Autorité des marchés financiers c. Baazov | 2022 QCCA 861 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(500-36-008184-163) (500-36-008185-160) (500-36-008186-168) (500-36-008187-166) (500-36-008188-164) (500-36-008189-162) (500-36-008190-160) (500-36-008191-168) (500-36-008192-166) (500-36-008193-164) (500-36-008194-162) (500-36-008195-169) (500-36-008313-168) | |||||
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DATE : | 17 juin 2022 | ||||
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AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS | |||||
APPELANTE – intimée-saisissante | |||||
c. | |||||
JOSH BAAZOV CRAIG LEVETT 9179-3786 QUÉBEC INC. ALLIE MANSOUR JOHN CHATZIDAKIS KARL FALLENBAUM LE GROUPE STARS INC., anciennement connue sous le nom de Amaya inc. FERAS ANTOON ALAIN ANAWATI CENTRE CHABAD EARL LEVETT ISAM MANSOUR 9253-0054 QUÉBEC INC. | |||||
INTIMÉS – requérants-saisis | |||||
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[1] L’appelante se pourvoit d’un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal, du 20 décembre 2019 (l’honorable Sophie Bourque)[1], lequel, notamment, autorise le greffe de la Cour supérieure à remettre les documents mis sous-scellés à un représentant des intimés et ordonne à ce dernier de procéder à leur destruction.
[2] Le présent dossier soulève une question inédite concernant la compétence de notre Cour. Pour les motifs qui suivent, nous concluons qu’elle n’a effectivement pas compétence pour entendre le dossier et que le seul droit d’appel en l’espèce pourrait être à la Cour suprême du Canada en vertu de l’article 40(1) de sa loi constitutive[2].
CONTEXTE
[3] En 2016, dans le cadre d’une enquête concernant des délits d’initiés (l’« enquête Bronze »), l’appelante, l’Autorité des marchés financiers (l’« AMF »), saisit de nombreux supports électroniques appartenant aux divers intimés, notamment des ordinateurs, des téléphones cellulaires, des disques durs externes et des clés USB contenant plus de 16 000 000 de documents.
[4] Comme il est expliqué dans le jugement entrepris, l’AMF procède à diverses copies de ces documents. C’est ainsi qu’à la suite de la perquisition des supports électroniques, l’AMF remet à son laboratoire d’informatique judiciaire (« LIJ ») les supports saisis. Celui-ci crée alors une « copie miroir » de tous les documents puis procède à un premier triage en fonction des dates prévues au mandat et, s’il y a lieu, de jugements portant sur la confidentialité de certains documents[3]. Après ce premier triage, les enquêteurs se voient donc remettre par le LIJ une copie appelée « la copie fouille ». De celle-ci, les enquêteurs extraient les documents dont la saisie est permise par les mandats formant ainsi « la copie enquête ».
[5] La rétention des documents saisis par l’AMF fait l’objet d’une première prolongation par un juge de paix magistrat conformément à l’article 133 premier alinéa C.p.p. D’autres prolongations sont ensuite prononcées par des juges de la Cour supérieure aux termes du second alinéa de ce même article, dont l’une le 6 août 2018 où la juge Bourque classe les divers documents en six catégories[4] :
- Catégorie 1 : prolongation de 9 mois pour les documents de la copie fouille visés par les annexes B et C des mandats de perquisition;
- Catégorie 2 : aucune prolongation pour les documents des copies miroir originales exclus de la copie fouille par le Laboratoire d’informatique judiciaire (« LIJ »);
- Catégorie 3 : prolongation de 6 mois pour les documents de la copie fouille ne répondant pas aux critères des annexes B et C des mandats, suite à la fouille électronique;
- Catégorie 4 : prolongation de 9 mois pour les supports électroniques et mise sous scellés de ces biens;
- Catégorie 5 : prolongation de 15 jours pour la copie miroir et de 6 mois pour la copie fouille originale, périodes au terme desquelles ces biens devront être confiés au LIJ et mis sous scellés;
- Biens hors catégorie : prolongation de 9 mois pour les biens qui ne sont pas de nature électronique.
