Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard |
2018 QCCA 1063 |
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COUR D’APPEL |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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GREFFE DE
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N° : |
500-09-027451-186, 500-09-027457-183 |
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(500-17-099497-177) |
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DATE : |
21 juin 2018 |
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N° 500-09-027451-186 |
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GROUPE CRH CANADA INC. |
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APPELANTE — défenderesse |
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c. |
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ANNIE BEAUREGARD |
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RICHARD DUFF |
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INTIMÉS — demandeurs |
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-et- |
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KPH TURCOT |
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BAU-VAL INC. |
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VILLE DE VARENNES |
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PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC |
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MISES EN CAUSE — défenderesses |
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N° 500-09-027457-183 |
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BAU-VAL INC. |
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APPELANTE — défenderesse |
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c. |
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ANNIE BEAUREGARD |
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RICHARD DUFF |
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INTIMÉS — demandeurs |
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-et- |
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GROUPE CRH CANADA INC. |
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KPH TURCOT |
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VILLE DE VARENNES |
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PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC |
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MISES EN CAUSE — défenderesses |
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ARRÊT |
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[1]
Le 26 avril 2018, Groupe CRH Canada Inc. (« CRH »),
Bau-Val Inc. (« Bau-Val ») et KPH Turcot, un partenariat
s.e.n.c. (« KPH Turcot ») ont obtenu la permission d’appeler[1] d’un jugement du
29 mars 2018 de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Kirkland
Casgrain) (
[2] Étant donné que KPH Turcot invoquait que le Projet Turcot serait sérieusement retardé si l’injonction interlocutoire n’était pas levée à compter du 1er juin 2018, l’audition conjointe des appels fut fixée de façon urgente au 30 mai 2018. Or, le 11 mai 2018 KPH Turcot se désistait de son appel. On peut penser que les prétentions antérieures de KPH Turcot étaient erronées et que le Projet Turcot pourra se poursuivre selon l’échéancier prévu, peu importe le sort de l’appel.
[3] Les appels restants ne concernent donc que les activités de CRH et Bau-Val et non plus le Projet Turcot.
LE CONTEXTE
[4] Le contexte du litige fut décrit dans le jugement accordant la permission d’appeler et il y a lieu de le reprendre ici[2].
[5] L'injonction interlocutoire fut prononcée à la demande des intimés Annie Beauregard et Richard Duff agissant en leur nom et en vertu d’un mandat qui leur fut confié par 24 autres individus. Ils sont tous des résidents riverains d'un tronçon de moins de deux kilomètres du chemin de la Butte-aux-Renards à Varennes, lequel est bordé par 15 résidences. Il s'agit de l'unique voie de circulation permettant aux camions de s'approvisionner auprès de la carrière de CRH et des installations de Bau-Val.
[6] Le camionnage sur le chemin de la Butte-aux-Renards a fait l'objet de plusieurs plaintes des résidents riverains au cours des années. Diverses démarches de la Ville de Varennes afin d'aménager une route de contournement se sont avérées infructueuses. Les plaintes des résidents, qui perduraient depuis plusieurs années, ont pris de l'ampleur en 2016 lorsque CRH devient une source importante de pierre concassée pour le Projet Turcot, laquelle pierre répondant à des critères techniques particuliers propices à la réalisation du projet.
[7] Le Projet Turcot s'étend sur environ sept kilomètres dans l'axe de l'autoroute 20 et 720 et sur environ trois kilomètres dans l'axe de l'autoroute 15, dans les quartiers du sud-ouest du centre-ville de Montréal, Montréal-Ouest et Westmount. Outre la reconstruction de l'échangeur Turcot et les tronçons des autoroutes 15, 20 et 720, le Projet Turcot comprend notamment la reconstruction des échangeurs de La Vérendrye, Angrignon et Montréal Ouest. Il s'agit d'un projet majeur d'infrastructures routières requis pour les besoins des usagers du réseau routier métropolitain. D'ailleurs, selon la preuve au dossier, plus de 300 000 véhicules circulent quotidiennement sur l'échangeur Turcot.
[8] KPH Turcot a reçu du ministère des Transports du Québec (« MTQ ») le contrat de conception-construction pour le Projet Turcot, qui doit être livré à l’automne 2020. Le projet est soumis à un échéancier serré, lequel exige que les travaux soient réalisés selon un horaire de travail de six jours par semaine sur deux quarts de travail, et ce, en continu, trois saisons par année. Contrairement aux structures existantes de l'ancien échangeur Turcot de type surélevé, les nouvelles infrastructures sont construites majoritairement sur du remblai. Il s'agit essentiellement de construire des murs de soutènement le jour et d'y ajouter à l'intérieur du remblai (des pierres concassées) la nuit.
[9] L'approvisionnement de cette pierre concassée se fait à la carrière de CRH puisque, jusqu’à récemment, KPH Turcot soutenait que cette carrière était la seule à proximité du Projet Turcot qui pouvait fournir en quantité suffisante la pierre concassée comportant les caractéristiques exigées par le MTQ.
[10] Il va de soi que cette demande a grandement augmenté la circulation des camions sur le chemin de la Butte-aux-Renards. Non seulement le nombre de camions augmente-t-il de façon importante, mais l'approvisionnement auprès de la carrière de CRH s'étend une partie de l'année au soir et à la nuit, de même que la fin de semaine, et ce, principalement aux fins de desservir le Projet Turcot. Ainsi, selon les conclusions du juge de première instance, la circulation totale de camions attribuable aux activités de CRH aurait doublé, de 124 324 passages en 2015 à 244 128 passages en 2017.
