Décision

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Webb c. R.

2023 QCCA 1130

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

 :

200-10-003892-218

(200-01-232819-197)

 

DATE :

 19 juin 2023

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

JULIE DUTIL, J.C.A.

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

 

MÉLISSA WEBB

APPELANTE – accusée

c.

 

SA MAJESTÉ LE ROI

INTIMÉ – poursuivant

 

 

ARRÊT

 

 

MISE EN GARDE: Le présent dossier fait l’objet d’une ordonnance de non-publication enjoignant que la preuve recueillie, les renseignements fournis ou les observations faites et, le cas échéant, les raisons données ou devant être données par le juge, ne soient ni publiés ni diffusés de quelque façon que ce soit (art. 517(1) et 522(5) C.cr).

[1]                L’appelante se pourvoit contre un verdict de culpabilité prononcé le 9 juin 2021 par un jury présidé par l’honorable François Huot de la Cour supérieure, district de Québec. Elle était accusée d’un meurtre au deuxième degré :

Le ou vers le 30 septembre 2019, à Québec, district de Québec, a causé la mort de David Frigon, commentant ainsi un meurtre au deuxième degré, l’acte criminel prévu à l’article 235 du Code criminel.

[2]                Le procès devant jury a débuté le 25 mai 2021. Après l’administration de la preuve du ministère public, le 2 juin 2021, l’appelante a présenté une requête pour verdict imposé d’acquittement que le juge a rejetée le jour même, oralement. L’appelante a par la suite témoigné pour sa défense et les directives au jury ont été livrées par le juge le 8 juin 2021.

[3]                La preuve présentée au jury était en grande partie circonstancielle, sauf en ce qui concerne le témoin Marc-Antoine Langlois qui a vu l’appelante donner un coup de couteau à David Frigon.

* * *

[4]                Il est utile de résumer succinctement le contexte qui a mené au décès de M. Frigon.

[5]                Le 30 septembre 2019, l’appelante accompagne Éric Mazat pour rencontrer Luc Moisan afin d’effectuer l’achat de stupéfiants. Au moment où la transaction s’effectue, près du boulevard Charest, l’appelante aperçoit Dave Barras qu’elle connaît un peu par le biais de son frère Richard. Ce dernier est à la recherche de cannabis, mais l’appelante lui dit qu’elle a fumé son dernier joint et qu’elle n’en a pas à lui fournir. M. Barras n’est pas content.

[6]                M. Moisan lui offre alors de le suivre chez lui où il pourra lui fournir ce qu’il cherche. Tous les deux se dirigent donc vers l’appartement de M. Moisan situé sur la rue Napoléon à Québec. C’est un lieu de consommation de stupéfiants et plusieurs personnes s’y trouvent.

[7]                À leur arrivée, une bagarre est en cours entre MM. Frigon et Martin Bolduc. Ce dernier s’est présenté à l’appartement très en colère en cherchant la personne qui venait de l’insulter au téléphone. M. Frigon s’est alors levé pour l’intercepter et la bagarre s’est engagée.

[8]                Dans un contexte qui demeure nébuleux, l’appelante décide de se rendre à l’appartement de M. Moisan afin de s’assurer que M. Barras va bien. M. Mazat lui indique comment y aller. En arrivant, elle voit M. Barras descendre l’escalier et ramasser un pavé. Il remonte et frappe M. Frigon à l’arrière de la tête. En reculant, il trébuche sur le seuil de porte et tombe sur la galerie.

[9]                L’appelante monte à son tour les escaliers et entre dans l’appartement après s’être assurée, selon son témoignage, que M. Barras allait bien. La moitié de son visage est cachée par un bandana. Elle n’a jamais vu M. Frigon auparavant et ne connaît personne d’autre sur les lieux.

[10]           Les témoignages sur la suite des choses varient considérablement d’un témoin à l’autre. L’appelante explique qu’elle sort son couteau et le tient devant elle pour faire face à M. Frigon. Elle veut lui faire peur puisqu’il s’avance dans sa direction. Alors qu’il est tout près d’elle, M. Frigon se serait cependant retourné pour frapper une autre personne. Selon la preuve, cette personne était M. Bolduc qui avait engagé la bagarre avec M. Frigon. L’appelante craint que M. Frigon se soit blessé sur son couteau. Elle le regarde dans les yeux, mais ne perçoit aucune réaction. Elle vérifie une première fois la lame de son couteau pour voir s’il y a du sang. Après être sortie de l’appartement et lorsqu’elle atteint le bas des marches extérieures, elle examine de nouveau son couteau. Elle témoigne qu’elle ne voit pas de sang sur la lame.

