Décision

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Poisson c. Société de transport de Montréal

2017 QCCS 5423

 

JC0BM5

 
COUR SUPÉRIEURE

 

 

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE MONTRÉAL

 

 

N :

500-17-086752-154

500-17-086751-156

 

 

DATE :

Le 27 novembre 2017

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

suzanne courchesne, J.C.S.

 

500-17-086752-154

 

yolande poisson

Demanderesse

c.

SOCIÉTÉ DE TRANSPORT DE MONTRÉAL

Défenderesse

 

500-17-086751-156

 

JEAN LANGLOIS

Demandeur

c.

SOCIÉTÉ DE TRANSPORT DE MONTRÉAL

Défenderesse

 

 

JUGEMENT

 

 

1.    Aperçu

[1]          La Société de transport de Montréal (la STM) est-elle responsable des dommages subis par les techniciens ambulanciers paramédics Yolande Poisson et Jean Langlois (les ambulanciers) lors de leur intervention dans la station de métro Cadillac à Montréal le 3 mars 2012 ?

[2]          Alors que les ambulanciers s’affairent à dégager le corps d’une personne décédée sous les wagons du métro, un employé de la STM actionne accidentellement le klaxon de la loge du wagon de tête, à deux reprises. Les ambulanciers éprouvent alors une peur intense que cette alarme annonce le départ du métro et que leur vie soit en péril. Cet événement entraîne des dommages psychologiques chez les deux ambulanciers ainsi que des blessures physiques chez Mme Poisson.

[3]          Depuis cette date, les ambulanciers n’exercent plus leur emploi à ce titre auprès d’Urgences Santé et perçoivent des prestations de remplacement de revenus auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et la sécurité du travail (la CNESST). Ils invoquent la responsabilité de la STM et lui réclament des dommages pour leur perte excédentaire respective.

[4]          La STM admet la valeur des dommages réclamés, à l’exception des pertes de capacité de gains future. Elle reconnait également que le 3 mars 2012, un de ses employés est présent dans la loge du wagon de tête et actionne accidentellement le klaxon à deux reprises au moment où les ambulanciers interviennent sous l’un des wagons du train.

[5]          La STM nie le caractère fautif de l’incident et le lien de causalité entre la faute reprochée et les dommages subis par les ambulanciers.

2. CONTEXTE

2.1. Les faits

[6]          Le 3 mars 2012, les ambulanciers comptent chacun près de 30 années d’expérience à titre de paramédic et présentent les mêmes qualifications. Ils sont tous deux employés d’Urgence Santé. Ils font équipe depuis trois ans au cours desquels ils développent une méthode conjointe de travail et une complicité professionnelle.

[7]          Dans le cadre de leurs fonctions, ils sont appelés à intervenir, notamment, auprès de personnes en détresse ou suicidaires et auprès de personnes qui se sont enlevé la vie. Au cours de sa carrière, M. Langlois est appelé à deux reprises pour un cas de suicide dans le métro : en décembre 2011 et le 3 mars 2012, dans les deux cas à la station Cadillac. Quant à Mme Poisson, elle intervient une quinzaine de fois dans le métro pour des cas de suicide, incluant les deux événements à la station Cadillac.

[8]          Le samedi 3 mars 2012, vers 6h40 au tout début de leur quart de travail, les ambulanciers reçoivent une demande d’intervention à la station de métro Cadillac auprès d’une personne qui présente des idées suicidaires, selon les informations qui leur sont communiquées. Il s’agit d’une priorité 1 qui requiert leur déplacement immédiat. Leur véhicule est, par hasard, stationné à proximité de l’entrée de cette station de métro.

[9]          Les ambulanciers se dirigent immédiatement à pieds dans la station, avec l’équipement requis[1] qui inclut notamment une civière, un défibrillateur et un matelas "coquille". Des policiers du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) sont déjà présents sur les lieux.

[10]       À leur arrivée, M. Langlois rencontre brièvement un représentant de la STM qui lui confirme et lui montre qu’il a en mains un rupteur, un appareil qui sert à interrompre temporairement le courant électrique primaire. Il donne l’autorisation aux ambulanciers de descendre sur la voie. La personne en détresse (la victime) est en effet passée à l’acte et se trouve sous le métro.