[11] À cette circulation s'ajoute celle liée aux activités de Bau-Val. Dans ce dernier cas, la circulation des camions aurait augmenté d'un peu plus d'un tiers, soit de 22 634 passages en 2015 à 30 414 passages en 2017. Cet accroissement de la circulation n'est cependant pas la résultante du Projet Turcot, mais plutôt d'une expansion des activités de l'entreprise Bau-Val.
[12] Les résidents riverains du chemin de la Butte-aux-Renards soutiennent que cette augmentation de la circulation des camions rend leur vie intolérable. Ils entament ainsi des procédures judiciaires pour obtenir des injonctions et des dommages-intérêts. Ils essuient un premier échec le 17 juillet 2017 lorsque le juge Paul Mayer de la Cour supérieure refuse de leur accorder une injonction provisoire vu l'absence d'urgence et l'intérêt public à terminer le Projet Turcot dans les délais.
[13]
Les résidents cherchent alors à obtenir une injonction interlocutoire,
ce que le juge de première instance leur accorde le 29 mars 2018. Dans son
jugement, il conclut que les résidents riverains vivent une situation difficile
liée au camionnage sur le chemin de la Butte-aux-Renards, que ce camionnage est
excessif et qu'il contrevient à l'article 20 de la Loi sur la qualité de
l'environnement[3]
(« LQE »). Il ajoute que CRH et Bau-Val exercent
leurs droits d'une manière excessive et déraisonnable et invoque l'article
[14] Le juge énonce ensuite que le droit des résidents riverains du chemin de la Butte-aux-Renards serait clair. Selon le juge, « si le droit est clair — mais la certitude n'est pas essentielle —-, l'injonction doit être émise »[6]. Il écarte ainsi le critère de la balance des inconvénients qui est généralement pris en compte lorsqu'une partie demande une injonction interlocutoire. Il conclut aussi que le procès qui décidera du mérite de l'action judiciaire entreprise par les résidents riverains « ne pourra avoir lieu avant au moins un an ou deux, d'où la demande interlocutoire »[7]. Il prononce donc une injonction valable jusqu'au jugement final.
[15] Cette injonction interlocutoire interdit le camionnage de soir et de nuit (de 17 h 30 à 6 h 29), limite le camionnage de fin de semaine à trois samedis par année et restreint sévèrement le camionnage de jour pour CRH et Bau-Val.
[16] CRH, Bau-Val et KPH Turcot demandent la permission d’appeler de ce jugement, de même que la suspension de l’injonction interlocutoire pendant l’appel. Le 26 avril 2018, la permission d’appeler est accordée et l’injonction interlocutoire est suspendue en partie, soit pour les jours du mois de mai 2018 (un jour s’étendant de 6 h 30 à 17 h 29), tout en étant maintenue pour le soir, la nuit et les fins de semaine. Cette suspension partielle de l’injonction interlocutoire fut prolongée par la Cour jusqu’à ce que le présent arrêt soit rendu.
LES MOYENS SOULEVÉS PAR LES APPELANTES
[17]
CRH soutient qu’elle n’est pas la « voisine » des intimés au
sens de l’article
[18]
CRH ajoute qu’il y a absence totale de preuve d’une prétendue violation
de l’article
[19] Enfin, les intimés ne subiraient pas de préjudice irréparable si la demande d’injonction interlocutoire était refusée puisque le type d’inconvénients dont ils se plaignent est compensable financièrement. Au contraire, l’injonction interlocutoire octroyée par le juge de première instance causerait à CRH un préjudice irréparable résultant de la perte de ventes, de sorte que la prépondérance des inconvénients - un critère que le juge a erronément refusé de considérer - la favorise.
[20] Bau-Val ajoute que la preuve qui la concerne est nettement insuffisante pour soutenir l’émission d’une injonction interlocutoire contre elle. Elle n’a manifestement qu’un rôle de second plan quant aux activités de transport ou de camionnage sur le chemin de la Butte-aux-Renards dont se plaignent les intimés. En outre, l’injonction interlocutoire lui cause une perte de clientèle, ce qui constitue un préjudice sérieux et irréparable faisant en sorte que la balance des inconvénients joue en sa faveur.
[21]
En ce qui concerne l’article
ANALYSE
La norme d’intervention
[22] La décision d’accorder une injonction interlocutoire est une décision discrétionnaire qui commande un degré élevé de déférence en appel[11]. Ainsi, le rôle d’une cour d’appel en matière de demande d’injonction interlocutoire est d’abord de vérifier si le juge de première instance s’est bien dirigé en droit, s’il a commis une erreur manifeste et déterminante dans l’appréciation des faits pouvant donner ouverture au recours et, le cas échéant, s’il a exercé judiciairement sa discrétion[12].
Les critères pour accorder une injonction interlocutoire
[23] Les injonctions proviennent de la common law et sont des réparations en equity[13]. Une injonction interlocutoire est celle rendue en cours d’instance et elle est normalement exécutoire jusqu’au procès ou jusqu’au règlement du litige. De telles injonctions visent essentiellement à permettre qu’une réparation efficace soit possible lorsque l’affaire sera finalement jugée au fond[14].