[6] Une nouvelle demande de prolongation doit être entendue le 28 mai 2019, mais l’appelante la retire quelques jours avant. Constatant que l’ordonnance du jugement du 20 août 2018 n’a pas été entièrement respectée par l’AMF, les intimés demandent toutefois à la juge de première instance de rester saisie. Celle-ci accepte et demande aux parties de lui transmettre leurs différentes requêtes.
[7] L’AMF dépose alors une requête intitulée « requête visant à mettre fin à l’ordonnance de mise sous scellé des choses saisies » fondée sur les articles 31 et 134 C.p.p. Quant aux intimés, ils déposent des requêtes intitulées « Application for the return of the things seized » fondées à la fois sur les articles 138 C.p.p. et 33 du Code de procédure civile dans lesquelles ils recherchent que la juge ordonne à l’AMF de remettre le matériel saisi, toute copie de l’information qui s’y retrouvait ainsi que d’interdire à l’AMF de conserver celle-ci, sous quelque format que ce soit. Ce sont ces requêtes que tranche le jugement entrepris.
[8] Le 6 juin 2019, l’AMF informe les intimés qu’aucune poursuite pénale ou administrative ne sera intentée contre eux à la suite de l’enquête Bronze. Puis, par deux courriels envoyés le même jour, elle informe la juge qu’elle consent à remettre les supports électroniques, mais conteste certaines conclusions des requêtes des intimés et en demande, par conséquent, le report.
[9] Le 7 juin 2019, la juge de première instance dispose de la requête de l’appelante, prononce la levée des scellés, ordonne la remise des supports électroniques et reporte l’audition sur les demandes de remise des copies. L’audition a lieu le 28 juin 2019 et le jugement entrepris est rendu le 20 décembre 2019.
[10] Le 17 février 2020, l’AMF dépose une déclaration d’appel sur le fondement des articles 29, 30 premier alinéa, 49 et 352 C.p.c. Les intimés présentent une requête en rejet d’appel au motif que le jugement entrepris est rendu en vertu du Code de procédure pénale et qu’il ne peut pas être porté en appel. Constatant que la compétence de la Cour supérieure et, conséquemment, le fondement de l’appel soulèvent des questions nécessitant une analyse approfondie, la Cour rejette cette requête[5].
[11] Parallèlement à ces procédures pénales, les intimés Josh Baazov (« Baazov ») et Craig Levett (« Levett ») intentent, le 7 mars 2018, un recours en responsabilité civile où ils allèguent notamment le comportement abusif et négligent de l’AMF dans la gestion des documents électroniques saisis dans le cadre de l’enquête Bronze et leur divulgation illégale dans le cadre d’une autre enquête appelée « Audace ». Dans cette demande, Baazov et Levett recherchent notamment la destruction de toutes les copies des documents électroniques saisis ainsi que le paiement, pour chacun d’eux, d’un montant de 750 000 $ en dommages punitifs. Ce dossier, toujours pendant, fonde une partie des arguments de l’AMF qui plaide que l’ordonnance de destruction des copies incluse au jugement entrepris la privera d’une défense pleine et entière dans ce dossier.
JUGEMENT ENTREPRIS
[12] Personne en première instance ne conteste ni même ne discute de la compétence de la juge à trancher les différentes requêtes soumises par les parties. Intitulant son jugement « Jugement sur demande de remise de biens saisis (Art. 133 Code de procédure pénale) », la juge pose la question en litige de la manière suivante :
[4] Lorsque le saisissant n’entame aucune poursuite, le CPP prévoit à son article 134 que les choses saisies doivent être remises au saisi. Peut-il cependant conserver une copie des documents saisis? Voilà la question soumise au Tribunal.