[11]       Une policière du SPVM indique également à Mme Poisson être en possession d’un rupteur, qu’elle lui exhibe et remet dans sa poche.

[12]       L’évacuation des wagons du train est alors en cours d’exécution. Le train est à demi entré dans la station, de façon telle qu’environ 4 ou 5 wagons se situent dans la station, sur la voie en direction Honoré-Beaugrand.

[13]       Le wagon de tête est inoccupé au moment où les ambulanciers descendent sur la voie. Ils passent devant et traversent la voie pour se diriger par les rails en direction opposée (Angrignon), vers l’endroit où se situe la victime. Le parebrise du wagon de tête est fracassé par l’impact avec la victime.

[14]       Des policiers sont déjà sur la voie au moment où les ambulanciers y descendent avec le matelas "coquille" et le défibrillateur. Les policiers pointent l’endroit où se trouve la victime, soit sous le troisième wagon, dans sa section arrière, à proximité du quai.

[15]       M. Langlois se faufile entre le troisième et le quatrième wagon avec le matelas "coquille" et s’accroupit ensuite pour ramper de l’arrière du troisième wagon jusqu’à la victime. M. Langlois se trouve alors entièrement sous le troisième wagon dans un espace très restreint, coincé entre les roues du wagon et la victime[2]. Celle-ci, un homme assez corpulent, est inerte et en position ventrale. L’examen sommaire des signes vitaux permet de confirmer son décès.

[16]       Mme Poisson rampe également partiellement sous le wagon, en diagonale, de l’autre côté de celui où se situe son co-équipier. Une partie de son corps et ses jambes sont couchées sur les rails alors que ses bras, ses épaules et sa tête sont sous le wagon de manière à assister M. Langlois dans ses manœuvres. Celles-ci visent à déplacer le corps de la victime sur le matelas "coquille" pour le glisser, l’extirper de sa position et ensuite l’amener sur le quai.

[17]       Vers la fin de leurs manœuvres, alors que les ambulanciers sont dans la position décrite aux paragraphes précédents, étendus de chaque côté de la victime, dans un endroit exigu, peu éclairé et où la chaleur est accablante, un premier coup de klaxon retentit. Quelques cinq ou six secondes plus tard, un second coup de klaxon se fait entendre. Dans les deux cas, il s’agit d’un avertissement sonore similaire à celui d’un camion, qui provient du wagon de tête mais retentit sous le train.

[18]       Dès l’instant où le premier coup de klaxon résonne, M. Langlois est persuadé qu’il s’agit d’un avertissement que le train redémarre et que sa vie est immédiatement menacée. Le deuxième coup de klaxon et le fait qu’il aperçoit les jambes des policiers du SPVM courir sur la voie, confirment son impression d’un danger imminent. Il cherche une issue mais il est coincé entre les roues du wagon et la victime. Il essaie d’identifier les façons de se faufiler pour éviter d’être fauché par le train. Il n’a aucun contact avec les intervenants de la STM, présents sur le quai, qui sont en charge de sa sécurité.

[19]       Mme Poisson pense la même chose : le train s’apprête à redémarrer et son partenaire est coincé sous le wagon. Elle aperçoit aussi les bottines des policiers qui courent sur les rails. Au deuxième coup de klaxon, elle panique et tire de toutes ses forces sur le corps de la victime pour le dégager de sa position afin de libérer M. Langlois. Ce faisant, elle se blesse à l’épaule et au coude[3].

[20]       En dépit de leur angoisse, les ambulanciers réussissent à déplacer le corps de la victime sur le matelas "coquille" et à le dégager de sa position. Ils le transportent sur le quai. Il est alors 7h14[4].

[21]       Selon leur version, les ambulanciers terminent leur intervention sans qu’aucun représentant de la STM ne les rassure ni leur explique ce qui s’est passé. Ils complètent leurs tâches et se rendent ensuite à leur véhicule où ils s’écroulent en larmes, en état de choc. Ils se rendent à l’urgence de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont où ils sont examinés et mis en congé immédiat.

