serait considéré comme une « réparation » fondée sur la violation ou la négation d’un droit ou liberté fondamentaux prévus par l’une des Chartes et qui nécessite l’envoi d’un avis au procureur général. Si on en arrive à une conclusion semblable, Le Tribunal ne pourra se prononcer eu égard aux conclusions pour dommages punitifs, les formalités procédurales de l’article 95 C.p.c. n’étant pas remplies. En effet, le quatrième alinéa de la disposition est clair : « Le tribunal ne peut statuer sur aucune demande sans que l'avis ait été valablement donné, et il ne peut se prononcer que sur les moyens qui y sont exposés ». Cependant, depuis l’ajout de cette disposition à l’article 95 C.p.c. en 2005 avec la Loi sur le directeur des poursuites criminelles et pénales, aucune jurisprudence n’a été rendue sur le sujet. La question étant invoquée pour une première fois devant le Tribunal.

Interprétation de l’article 95 al. 2 C.p.c.

[121]     À juste titre, la défenderesse commence son argumentation par la « règle d’or » en matière d’interprétation des lois à l’effet qu’un texte clair n’a pas besoin d’être interprété. Elle cite le juge Lamer, alors juge en chef de la Cour suprême, dans l’arrêt R. c. McIntosh[5] :

« 18               Pour résoudre la question d'interprétation soulevée par le ministère public, je pars de la proposition qu'il faut donner plein effet à une disposition législative qui, à sa lecture, ne présente pas d'ambiguïté.  C'est une autre façon de faire valoir ce que l'on a parfois appelé la «règle d'or» de l'interprétation littérale; une loi doit être interprétée d'une façon compatible avec le sens ordinaire des termes qui la compose.  Si le libellé de la loi est clair et n'appelle qu'un seul sens, il n'y a pas lieu de procéder à un exercice d'interprétation (Maxwell on the Interpretation of Statutes (12e éd. 1969), à la p. 29). »

[122]     En interprétation des lois, il y a un principe bien établi selon lequel le législateur est cohérent et qu’il ne parle pas pour rien dire et ne garde pas le silence pour rien. Puisqu’il y a un nombre précis d’exclusions prévues dans la loi à l’article 95.1 C.p.c., alors on doit conclure que tous les autres cas possibles sont couverts par le principe général de l’article 95 C.p.c.. L’article 95.1 se lit comme suit :

« 95.1. En matière criminelle ou pénale, l'avis prévu au deuxième alinéa de l'article 95 n'est pas requis lorsque la réparation demandée concerne la divulgation d'une preuve, l'exclusion d'un élément de preuve ou la durée du délai écoulé depuis le moment de l'accusation, ou encore dans les cas déterminés par arrêté du ministre de la Justice publié à la Gazette officielle du Québec.

Dans les autres cas, cet avis doit être signifié au moins 10 jours avant la date de l'audition de la demande de réparation. À défaut, le tribunal en ordonne la signification et remet l'audition de cette demande, à moins que le procureur général ne renonce à ce délai ou que le tribunal ne l'abrège s'il le juge nécessaire pour éviter qu'un préjudice irréparable soit causé à celui qui fait la demande ou à un tiers[6]. »

(Notre soulignement)

[123]     Les demandeurs semblent entretenir une confusion entre les articles 95 et 95.1 C.p.c.. Le libellé de l’article 95.1 C.p.c. est clair. Cet article ne trouve application qu’en matière criminelle ou pénale. L’article 95.1 C.p.c. prévoit certaines circonstances où l’envoi de l’avis exigé à l’article 95 C.p.c. n’est pas requis.

[124]     On y prévoit trois exclusions en matière criminelle et pénale où il n’est pas raisonnable et utile d’exiger un avis au procureur général, puisque ce sont des recours trop fréquents et usuels. Si le législateur avait aussi voulu limiter les cas où on doit envoyer un avis pour une réclamation basée sur l’une des Chartes en matière civile, il l’aurait tout simplement ajouté aux cas d’exceptions déjà présents à l’article 95.1 C.p.c..

Amendement de l’article 95 du Code de procédure civile

[125]     Contrairement à ce qu’avancent les demandeurs, on ne peut affirmer que l’article 95 alinéa 2 C.p.c. s’applique uniquement en matière criminelle et pénale. Le seul fait qu’une disposition civile ait été modifiée par une loi à caractère public ne peut être un argument valable pour limiter la portée de l’amendement.