[11]           Le seul témoin ayant observé la scène est Marc-Antoine Langlois. L’appartement étant petit, dès le début de la bagarre, il monte sur une table et un coffre pour éviter les coups. Il voit l’appelante entrer dans l’appartement en sautillant. Elle se rend jusqu’à M. Frigon en contournant M. Bolduc et le frappe au côté gauche avec son couteau. Elle repart et M. Frigon continue à se battre, mais M. Langlois aperçoit une blessure sur le côté gauche de son ventre lorsque son chandail remonte. C’est une grosse tache mauve d’hémorragie, selon lui.

[12]           Lorsque l’appelante redescend les marches pour rejoindre M. Barras, ce dernier témoigne qu’elle lui dit : « je l’ai piqué pour toi ». Il voit également sur le bout de la lame, en descendant de 3 ou 4cm, une coulisse rouge foncé, presque noire. Il indique qu’il s’agit d’un couteau à poisson de marque Shimano dont la lame a une largeur d’environ un cm.

[13]           À ce témoignage s’ajoute celui de Mme Mélanie Jalbert qui, alors qu’elle descend l’escalier à sa sortie de l’appartement, entend une personne dire : « Il a été piqué ». Mme Stéfanny Roy, qui était alors en visite chez une voisine, voit pour sa part l’appelante descendre l’escalier et mentionner à l’homme qui l’accompagne, soit M. Barras, : « Vient-en, vient-en, y faut y aller. J’viens d’en piquer un ».

[14]           M. Frigon perd connaissance dans les instants qui suivent et, malgré les manœuvres de réanimation, il décède d’une hémorragie interne causée par un objet coupant et tranchant qui correspond à la description du couteau utilisé par l’appelante ce jour-là.

[15]           L’appelante retourne à la maison de chambre où elle gardait un sac à dos contenant ses produits d’hygiène. Elle prend une douche et jette ensuite à la poubelle ses leggings de même que les sous-vêtements qu’elle portait. Elle explique qu’elle a uriné dans ses vêtements au moment où M. Frigon était près d’elle. Quelques jours plus tard, au début octobre 2019, elle rencontre Jessica-Corinne Martin et cette dernière comprend des confidences de l’appelante que c’est elle qui a tué M. Frigon.

[16]           Peu après cette conversation avec Mme Martin, l’appelante est arrêtée pour le meurtre de M. Frigon. Elle est interrogée pendant cinq heures et passe la nuit au poste de police. Dès sa libération, le lendemain matin, l’appelante témoigne qu’elle retourne chercher le sac dans lequel elle avait caché le couteau et se rend sur une piste cyclable le long d’une rivière dans laquelle elle le lance le plus loin possible.

Requête pour verdict imposé d’acquittement

[17]           L’appelante plaide d’abord que le juge aurait dû accueillir la requête pour verdict imposé d’acquittement. Elle est d’avis qu’il a erré en concluant au caractère raisonnable des inférences qu’on peut tirer de la preuve circonstancielle présentée par le ministère public, en supposant qu’elle soit crue, sur le lien de causalité entre le coup porté et la plaie #5 qui est la blessure mortelle.

[18]           Le critère applicable lorsqu’un juge doit trancher une requête pour verdict imposé d’acquittement est le même que celui utilisé lors d’une enquête préliminaire pour déterminer si un accusé doit être renvoyé à procès. La Cour suprême, dans R. c. Arcuri, mentionne ceci :

[21] La question que doit se poser le juge présidant l’enquête préliminaire aux termes du par. 548(1) du Code criminel est identique à celle que doit se poser le juge du procès saisi d’une requête de la défense en vue d’obtenir un verdict imposé, savoir « [s]’il existe ou non des éléments de preuve au vu desquels un jury équitable, ayant reçu des directives appropriées, pourrait conclure à la culpabilité » : Shephard, précité, p. 1080; voir également R. c. Monteleone, [1987] 2 R.C.S. 154, p. 160.  Selon ce critère, le juge présidant l’enquête préliminaire doit renvoyer la personne inculpée pour qu’elle subisse son procès « chaque fois qu’il existe des éléments de preuve admissibles qui pourraient, s’ils étaient crus, entraîner une déclaration de culpabilité » : Shephard, p. 1080.[1]