[24] Au Québec, le cadre fondamental de la procédure civile est codifié et a un caractère législatif[15]. Dans le respect de la tradition civiliste, les articles 510, al. 1 et 511, al. 1 du Code de procédure civile (« C.p.c. ») ont donc codifié[16] l’injonction interlocutoire de common law de la façon suivante :
510. Une partie peut, en cours d’instance, demander une injonction interlocutoire. Elle peut présenter sa demande même avant le dépôt de sa demande introductive d’instance si elle ne peut déposer cette dernière en temps utile. Cette demande est signifiée à l’autre partie avec un avis de sa présentation. […] |
510. A party may ask for an interlocutory injunction in the course of a proceeding or even before the filing of the originating application if the latter cannot be filed in a timely manner. An application for an interlocutory injunction is served on the other party with a notice of its presentation. […] |
511. L’injonction interlocutoire peut être accordée si celui qui la demande paraît y avoir droit et si elle est jugée nécessaire pour empêcher qu’un préjudice sérieux ou irréparable ne lui soit causé ou qu’un état de fait ou de droit de nature à rendre le jugement au fond inefficace ne soit créé. […] |
511. An interlocutory injunction may be granted if the applicant appears to have a right to it and it is judged necessary to prevent serious or irreparable prejudice to the applicant or to avoid creating a factual or legal situation that would render the judgment on the merits ineffective. […] |
[25]
Malgré cette codification, l’émission d’une
injonction interlocutoire demeure l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire du
même genre que celui exercé en equity dans les juridictions de common
law[17].
Tel que le soulignait le juge Bernier au nom de la Cour dans l’arrêt Favre
c. Hôpital Notre-Dame[18],
« [l]a codification de l’article
[26] Les critères de l’injonction interlocutoire sont bien établis dans la jurisprudence. Dans un arrêt récent, la juge Abella les a énoncés ainsi au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada[20] :
[25] L’arrêt
RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général),
[27] Ainsi, celui qui requiert une injonction interlocutoire doit satisfaire les trois critères suivants.
[28]
Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir
qu'il y a une question sérieuse à juger. Ce critère est généralement peu
exigeant. Il suffit que la demande ne soit ni frivole ni vexatoire. Par
conséquent, un long examen du bien-fondé de la demande n'est souvent ni
nécessaire ni souhaitable[21],
sauf circonstances exceptionnelles - comme lorsque l’injonction interlocutoire
équivaut pratiquement à une disposition définitive du litige. L’article
[29] Ainsi, dans RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général)[24] (« RJR - MacDonald »), les juges Sopinka et Cory ont énoncé que le « critère formulé dans American Cyanamid est maintenant généralement accepté par les tribunaux canadiens qui, toutefois, reviennent à l’occasion à un critère plus strict ». Dans l’arrêt Société zoologique de Québec inc. c. Québec (ministre de l’Environnement)[25], le juge LeBel, s’exprimant alors pour la Cour, prenait acte de la position de la Cour suprême du Canada selon laquelle il suffit qu’il y ait une « question sérieuse à juger », tout en soulignant que ce critère n’est pas réellement différent du critère de l’« apparence de droit » énoncé au C.p.c.[26] :
[31] À cet égard, le
critère de la question dite sérieuse, qu'on tire parfois des arrêts de la Cour
suprême du Canada dans R.J.R. MacDonald c. Procureur général du Canada,
[30] Deuxièmement, il faut rechercher si la partie qui requiert l’injonction interlocutoire subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Le C.p.c. ajoute ici la notion de « préjudice sérieux ». Un préjudice irréparable est un préjudice qui n’est pas susceptible d’être remédié par des dommages-intérêts ou qui peut difficilement l’être[27]. Comme l’expliquent les juges Sopinka et Cory dans l’arrêt RJR — MacDonald : « Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre »[28].
[31]
L’article
[44] Au-delà du
critère de l’apparence de droit, l’article
[45] Si le Tribunal
agissait de la sorte, cela aurait pour effet de nier au créancier le choix du
mode d’exécution, en nature ou par équivalent, alors que ce choix lui est
reconnu et qu’il lui appartient, comme l’affirment les articles
[…]
[49] Il faut donc écarter ou se méfier de la jurisprudence issue de situations de common law où les principes pourraient être différents ou incompatibles. […]
[Soulignement ajouté]
[32] Cette distinction entre le droit civil et la common law découle, entre autres, des caractéristiques propres au droit civil québécois, lequel accepte plus aisément les remèdes en nature que la common law, comme le note les auteurs Lluelles et Moore[30] :
L’exécution en nature constitue sans conteste « le moyen le plus satisfaisant pour le créancier qui obtiendra alors exactement ce à quoi il s’attendait ». Ce recours devrait donc être le recours idéal, voir le recours par excellence. Il n’en a pas toujours été ainsi. Pendant une longue période, les tribunaux québécois ont fait preuve d’une grande réticence à l’égard de cette sanction, la considérant comme un « recours exceptionnel ». Sans doute nos magistrats furent-ils influencés par la common law, qui voit dans l’attribution de dommages le remedy de principe, l’exécution en nature n’étant concédée qu’exceptionnellement - et de manière discrétionnaire - au moyen d’une création de l’equity, la specific performance. […] l’introduction dans notre droit […] de l’injonction de faire (dite « injonction mandatoire ») (aert. 751 C.p.c.), jointe à l’adoption des chartes des droits, avait sans doute contribué à assouplir l’attitude de tribunaux à l’égard du recours en exécution en nature. On ne peut donc s’étonner si, fidèle aux recommandations du projet de l’office de révision du Code civil, le codificateur contemparain réserve à l’exécution en nature une place enviable, voire « privilégiée ». […]
[33] Ainsi, particulièrement s’il s’agit d’une demande relevant du droit privé et opposant un créancier à son débiteur en cas d’inexécution de son obligation, dans les circonstances qui s’y prêtent une injonction interlocutoire peut être émise au Québec si celui qui la demande établit un préjudice « sérieux », et ce, même si le préjudice n’est pas nécessairement « irréparable » en ce qu’il pourrait être compensé au moyen de dommages-intérêts.