[126]     La thèse des demandeurs est en partie fondée sur les habitudes et usages actuellement répandus dans le milieu juridique par rapport à l’envoi d’avis au procureur général dans le cadre d’une demande de dommages punitifs. Chaque année, plusieurs individus réclament des dommages punitifs contre la Ville de Montréal, contre l’État ou toute autre institution de l’Administration publique et jamais cette question n’a été soulevée. L’article 95 C.p.c. est une disposition d’ordre public qui peut être soulevée d’office par le Tribunal. Cependant, ça n’a jamais été fait depuis l’amendement de la disposition en 2005, et ce, même si plusieurs dossiers sont montés jusqu’en Cour d’appel. Force est de constater qu’il fait partie de la pratique générale, habituelle et unanime dans le milieu de réclamer des dommages punitifs à l’encontre de l’État ou de l’Administration publique sans qu’il soit nécessaire d’envoyer un quelconque avis au procureur général. Cette pratique s’explique notamment par le désir de ne pas retarder inutilement le processus judiciaire et de ne pas submerger le procureur général d’avis pour des recours usuels et qui ne nécessitent pas son intervention dans la plupart des cas.

[127]     Malgré ce fait, cela ne dispense pas les demandeurs d’expédier leurs avis conformément à l’article 95 al. 2 C.p.c..

Interprétation de l’article 95 du Code de procédure civile

[128]     L’article 95 C.p.c. a été amendé en 2005 par la Loi sur le directeur des poursuites criminelles et pénales. Les demandeurs soutiennent que cette modification a pour conséquence de restreindre la portée de la disposition du Code de procédure civile aux matières criminelles et pénales, alors que la Ville de Montréal soutient la loi modificatrice n’a pas eu d’effet sur la portée de la règle prévue à l’article 95 C.p.c..

[129]     Le contenu des débats parlementaires de l’Assemblée nationale qui ont eu lieu au moment de l’adoption des amendements concernant l’article 95 C.p.c. démontre qu’il y a bel et bien deux types d’avis distincts qui s’appliquent chacun dans des domaines du droit différents. Monsieur Pierre Lapointe, du ministère de la Justice, débute en mentionnant qu’ « une des modifications importantes [a été] de distinguer les requêtes en vertu de la charte des requêtes où on conteste la loi ou un règlement[7] ». Le premier avis se trouve à l’alinéa 1 et vise les recours utilisés pour contester la constitutionnalité d’une loi ou d’un règlement :

« 95. Sauf si le procureur général a reçu préalablement un avis conformément au présent article, une disposition d'une loi du Québec ou du Canada, d'un règlement adopté en vertu d'une telle loi, d'un décret, arrêté en conseil ou proclamation du lieutenant-gouverneur, du gouverneur général, du gouvernement du Québec ou du gouverneur général en conseil ne peut être déclarée inapplicable constitutionnellement, invalide ou inopérante, y compris en regard de la Charte canadienne des droits et libertés (Partie I de l'annexe B de la Loi sur le Canada, chapitre 11 du recueil des lois du Parlement du Royaume-Uni pour l'année 1982) ou de la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12), par un tribunal du Québec[8]. »

(Nos soulignements)

[130]     Avant l’amendement de 2005, c’était la seule disposition qu’on retrouvait à l’article 95 C.p.c.. Ensuite, on a ajouté un deuxième type d’avis qui s’applique aux demandes de compensations envers l’État ou l’Administration publique fondées sur la violation de la Charte canadienne ou de la Charte québécoise :

« Un tel avis est également exigé lorsqu'une personne demande, à l'encontre de l'État ou de l'Administration publique, une réparation fondée sur la violation ou la négation de ses droits et libertés fondamentaux prévus par la Charte des droits et libertés de la personne ou par la Charte canadienne des droits et libertés. »

(Nos soulignements)

[131]     On doit conclure à une intention claire de créer deux situations distinctes où l’envoi d’un avis serait nécessaire pour donner suite à la demande des parties. Le législateur a choisi ses mots en mentionnant « un tel avis est également exigé » au début du paragraphe. On ajoute une deuxième situation où l’avis est nécessaire. Le premier alinéa n’est plus le seul cas d’application.

[132]     Qui plus est, les discussions recensées dans le Journal des débats de la Commission des institutions parlementaires sont convaincantes. La défenderesse rapporte les propos tenus lors de cette commission parlementaire qui démontre que l’article 95 C.p.c. comporte deux avis.