[Soulignements ajoutés]

[19]           Le juge qui préside le procès doit se garder d’évaluer la force probante de la preuve. Il ne peut apprécier la crédibilité des témoins. Dès qu’un élément de preuve admissible, directe ou circonstancielle, justifierait une déclaration de culpabilité, par un jury a reçu les directives appropriées et qui agit de manière raisonnable, le juge ne peut imposer un verdict d’acquittement[2].

[20]           Lorsque la preuve est directe à l’égard de tous les éléments de l’infraction reprochée, la tâche du juge est claire. L’accusé doit être renvoyé à procès[3]. Cependant, lorsque la preuve est entièrement circonstancielle, l’exercice est plus complexe. Le juge doit alors déterminer si les éléments de l’infraction à l’égard desquels il n’y a pas de preuve directe peuvent raisonnablement être inférés de cette preuve[4]. Il doit faire une évaluation limitée pour déterminer si elle « est raisonnablement susceptible d’étayer les inférences que le ministère public veut que le jury fasse »[5].

[21]           En l’espèce, dans sa décision rendue oralement, le juge se dirige bien en droit en indiquant que « la question à trancher consiste essentiellement à déterminer s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour qu’un jury raisonnable ayant reçu des directives convenables en droit puisse conclure en la culpabilité de l’accusé »[6].

[22]           Le juge résume la preuve présentée. Il considère qu’elle est principalement circonstancielle et que la culpabilité de l’appelante peut être raisonnablement inférée de celle-ci, si elle était crue[7]. Il conclut qu’il pourrait se contenter, à ce stade, de l’évaluation limitée de la preuve, mais il pousse sa réflexion plus loin. Il écrit :

Le lien causal peut-il raisonnablement être inféré de la preuve circonstancielle?

Il importe ici de procéder à une évaluation limitée de la preuve, la preuve circonstancielle étant par définition caractérisée par un écart inférentiel entre la preuve et les faits à être démontrés.

Le Tribunal doit donc se demander si la preuve, telle qu'exposée précédemment, si elle était crue, peut raisonnablement étayer une inférence de culpabilité.

À cette question, je réponds affirmativement.

La présence de Mélissa Webb, sur les lieux de la tragédie apparaît incontestable.

La description du couteau qu'elle tient alors dans sa main, faite par le témoin Barras, concorde avec la blessure répertoriée par le pathologiste à la plaie numéro 5.

En outre, un liquide rougeâtre s'écoule encore de la lame lorsque monsieur Barras aperçoit l'accusée dans les instants suivant le départ de madame Webb de l'appartement 609.

En outre, l'aveu de l'accusée fait à madame Martin et relaté en interrogatoire principal à l'effet qu'elle avait commis un meurtre sur la personne de monsieur Frigon ne peut être plus clair.

Le commentaire de l'accusée formulé le soir des événements, à monsieur Barras, voulant qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter puisqu'elle avait réglé ça, joint à son commentaire ultérieur, à l'intention d'Anne-Sophie Germain, au centre de détention, selon lequel « ils », référant manifestement aux policiers, ne retrouveraient jamais le couteau, car il était bien caché étaie raisonnablement une inférence de culpabilité dans la présente affaire.

Rappelons, de plus, que madame Stéphanie Roy a entendu la femme accompagnant Dave Barras, c'est-à-dire, de l'aveu de ce dernier, Mélissa Webb, prononcer les paroles suivantes en descendant l'escalier : « Viens-t'en vite, j'en ai piqué un ».

Pour l'ensemble des motifs qui précèdent, le Tribunal conclut qu'il y a lieu de rejeter la requête pour verdict dirigé.[8]

[23]           Comme mentionné, l’analyse du juge porte sur le lien de causalité, car l’appelante a fondé sa demande de verdict imposé d’acquittement sur cette question.

[24]           La Cour est d’avis que le juge n’a pas commis d’erreur révisable en rejetant la requête pour verdict imposé d’acquittement.

