Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier

A c. Procureur général du Québec

2021 QCCA 599

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-09-010160-205

(200-17-030045-199)

 

DATE :

16 AVRIL 2021

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

BENOÎT MOORE, J.C.A.

 

 

A

APPELANT - demandeur

c.

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

COMMISSION DES NORMES, DE L’ÉQUITÉ, DE LA SANTÉ ET

DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL

INTIMÉS - mis en cause

et

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU QUÉBEC

MIS EN CAUSE - défendeur

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelant se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure, district de Québec, du 8 janvier 2020 (l’honorable Jacques Blanchard)[1], lequel rejette sa demande en contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal administratif du Québec (« TAQ »), du 20 août 2019[2], qui, elle-même, rejetait la contestation de l’appelant à l’égard de la décision du Bureau de la révision administrative de l’Indemnisation des victimes d’actes criminels (« IVAC ») du 25 mai 2017 refusant sa demande d’indemnité pour incapacité totale temporaire (« ITT »).

[2]           L’appelant est d’origine [...] et vit au Québec depuis 2014. [au Pays A], il travaillait comme [...].

[3]           Le 29 janvier 2017, alors qu’il est dans le sous-sol de la grande mosquée de Québec, il entend des bruits et apprend qu’un tueur fait feu à l’étage supérieur. Il craint alors pour sa vie. Lorsqu’il remonte quelques minutes plus tard, il aperçoit deux de ses amis gisant sans vie.

[4]           À la suite de ces événements, l’appelant a subi un stress aigu nécessitant une psychothérapie. Il est dès lors suivi par plusieurs professionnels de la santé.

[5]           Dans son témoignage, l’appelant explique qu’avant l’événement, il faisait des démarches actives afin de trouver un emploi, s’occupait de ses enfants, allait les conduire à l’école et à la garderie et faisait les courses. Depuis l’événement, il n’arrive plus à effectuer ses tâches quotidiennes : il a de la difficulté à dormir, il fait des cauchemars, il a un constant sentiment d’insécurité, il a peur, il ne sort plus ou très peu, il n’arrive plus à conduire, il ne fait plus les courses et a dû se résoudre à cesser sa recherche d’emploi. Ce n’est qu’à compter du mois de juillet 2017 qu’il recommencera à utiliser sa voiture. Il débute finalement un emploi en septembre 2017.

[6]           Le 4 février 2017, l’appelant dépose auprès de l’IVAC une demande visant à bénéficier de prestations de remplacement du revenu pour son incapacité totale temporaire selon la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels[3] (la « Loi »).

[7]           Le 7 mars 2017, l’IVAC, constatant que l’appelant n’occupait pas d’emploi au moment des événements, conclut que, s’il a droit à une indemnité de remplacement de revenus, elle sera calculée sur la base du salaire minimum. Le même jour, elle refuse toutefois de lui verser une indemnité pour ITT au motif que, puisqu’il était sans emploi lors des événements, le critère applicable est celui de l’incapacité de vaquer à la majorité des activités domestiques et de la vie quotidienne, ce qu’il n’a pas été en mesure d’établir. Le 25 mai 2017, le Bureau de la révision administrative confirme cette décision.

[8]           Le TAQ, dans une décision du 20 août 2019, confirme cette décision. Selon lui, l’IVAC a retenu le bon critère, mais note toutefois que, dans l’application de celui-ci, il convient de prendre en compte les particularités de chaque demandeur. C’est dire qu’en l’espèce, la recherche active d’emploi à laquelle s’adonnait M. A au moment des événements devait être incluse dans l’analyse. Il demeure que, pour le TAQ, ni la preuve médicale ni le témoignage de l’appelant ne démontre dans quelle mesure celui-ci ne pouvait plus exécuter la majorité de ses activités domestiques et de la vie quotidienne, si ce n’est par une affirmation générale que les événements avaient eu des répercussions sur son fonctionnement dans l’ensemble des sphères de sa vie, ce qui n’est pas suffisant. Pour le reste, le dossier établit simplement que M. A n’est pas apte au travail, ce qui, une fois encore, n’est pas le critère applicable.