[34] Troisièmement, il faut rechercher laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’injonction interlocutoire sera accordée ou refusée dans l'attente d'une décision sur le bien-fondé du dossier au mérite[31]. Il s’agit d’un critère jurisprudentiel qui n’a pas été formellement repris au C.p.c. Les facteurs qui peuvent être considérés lors de l'examen de ce critère de la « prépondérance des inconvénients » sont nombreux, et ils varient d'un cas à l'autre[32]. Dans les cas qui s’y prêtent, l'intérêt public peut d’ailleurs être pris en compte dans le cadre de cette pondération[33].
La question sérieuse
[35]
Les appelantes soutiennent que les intimés ne satisfont pas le critère
de la question sérieuse, car ils ne seraient ni des « voisins » au
sens de l’article
[36]
L’article
976. Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux. |
976. Neighbours shall suffer the normal neighbourhood annoyances that are not beyond the limit of tolerance they owe each other, according to the nature or location of their land or local usage. |
[37]
Il est désormais fermement établi que le droit civil québécois
reconnaît, en matière de troubles de voisinage, un régime de responsabilité
sans faute fondé sur l’article
[38]
Pour sa part, l’article
20. Nul ne doit émettre, déposer, dégager ou rejeter ni permettre l’émission, le dépôt, le dégagement ou le rejet dans l’environnement d’un contaminant au-delà de la quantité ou de la concentration prévue par règlement du gouvernement. La même prohibition s’applique à l’émission, au dépôt, au dégagement ou au rejet de tout contaminant, dont la présence dans l’environnement est prohibée par règlement du gouvernement ou est susceptible de porter atteinte à la vie, à la santé, à la sécurité, au bien-être ou au confort de l’être humain, de causer du dommage ou de porter autrement préjudice à la qualité du sol, à la végétation, à la faune ou aux biens. |
20. No one may emit, deposit, issue or discharge or allow the emission, deposit, issuance or discharge into the environment of a contaminant in a greater quantity or concentration than that provided for by regulation of the Government. The same prohibition applies to the emission, deposit, issuance or discharge of any contaminant the presence of which in the environment is prohibited by regulation of the Government or is likely to affect the life, health, safety, welfare or comfort of human beings, or to cause damage to or otherwise impair the quality of the soil, vegetation, wildlife or property.
|
[39]
L’article
(a) premièrement, comme le prévoit le premier alinéa de l’article 20, nul ne peut émettre ou rejeter dans l’environnement un contaminant au-delà de la norme prévue par règlement du gouvernement;
(b) deuxièmement, la première partie du second alinéa prévoit que nul ne peut émettre ou rejeter dans l’environnement un contaminant dont la présence est prohibée par règlement du gouvernement;
(c) troisièmement, la deuxième partie du second alinéa prévoit que nul ne peut émettre ou rejeter dans l’environnement un contaminant susceptible de porter atteinte à la vie, à la santé, à la sécurité, au bien-être ou au confort de l’être humain, de causer du dommage ou de porter autrement préjudice à la qualité du sol, à la végétation, à la faune ou aux biens.
[40]
Les deux premiers volets de l’article
[41]
En somme, seul le troisième volet de l’article
[99] S'agissant de ce contaminant particulier qu'est le son,
il est en effet inutile de mentionner que le législateur n'a pas voulu bannir
tout bruit ou tout son. C'est le bruit excessif qui, seul, peut être visé. Or,
ce qui est excessif dépend du contexte. C'est un truisme en effet de dire que
la nocivité du bruit, aux fins du troisième volet de l'article
[100] Autrement dit, l'article
[42]
Ainsi, la norme énoncée au troisième volet de l’article
[43]
Dans les circonstances particulières du présent dossier, il y a donc
lieu de fonder l’analyse de la question sérieuse principalement sur l’article
[44]
À cette fin, les appelantes soutiennent qu’elles ne sont pas voisines
des intimés au sens de l’article
[45] Les parties à un recours pour trouble de voisinage n’ont pas à être des voisins contigus et le voisinage peut même être assez étendu. Ainsi, dans l’arrêt Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, la Cour suprême du Canada affirme ce qui suit[46] :
[96] Signalons, en terminant, que la
juge Dutil n’a pas commis d’erreur dans l’interprétation du terme « voisin »
utilisé à l’art.