[13] La juge rejette systématiquement tous les arguments soulevés par l’AMF au soutien de sa prétention selon laquelle elle peut conserver une copie de l’information saisie. Selon la juge, il est d’abord inexact, tant en fait qu’en droit, de prétendre que les documents ne sont pas des choses saisies. Quant à l’argument selon lequel il serait possible, par l’article 61 C.p.p., d’importer les paragraphes 490 (13) et (14) du Code criminel, lesquels permettent aux saisissants de faire des copies des documents saisis, il ne convainc pas plus, puisque non seulement l’article 61 C.p.p. réfère-t-il aux règles de preuve et non à un droit substantiel –comme celui de rétention– mais il rendrait superflu le processus de prolongation de l’article 133 C.p.p.
[14] La juge rejette ensuite les arguments fondés sur le privilège relatif au litige, l’AMF ayant fait défaut d’établir quels documents seraient ainsi protégés, et sur son obligation, aux termes de différentes lois, de conserver les documents saisis.
[15] Enfin, la juge rejette l’argument selon lequel l’action civile intentée par les intimés Baazov et Levett oblige l’AMF, en vertu des articles 20 et 251 C.p.c., de conserver les copies des documents et que ceux-ci sont nécessaires à sa défense.
[16] De tout cela, la juge accueille la requête, mais le libellé de son dispositif s’éloigne des conclusions recherchées :
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:
[168] ACCUEILLE la requête;
[169] AUTORISE le greffe de la Cour supérieure chambre criminelle à remettre les documents mis sous scellés à un/e représentant/e des saisis;
[170] ORDONNE à ce/cette représentant/e de procéder à la destruction de tous les documents qui lui auront été remis par le greffe;
[171] ORDONNE à ce/cette représentant/e de déposer au dossier et de faire parvenir aux parties une confirmation indiquant que le présent jugement a été exécuté, et ce, dans les 10 jours de cette exécution;
[172] ORDONNE l’exécution du présent jugement dans un minimum de 30 jours et un maximum de 45 jours de son prononcé;
[173] LE TOUT avec frais de justice.
* * *
[17] L’AMF plaide de nouveau devant la Cour plusieurs des arguments qu’elle soulevait en première instance. Mais comme nous l’avons indiqué plus haut, la question du fondement du jugement entrepris et, conséquemment, du droit d’appel, se pose en amont du fond du litige. Bien que nous concluions que notre Cour n’a pas compétence pour trancher l’appel, il est néanmoins nécessaire, pour parvenir à cette conclusion, de procéder à l’analyse du fondement du jugement entrepris et de la compétence de la juge d’instance.
[18] Il est utile de reproduire ici certaines dispositions du Code de procédure pénale :
3. Les pouvoirs conférés et les devoirs imposés à un juge en vertu du présent code sont exercés par la Cour du Québec ou une cour municipale, dans les limites de leur compétence respective prévues par la loi, ou par un juge de paix, dans les limites prévues par la loi et par son acte de nomination.
131. Lorsque la chose saisie présente un danger sérieux pour la santé des personnes ou la sécurité des personnes ou des biens, un juge peut en autoriser la destruction à la demande du gardien. Un préavis d’un jour franc de cette demande est signifié au saisi et aux personnes qui prétendent avoir droit à cette chose. Lorsque le danger est imminent, le gardien peut détruire la chose, sans l’autorisation d’un juge, mais il doit, dans les plus brefs délais, en faire rapport à un juge et en aviser le saisi et, si elles sont connues, les personnes qui pouvaient avoir droit à cette chose.
133. Le saisissant peut, avant l’expiration du délai de 90 jours, en demander la prolongation à un juge pour une période additionnelle que ce dernier détermine, mais qui ne peut excéder un an suivant la date de la saisie. Pour obtenir une prolongation supplémentaire, le saisissant doit, avant l’expiration de la première prolongation, en faire la demande à un juge de la Cour supérieure du district judiciaire où la première ordonnance de prolongation a été rendue. Le cas échéant, le juge détermine les conditions et la durée de la rétention. Le saisissant doit, pour obtenir toute prolongation, établir que, eu égard à la complexité de la preuve ou aux difficultés d’examen des choses saisies, la prolongation est nécessaire.