[9]           Le 20 janvier 2020, la Cour supérieure rend le jugement entrepris, lequel rejette la demande en contrôle judiciaire de la décision du TAQ.

[10]        Le juge de la Cour supérieure détermine d’abord que, comme le soutiennent les parties, la norme de la décision raisonnable s’applique en l’espèce. Il conclut ensuite que le critère appliqué par le TAQ ne contrevient ni au pouvoir qu’il détient ni aux critères prévus par la Loi et qu’il est utilisé de manière constante par ce tribunal.

[11]        Quant à l’appréciation de la preuve, le juge conclut que le TAQ pouvait raisonnablement conclure que la preuve n’établissait pas que l’appelant était dans l’impossibilité d’exercer la majorité de ses activités domestiques et de la vie quotidienne.

* * *

[12]        L’appelant soumet à la Cour deux moyens d’appel. Il conteste d’abord le critère utilisé par l’IVAC ainsi que le TAQ afin d’écarter l’ITT. Selon lui, la preuve démontre qu’il était inapte à travailler et qu’il avait une capacité de gain, ce qui devrait permettre à l’appelant d’obtenir une indemnisation, tel que prévoit la Loi sur les accidents du travail[4] (« LAT »). Dans l’éventualité où la Cour serait d’avis que le critère utilisé par le TAQ était le bon, celui-ci a fait une appréciation déraisonnable de la preuve en concluant que la démonstration de l’incapacité à vaquer à la majorité de ses activités domestiques et de la vie quotidienne n’avait pas été faite.

[13]        L’intimé, le Procureur général du Québec (« PGQ »), quant à lui fait valoir que, s’il est vrai que la Loi renvoie à la LAT pour l’établissement des avantages auxquels une victime a droit, il demeure que l’article 15 de la Loi prévoit ceci :

15.       Les dispositions de la Loi sur les accidents du travail (chapitre A3), à l’exception du paragraphe 1 de l’article 3, qui ne sont pas incompatibles avec la présente loi s’appliquent, compte tenu des adaptations nécessaires.

[14]        Lorsqu’une indemnité pour ITT est attribuée aux termes de la LAT, celle-ci vise nécessairement un travailleur qui, au moment de l’accident, recevait un revenu d’emploi. Or, ce n’est pas nécessairement le cas dans le cadre de l’IVAC, tel que le démontre le présent litige. C’est pourquoi, afin de s’assurer que les victimes d’actes criminels, ne travaillant pas au moment des événements, puissent recevoir une telle indemnité, l’IVAC a retenu un critère adapté aux circonstances, soit celui de la capacité d’exécuter la majorité des activités domestiques et de la vie quotidienne.

[15]         Le PGQ plaide qu’en l’espèce, le TAQ, conformément à sa jurisprudence constante, intègre la directive de l’IVAC. En ce faisant, la décision possède les attributs d’une décision raisonnable. Quant à l’appréciation de la preuve, l’intimé soumet qu’il n’y a pas de raison d’intervenir.

* * *

[16]        Il faut d’abord déterminer si le juge a choisi la bonne norme de contrôle. L’appelant ne discute pas de cette question dans son mémoire, mais avait soutenu devant la Cour supérieure que la norme de la décision raisonnable devait s’appliquer. C’est aussi la position du PGQ.

[17]        Bien que le juge n’applique pas les principes établis dans l’arrêt Vavilov[5], rendu quelques jours avant le jugement entrepris, ceux-ci, en l’espèce, n’ont pas d’incidence quant à la norme d’intervention. Contrairement aux prétentions de l’appelant à l’audience, la présomption en faveur de l’application de la norme de la décision raisonnable n’est pas réfutée. En effet, la Cour suprême dit explicitement que les questions de compétences ne constituent plus une catégorie distincte faisant l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte[6]. Aucune des exceptions reconnues ne s’appliquant ici, c’est bien, conformément à la présomption générale, la norme de la décision raisonnable que le juge réviseur se devait d’utiliser.

[18]        Rappelons la description que donne la Cour suprême de cette norme[7] :

[85]      […] une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige de la cour de justice qu’elle fasse preuve de déférence envers une telle décision.