[46]
Dans ce cas-ci, les entreprises en cause se trouvent à quelques kilomètres
à peine des intimés (environ 3 km) et on ne peut y accéder pour les fins du
camionnage qu’en empruntant le chemin de la Butte-aux-Renards. Ces entreprises
et les intimés sont manifestement des « voisins » au sens où l’entend
l’article
[47]
Les appelantes soutiennent aussi que la source des inconvénients subis
par les intimés résulte de l’exploitation de la voie publique et non de
l’exploitation de leurs entreprises. Ils s’attaquent ainsi au lien qu’il faut
nécessairement établir aux fins de l’article
[101] Les activités de camionnage ont leur dynamisme propre. Elles peuvent être pratiquées de façon à ne causer que peu ou pas d’inconvénients aux propriétaires riverains de la voie publique ou encore, comme c’est le cas ici, elles peuvent être pratiquées de façon hautement nuisible. Dépendamment des faits et des circonstances, la cause du dommage pourrait être la conduite fautive des conducteurs qui vont trop vite ou qui surchargent leur véhicule, l’état d’une chaussée mal entretenue, le non-respect et/ou la non-application de la réglementation municipale, etc.
[102] En supposant que tous les camions qui passent sur le chemin desservent la carrière, l’exploitation de celle-ci par la défenderesse sur sa propriété est une cause sine qua non des dommages, c’est-à-dire qu’en l’absence de cette exploitation, ceux-ci ne surviendraient pas. Cela ne suffit pas à en faire la cause juridique des dommages. Vu le rôle actif et prépondérant des autres causes dans la chaîne de causalité, l’exploitation de la carrière doit être reléguée au rang de simple occasion du dommage.
[103] La cause efficiente, qui doit être retenue comme cause juridique, est plutôt reliée au camionnage lui-même.
[104] Dans le cadre du présent litige, les demandeurs n’ont pas tenté d’établir la responsabilité de la défenderesse en raison, par exemple, de la conduite fautive de conducteurs qui seraient ses préposés, ou pour toute autre faute dont la défenderesse pourrait être tenue responsable seule, ou en commun avec la municipalité ou d’autres personnes.
[Soulignement ajouté]
[48]
Avec égards, ce raisonnement doit être écarté ou, à
tout le moins, considéré inapplicable en l’espèce. Les intimés affirment que le
camionnage excessif est l’« inconvénient anormal » qu’ils subissent
en ce sens que les désagréments dont ils se plaignent (bruit, poussière,
particules, vibrations, pollution lumineuse et odeurs) sont inhérents au
passage même des camions. Or, ce camionnage excessif est
directement relié aux activités des appelantes, leurs « voisines » au
sens de l’article
[47] En l’absence de contravention de l’exploitant à des normes réglementaires ou à des conditions du certificat d’autorisation quant au taux de circulation de camions par heure, le Tribunal ne peut faire droit à la présente demande d’injonction et empêcher la circulation de camions lourds dans le Rang III que si la demanderesse prouvait négligence ou abus de droit de la part de la défenderesse [c’est-à-dire, un trouble de voisinage].
[…]
[51] L’ensemble de la preuve telle que soumise ne justifie pas le Tribunal de faire droit à la demande d’injonction. L’exploitant de la sablière n’est pas pour autant à l’abri d’une injonction. Il ne peut abuser de son droit d’exploiter la sablière et doit respecter les règles de bon voisinage, notamment dans sa gestion de la fréquence et de la manière dont le transport de sable est effectué.
[Soulignement ajouté]
[49] Si les inconvénients subis résultaient plutôt d’une faute des camionneurs, qui ne sont pas des employés des appelantes (ce qui serait le cas, par exemple, si les camionneurs, dans une intention malveillante, abusaient sans justification du klaxon en pleine nuit), ces dernières pourraient sans doute soulever ce fait à titre de novus actus interveniens afin de rompre le lien de causalité entre les activités de la carrière et les inconvénients subis. Toutefois, le fait qu’il soit théoriquement possible qu’un événement rompe le lien de causalité à titre de novus actus interveniens ne suffit pas à conclure que le lien de causalité est rompu. Encore faut-il que cet événement se soit effectivement produit. La catégorie du novus actus interveniens suppose l’existence d’un fait ou d’un acte qui a rompu le lien de causalité entre l’activité du défendeur et le préjudice subi par le demandeur[49]. Cependant, ce n’est pas le cas ici, car ce qui est en cause n’est pas la conduite abusive des camionneurs, mais plutôt la quantité excessive de chargements provenant des entreprises voisines créant ainsi une circulation excessive de camions.
[50]
Le camionnage en cause en l’espèce est donc
indissociable des activités de chargement qui, elles, font partie de
l’exploitation même des entreprises des appelantes. Ainsi, un tribunal peut
conclure à l’existence d’un trouble de voisinage contraire à l’article
[51]
Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas
nécessaire que la Cour décide, dans le contexte des présents appels, si le
propriétaire ou le gestionnaire d’une route publique est aussi un
« voisin » au sens de l’article
[52] D’après les conclusions de fait du juge de première instance, la circulation totale de camions attribuable aux activités de CRH aurait doublé, de 124 324 passages en 2015 à 244 128 passages en 2017[51]. Quant à Bau-Val, la circulation s’est accrue de 22 634 passages en 2015 à 30 414 passages en 2017[52].
[53] Les intimés prétendent que ce camionnage est excessif sur le chemin de la Butte-aux-Renards puisqu’il engendre des inconvénients anormaux de voisinage. Ils se plaignent particulièrement des « sons », « odeurs » et « vibrations » lesquels, il faut le souligner, sont des « contaminants » au sens du paragraphe 1(5°) LQE[53].