Un préavis d’une demande de prolongation est signifié au saisi et aux personnes qui prétendent avoir droit à la chose saisie ou au produit de sa vente.
138. Sur demande d’une personne qui prétend y avoir droit, un juge ordonne de lui remettre la chose saisie ou le produit de sa vente s’il est convaincu que cette personne y a droit, que la remise n’empêchera pas que justice soit rendue et que la rétention ou la confiscation n’est pas requise en vertu des articles 135, 136 ou 137. Un préavis de cette demande est signifié au saisissant, au poursuivant, au défendeur ainsi qu’au saisi s’il ne présente pas la demande.
266. Dans le présent chapitre, à moins que le contexte n’indique un sens différent, on entend par «jugement rendu en première instance» : 1° le jugement qui acquitte un défendeur ou le déclare coupable ainsi que la peine imposée ou toute ordonnance rendue ou refusée lors de ce jugement; 2° la décision de rejeter un chef d’accusation; 3° l’arrêt judiciaire de la poursuite; 4° la décision d’accueillir ou de rejeter la demande de rétractation de jugement; 5° le jugement qui conclut à l’incapacité du défendeur de subir l’instruction en raison de son état mental; 6° l’ordonnance de rétention, de confiscation ou de remise d’une chose saisie ou du produit de sa vente.
291. L’appelant ou l’intimé en Cour supérieure et, même s’ils n’étaient pas partie à l’instance, le procureur général ou le directeur des poursuites criminelles et pénales peuvent, s’ils démontrent un intérêt suffisant pour faire décider d’une question de droit seulement, interjeter appel devant la Cour d’appel, avec la permission d’un juge de cette cour, d’un jugement 1° rendu en appel par un juge de la Cour supérieure; 2° qui accueille ou rejette une demande d’habeas corpus ou de pourvoi en contrôle judiciaire.
| 3. The powers and duties conferred upon or assigned to a judge under this Code are exercised by the Court of Québec or a municipal court, within the scope of their respective jurisdictions under law, or by a justice of the peace within the limits provided by law and specified in his deed of appointment.
131. Where the thing seized presents a serious danger to human health or safety or to the safety of property, a judge may, on the application of the custodian, authorize the destruction of the thing. Prior notice of not less than one clear day of the application must be served on the person from whom the thing was seized and on the persons who claim to have a right in the thing. Where the danger is imminent, the custodian may destroy the thing without authorization from a judge, but he shall promptly report the destruction to a judge and notify it to the person from whom the thing was seized and, if known, the persons who may have had rights therein.
133. The seizor may, before the expiry of the ninety-day period, apply to a judge for further detention for a period the judge determines, but that may not exceed one year following the date of seizure. To obtain any additional further detention period, the seizor must apply therefor before the expiry of the first such period to a judge of the Superior Court in the judicial district where the first order for further detention was made. In such a case, the judge shall fix the conditions and specify the period of detention. Where the seizor applies for a further detention period, he must prove that further detention is necessary, having regard to the complexity of the evidence or to the difficulty of examining the things seized.
Prior notice of an application for further detention must be served on the person from whom the thing was seized and on the persons who claim to have a right in the thing seized or in the proceeds of the sale thereof.
138. On the application of a person who claims to have a right in the thing seized, a judge shall order the thing seized or the proceeds of the sale thereof to be handed over to the person if he is satisfied that the person is entitled thereto, that the return thereof will not hinder the course of justice and that detention or forfeiture thereof is not required under article 135, 136 or 137. Prior notice of the application must be served on the seizor, the prosecutor, the defendant and the person from whom the thing was seized if he does not make such an application.