[19]        Or, qu’en est-il de son application en l’espèce?

[20]        Quant au premier moyen d’appel, le TAQ utilise le critère repris de manière constante dans sa jurisprudence. Voici comment celui-ci expliquait dans une décision antérieure la raison de ce critère[8] :

[35]        En principe, dans la Loi sur les accidents du travail (c. A-3), l’ITT vise à compenser un préjudice pécuniaire soit la perte temporaire de revenu d’un travailleur et ce, pour la durée de l’incapacité à accomplir son travail. 

[36]        Or, les victimes d’actes criminels qui sont sans emploi n’ont pas de perte de revenu provenant d’un travail. En toute logique, l’ITT ne devrait pas s’appliquer. 

[37]        La mise en cause a tout de même décidé, comme le lui permet l’article 15 de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels, de faire une « adaptation » des dispositions de la Loi sur les accidents du travail (c. A-3) afin de pouvoir accorder l’indemnité pour ITT non seulement aux victimes d’actes criminels qui sont des travailleurs, mais aussi à celles qui sont sans emploi.

[38]        Les directives de la mise en cause prévoient qu’une ITT est accordée à la victime sans emploi si elle est incapable de vaquer à ses occupations habituelles et qu’elle bénéficie de soins ou de traitements. 

[39]        Le Tribunal, bien que non lié par les directives de la mise en cause, n’a pas jugé déraisonnable cette orientation puisqu’il l’a, en quelque sorte, confirmé [sic.] dans sa jurisprudence. 

[40]        De l’avis du Tribunal, l’indemnité pour ITT n’est pas une indemnité pour préjudice non pécuniaire, mais bien pour préjudice pécuniaire. Pour une personne sans emploi, le critère d’admissibilité n’est pas l’importance de la perte de jouissance de la vie, mais bien l’importance de l’incapacité à réaliser les activités de la vie quotidienne. De plus, dite « totale », l’incapacité totale temporaire pour une personne sans emploi doit être interprétée comme étant l’incapacité à réaliser la majorité des activités de la vie quotidienne.

[21]        Et voici comment, encore récemment, le TAQ définissait les activités domestiques et de la vie quotidienne[9] :

[27]        Les AVQ comprennent généralement des activités de base telles : s’habiller, manger, se déplacer, se laver, effectuer ses soins personnels. Par ailleurs, les AVD sont plus complexes et plus exigeantes. Elles comprennent, notamment : la préparation de repas simples ou élaborés, faire son lavage et l’épicerie, l’entretien ménager léger et lourd, la gestion de l’argent, la capacité d’assurer son transport.

[22]        L’appelant soumet que c’est le critère de la LAT qu’aurait dû appliquer le TAQ, soit celui de l’inaptitude à travailler. Il va sans dire que, dans le cas de la LAT, ce critère coule de source puisque, par définition, la victime était au travail lors de l’événement justifiant l’indemnisation. Si la victime ne peut plus travailler depuis celui-ci, la perte de revenus en découle donc logiquement. Dans le cas de l’IVAC, il se peut que la victime ne travaille pas, voire soit inapte à travailler au moment de l’événement. La victime ne peut donc pas invoquer que cet événement a causé une perte de revenus. C’est pourquoi, afin d’élargir le champ d’application de l’indemnité totale temporaire, l’IVAC a établi le critère de l’incapacité d’effectuer la majorité des activités domestiques et de la vie quotidienne.

[23]        D’autres critères auraient peut-être pu être retenus, par exemple, celui de l’aptitude au travail ou de la capacité de gains, comme le soumet l’appelant. Mais en application de la norme de la décision raisonnable, il n’appartenait pas au juge réviseur de trancher cette question. Il se devait de faire preuve de déférence à l’égard du décideur spécialisé qu’est le TAQ. Limitons-nous à signaler que l’application du critère proposé par l’appelant aurait potentiellement pour effet d’empêcher une personne inapte au travail au moment de l’événement de recevoir une ITT. Ajoutons enfin que l’appelant a lui-même plaidé le critère de l’incapacité de vaquer à la majorité des activités domestiques et de la vie quotidienne devant le TAQ, ce qui, selon la Cour suprême, est aussi un élément pertinent à considérer[10].