[54] Les heures d’ouverture courantes de la carrière de CRH à Varennes sont, depuis plusieurs années, de 6 h à 18 h du lundi au vendredi et à l’occasion, de 6 h à 14 h le samedi[54]. En juin 2016, toutefois, CRH a informé la Ville qu’elle avait obtenu « un important contrat de fourniture de pierres et d’agrégats, dans un contexte où les travaux en cause devaient se réaliser principalement la nuit »[55]. Comme l’explique Mathieu Langelier, Directeur Environnement, santé et sécurité chez CRH, dans sa déclaration sous serment en date du 20 février 2018, « le projet du complexe d’échangeurs Turcot […] a créé depuis l’année 2016 […] une forte demande de matériaux » et « [c]’est la demande créée par le chantier du complexe d’échangeurs Turcot […] qui entraîne l’intensification du camionnage sur le chemin de la Butte-aux-Renards »[56]. Ce camionnage accru relié au Projet Turcot se fait principalement du mois de juin au mois de septembre, le soir et la nuit en semaine et le jour les samedis.
[55] Il ressort des déclarations sous serment des résidents du chemin de la Butte-aux-Renards, dont le juge de première instance cite de larges extraits dans son jugement, que c’est surtout l’horaire atypique de la carrière de CRH depuis 2016, c’est-à-dire le camionnage de soir, de nuit et de fin de semaine lié au Projet Turcot, qui est la principale cause de leurs tourments. Comme le note le juge de première instance, « plusieurs des demandeurs déclarent s’être accommodés de l’achalandage de[s] années [2014 et 2015] (voir leurs [déclarations assermentées] et interrogatoires hors cour) »[57]. Toujours selon le juge de première instance, « le camionnage de nuit […], que ce soit la semaine ou la fin de semaine, est pratiquement généré par Turcot »[58]. En effet, « [e]nviron 98,6 % du transport d’agrégats en dehors des heures d’ouverture courantes depuis 2016 provenant de la carrière de Varennes sont destinés aux travaux du complexe d’échangeurs Turcot » et « [c]’est […] la construction du complexe d’échangeurs Turcot qui nécessite ainsi un approvisionnement en agrégats de façon continue la nuit »[59].
[56] Tout comme le juge de première instance, force est de constater que les chiffres correspondant au camionnage de soir, de nuit et de fin de semaine engendré par les besoins du Projet Turcot sont « hallucinants »[60]. Pour les mois de juin à septembre 2016, ces chiffres sont respectivement les suivants[61] : 5 870, 3 283, 7 280 et 5 289 passages. Il s’agit là seulement des passages de soir, de nuit et de fin de semaine pour CRH. Pour les mois de juin à septembre 2017, ces chiffres sont respectivement les suivants[62] : 2 817, 7 911, 7 638 et 2 532 passages.
[57] À titre d’exemple, selon une étude réalisée entre le vendredi 26 août 2016 et le vendredi 2 septembre 2016[63], il est passé en moyenne environ 149 camions à benne par nuit auxquels il faut additionner le passage de 131 poids lourds par nuit, pour un total de 280 camions par nuit[64]. Une nuit s’étendant, dans cette étude, entre 20 h et 7 h (soit 11 heures), cela représente environ 25 camions par heure, soit un camion presque toutes les deux minutes… en pleine nuit. Le juge de première instance a sans équivoque conclu qu’il s’agissait d’un camionnage « excessif »[65]. Rappelons que l’évaluation du caractère « anormal » de l’inconvénient subi « est essentiellement une question de fait faisant appel au pouvoir d’appréciation du juge de première instance qui jouit d’une discrétion »[66].
[58] Les mesures acoustiques prises sur le chemin de la Butte-aux-Renards effectuées de 16 h 24 le jeudi 15 septembre 2016 jusqu’à 19 h 51 le vendredi 16 septembre 2016 indiquent des niveaux sonores aux trois points mesurés de 63, 64 et 66 dBA sur 24 heures[67].
[59] Ainsi, au stade actuel du dossier, le juge de première instance pouvait tout à fait retenir que ce bruit était un inconvénient « anormal » ou « excessif » compte tenu de la quantité de passages de camions en cause, des mesures acoustiques et des descriptions des préjudices subis énoncés par les intimés riverains du chemin de la Butte-aux-Renards dans leurs nombreuses déclarations assermentées à l’appui de la demande d’injonction interlocutoire.
[60] Les intimés satisfont donc au critère de la question sérieuse en ce qui concerne à tout le moins le camionnage de soir, de nuit et de fin de semaine lié au Projet Turcot. CRH reconnaît que « [c]’est […] la construction du complexe d’échangeurs Turcot qui nécessite […] un approvisionnement en agrégats de façon continue la nuit » et qu’« [i]l s’agit d’une situation exceptionnelle »[68]. Donc, difficile d’y voir un inconvénient « normal » du voisinage.
Le préjudice irréparable
[61] Vu la conclusion énoncée ci-haut, selon laquelle les intimés ont subi des inconvénients anormaux, au moins en ce qui concerne le camionnage de soir, de nuit et de fin de semaine entre les mois de juin et septembre 2016 et 2017, le juge de première instance pouvait raisonnablement conclure, sur la base de la preuve dont il disposait, que les intimés allaient subir à nouveau un préjudice irréparable si l’approvisionnement de soir, de nuit et de fin de semaine du Projet Turcot par CRH devait se continuer.