266. In this chapter, unless the context indicates otherwise, “judgment rendered in first instance” means (1) a judgment of acquittal or conviction of a defendant and the sentence imposed or any order made or denied at the time of the judgment; (2) a decision directing the dismissal of a count; (3) a judicial stay of proceedings; (4) a decision to grant or dismiss an application for revocation of judgment; (5) a judgment finding the defendant mentally unfit to stand trial; (6) an order directing that a thing seized or the proceeds of the sale thereof be detained, forfeited or returned.
291. The appellant or respondent in Superior Court and, even if they were not parties to the proceedings, the Attorney General and the Director of Criminal and Penal Prosecutions may, if they show sufficient interest in a question of law alone, bring an appeal before the Court of Appeal, with leave of a judge of that court, from a judgment (1) rendered in appeal by a judge of the Superior Court; (2) granting or dismissing an application for habeas corpus or application for judicial review. |
[19] Quel est donc le fondement des ordonnances prononcées dans le jugement entrepris?
[20] Il serait d’abord envisageable de les rattacher à l’article 133 C.p.p., lequel est non seulement le seul article à conférer explicitement une compétence à la Cour supérieure, mais, également, est la source de la compétence initiale de la juge et figure dans l’intitulé du jugement entrepris. Cette hypothèse n’est toutefois soutenue par aucune des parties, lesquelles s’entendent pour dire que la mention de cet article participe plutôt d’une erreur matérielle.
[21] Les parties ont raison sur ce point. D’abord, la juge n’était plus saisie d’une demande sous 133 C.p.p. depuis le retrait de la dernière requête en prolongation de l’AMF. Mais surtout, cet article confère seulement à la Cour supérieure la compétence de prolonger la détention et d’en établir les conditions et la durée. Rien ne permet d’y ajouter une compétence concernant la remise de la chose saisie, laquelle est plutôt prévue à l’article 138 C.p.p. Il y a lieu ici de faire une analogie avec ce qu’écrivait la Cour suprême dans l’arrêt Raponi[6] concernant l’article 490(2) C.cr. :
29 La première question à trancher est celle de savoir si un juge de la Cour provinciale a, en vertu du par. 490(2), le pouvoir d’ordonner la restitution des choses saisies irrégulièrement. En bref, la réponse est non. Le juge de la Cour provinciale a agi dans le cadre d’une audience tenue en application du par. 490(2), mais cette disposition ne prévoit que la prolongation de la période de détention au-delà de trois mois. Le juge de la Cour provinciale ne doit trancher qu’une question, soit celle de savoir si la prolongation de la détention du bien est requise pour les besoins d’une procédure engagée ou d’une enquête.
[22] Il en va de même de l’article 133 C.p.p. Ajoutons d’ailleurs que la juge Bourque faisait le même constat dans son jugement du 20 août 2018 :
[21] Si la demande de prolongation est refusée, le juge ne peut ordonner la remise des biens, pas plus qu’il n’a compétence pour ordonner la restitution des biens s’il conclut que la saisie est illégale, par exemple parce qu’elle contrevient à l’art. 8 de la Charte.
[23] Si le jugement entrepris ne peut pas se fonder sur l’article 133 C.p.p., voyons comment les parties justifient la compétence de la juge, elles qui, rappelons-le, étaient toutes d’avis en première instance qu’elle pouvait trancher les questions entourant la remise des choses saisies.
[24] L’AMF fait valoir que, n’ayant pas la compétence sur le fondement du droit pénal statutaire, la juge a agi en vertu de son pouvoir général et résiduel en tant que tribunal de droit commun, codifié à l’article 33 C.p.c. et auquel d’ailleurs référaient certaines requêtes des intimés. Invoquant l’arrêt Raponi, l’AMF plaide, bien que le débat ait eu lieu en chambre criminelle et pénale, que les ordonnances rendues par la juge sont de nature civile et que l’indivisibilité de la compétence de la Cour supérieure lui permettait de les prononcer.