[24]        Ce premier moyen doit donc échouer.

[25]        Quant au second moyen, il est indéniable qu’en matière d’appréciation de la preuve le juge réviseur doit s’abstenir de reprendre l’exercice et substituer sa décision à celle du décideur administratif. En ce domaine, le seuil de déférence est non seulement élevé, mais il atteint le plus haut niveau possible. Il reste néanmoins qu’il y a des cas, exceptionnels, où le juge réviseur se doit d’intervenir. Voici ce qu’écrivait à ce sujet la Cour suprême, toujours dans l’arrêt Vavilov :

[126]    Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : par. 48.

[soulignement ajouté]

[26]        Le cas en l’espèce constitue l’un de ces dossiers exceptionnels.

[27]        Au regard du dossier, le TAQ ne pouvait pas conclure que l’appelant avait échoué à faire la preuve de son inaptitude à accomplir la majorité de ses activités domestiques et de la vie quotidienne, à tout le moins, dans les jours qui ont suivi l’événement. Comme en fait état la jurisprudence du TAQ, l’incapacité n’a pas nécessairement à être physique et peut découler, selon les circonstances, d’un état psychologique[11]. Or, les rapports médicaux, nombreux et divers, établissent l’existence d’un stress post-traumatique et d’un état dépressif majeur qui rendait l’appelant non seulement inapte au travail, mais, aussi, incapable de poursuivre sa recherche d’emploi ou de suivre quelconque formation.

[28]        Ainsi, la docteure Marie-Pascale Messier-Harbec établit que : « M. A souffrait particulièrement d'un manque de concentration, de problème de mémoire, d'anxiété, de tristesse, d'insomnie, de cauchemars, de somnolence diurne, d’anhédonie, d’hypervigilance, d’irritabilité, de manque d'estime de soi, de perte de repères, allant même à avoir des idées suicidaires ». Elle ajoute dans ce même rapport qu’elle lui a recommandé de cesser la recherche d’emploi.

[29]        L’appelant est également suivi par un psychologue, Alexandre Bédard, lequel fait notamment état, dans un rapport du 5 avril 2017, de problèmes de sommeil avec des cauchemars récurrents, un sentiment de peur et d’insécurité lorsqu’il se déplace dans des endroits publics, d’irritabilité, d’impatience, d’une diminution des activités sociales ainsi que des problèmes de concentration, d’hypervigilance et de réactions avec sursauts. Il conclut, dans un rapport subséquent du 29 août 2017, que M. A est, toujours à cette date, inapte à occuper un emploi.

[30]        Enfin, la psychiatre, la docteure Suzanne Caron, conclut dans son rapport du 5 septembre 2017 que l’appelant a subi un stress post-traumatique ainsi qu’une dépression majeure et qu’il est inapte à l’emploi et à suivre toute forme de formation. Elle réitère ce constat dans un rapport du 6 juin 2019 où elle signale que M. A a été inapte au travail pour la période du 29 janvier 2017 au 11 septembre 2017.

[31]        Cette preuve médicale, non contredite, suffit à elle seule pour établir l’incapacité de l’appelant à accomplir une part certaine de ses activités domestiques et de la vie quotidienne. Mais, à cela, s’ajoute le témoignage de l’appelant selon lequel il n’arrivait plus à dormir, qu’il avait peur, que, voyant partout l’insécurité, il ne pouvait plus conduire ni même sortir de chez lui. C’est alors sa belle-sœur qui s’occupait de certaines tâches qu’il assumait auparavant. Cette preuve n’est pas contestée[12].

[32]        Malgré tout cela, le TAQ, qui retient le témoignage de l’appelant, lui reproche de ne pas avoir fait témoigner sa belle-sœur pour confirmer le nombre précis de jours et d’heures consacrés à lui apporter de l’aide. Une telle exigence est ici trop formaliste en ce que la preuve au dossier ne peut amener une autre conclusion que celle de l’incapacité de l’appelant à vaquer à la majorité, voire l’essentiel, de ses activités domestiques et de la vie quotidienne, à tout le moins pour une certaine période suivant immédiatement l’événement.