[22]       Ils déposent une demande auprès de la CNESST[5] qui accepte leur réclamation pour un état de stress post-traumatique diagnostiqué ; dans le cas de Mme Poisson s’ajoutent une tendinite à la coiffe des rotateurs du côté gauche, une entorse au trapèze gauche et une entorse au coude droit[6].

[23]       Ni l’un ni l’autre ne reprendra par la suite ses fonctions d’ambulancier. 

2.2. La position des parties

[24]       Le 11 février 2015, les ambulanciers déposent chacun une action en dommages contre la STM. Ils lui reprochent l’intervention du technicien à son emploi qui, alors qu’il travaille à sécuriser le parebrise du wagon de tête pendant l’intervention des ambulanciers, accroche à deux reprises le klaxon à l’origine de la réaction de ces derniers et de leurs dommages.

[25]       La STM plaide qu’en tout temps au cours de l’intervention des ambulanciers, le courant électrique était physiquement interrompu par le retrait de rupteurs par ses employés. Elle soutient qu’afin de garantir la sécurité de tous les intervenants, elle a mis en place des procédures extrêmement strictes avant que la réalimentation électrique puisse être effectuée. En aucun moment, la vie ou l’intégrité des ambulanciers n’a été mise en péril lors de leur intervention.

[26]       Elle ajoute que le geste du technicien d’activer le klaxon est accidentel et involontaire et qu’il ne peut être la source d’une quelconque faute ou négligence de la part de la STM ou de son employé.

[27]       Subsidiairement, elle conteste certains dommages et le lien de causalité entre ceux-ci et les faits qui lui sont reprochés.

2.    Questions en Litige

1)    La STM a-t-elle commis une faute à l’endroit des ambulanciers lors de l’intervention du 3 mars 2012 et le cas échéant, existe-t-il un lien causal entre cette faute et les dommages allégués ?

2)    Dans l’affirmative, quelle est la valeur des dommages subis par les ambulanciers ?

3.    Analyse et décision

3.1.         La faute et la causalité

3.1.1.   Les principes juridiques applicables

[28]        L’article 1457 C.c.Q. prévoit l’obligation pour toute personne de respecter les règles de conduite applicables :

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

 

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

 

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

[29]       Ainsi, est en faute quiconque adopte un comportement contraire à celui auquel on peut s’attendre d’une personne raisonnable, placée dans les mêmes circonstances.

[30]       Les principes suivants s’appliquent à l’analyse de la conduite de la STM et de son employé :

-       Le comportement de la personne prudente et diligente varie selon les circonstances et doit être évalué en fonction de celles-ci[7];

-       Pour qu’un employeur soit tenu responsable des gestes de son préposé, celui-ci doit avoir commis une faute et non un simple acte dommageable[8];

-       L’analyse doit se faire en fonction de l’individu, dans le cadre de l’emploi, la fonction ou le travail qu’il exerçait au moment de l’acte reproché[9];

-       Une personne sera tenue responsable pour le préjudice qu’un individu raisonnablement prudent et diligent, dans les mêmes circonstances, pouvait anticiper et non pour la réalisation de risques hypothétiques[10];

-       La prévisibilité du préjudice n’a pas à être absolue, seulement relative ou raisonnable[11];

-       Il ne s’agit pas d’obliger toute personne à prévoir tous les accidents possibles mais seulement ceux qui sont raisonnablement probables dans les circonstances[12];

-       Il importe de se replacer dans la situation de fait au moment où elle se présente, en omettant les informations qui ont révélé la suite des événements et de se demander non pas si une meilleure décision aurait pu être prise mais plutôt si celle qui a été prise s’écarte de la conduite raisonnable[13].

3.1.2.   Analyse

-       Les fautes reprochées

[31]        Dans leur requête introductive d’instance respective, les ambulanciers reprochent à la STM la faute de son préposé, le technicien qui accroche la "switch" du klaxon situé sur le plancher de la cabine du conducteur, alors qu’il travaille à sécuriser le pare-brise du wagon[14].

[32]        Dans leur réponse respective à la défense de la STM, au paragraphe 6, les ambulanciers ajoutent que des employés prudents et diligents placés dans la même situation auraient dû leur porter une assistance adéquate et immédiate ce qui n’a pas été le cas. Ils reprochent à la STM au paragraphe 17 de leur réponse que personne ne les ait avisés de l’absence de danger à la suite du klaxon, actionné à deux reprises.