[133]     À la question du député, monsieur Turp : Et la raison pour laquelle ? Je reviens à ma question ? « les avis » c’est parce qu’il y en a plus d’un. Je n’ai pas très bien compris l’explication du pluriel.

[134]     La réponse de madame Longtin du ministère de la Justice : « C’est qu’il y en a deux. On prévoit, au premier alinéa, c’est l’avis de constitutionnalité, là, ou d’une inopérabilité d’une loi, et, un deuxième alinéa ou un autre avis pour la question des réparations. Donc, c’est d’où les deux avis ».

[135]     Monsieur Turp réplique : Et est-ce qu’il y a toujours nécessairement deux avis ?

[136]     La réponse de monsieur Lapointe du ministère de la Justice : Ça dépend de la nature de la contestation.

[137]     De plus, comme l’a si bien expliqué le Barreau du Québec dans ses commentaires sur le projet de la Loi sur le Directeur des poursuites publiques et adressés au ministre de la Justice du Québec de l’époque, monsieur Yvon Marcoux, « toute demande de réparation dirigée contre l’État et fondée sur une atteinte aux droits et libertés consacrées par les Chartes québécoises et canadiennes devra faire l’objet d’un avis au procureur général du Québec, et selon les circonstances, à celui du Canada et au directeur des poursuites publiques[9] ». C’est ce qui ressort textuellement de l’alinéa 5 de l’article 95 C.p.c. également ajouté par le législateur par la Loi de 2005 et qui se lit comme suit :

« Les avis prévus au présent article sont également signifiés au procureur général du Canada lorsque la disposition concernée ressortità la compétence fédérale; de même, ils sont signifiés au directeur des poursuites criminelles et pénales si la disposition concerne une matière criminelle ou pénale[10]. »

(Nos soulignements)

[138]     Le texte du cinquième alinéa ne pourrait être plus clair. Si le recours entrepris concerne une matière criminelle ou pénale, alors l’avis devra être signifié au directeur des poursuites publiques. Une interprétation littérale de la fin de l’alinéa 5 permet de confirmer que le législateur laisse place à d’autres sortes de recours, en droit civil notamment, où l’avis devra être envoyé au procureur général. Il est à noter l’expression « les avis » utilisée au début de l’article.

[139]     Enfin, il est important de souligner deux autres modifications apportées par la Loi sur le directeur des poursuites criminelles et pénales de 2005 et qui permettent de prouver que son contenu n’est pas exclusivement en lien avec le domaine criminel et pénal. Par exemple, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[11] et la Loi sur la justice administrative[12] sont deux lois qui n’ont aucun lien avec le droit criminel et pénal ou le directeur des poursuites publiques, et qui ont pourtant été amendées par la Loi de 2005. Bien qu’on puisse affirmer que la loi porte essentiellement sur le directeur des poursuites publiques, il n’en demeure pas moins que le législateur a utilisé cette loi pour modifier deux autres dispositions faisant référence à l’article 95 du Code de procédure civile.

Objectifs de l’article 95 du Code de procédure civile

[140]     Les demandeurs soutiennent qu’il n’est pas raisonnable d’exiger qu’un avis soit envoyé au procureur général pour toutes demandes de dommages punitifs et que cela nuirait au bon déroulement des procédures judiciaires. Dans leur mémoire présenté lors des consultations particulières et auditions publiques dans le cadre de l’étude du projet de la Loi sur le directeur des poursuites publiques, Me Anne-Marie Boisvert et Me Louise Viau de la Faculté de droit de l’Université de Montréal, mentionnent que « l’exigence d’avis devrait être limité à ces situations exceptionnelles ayant un impact financier ou administratif important pour l’État et non à toute demande de réparation selon le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne[13] ».