[62] Il n’est pas contesté que la fin du Projet Turcot est prévue pour l’automne 2020. Le juge de première instance a conclu, sur la base de la preuve dont il disposait, que « [l]a demande de pierres de remblai devrait diminuer sensiblement en 2020, mais demeurera[it] élevée en 2018 et 2019 »[69]. En outre, toujours selon la preuve dont il disposait, le camionnage de soir, de nuit et de fin de semaine devait être maintenu au moins entre les mois de juin et septembre 2018 et 2019.
[63] Puisque, selon le juge de première instance, « [l]e procès ne pourra[it] avoir lieu avant au moins un an ou deux »[70], celui-ci était justifié de conclure que les intimés auraient subi à nouveau « l’enfer » qu’il décrit relativement au camionnage de soir, de nuit et de fin de semaine lié au Projet Turcot lors de l’été 2018, et possiblement lors de l’été 2019, s’il n’avait pas octroyé l’injonction interlocutoire. Il s’agissait d’un préjudice sérieux raisonnablement envisageable.
[64] Toutefois, les appelantes soutiennent que même s’il s’agit là d’un préjudice « sérieux », il ne s’agit pas d’un préjudice « irréparable » au sens où l’entend la jurisprudence, puisque les intimés pourront éventuellement être indemnisés financièrement pour le préjudice subi s’ils ont gain de cause au fond.
[65]
Outre le fait que l’article
[66] Lorsque le trouble de voisinage présente un caractère nocif pour la santé humaine, le caractère « irréparable » du préjudice subi m’apparaît établi. C’est le cas en l’espèce puisque c’est largement les stress psychiques et physiologiques liés à la présence constante et répétée pendant plusieurs mois de forts bruits dérangeants le soir et surtout la nuit qui sont en cause. Bien sûr qu’un dommage psychique ou physiologique peut faire l’objet d’une réparation monétaire au moyen d’une condamnation à des dommages-intérêts, mais on ne peut sérieusement prétendre que ces indemnités monétaires sont pleinement réparatrices lorsque la santé humaine est en jeu.
La prépondérance des inconvénients
[67] Les appelantes soutiennent que le juge de première instance a erré en droit en ne considérant pas le critère de la prépondérance des inconvénients au motif que le droit des intimés était « clair ». Nous sommes d’accord avec les appelantes que le juge a ainsi commis une erreur révisable en appel et qu’il devait considérer la prépondérance des inconvénients dans son analyse. Voici pourquoi.
[68] Au Québec, les tribunaux affirment à l'occasion que ce n’est que lorsqu’un droit est « douteux » - par opposition à « clair » - que le juge saisi d’une demande d’injonction interlocutoire doit procéder à l’évaluation comparative des inconvénients. Cette approche semble être issue d’un arrêt rendu en 1974, soit Société de développement de la Baie James c. Chef Robert Kanatewat[71], où le juge Owen s’est exprimé comme suit[72] :
[14] At the interlocutory injunction stage these rights are apparently either (a) clear, or (b) doubtful, or (c) non-existent:
(a) If it appears clear, at the interlocutory stage, that the
Petitioners have the rights which they invoke then the interlocutory injunction
should be granted if considered necessary in accordance with the provisions
of the second paragraph of Article
(b) However, if at this stage the existence of the rights invoked by the Petitioners appears doubtful then the Court should consider the balance of convenience and inconvenience in deciding whether an interlocutory injunction should be granted.
(c) Finally if it appears, at the interlocutory stage, that the rights claimed are non-existent then the interlocutory injunction should be refused.
[Soulignement ajouté]
[69] Cette approche fut réitérée dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. Société du parc industriel du centre du Québec[73] rendu en 1979. Dans cette affaire, la Société du parc industriel du centre du Québec avait entrepris des travaux susceptibles de modifier la qualité de l’environnement sans qu’un certificat d’autorisation n’ait été obtenu du directeur des services de protection de l’environnement conformément à la LQE. Le juge Lajoie y énonce qu’une violation dite « claire » d’une loi d’ordre public constitue en soi un préjudice sérieux ou irréparable justifiant l’émission de l’ordonnance d’injonction interlocutoire[74].
[70] Dans l’arrêt Coutu c. Ordre des pharmaciens du Québec[75] rendu en 1982, le juge Jacques soutient qu’une violation « claire » d’une loi d’ordre public peut suffire pour rendre nécessaire l’ordonnance d’injonction interlocutoire puisque « le moindre préjudice, ou possibilité sérieuse d’un préjudice, aux droits du public ou à l’ordre public » constitue un préjudice sérieux ou irréparable[76]. Cependant, le juge Jacques y a néanmoins appliqué le test de la prépondérance des inconvénients puisqu’il a affirmé qu’il s’agissait « […] d’une réglementation d’intérêt public dont la violation peut affecter directement la santé publique. Dans ces circonstances, il est clair que l’intérêt public doit l’emporter sur le préjudice financier que peuvent subir les appelants »[77].
[71] Ces arrêts furent rendus avant ceux de la Cour suprême du Canada dans Metropolitan Stores en 1985[78] et RJR — MacDonald en 1994[79]. C’est d’ailleurs principalement à compter de RJR — MacDonald que la Cour suprême du Canada a confirmé pour le Canada le raisonnement de la Chambre des Lords dans American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd.[80] (« American Cyanamid »).