-       La preuve

[33]        Selon les données colligées au cours de l’intervention par le chef d’incident de la STM, Pierre Ross[15] et par le poste de commande centralisé de la STM (le PCC)[16], la chronologie des événements se déroule comme suit :

-        la tentative de mort violente survient à 6h43 ;

-        à 6h50, le chef d’incident intérimaire nommé par le PCC actionne le rupteur principal ;

-        à 6h57, d’autres rupteurs sont actionnés ;

-       à 6h58, les quatre freins à main du train sont appliqués et l’évacuation commence ;

-       l’intervention des ambulanciers débute peu après et la victime est sur le quai à 7h14 ; la présence du mécanicien qui s’affaire à réparer le pare-brise est notée à 7h00 et celui-ci actionne par mégarde le klaxon à deux reprises rapprochées, au cours de ces 14 minutes.

[34]        Le Tribunal retient de la preuve en défense les éléments suivants :

-       La STM a élaboré avec ses partenaires, incluant Urgences Santé, une consigne d’intervention lors d’une tentative de mort violente[17] dans le métro, en vue d’assurer la sécurité de tous les intervenants, tant le personnel de la STM que les intervenants externes ;

-       Cette procédure énonce le rôle et les responsabilités de chacun des intervenants, sous la direction d’un chef d’incident désigné par le PCC[18]  ;

-       Elle prévoit également la coupure du courant en actionnant les rupteurs qui se situent dans la station de métro, avec l’approbation préalable du PCC ;

-       Elle prévoit finalement que la reprise normale du service ne puisse être autorisée qu’après une série d’étapes dont celle selon laquelle le chef d’incident doit s’assurer que toutes les équipes des services de secours ont quitté la voie et qu’il n’y a aucune contre-indication à la reprise du service;

-       Préalablement à la reprise du service, les rupteurs doivent être remis en place et un message vocal avisant de la réalimentation et de la reprise du service est diffusé à trois reprises sur les haut-parleurs de la station.

[35]        La preuve permet de confirmer que toutes ces étapes et mesures sont respectées au cours de l’intervention du 3 mars 2012, de façon telle qu’en aucun temps, la vie ou la sécurité des ambulanciers n’est menacée ou mise en péril. Cependant, au moment où les ambulanciers interviennent sous le troisième wagon, ils ne savent pas qu’il y a absence de danger, malgré le signal du klaxon. Personne ne les en avise ni ne les sécurise.

[36]        Par ailleurs, il n’existe aucun lien entre le klaxon et la réalimentation de la ligne de métro. Le klaxon sert essentiellement à aviser les usagers lorsque le train ne s’arrête pas à la station. Lors de l’intervention du 3 mars 2012, il est activé par inadvertance et non dans l’objectif d’avertir d’un danger. Toutefois, au moment où les ambulanciers interviennent sous les wagons, ils croient de bonne foi mais erronément que cet avertissement sonore annonce le départ imminent du train.

[37]       Ni le chef d’incident ni le mécanicien ne témoigne à l’instruction. Des représentants d’Urgence Santé consignent comme suit la version recueillie auprès du chef d’incident M. Pierre Ross[19] :

(…)

On a rencontré M. Ross qui nous a expliqué que l’incident était un cas isolé et exceptionnel et que ce n’était pas un processus ou une pratique en place quand un incident survenait sous la rame. M. Ross nous a confirmé que le système ne pouvait redémarrer et que le klaxon n’est pas l’alarme indiquant que le train redémarrait. Il était sur place lors de l’incident et a dit aux paramédics qu’il n’y avait pas de danger. Il admet que les deux coups de klaxon ont dérangé et fait peur aux paramédics. Il nous dit que son rôle et ses responsabilités en tant que chef d’incident sont de s’assurer de la sécurité des lieux quand survient un tel incident et ce tout au long de l’intervention. Il ajoute qu’il était là pour surveiller et assurer aux paramédics ainsi qu’à tous les autres intervenants que la situation était sécuritaire.