[141]     Il nous paraît justifié d’apporter la nuance suivante. Lorsque le deuxième alinéa a été ajouté en 2005, on recherchait un meilleur contrôle judiciaire des demandes de réparations fondées sur les Chartes. Comme le mentionne monsieur Lapointe dans le Journal des débats de l’Assemblée nationale[14], l’objectif premier de l’article 95 alinéa 2 C.p.c. est de permettre au procureur général d’intervenir dans les dossiers qu’il juge importants pour l’état, que ce soit financièrement ou pour le bon fonctionnement de la justice. Les Chartes des droits et libertés sont des instruments juridiques fondamentaux dans notre droit québécois, sans oublier leur caractère constitutionnel. C’est pourquoi on doit donner la chance au procureur général d’exprimer ou non son intérêt pour la cause. De plus, les dommages exemplaires ont toujours été considérés comme un recours d’exceptions et moins fréquemment utilisés que plusieurs autres recours disponibles en droit civil. Le Tribunal ne peut décider de lui-même d’accorder des dommages punitifs, ce pouvoir doit être prévu par une disposition de la loi. Le caractère exceptionnel des dommages punitifs justifie l’exigence que le procureur général soit avisé d’une telle demande. De plus, il ne faut pas oublier que le procureur général n’est pas obligé de répondre à l’avis. En vertu du troisième alinéa de l’article 95 C.p.c., il peut y renoncer s’il ne juge pas nécessaire d’être impliqué au dossier. Tout ce que le Code de procédure civile exige, c’est de lui donner l’opportunité de le faire.


Interprétation historique de l’article 95 du Code de procédure civile

[142]     Le fait qu’il y ait plusieurs réclamations chaque année contre la Ville de Montréal et que jamais un quelconque avis d’intention n’ait été signifié au procureur général ne peut être un argument suffisant pour affirmer que l’article 95 alinéa 2 C.p.c. n’est pas applicable aux dommages punitifs. Comme le suggère la défenderesse, il ne fait aucun doute qu’il s’agit de la pratique courante depuis l’ajout de la disposition au Code de procédure civile en 2005. Cependant, ce n’est pas parce qu’une norme est bien établie dans un milieu qu’elle est nécessairement raisonnable et conforme au droit, surtout lorsque les dispositions visées sont claires et ne laissent pas place à interprétation[15]. De plus, le fait que la question n’ait jamais été invoquée ni par une partie, ni par le Tribunal ne pourrait avoir pour effet de faire « disparaître » la disposition ou d’en limiter son application. Bien qu’il s’agisse d’une disposition d’ordre public qui aurait pu être soulevée plusieurs fois par les tribunaux[16], l’absence de décision sur le sujet ne peut être un argument pour faire valoir que l’avis n’est pas nécessaire.

[143]     Il est important de souligner que l’article 95 C.p.c. sera repris par le nouveau Code de procédure civil[17] qui entrera, en principe, en vigueur au mois de janvier 2016. Avec le nouvel article 76, on amène certains éclaircissements qui viennent confirmer l’obligation créée par l’amendement de 2005. En comparant le libellé actuel de l’article 95 C.p.c. avec celui qui le remplacera dans le nouveau Code, on remarque que le législateur utilise pratiquement les mêmes termes. En effet, l’article 76 du nouveau Code de procédure civil se lit comme suit :

« Dans une affaire civile, administrative, pénale ou criminelle, la personne qui entend mettre en question le caractère opérant, l’applicabilité constitutionnelle ou la validité d’une disposition d’une loi du Québec ou du Canada, de tout règlement pris sous leur autorité, d’un décret gouvernemental ou d’un arrêté ministériel ou de toute autre règle de droit doit en aviser le Procureur général du Québec.

Elle est aussi tenue de le faire lorsqu’elle demande, à l’encontre de l’État, de l’un de ses organismes ou d’une personne morale de droit public, une réparation fondée sur la violation ou la négation de ses droits et libertés fondamentaux prévus par la Charte des droits et libertés de la personne ou la Charte canadienne des droits et libertés (Partie I de l’annexe B de la Loi sur le Canada, chapitre 11 du recueil des lois du Parlement du Royaume-Uni pour l’année 1982). »

(Nos soulignements)

 

[144]     La première distinction évidente est que le législateur a tenu bon de préciser qu’un avis était aussi nécessaire « dans une affaire civile, administrative, pénale ou criminelle ». Il n’y a maintenant plus de doute possible quant à l’application de la règle de procédure à ces domaines du droit. Le deuxième alinéa mentionne que la personne est aussi tenue d’envoyer un avis pour « une réparation fondée sur la violation ou la négation de ses droits ou libertés fondamentaux prévus par la Charte des droits et libertés de la personne ou la Charte canadienne des droits et libertés ». On rejoint la formulation qui est utilisée dans le Code actuel, soit que l’avis est également exigé dans les cas prévus à l’alinéa 2 de la disposition. Par conséquent, même si le législateur a apporté quelques modifications au libellé même de l’article, on ne pourrait conclure que les corrections apportées au texte de la loi ont eu pour effet de modifier le fond de la règle. Il y a une intention claire de conserver le droit tel qu’il a été établi par l’amendement en 2005.