Le verdict déraisonnable

[25]           L’appelante plaide également que le verdict est déraisonnable. Elle soutient que ce n’est pas un de ceux qu’un jury agissant de matière judiciaire aurait rendus au vu de l’ensemble de la preuve.

[26]           En ce qui concerne l’acte illégal, elle reconnaît avoir tenu un couteau, mais affirme qu’elle n’a jamais frappé M. Frigon avec celui-ci. Elle plaide que le témoignage de M. Langlois, le seul à mentionner l’avoir vue donner un coup de couteau, est peu fiable et crédible.

[27]           Sur la question du lien de causalité, la preuve ne démontre pas selon elle que la plaie #5, qui s’est avérée mortelle, aurait été causée par le couteau qu’elle tenait. Elle plaide qu’il est déraisonnable de conclure que le seul coup de couteau qu’elle aurait porté est celui qui a entraîné le décès de M. Frigon, alors que le Dr Boudrealt a constaté quatre autres blessures superficielles causées par un objet piquant et tranchant. Elle ajoute que selon le témoignage de M. Langlois, elle se trouvait à la droite de M. Frigon, alors que la plaie # 5 se situe à gauche sur le corps de ce dernier.

[28]           Enfin, l’appelante allègue que le ministère public n’a pas établi qu’elle avait l’intention spécifique requise et soutient qu’elle a témoigné de façon crédible à cet égard.

[29]           La question que doit se poser une cour d’appel pour déterminer si un verdict est déraisonnable est la suivante : le verdict est-il « un de ceux qu’un jury qui a reçu les directives appropriées et qui agit de manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre »[9]. Lorsqu’un verdict est rendu par un jury, l’exercice est plus difficile que lorsqu’un juge siège seul. La Cour suprême, dans l’arrêt R. c. W.H., explique ainsi le pouvoir d’une cour d’appel pour déterminer si le verdict est raisonnable :

[27] La cour d’appel qui se penche sur le verdict de culpabilité prononcé par un jury doit respecter deux balises très nettes. D’une part, elle doit dûment prendre en compte la situation privilégiée du jury à titre de juge des faits ayant assisté au procès et entendu les témoignages. Elle ne doit ni devenir un « 13e juré », ni donner suite à un vague malaise ou à un doute persistant qui résulte de son propre examen du dossier, ni conclure au caractère déraisonnable du verdict pour le seul motif qu’elle a un doute raisonnable après examen du dossier.

[28] D’autre part, le tribunal d’appel ne peut se contenter d’apprécier le caractère suffisant de la preuve. Il ne s’acquitte pas de la tâche qui lui incombe en concluant qu’il existe des éléments de preuve qui, s’il leur est ajouté foi, étayent la déclaration de culpabilité. Il doit plutôt « examiner, [. . .] analyser et, dans la mesure où il est possible de le faire compte tenu de la situation désavantageuse dans laquelle se trouve un tribunal d’appel, [. . .] évaluer la preuve » (Biniaris, par. 36) et se demander, à la lumière de son expérience, si « l’appréciation judiciaire des faits exclut la conclusion tirée par le jury » : par. 39 (je souligne). Ainsi, pour déterminer si le verdict est de ceux qu’un jury ayant reçu les directives appropriées et agissant de manière judiciaire aurait raisonnablement pu rendre, le tribunal d’appel doit se demander non seulement si le verdict s’appuie sur des éléments de preuve, mais également si la conclusion du jury ne va pas à l’encontre de l’ensemble de l’expérience judiciaire : Biniaris, par. 40.[10]

[30]           La Cour suprême précise que, lorsque le verdict repose sur l’appréciation de la crédibilité des témoins, comme c’est le cas en l’espèce, « la cour d’appel doit faire preuve d’une grande déférence à l’endroit du juge des faits et de son appréciation de la crédibilité des témoins, étant donné l’avantage que procure à ce dernier le fait de voir les témoins et de les entendre […] »[11].