 

Il nous a décrit que le klaxon est un système actionné manuellement. Il explique que les deux coups de klaxon ont été actionnés accidentellement par le technicien qui travaillait à sécuriser le pare-brise du wagon qui avait éclaté avec l’impact. Il a accroché la «SWITCH» du klaxon situé sur le plancher de la cabine du conducteur. Et il l’a fait à deux reprises. M. Ross nous a dit avoir aussitôt demandé au technicien de cesser son travail afin que ça ne se reproduise. Il a admis que cet incident exceptionnel a été très dérangeant. Il a répété que le train n’aurait jamais redémarré malgré les coups de klaxon. Il nous répète qu’en tant que chef d’incident, il est la ressource ultime à la STM lors d’événements ou incidents dans le métro. M. Ross a ajouté qu’une fois l’intervention des paramédics terminée, il les a rencontrés pour s’excuser et les rassurer en disant qu’ils n’avaient jamais été en danger.

(…)

            (Emphase du Tribunal)

[38]       Dans le protocole d’intervention d’Urgences-Santé dans le métro[20], établi en collaboration avec la STM, il est spécifié que le fait d’actionner un rupteur ne garantit pas que le courant électrique soit effectivement coupé[21]. D’autres dispositions doivent être prises pour interrompre le courant. L’ambulancière Poisson confirme d’ailleurs avoir appris que des "résidus de courant" demeurent, même avec un rupteur en mains.

-       Analyse

[39]        Le Tribunal ne retient pas la faute du mécanicien dont le geste accidentel entraîne le déclenchement du klaxon. La preuve révèle que la cabine du conducteur est exiguë et le klaxon, facile d’accès. Il est activé par un bouton à pression d’air situé au plancher de la cabine. La réparation était requise pour la reprise du service même si en rétrospective, la preuve démontre que le pare-brise ne pouvait être réparé sur le champ.

[40]        Le chef d’incident, en permettant au mécanicien de procéder à une réparation dans la cabine, en cours d’intervention, ne pouvait raisonnablement prévoir que le klaxon serait activé par inadvertance. Toutefois, ce fait accidentel engendre une situation qui entraîne pour le chef d’incident l’obligation d’agir. Voici pourquoi.

[41]       Un klaxon est un avertisseur sonore. Il est utilisé pour prévenir d’une situation anormale, d’un risque ou d’un danger.

[42]        Par ailleurs, la consigne d’intervention applicable l’énonce clairement : le mouvement des trains et l’énergie électrique sont les principaux risques présents dans le métro[22].

[43]       Le rôle du chef d’incident est d’assumer la coordination logistique des opérations et de s’assurer que celles-ci se déroulent de manière sécuritaire pour les intervenants et les usagers du métro. Il doit notamment faciliter l’intervention des services de secours et informer le PCC de tout développement significatif[23].

[44]       Le 3 mars 2012, il survient en cours d’intervention un incident imprévu qui déroge au protocole rigoureux établi par la STM et ses partenaires : le klaxon de la loge de l’opérateur est actionné pendant l’intervention des ambulanciers, alors que ceux-ci sont dans une situation hautement vulnérable dont ils ne peuvent se soustraire en quelques secondes.

[45]       Il est établi que les policiers du SPVM présents sur la voie ont une réaction de fuite immédiate au moment où retentit le klaxon. Il est établi, après coup, que ce signal ne constituait pas l’avertissement d’un danger et qu’en aucun temps, la sécurité ou la vie des intervenants sur les rails n’est en péril. Néanmoins, il est prévisible et raisonnable pour les ambulanciers, au moment où le klaxon est déclenché, de croire au départ imminent du métro ou à une situation périlleuse.

[46]        Le chef d’incident s’empresse, au deuxième coup de klaxon, d’exiger du mécanicien qu’il cesse son travail. Il reconnaît que le fait d’activer le klaxon, un "incident exceptionnel" a été "très dérangeant" et a fait peur aux ambulanciers[24]. Il reconnaît "qu’il était là pour surveiller et assurer aux paramédics ainsi qu’à tous les autres intervenants que la situation était sécuritaire".

[47]        Le chef d’incident est en charge de la coordination des opérations et de la sécurité des intervenants. Il sait que les ambulanciers sont sur la voie, sous le train, au moment précis où retentit l’avertissement sonore, à deux reprises.