Dommages punitifs/ Réparation

[145]     La thèse des demandeurs selon laquelle le deuxième alinéa ne vise que certains modes de réparations à caractère criminel et pénal n’est donc pas justifiée. Au contraire, comme le soutient la Ville de Montréal, l’octroi de dommages punitifs en droit civil est spécifiquement visé par l’article 95 alinéa 2 C.p.c..

[146]     Le pouvoir du juge d’accorder des dommages exemplaires doit être prévu par une disposition de la loi. L’article 1621 C.c.Q., pris seul, n’accorde aucun droit à des dommages punitifs, il ne fait qu’énoncer les paramètres devant être pris en considération dans l’évaluation du quantum des dommages. C’est clairement indiqué dans le libellé de la disposition :

« 1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers[18]»

(Notre soulignement)

[147]     L’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne[19] est un exemple de disposition législative donnant le droit au Tribunal d’accorder des dommages punitifs lorsqu’il y a violation illicite et intentionnelle d’un droit protégé par la Charte :

« 49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs. »

(Nos soulignements)

[148]     De plus, on retrouve le terme « réparation » à la fois à l’article 24(1) de la Charte Canadienne des droits et libertés, à l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne et à l’article 95 du Code de procédure civile.

« Art.24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés : « Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances. »

« Art.49 Charte des droits et libertés de la personne : « Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présenteCharteconfère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte. 

En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs. »

« Article 95 alinéa 2 du Code de procédure civile : « Un tel avis est également exigé lorsqu'une personne demande, à l'encontre de l'État ou de l'Administration publique, une réparation fondée sur la violation ou la négation de ses droits et libertés fondamentaux prévus par la Charte des droits et libertés de la personne ou par la Charte canadienne des droits et libertés. »

(Nos soulignements)

[149]     Dans l’arrêt Ville de Vancouver c. Ward[20], la Cour suprême a confirmé que le sens usuel du terme « réparation », dans le contexte de violation d’un droit prévu par la Charte, incluait les dommages punitifs en matière civile.

[150]     Ces trois dispositions législatives ont un point en commun, elles portent toutes sur certains recours possibles lorsqu’il y a violation de la Charte canadienne ou de la Charte québécoise. Elles ont toutes le même objectif, soit le fait de prévenir ou de dissuader certains comportements répréhensibles et qui sont contraires aux droits et libertés fondamentaux. Par souci de cohérence entre des lois de mêmes natures, le législateur, tant provincial que fédéral,  a utilisé les mêmes termes dans chacune de ses lois. La définition du terme réparation doit être la même. Il aurait pu en être autrement si une définition exhaustive du mot avait été déterminée dans l’une des lois, mais ce n’est pas le cas ici. Si le législateur avait voulu exclure toutes formes de réparations à caractère civil (comme les dommages punitifs) à l’article 95 C.p.c., alors il aurait utilisé des termes beaucoup plus précis, et non pas un terme large et dont la définition réelle englobe une multitude de recours différents.

Défaut d’avoir expédié l’avis requis (95 al. 2 C.p.c.)

[151]     Le Tribunal n’a pas le pouvoir de faire fi de la signification de l’avis. Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’article 95 est une disposition d’ordre public. Le Tribunal peut cependant ajourner la cause pour permettre à la partie en défaut d’envoyer l’avis au procureur général. Comment l’indique l’auteur Pierre Lapointe dans son texte commentant La Loi sur le directeur des poursuites criminelles et pénales :

« le défaut de donner ­l'avis, dans les cas de demande de réparation fondée sur la violation ou la négation des droits et libertés fondamentaux prévus à la Charte canadienne des droits et libertés, n'entraîne pas la déchéance du droit de rechercher une réparation en vertu de la Charte. Dans ces circonstances, le tribunal doit ordonner la signification de ­l'avis et remettre ­l'audition de la demande[21] ».