[31]           Dans l’arrêt Villaroman, la Cour suprême reprend les principes établis pour déterminer si un verdict est déraisonnable :

[55] Un verdict est raisonnable s’il fait partie de ceux qu’un jury qui a reçu des directives appropriées et qui agit d’une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre : R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381. Pour appliquer cette norme, le tribunal d’appel doit réexaminer l’effet de la preuve et dans une certaine mesure la réévaluer : R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, p. 186. Cette évaluation limitée de la preuve en appel doit se faire en tenant compte de la norme de preuve applicable dans une affaire criminelle. Lorsque la thèse du ministère public dépend d’une preuve circonstancielle, la question consiste à se demander si le juge des faits, agissant d’une manière judiciaire, pouvait raisonnablement conclure que la culpabilité de l’accusé était la seule conclusion raisonnable qui pouvait être tirée de l’ensemble de la preuve : Yebes, p. 186; R. c. Mars (2006), 205 C.C.C. (3d) 376 (C.A. Ont.), par. 4; R. c. Liu (1989), 95 A.R. 201 (C.A.), par. 13; R. c. S.L.R., 2003 ABCA 148; R. c. Cardinal (1990), 106 A.R. 91 (C.A.); R. c. Kaysaywaysemat (1992), 97 Sask. R. 66 (C.A.), par. 28 et 31.[12]

[32]           En somme, en présence d’une preuve circonstancielle, une cour d’appel doit déterminer si le juge des faits, « agissant de manière judiciaire, pouvait raisonnablement conclure que la culpabilité de l’accusé était la seule conclusion raisonnable qui pouvait être tirée de l’ensemble de la preuve »[13].

[33]           Il faut d’abord souligner que l’appelante ne fait aucun reproche sur les directives données par le juge au jury. Elles étaient appropriées.

[34]           En ce qui concerne l’acte illégal, plusieurs témoins ont rapporté avoir vu l’appelante avec son couteau. M. Langlois l’a vue frapper M. Frigon, ce qui constitue une preuve directe de ce geste. Il mentionne que le coup a été porté sur le côté gauche du corps. En contre-interrogatoire, il explique que l’appelante se trouvait à la droite de M. Frigon, mais qu’elle l’aurait frappé à gauche. Il précise que c’est en voyant la blessure sur le côté gauche du corps de M. Frigon qu’il a déduit que le coup a été porté à cet endroit. L’évaluation tant de la fiabilité que de la crédibilité de ce témoin revenait au jury qui a entendu les différents témoins et l’appelante ne fait aucun reproche au juge pour ses directives données à cet égard.

[35]           Le témoignage de l’appelante vient par ailleurs confirmer qu’elle était très près de M. Frigon alors qu’elle tenait son couteau. Elle mentionne simplement ne pas avoir senti d’impact sur le couteau lorsque M. Frigon s’est approché, mais elle a tout de même cru nécessaire de vérifier sa réaction en le regardant dans les yeux en plus d’examiner, à deux reprises la lame du couteau pour voir s’il y avait du sang.

[36]           Quant au lien de causalité, des éléments de la preuve permettaient également au jury de tirer des conclusions à cet égard.

[37]           Le Dr André Bourgault, pathologiste judiciaire, explique que cinq plaies constatées sur le corps de M. Frigon ont été causées par un objet piquant et tranchant. Il conclut cependant que la blessure mortelle est la plaie #5. Il mentionne ceci dans son rapport :

Cette plaie mesure 1.5. centimètre de longueur à la peau. À la dissection, on constate que l’objet piquant et tranchant a été enfoncé dans le corps à ce niveau avec une direction pratiquement horizontale d’avant vers l’arrière et de la gauche vers la droite sur une profondeur d’environ 8.5 centimètres. Sur cette trajectoire, l’objet piquant et tranchant est passé par l’épiploon et dans le mésocôlon transverse, a perforé l’estomac et a partiellement sectionné la veine porte, ce qui a entraîné un hémopéritoine (hémorragie interne dans la cavité abdominale) de 2 250 ml. Mortel.

[38]           L’objet piquant et tranchant ayant causé la blessure mortelle avait donc une largeur maximale de 1,5 cm. Or, plusieurs témoins ont vu le couteau porté par l’appelante et sa description correspond à celui qui a causé la blessure mortelle.