[25] Avec égard, cette proposition ne saurait tenir. Le contexte du présent dossier se présente différemment de celui de l’arrêt Raponi où l’article 490 C.cr. ne prévoyait rien quant à la remise d’un bien illégalement saisi. C’est donc parce que le dossier se situait à l’extérieur du cadre posé par le Code criminel, en raison d’une saisie jugée illégale, que la Cour suprême a trouvé, dans le recours en replevin de la common law, le fondement de la compétence de la Cour du Banc de la Reine[7]. Or, tel n’est pas le cas en l’espèce. La remise de la chose est prévue à l’article 138 C.p.p. et la compétence en est dévolue à un juge de la Cour du Québec ou d’une cour municipale ou à un juge de paix. Les procédures étant intentées dans une instance pénale, on ne peut invoquer le fait que la remise d’une chose interpelle aussi un rapport de droit privé pour contourner une disposition expresse du système établi par le Code de procédure pénale.
[26] Quant à l’argument de l’AMF selon lequel, si la remise de la chose saisie est prévue à l’article 138 C.p.p. il n’en va pas de même de sa destruction, dont le Code de procédure pénale ne traite qu’à l’article 131 pour la chose présentant un danger sérieux, il ne convainc pas plus. La restitution d’une chose participe d’une double idée, soit la remise de la possession au saisi et la perte de la détention du saisissant. Lorsque la chose saisie est matérielle, ces deux composantes se confondent. Mais lorsque, comme ici, elle consiste en des données informatiques, une ordonnance de destruction de toutes traces de celles-ci dans le réseau informatique du saisissant est nécessaire pour que la restitution soit complète. C’est pourquoi une ordonnance de destruction peut, dans un tel contexte, prendre son fondement dans l’article 138 C.p.p. et qu’il n’est nul besoin de recourir à une quelconque compétence résiduelle.
[27] Cette hypothèse ne peut donc pas plus être retenue.
[28] Les intimés, quant à eux, plaident que la juge de première instance a agi à titre de juge de paix aux termes de l’article 138 C.p.p. Il est vrai que la notion de juge utilisée à cet article réfère à la définition de l’article 3 C.p.p. et inclut le juge de paix « dans les limites prévues par la loi et par son acte de nomination »[8]. Il est vrai également que l’article 70 alinéa 4 de la Loi sur les tribunaux judiciaires[9] prévoit qu’un juge de la Cour supérieure a les pouvoirs de juge de paix. Toutefois, cette disposition porte sur les compétences de la Cour supérieure en droit criminel et non en droit pénal. De même, le Code de procédure pénale confère à la Cour du Québec, sauf exception, dont l’article 133 C.p.p., la compétence rationae materiae. L’on ne peut imaginer, sans ébranler l’équilibre voulu par le législateur, que par l’inclusion du juge de paix à la notion de juge à l’article 3 C.p.p., la Cour supérieure acquiert ainsi une compétence de principe, parallèle à celle de la Cour du Québec.
[29] Ajoutons sur ce point que, de toute manière, si tel était le fondement de la compétence de la juge, le jugement entrepris serait un « jugement rendu en première instance » aux termes de l’article 266(6) C.p.p. Contrairement à ce que prétendent les intimés, il aurait alors été possible de le porter en appel, mais devant la Cour supérieure. Cette hypothèse qu’un juge de la Cour supérieure siège en appel d’un de ses collègues participe en soi à démontrer que cette avenue ne peut être retenue[10].