[33]        Il y a donc lieu d’intervenir et, puisque la seule issue possible était de reconnaitre que l’appelant était admissible à une indemnité pour ITT, il ne reste maintenant qu’à décider s’il est nécessaire de retourner le dossier au TAQ afin de fixer la période d’ITT.

[34]        Le point de départ de l’incapacité ne fait aucun doute. Plutôt que de renvoyer le dossier au TAQ, l’appelant demande à la Cour de fixer au 11 septembre 2017, date de son retour au travail, la fin de la période d’incapacité. Se référant à l’arrêt de notre Cour dans l’affaire J.R.[13], il invoque, au soutien de cette demande, les longs délais dans ce dossier -lequel est devant notre Cour pour une deuxième fois- et le faible montant de la somme en litige.

[35]        Le PGQ s’oppose à cette demande. Alors qu’il n’a administré aucune preuve devant le TAQ et qu’il n’a pas contre-interrogé l’appelant, il émet l’hypothèse que ce dernier était possiblement apte à vaquer à ses obligations à partir du mois de juillet puisqu’il a été en mesure de conduire son véhicule. Il est vrai, comme il le fait valoir, que la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov enseigne qu’il convient, en règle générale, de respecter la volonté du législateur de confier le dossier à un décideur administratif et, ainsi, de le renvoyer à celui-ci afin qu’il le tranche de nouveau[14]. Il demeure que tel ne doit pas toujours être le cas. Ainsi, non seulement est-il préférable pour les tribunaux judiciaires de rendre la décision qui aurait dû être rendue lorsque le résultat est inévitable, mais ce peut aussi être le cas en fonction de différentes autres préoccupations. Voici ce qu’écrit à ce sujet la Cour suprême[15] :

[142]    Cependant, s’il convient, en règle générale, que les cours de justice respectent la volonté du législateur de confier l’affaire à un décideur administratif, il y a des situations limitées dans lesquelles le renvoi de l’affaire pour nouvel examen fait échec au souci de résolution rapide et efficace d’une manière telle qu’aucune législature n’aurait pu souhaiter : D’Errico c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 95, par. 18-19. Lintention que le décideur administratif tranche l’affaire en première instance ne saurait donner lieu à un va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens. Le refus de renvoyer l’affaire au décideur peut s’avérer indiqué lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien : voir Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, p. 228-230; Renaud c. Québec (Commission des affaires sociales), [1999] 3 R.C.S. 855; Groia c. Barreau du Haut-Canada, 2018 CSC 27, [2018] 1 R.C.S. 772, par. 161; Sharif c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 205, par. 53-54; Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada (Agence d’inspection des aliments), 2017 CAF 45, par. 51-56 et 84; Gehl c. Canada (Procureur général), 2017 ONCA 319, par. 54 et 88. Les préoccupations concernant les délais, l’équité envers les parties, le besoin urgent de régler le différend, la nature du régime de réglementation donné, la possibilité réelle ou non pour le décideur administratif de se pencher sur la question en litige, les coûts pour les parties et l’utilisation efficace des ressources publiques peuvent aussi influer sur l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire de renvoyer l’affaire — tout comme ces facteurs peuvent influer sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de casser une décision lacunaire : voir MiningWatch Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6, par. 45-51; Alberta Teachers, par. 55.

[soulignement ajouté]

[36]        Le présent dossier répond à bon nombre de ces considérations. Le réel enjeu financier est limité puisque les dates de la fin de la période d’incapacité proposées par les parties respectives sont distantes de quelques semaines à peine, représentant une valeur en litige de moins de 3 000 $. Les principes de proportionnalité et de juste utilisation des ressources judiciaires incitent donc à mettre fin au dossier.

[37]        La nature de l’indemnité milite aussi en ce sens[16]. L’ITT vise à compenser les pertes subies immédiatement après l’événement préjudiciable, le temps de pallier l’urgence. Or, dans le présent cas, l’appelant attend maintenant depuis plus de quatre ans cette indemnisation, dans un système où l’une des fins essentielles, selon l’article 1 de la Loi sur la justice administrative[17], est la célérité. Notre Cour, dans le présent dossier, s’est déjà inquiétée des délais[18]. Il est plus que temps d’y mettre fin.