[39]           Dave Barras, pour sa part, connaît l’appelante qui fréquente son frère. Voulant arrêter la bagarre, il va chercher un pavé à l’extérieur et remonte à l’appartement. Il frappe M. Frigon derrière la tête. En reculant, il trébuche, perd l’équilibre et tombe sur le balcon qui fait face à l’appartement où se déroule l’altercation. Il croit voir passer une ombre par-dessus lui. Il redescend les marches et jette le pavé sous l’escalier. L’appelante le rejoint. Elle porte un masque noir avec une tête de mort qui lui couvre la moitié du visage. L’appelante lui dit alors : « Je l’ai piqué pour toi ». Elle tient le couteau dans sa main droite. Selon M. Barras, la largeur maximale de la lame est de 1 cm et on peut lire sur le manche l’inscription « Shimano ». Il voit des coulisses rouge foncé, quasiment noires sur la lame. Elles sont sur le bout de celle-ci, en descendant jusqu’à trois ou quatre cm. L’appelante quitte les lieux à vélo. En soirée, il la revoit et elle lui dit ceci : « Inquiète-toi pas, j’ai réglé ça ».

[40]           À cela s’ajoute le témoignage de M. Langlois qui voit l’appelante frapper M. Frigon avec le couteau. Il s’agit d’une preuve directe du coup porté par l’appelante. Il aperçoit ensuite une blessure sur l’abdomen de M. Frigon. Il explique par ailleurs avoir vu M. Bolduc ramasser au sol un ustensile en métal dont le bout s’est cassé. Ce dernier a donné entre cinq à dix coups à M. Frigon avec cet ustensile, ce qui a pu entraîner les blessures superficielles observées par le Dr Bourgault.

[41]           Quant à Mélanie Jalbert, elle explique avoir vu une femme dans les escaliers extérieurs. Celle-ci portait un foulard noir avec des imprimés blancs qui lui couvrait le bas du visage. Elle mentionne également que la femme tenait un couteau dont la lame mesurait environ 11.5 cm. Elle a entendu les mots suivants : « il a été piqué ».

[42]           M. Bolduc, pour sa part, témoigne n’avoir utilisé aucun objet pour frapper M. Frigon durant l’altercation, bien que M. Langlois affirme l’avoir vu le frapper sous le bras avec un ustensile qui n’était pas un couteau.

[43]           Stéfanny Roy est quant à elle à l‘extérieur de l’immeuble lorsqu’elle aperçoit un homme et une femme au bas des marches. L’homme prend une brique et monte vers l’appartement de M. Moisan. La femme le suit. Son visage est caché à moitié par un bandeau noir avec des motifs blancs. Elle la voit redescendre quelques minutes plus tard avec un couteau à steak au manche noir dans les mains et l’entend mentionner ceci à l’homme : « Vient-en, vient-en, y faut s’en aller. J’viens d’en piquer un ». La femme quitte les lieux à vélo.

[44]           Un voisin, Dominique Rheault, décrit également avoir vu une femme qui portait un foulard lui couvrant la moitié du visage et un autre, la tête. Elle tenait un petit couteau au manche noir dont la lame pointait vers le bas. Il la voit quitter les lieux sur son vélo.

[45]           En 2019, Jessica-Corinne Martin rencontre l’appelante régulièrement et elles consomment ensemble. En octobre 2019, lors d’une soirée, l’appelante lui dit qu’elle sait qui a commis le meurtre sur la rue Napoléon. Elle était présente sur les lieux. Mme Martin ne se souvient plus des paroles prononcées par l’appelante, mais elle comprend que c’est cette dernière qui a commis le meurtre. L’appelante lui demande de garder l’information pour elle. Le soir même, Mme Martin se fait arrêter par les policiers. Elle trouve ça injuste et leur dit que la coupable « leur a glissé entre les doigts ».

[46]           Mme Anne-Sophie Germain a pour sa part partagé une cellule de prison avec l’appelante qui lui a mentionné ceci : « Je dis pas que je l’ai faite, je dis pas que je l’ai pas faite », tout en mimant des coups de couteau sur le côté du corps. L’appelante ajoute qu’ils ne retrouveront jamais le couteau, car il est bien caché.

[47]           L’appelante plaide que, même en retenant qu’elle a donné un coup de couteau à M. Frigon, rien n’établit que c’est celui qui a causé la plaie #5, qui s’est révélée mortelle. Or, plusieurs éléments de preuve circonstancielle, de même que la preuve directe du coup porté à M. Frigon, permettaient au jury de conclure au lien de causalité.