[30] Une fois ces différentes hypothèses écartées, l’on ne peut que constater que la juge a agi sans compétence puisque l’article 133 C.p.p., qui confère à la Cour supérieure la compétence de prolonger la détention, ne permet pas d’ordonner la remise ou la destruction et que l’article 138 C.p.p., qui s’applique en l’espèce pour ordonner cette remise ou cette destruction, ne confère pas à la Cour supérieure la compétence de ce faire. Il est difficile de faire tout reproche à la juge, car, une fois encore, non seulement aucune partie ne lui avait soulevé de problème de compétence, mais, au contraire, elles lui avaient toutes demandé de rester saisie du dossier malgré le retrait de la requête de l’AMF en prolongation. Il est possible de convenir, comme les parties le soutiennent, qu’il s’agissait là de la solution la plus pratique, mais l’efficience, ni même la proportionnalité ou la saine administration de la justice, ne sauraient donner une compétence à un tribunal sans l’intervention du législateur.
[31] Il reste maintenant à déterminer comment les fondements un tel jugement peuvent être attaqués.
[32] L’on doit d’abord écarter la requête en certiorari[11] puisqu’en l’espèce, l’ordonnance a été rendue par une juge de la Cour supérieure, ce qui empêche dès lors tout contrôle judiciaire[12]. Demeure l’appel. Se fondant sur une jurisprudence étrangère au droit pénal statutaire, l’AMF plaide que notre Cour a une compétence inhérente de réformer un jugement de la Cour supérieure qui a excédé sa juridiction[13]. À l’opposé, les intimés soutiennent que notre Cour n’a pas, en matière pénale, de telle compétence inhérente et que le droit d’appel n’existe que lorsqu’il est prévu par un texte de loi.
[33] L’argument de l’appelante doit être rejeté sans qu’il ne soit nécessaire de traiter de la portée des autorités qu’elle soumet. L’absence de compétence inhérente d’une cour d’appel en droit criminel et, par extension, en droit pénal, est en effet fortement établie par une jurisprudence constante de la Cour suprême[14]. Il suffit de rappeler ce passage[15] :
8 Il est clair que les cours d’appel ne possèdent aucune compétence inhérente. Cette règle a été affirmée explicitement dans de nombreuses décisions et devrait être bien comprise. Très récemment, dans l’arrêt R. c. Thomas, [1998] 3 R.C.S. 535, j’ai réitéré le principe établi que les cours d’appel n’existent qu’en vertu de la loi. Le juge La Forest avait précédemment mis ce principe en relief dans l’arrêt Kourtessis c. M.R.N., [1993] 2 R.C.S. 53, aux pp. 69 et 70:
Les appels ne sont qu’une création de la loi écrite; voir l’arrêt R. c. Meltzer, [1989] 1 R.C.S. 1764, à la p. 1773. Une cour d’appel ne possède pas de compétence inhérente. De nos jours toutefois, on a parfois tendance à oublier ce principe fondamental. Les appels devant les cours d’appel et la Cour suprême du Canada sont devenus si courants que l’on s’attend généralement à ce qu’il existe un moyen quelconque d’en appeler de la décision d’un tribunal de première instance. Toutefois, il demeure qu’il n’existe pas de droit d’appel sur une question sauf si le législateur compétent l’a prévu.
La jurisprudence de notre Cour a donc établi de façon définitive que les cours d’appel ne peuvent prétendre posséder une quelconque compétence inhérente.
[34] Notre Cour ne peut donc intervenir que dans le cadre de ce qui est prévu par la loi. Or, en matière d’ « ordonnance de rétention, de confiscation ou de remise d’une chose saisie », l’article 266(6) C.p.p. prévoit que l’appel procède devant la Cour supérieure. Ce n’est qu’à titre de deuxième palier d’appel qu’une partie peut se pourvoir devant notre Cour, sur une question de droit seulement et après en avoir obtenu l’autorisation, conformément à l’article 291 C.p.p.
[35] En l’espèce, puisque le jugement entrepris ne constitue pas un « jugement rendu en appel par un juge de la Cour supérieure » aux termes de l’article 291(1) C.p.p., notre Cour n’a pas compétence pour se saisir du dossier. Le seul droit d’appel que pourrait invoquer l’AMF était celui prévu à l’article 40(1) de la Loi sur la Cour suprême qui, rappelons-le, « […] a pour but de conférer à la Cour suprême du Canada une compétence générale en droit fédéral et provincial »[16].