[48]        Il était raisonnablement prévisible pour lui, tenant compte de la situation, du moment où celle-ci se présente et de la réaction des policiers du SPVM, que le klaxon suscite un sentiment de panique chez les ambulanciers. Le comportement d’un chef d’incident, normalement prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances aurait été de s’empresser, sans délai, d’aviser les ambulanciers de l’absence de danger et de les rassurer en les informant que le klaxon avait été actionné par accident.

[49]        Plusieurs options s’offrent au chef d’incident. Des intervenants de la STM, dont le rôle est spécifiquement prévu à la consigne d’intervention[25], auraient pu être délégués sur le champ pour descendre sur les rails, se rendre immédiatement sur les lieux d’intervention des ambulanciers et les rassurer quant à l’absence de danger, malgré le signal d’avertissement sonore déclenché à deux reprises. Le chef d’incident aurait aussi pu s’y rendre lui-même ou faire diffuser un message sonore par haut-parleur dans la station pour aviser tous les intervenants, comme cela se fait au moment de la reprise du service.

[50]        Or, il est en preuve qu’aucun intervenant de la STM n’avise ni ne rassure les ambulanciers à la suite du déclenchement accidentel du klaxon. Bien que le chef d’incident indique qu’il est responsable d’assurer aux intervenants que la situation est sécuritaire, il affirme avoir avisé les ambulanciers, une fois leur intervention terminée, qu’ils n’avaient jamais été en danger. Trop peu, trop tard.

[51]        De plus, les ambulanciers affirment lors de leur témoignage qu’aucun représentant de la STM ne les a rencontrés à ce sujet à la suite de leur intervention.

[52]       Le Tribunal retient de la preuve que :

1)    il était raisonnablement prévisible pour les intervenants de la STM présents à la station et pour le chef d’incident que le déclenchement du klaxon, à deux reprises de surcroit, cause une peur intense aux ambulanciers présents sous le train et que ceux-ci craignent pour leur sécurité ou leur vie ;

2)    Par conséquent, il incombait à la STM d’agir sans délai afin de rassurer les ambulanciers de l’absence de danger et du déclenchement accidentel du klaxon ;

3)    L’omission d’agir constitue une faute puisque cette conduite déroge à celle d’un chef d’incident raisonnablement prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances.

[53]       Les deux ambulanciers affirment qu’au moment des événements, ils éprouvent un sentiment d’abandon, d’être laissés à eux-mêmes, sans aucun contact avec "la surface" et déplorent que personne ne se soit soucié d’eux au moment des événements[26].  L’absence de contact ou d’échanges avec les intervenants de la STM fait partie intégrante du récit des événements par les ambulanciers.

[54]       Le témoignage au préalable de M. Langlois démontre combien les questions sans réponse se bousculent dans son esprit à la suite du déclenchement du klaxon :

Mais sur le moment, comme je vous dis, sur le… le moment, j’ai pas… c’est … moi dans ma tête, ça décollait, ça partait, c’était… parce que comme je vous dis, le… j’étais en dessous, là, tu sais, je peux pas… je suis pas à l’extérieur. Fait que il y a-tu eu une erreur, il y a-tu quelque chose qui a été rebranché? Ils pensaient-tu qu’on était sorti? Ils pensaient… tu sais, ça… peux pas, tu sais. Mais je sais qu’il y avait de quoi qui marchait pas[27].

(Emphase du Tribunal)

[55]       Ces questions demeurent sans réponse jusqu’à la fin de leur intervention et même subséquemment.

[56]       La preuve est claire à l’effet que les ambulanciers ont craint pour leur vie et qu’il en résulte un syndrome de stress post traumatique à l’origine de leurs dommages. S’ils avaient été rassurés sans délai quant au fait que leur sécurité n’était pas menacée, tenant compte de la preuve et du témoignage des ambulanciers, le Tribunal est convaincu selon la balance des probabilités que leurs dommages auraient été considérablement moindres sinon inexistants.

3.2.        Les dommages

3.2.1.   Les dommages admis

[57]       Les dommages réclamés sont admis par la STM à l’exception de la perte de capacité de gains future.