[48]           Enfin, en ce qui concerne l’intention spécifique, la Cour rejette l’argument de l’appelante selon lequel il n’y aurait aucune preuve à cet égard. Plusieurs témoins ont rapporté l’avoir entendu dire qu’elle avait piqué [M. Frigon] ou qu’elle avait réglé ça. Plus particulièrement, elle a dit à M. Barras, en arrivant au bas des escaliers : « Inquiète-toi pas, j’ai réglé ça ». Stéfanny Roy a entendu des paroles similaires, soit « Vient-en, vient-en, y faut s’en aller. J’viens d’en piquer un ». Par ailleurs, le Dr Bourgault a expliqué que le coup porté à l’abdomen de M. Frigon par l’appelante était de nature à causer des lésions corporelles pouvant entraîner la mort.

[49]           La Cour est d’avis que l’examen et la réévaluation de la preuve permettent de conclure que le verdict de culpabilité à une accusation de meurtre au deuxième degré n’est pas déraisonnable. Il fait partie de ceux qu’un jury ayant reçu des directives appropriées et qui agit d’une manière judiciaire[14] pouvait rendre, compte tenu de la preuve qui lui a été présentée.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[50]           REJETTE l’appel.

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

 

 

 

 

 

CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A.

 

Me Sébastien St-Laurent

Pour l’appelante

 

Me Caroline Munger

directeur des poursuites criminelles et pénales

Pour l’intimé

 

Date d’audience :

3 mai 2023

 


[1]  R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, paragr. 21. Voir aussi R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, paragr. 16; M.M. c. ÉtatsUnis dAmérique, 2015 CSC 62, paragr. 37; États-Unis d'Amérique c. Ferras; États-Unis d'Amérique c. Latty, 2006 CSC 33, paragr. 39; R. c. Sazant, 2004 CSC 77, paragr. 16; Proulx c. Québec (Procureur général), 2001 CSC 66, paragr. 207-209; R. c. Charemski, [1998] 1 R.C.S. 679, paragr. 2; R. c. Litchfield, [1993] 4 R.C.S. 333, p. 361; R. c. Monteleone, [1987] 2 R.C.S. 154, paragr. 8; Mezzo c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 802, paragr, 9; ÉtatsUnis d'Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067, p. 1080; Martin Vauclair et Tristan Desjardins, Traité général de preuve et de procédures pénales, 29e éd., Montréal, Yvon Blais, 2022, p. 826-827.

[2]  R. c. Monteleone, supra, note 1. Voir aussi R. c. Arcuri, supra, note 1, paragr. 1; R. c. Litchfield, supra, note 1.

[3]  R. c. Arcuri, supra, note 1, paragr. 22. Voir aussi ÉtatsUnis d'Amérique c. Shephard, supra, note 1, p. 1086-1087; Drouin c. R., 2020 QCCA 1378, paragr. 89-91, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 6 mai 2021, no 500-10-006197-162.

[4]  R. c. Kirkpatrick, supra, note 1; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, paragr. 2; R. c. Charemski, supra, note 1, paragr. 5.

[5]  R. c. Arcuri, supra, note 1, paragr. 23.

[6]  R. c. Webb, C.S. Québec, no 200-01-232819-197, 2 juin 2021, Huot, j.c.s. [Décision hors jury], p. 7475.

[7]  Décision hors jury, p. 96, lignes 19-24.

[8]  Id., p. 96-98.

[9]  R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168, p. 178. Voir aussi R. c. C.P., 2021 CSC 19, paragr. 28; R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, paragr. 55; R. c. W.H., 2013 CSC 22, paragr. 26; R. c. R.P., 2012 CSC 22, paragr. 9; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, paragr. 36; R. c. Molodowic, 2000 CSC 16, paragr. 1; Richard c. R., 2015 QCCA 1523, paragr. 22-26; N'Drin Beugré c. R., 2014 QCCA 2002, paragr. 123-130; Pardi c. R., 2014 QCCA 320, paragr. 22-28.

[10]  R. c. W.H., supra, note 9, paragr. 27-28. Voir aussi R. c. Biniaris, supra, note 9, paragr. 36, 39 et 40; Pardi c. R., supra, note 9, paragr. 24-25 et 28.

[11]  R. c. W.H., supra, note 9, paragr. 30. Voir aussi R. c. Molodowic, supra, note 9; R. c. Biniaris, supra, note 9, paragr. 24; R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122, p. 131.

[12]  R. c. Villaroman, supra, note 9.

[13]  Ibid.

[14]  Ibid.

AVIS :
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