[36] La Cour est consciente qu’il ne s’agit certes pas là de la solution la plus efficiente pour les parties mais, une fois encore, l’on ne peut trouver dans des considérations pratiques un fondement à une compétence juridictionnelle qui n’existe pas.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[37] REJETTE l’appel pour défaut de compétence, avec les frais de justice.
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| SIMON RUEL, J.C.A. | |
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| BENOÎT MOORE, J.C.A. | |
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| FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A. | |
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Me Annie Fortin AUTORITÉ DES MARCHÉS FINANCIERS Me Maud Rivard Me Catherine Pilote-Coulombe Me Félix Antoine Pinard-Beaudoin | ||
STEIN MONAST | ||
Pour l’Autorité des marchés financiers | ||
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Me Tina Silverstein Me Mark Meland | ||
FISHMAN FLANZ MELAND PAQUIN | ||
Pour Josh Baazov, Craig Levett et 9179-3786 Québec inc. | ||
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Me Eddy Ménard | ||
LAUZON MÉNARD, AVOCATS | ||
Pour Allie Mansour | ||
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Me Émilie Gagnon | ||
Pour John Chatzidakis | ||
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Me Louis Belleau | ||
LOUIS BELLEAU AVOCAT | ||
Pour Karl Fallenbaum | ||
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Me Fabrice Benoît Me Frédéric Plamondon | ||
OSLER HOSKIN & HARCOURT | ||
Pour Le Groupe Stars inc. | ||
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Me Rémi Leprévost | ||
STIKEMAN ELLIOTT | ||
Pour Feras Antoon | ||
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Date d’audience : | 17 mai 2022 | |
[1] Baazov c. Autorité des marchés financiers, 2019 QCCS 5564 [jugement entrepris].
[2] Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26.
[3] À ce titre, certains des documents en l’espèce ont été déclarés protégés par le privilège avocat-client (Baazov c. Autorité des marchés financiers, 2018 QCCS 454 et Levett c. Autorité des marchés financiers, 2018 QCCS 455).
[4] Autorité des marchés financiers c. Baazov, 2018 QCCS 3422, paragr. 48 et 159-164.
[5] Autorité des marchés financiers c. Baazov, 2020 QCCA 941.
[6] R. c. Raponi, 2004 CSC 50, paragr. 29.
[7] Id., paragr. 32 et s.
[8] Les juges de paix magistrats et les juges de paix fonctionnaires reçoivent des compétences respectives en matière de chose saisie aux termes des annexes 4 et 5 de la Loi sur les tribunaux judiciaires.
[9] RLRQ, c. T-16.
[10] Le pouvoir de juge de paix des juges de la Cour supérieure en droit criminel n’est d’ailleurs, en pratique, jamais exercé puisqu’ils sont fréquemment appelés à siéger en appel ou en révision d’une décision d’un juge de paix : Martin Vauclair,et Tristan Desjardins, Traité général de preuve et de procédure pénales, 28e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2021, no 5.7.
[12] Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, 865.
[13] Elle se fonde notamment sur : Pétro-Canada Inc. c. Ville de Montréal-Est, [2003] R.J.Q. 2064 (C.A.); Levinson c. Royal Victoria Hospital, [1983] R.D.J. 28 (C.A.).
[15] R. c. W.(G.), [1999] 3 R.C.S. 597, paragr. 8; R. c. Smith, 2004 CSC 14, paragr. 21; Société Radio Canada c. Manitoba, 2021 CSC 33, paragr. 62. Dans ce dernier arrêt, la Cour distingue la notion de compétence inhérente et de pouvoir accessoire. En l’espèce, l’on ne peut pas parler de pouvoir accessoire de notre Cour puisqu’elle n’a pas de compétence principale. Sur ce point, voir aussi : R. c. Blanchette, 2021 QCCA 261, paragr. 25.
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