[58]       Pour l’ambulancière Mme Poisson, les dommages admis totalisent 214 082 $ et se détaillent comme suit :

-       Perte de capacité de gains passée :                       64 325 $

-       Dépenses et soins additionnels futurs :                   34 237 $

-       Pertes non pécuniaires :                                            109 772 $

-       Frais d’expertise :                                                       5 748 $

[59]       Pour l’ambulancier M. Langlois, les dommages admis s’élèvent à 184 628 $ et se détaillent comme suit :

-       Perte de capacité de gains passée :                       66 971 $

-       Dépenses et soins additionnels futurs :                   34 208 $

-       Pertes non pécuniaires :                                            80 000 $

-       Frais d’expertise :                                                       3 449 $

3.2.2.   La perte de capacité de gains future

[60]       Le montant réclamé pour la perte de capacité de gains future subie par les ambulanciers est de 563 130 $ pour Mme Poisson et de 460 872 $ pour M. Langlois. Il se fonde sur les rapports d’expertise conjoints de l’actuaire Normand Gendron en date du 14 novembre 2014[28] et du 6 janvier 2015[29]. Un rapport complémentaire daté du 6 juin 2017[30] est produit pour Mme Poisson afin de soumettre des scénarios additionnels.

[61]       Les parties soumettent également un rapport d’expertise psychiatrique conjoint daté du 24 octobre 2016 du Dr Jacques Bouchard, psychiatre[31], rédigé au terme de son évaluation des ambulanciers. Cet expert conclut qu’à la suite de l’événement du 3 mars 2012, ceux-ci sont inaptes de façon permanente à exercer le travail d’ambulancier ou tout travail qui les expose à des situations qui impliquent un haut niveau de stress et la fréquentation du métro et des urgences hospitalières. Il indique également qu’ils ont l’un et l’autre atteint un plateau et qu’il est peu probable que la poursuite de traitements puisse améliorer leur situation de façon significative.

[62]        La STM invite le Tribunal, qui n’est pas lié par l’opinion de l’expert actuaire, à s’inspirer de ses conclusions sans pour autant considérer les scénarios proposés comme représentant une éventualité probable.

[63]       La réclamation de Mme Poisson est basée sur un scénario selon lequel elle serait incapable d’exercer quelque travail rémunérateur que ce soit. Pourtant, elle travaille comme aide cuisinière à temps partiel pour un traiteur et en 2016, elle gagne près de 14 000 $[32]. Le Tribunal ne voit aucune raison valable justifiant de retenir le scénario sur lequel sa réclamation est basée. Mme Poisson, malgré les difficultés dont elle témoigne à l’instruction, est en mesure de gagner un salaire annuel de 14 000 $. Par conséquent, le Tribunal retient le calcul de la perte basée sur ce scénario et accorde à Mme Poisson, pour sa perte de capacité de gains future, un montant de 409 987 $[33].

[64]       Le montant total des dommages de Mme Poisson est de 624 069 $.

[65]       Dans le cas de M. Langlois, les calculs de l’actuaire sont basés sur un revenu potentiel plus élevé que celui qu’il gagne au moment de l’instruction. L’actuaire utilise le revenu annuel gagné par M. Langlois à compter de novembre 2014 comme chauffeur pour une compagnie de transport paramédical. Il n’a pas été possible pour celui-ci de maintenir cet emploi. Il travaille depuis 2016 comme homme à tout faire et gagne un revenu moindre.

[66]       L’actuaire déduit de la perte de revenus futurs comme ambulancier, la valeur présente des indemnités futures de la CNESST et la valeur présente des revenus attendus à titre de chauffeur. Il tient compte également, comme pour Mme Poisson, de la valeur présente des prestations de retraite attendues et accumulées.

[67]       La perte de capacité de gains futurs est calculée à 460 872 $ pour M. Langlois. Les hypothèses de l’actuaire reposent sur des données raisonnables et réalistes et le Tribunal n’identifie aucune raison valable de ne pas accorder le montant calculé ou d’attribuer une indemnité moindre.

[68]       Le montant total des dommages de M. Langlois est de 645 500 $.

3.2.3.   Exécution provisoire nonobstant appel

[69]       Les ambulanciers demandent l’exécution provisoire nonobstant appel du présent jugement, conformément à l’article 661 C.p.c.