(Nos soulignements)

[152]     En l’espèce, une période de 15 jours a été accordée aux parties pour produire des notes et autorités en la matière. Les demandeurs auraient pu remédier à la situation. Ils auraient pu demander une réouverture d’enquête considérant qu’un nouvel élément de preuve était amené par les défendeurs ou tout simplement signifier l’avis au procureur général avant la date de début du délibéré. Le procureur général mis au courant du litige entre les parties aurait eu l’occasion de participer au débat, ou tout simplement renoncer à l’avis jugeant que la situation ne nécessite pas son intervention. Cependant, les demandeurs n’ont pris aucune mesure et aucun avis n’a été envoyé au procureur général dans le délai accordé. Par conséquent, comme le mentionne expressément le quatrième alinéa de l’article 95 C.p.c., « Le tribunal ne peut statuer sur aucune demande sans que l'avis ait été valablement donné, et il ne peut se prononcer que sur les moyens qui y sont exposés ».

[153]     Les demandeurs devaient expédier au procureur général l’avis prévu en vertu de l’article 95 al. 2 C.p.c.;

[154]     Le Tribunal constate que les demandeurs ont manqué à leurs obligations, et ce, malgré qu’ils aient eu l’opportunité de la faire à plusieurs reprises;

[155]     En conséquence, les formalités procédurales exigées par l’article 95 al. 2 C.p.c. n’ayant pas été respectées, le Tribunal ne peut se prononcer sur la réclamation pour dommages punitifs des demandeurs.

[156]     Toutefois, le Tribunal ayant conclu à l’absence de faute de la défenderesse et donc à sa non-responsabilité aurait conclu de la même façon eu égard à la réclamation pour dommages punitifs.

[157]     Considérant que les demandeurs n’ont pas démontré, par prépondérance de preuve, que la défenderesse a commis une faute, en l’absence de faute, la réclamation des demandeurs eu égard aux dommages moraux, dommages physiques, et arrestations et détentions illégales est rejetée.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

REJETTE le recours des demandeurs, avec dépens;

Prend acte du désistement de la défenderesse de sa requête en vertue de 54.1 C.p.c., sans frais.

 

 

__________________________________

SYLVAIN COUTLÉE, J.C.Q.

 

Me Simon Gruda-Dolbec

grey casgrain, s.e.n.c.

Avocat des demandeurs

1155, boul. René-Lévesque ouest, suite 1715

Montréal (Québec)  H3B 2K8

 

Me Jean-Nicolas Loiselle

Dagenais gagnier biron avocats

Avocat de la demanderesse

775, rue Gosford, 4e étage

Montréal (Québec)  H2Y 3B9

 

Dates d’audiences :

20, 21 et 22 octobre 2014

 

 



[1]     Hénault c. Côté, 2010 QCCQ 1560 (CanLII).

[2]     Précitée, note 2, paragr. 72.

[3]     Précitée, note 2, paragr. 73, en partie.

[4]     Mustapha c. Culligan du Canada ltée, (2008) 2 R.C.S. 114, 2008 CSC 27 (CanLII).

[5]     R. c. McIntosh, [1995] 1 RCS 686, 1995 CanLII 124 (CSC).

[6]     Code de procédure civile, L.R.Q., c. C-25, art. 95.1.

[7]     QUÉBEC, Assemblée nationale, Journal des débats de la Commission des institutions, précitée, note 1, 7.

[8]     Précitée, note 7, art. 95 alinéa 1.

[9]     Denis MONDOR, projet de loi 109 intitulé « Loi sur le Directeur des poursuites publiques », Montréal, 2005.

[10]    Précitée, note 7, art. 95, alinéa 5.

[11]    Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.R.Q., c. A-3.001

[12]    Loi sur la justice administrative, L.R.Q., c. J-3

[13]    A.-M. Boisvert et L. Viau, précitée, note 3, 23.

[14]    QUÉBEC, Assemblée nationale, Journal des débats de la Commission des institutions, précitée, note 1, 17.

[15]    Roberge c. Bolduc [1991] 1 R.C.S. 374.

[16]   Thibault c. Collège des médecins [1998], J.E. 581 et Collège des médecins du Québec c. Labonté [2006], B.E. 322.

[17]   Loi instituant le nouveau Code de procédure civile, projet de loi no° 28 (sanctionné - 21 février 2014), 1ère sess., 40e légis. (Qc). 

[18]    Code civil du Québec, L.Q., 1991, c. 64. art. 1621.

[19]    Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12, art. 49.

[20]    Vancouver (Ville) c. Ward, [2010] 2 R.C.S. 28.

[21]    Pierre LAPOINTE, « Loi sur le Directeur des poursuites criminelles et pénales », dans Service de la   formation continue du Barreau du Québec, veloppements récents en droit criminel (2007).

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