[38]        La seule reprise de la conduite automobile, selon le témoignage de l’appelant, quelque part vers la fin de juillet, ne ressort pas suffisamment du dossier. Il convient plutôt de fixer la période d’incapacité du 29 janvier 2017 au 11 septembre 2017, tel qu’il ressort, notamment, du moment du retour au travail de l’appelant, du rapport du 6 juin 2019 de la docteure Suzanne Caron, psychiatre, et celui du psychologue Alexandre Bédard du 29 août 2017.

 

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[39]        ACCUEILLE l’appel;

[40]        INFIRME le jugement de la Cour supérieure rendu le 8 janvier 2020 par l’honorable Jacques Blanchard, dans le dossier 200-17-030045-199;

[41]        CASSE et ANNULE la décision du Tribunal administratif du Québec du 20 août 2019 portant le numéro SAS-Q-227029-1706;

[42]        DÉCLARE que A était admissible à l’indemnité pour incapacité totale temporaire en vertu de la Loi sur l’indemnisation des victimes d’actes criminels pour la période débutant le jour de l’événement, le 29 janvier 2017, jusqu’au 11 septembre 2017;

[43]        LE TOUT avec frais de justice devant toutes les instances.

 

 

 

 

FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.

 

 

 

 

 

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

 

 

 

 

 

BENOÎT MOORE, J.C.A.

 

Me Marc Bellemare

BELLEMARE AVOCATS

Pour l’appelant

 

Me Marc-Antoine Patenaude

LAVOIE ROUSSEAU

Pour le Procureur général du Québec

 

Date d’audience :

24 mars 2021

 



[1]     A c. Tribunal administratif du Québec, 2020 QCCS 1408 [jugement entrepris].

[2]     A. c Procureure Générale du Québec, 2019 QCTAQ 08131 [décision du TAQ].

[3]     RLRQ, c. I-6.

[4]     RLRQ, c. A-3.

[5]     Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[6]     Id., paragr. 65.

[7]     Vavilov, supra, note 5, paragr. 85.

[8]     A c. Québec (Procureur général), 2007 CanLII 75554, paragr. 35-40 (QC TAQ). Ce critère est appliqué par l’ensemble de la jurisprudence du TAQ. Voir, notamment : L.M. c. Procureur général du Québec, 2021 QCTAQ 01329, paragr. 21-29; J.G. c. Procureur général du Québec, 2021 QCTAQ 01335, paragr. 25-28; Y.B. c. Procureure générale du Québec, 2020 QCTAQ 06177, paragr. 26.

 

[9]     J.G., supra, note 8 paragr. 27. Voir aussi : L.M., supra, note 8, paragr. 26-27.

[10]    Vavilov, supra, note 5, paragr. 127-128.

[11]    J.G., supra, note 8, paragr. 33 ; C.B. c. Procureur général du Québec, 2019 QCTAQ 07762, paragr. 29-30.

[12]    Contrairement à ce que l’on voit parfois dans des dossiers où le TAQ conclut à l’insuffisance de la preuve quant à l’incapacité à exercer la majorité de ses activités domestiques ou de la vie quotidienne. Voir : J.G., supra, note 8, paragr. 36 (témoignage de la victime); L.M., supra, note 8, paragr. 52 (rapport d’expert); S.R. c. Procureure générale du Québec, 2019 QCTAQ 07517, paragr. 40-41 (témoignage de la victime).

[13]    J.R. c. Société de l’assurance automobile du Québec, 2011 QCCA 1595, paragr. 55-57.

[14]    Vavilov, supra, note 5, paragr. 140.

[15]    Vavilov, supra, note 5, paragr. 142.

[16]    D'Errico c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 95, paragr. 19 (cette affaire, que la Cour suprême cite dans l’arrêt Vavilov, présente plusieurs points de rapprochement avec la nôtre).

[17]    RLRQ, c. J-3.

[18]    A c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 2240, paragr. 30-33.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.