[70]       Il s’agit d’une exception à l’effet suspensif de l’appel et il incombe à la partie qui en fait la demande d’en établir la justification et de démontrer le préjudice sérieux ou irréparable qu’un appel du jugement pourrait lui causer.

[71]       Cette demande est rejetée. Aucune preuve d’éléments précis et concrets qui justifient une telle ordonnance n’est soumise ni établie. Les ambulanciers continuent de percevoir des indemnités de remplacement de revenus de la CNESST et exercent chacun une occupation qui leur permet en partie d’assumer leurs obligations financières.

[72]       Il n’y a non plus aucune preuve que la STM cherche à épuiser financièrement les demandeurs. Au contraire, sa conduite au cours des procédures démontre sa collaboration en vue d’un déroulement efficace de l’instance, notamment par la tenue d’expertises communes et par les admissions.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

Dans le dossier 500-17-086752-154 (Yolande Poisson) :

[73]       ACCUEILLE la demande introductive d’instance de la demanderesse ;

[74]       CONDAMNE la défenderesse à verser à la demanderesse la somme de 624 069 $, avec intérêts à compter de la mise en demeure du 10 décembre 2014 plus l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec ;

[75]       AVEC LES FRAIS de justice, incluant les honoraires additionnels de l’expert actuaire pour le rapport complémentaire du 6 juin 2017, de 2 265 $.

Dans le dossier 500-17-086751-156 (Jean Langlois) :

[76]        ACCUEILLE la demande introductive d’instance du demandeur ;

[77]       CONDAMNE la défenderesse à verser au demandeur la somme de 645 500 $, avec intérêts à compter de la mise en demeure du 12 janvier 2015 plus l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec ;

[78]       AVEC LES FRAIS de justice.

 

 

 

Suzanne courchesne, J.C.S.

Me Michel Savonitto

savonitto et associés

Me Dominique Audet

da avocats

Me Liza Beaudin

Procureurs des demandeurs

 

Me Jean-Philippe Desmarais

joly giuliani & maille

Procureur de la défenderesse

 

Dates d’audience :

Les 7, 8 et 9 juin 2017

 



[1]     Pièce PL-17 (photographies ; le matelas "coquille" n’y apparaît pas).

[2]     Pièce PL-19 (croquis).

[3]     Pièces PP-1 et PL-1.

[4]     Pièces D-1 et D-2.

[5]     Pièces PP-1 et PL-1.

[6]     Pièces PP-2 et PL-2.

[7]     Jean-Louis BAUDOUIN, Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, volume I, 8e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, pages 164 et 193.

[8]     Id., page 170.

[9]     Id., page 192.

[10]    Id., page 174.

[11]    Id., page 192.

[12]    Id.

[13]    Id., page 194.

[14]    Paragraphes 19 à 23 des requêtes introductives d’instance.

[15]    Pièce D-1.

[16]    Pièces D-2 et D-3.

[17]    La tentative de mort violente est définie comme suit à la pièce D-7, para. 4.9 : tenter de mettre fin à la vie d’autrui ou de se donner la mort en utilisant comme moyen le système du métro.

[18]    Pièce D-7, para. 6.3 et 7.3.

[19]    Pièce PL-6.

[20]    Pièce D-5.

[21]    Id., section 2.4.

[22]    Pièce D-7, section 6.2.

[23]    Pièce D-7, section 7.3.

[24]    Pièce PL-6.

[25]    Soit le gérant de station, le changeur ou l’agent de surveillance, pièce D-7, sections 7.8 à 7.10.

[26]    Pièces PP-15 et PL-15, rapport d’expertise psychiatrique commune, pages 6 et 12.

[27]    Transcription des notes sténographiques de l’interrogatoire préalable avant défense de Jean Langlois tenu le 20 avril 2015, page 30, lignes 6 à 14.

[28]    Pièce PP-8.

[29]    Pièce PL-7.

[30]    Pièce PP-8A ; facture pour les honoraires additionnels de l’expert actuaire (2 265 $) produite comme pièce PP-20.

[31]    Pièces PP-15 et PL-15.

[32]    Pièce PP-10.

[33]    Pièce PP-8A

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