[72] L’auteur Robert J. Sharpe décrit ainsi ces principes antérieurs à l’arrêt American Cyanamid[81], lesquels reflètent l’approche de la Cour dans les arrêts précités Société de développement de la Baie James c. Chef Robert Kanatewat, Québec (Procureur général) c. Société du parc industriel du centre du Québec et Coutu c. Ordre des pharmaciens du Québec :
The first question the court asks is, “What is the relative strength of the plaintiff’s case?” Prior to the 1975 decision of the House of Lords in American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [renvoi omis] subsequently adopted by two Supreme Court of Canada decisions, [renvoi omis] the plaintiff was ordinarily required to satisfy, as threshold test, the burden of establishing “a strong prima facie case”. [renvoi omis] This meant, if the court had to decide the matter on the merits on the basis of the material before it, would the plaintiff succeed? [renvoi omis]
If the plaintiff demonstrated a strong prima facie case, the likelihood of the ultimate success, although not decisive, weighed heavily in favour of an injunction. If the court was unable to come to a conclusion at this stage as to the strength of the plaintiff’s case because of uncertainties of affidavit evidence, especially where affidavits conflict and where questions of credibility arise, it would be unfair to foreclose the plaintiff from obtaining an interlocutory injunction because of the procedural impossibility of assessing conflicting evidence and the decision turned upon other factors. It was where the court concluded that the plaintiff had not made out a strong prima facie case that, before American Cyanamid, the court was likely to say that no injunction prior to trial should be granted. [renvoi omis]
[Soulignement ajouté]
[73] L’adoption au Canada des principes de l’arrêt American Cyanamid a grandement changé la donne, comme l’explique Robert J. Sharpe[82] :
Read literally, Cyanamid takes into account the strength of the plaintiff’s case, initially, only to the extent of determining that the claim is not frivolous or vexatious. The core test to be applied is irreparable harm and the balance of convenience. It is only where the irreparable harm and the balance of convenience fail to yield a clear answer that the relative strength of the parties’ cases may be taken into account and even then, only where one side of the case is clearly stronger. [Anderson v. Evans (2005), 231 N.S.R. (2d) 26, 137 A.C.W.S. (3d) 619 (S.C.), citing this paragraph with approval at para. 11; Communications, Energy, and Paperworkers Union, Local 707 v. Suncor Energy Inc. (2012), 559 W.A.C. 325 at para. 4, 81 Alta. L.R. (5th) 53 (Alta. C.A.)]
[Soulignement ajouté]
[74] Il existe deux exceptions à la règle générale selon laquelle un juge saisi d’une demande d’injonction interlocutoire ne devrait pas procéder à un examen approfondi sur le fond[83]. Les juges Sopinka et Cory décrivent ainsi la première exception dans RJR — MacDonald[84] :
[…] La première est le cas où le résultat de la demande interlocutoire équivaudra en fait au règlement final de l’action. Ce sera le cas, d’une part, si le droit que le requérant cherche à protéger est un droit qui ne peut être exercé qu’immédiatement ou pas du tout, ou, d’autre part, si le résultat de la demande aura pour effet d’imposer à une partie un tel préjudice qu’il n’existe plus d’avantage possible à tirer d’un procès. En fait, dans l’arrêt N.W.L. Ltd. c. Woods, [1979] 1 W.L.R. 1294, à la p. 1307, lord Diplock a modifié le principe formulé dans l’arrêt American Cyanamid :
[TRADUCTION] Toutefois, lorsque l’octroi ou le refus d’une injonction interlocutoire aura comme répercussion pratique de mettre fin à l’action parce que le préjudice déjà subi par la partie perdante est complet et du type qui ne peut donner lieu à un dédommagement, la probabilité que le demandeur réussirait à établir son droit à une injonction, si l’affaire s’était rendue à procès, constitue un facteur dont le juge doit tenir compte lorsqu’il fait l’appréciation des risques d’injustice possibles selon qu’il tranche d’une façon plutôt que de l’autre.
[…]
Les circonstances justifiant l’application de cette exception sont rares. Lorsqu’elle s’applique, le tribunal doit procéder à un examen plus approfondi du fond de l’affaire. Puis, au moment de l’application des deuxième et troisième étapes de l’analyse, il doit tenir compte des résultats prévus quant au fond.
[Soulignement ajouté]
[75] Ainsi, même lorsque la première exception s’applique de façon à autoriser le tribunal à procéder à un examen plus approfondi du fond de l’affaire au stade interlocutoire, le juge n’est pas dispensé de l’examen des critères du préjudice sérieux ou irréparable et de la prépondérance des inconvénients.
[76] Les juges Sopinka et Cory décrivent ainsi la deuxième exception dans RJR — MacDonald[85] :
La deuxième exception à l’interdiction, formulée dans l’arrêt American Cyanamid, de procéder à un examen approfondi du fond d’une affaire, vise le cas où la question de constitutionnalité se présente uniquement sous la forme d’une pure question de droit. Le juge Beetz l’a reconnu dans l’arrêt Metropolitan Stores, à la p. 133 :
Il peut exister des cas rares où la question de la
constitutionnalité se présente sous la forme d’une question de droit purement
et simplement, laquelle peut être définitivement tranchée par un juge saisi
d’une requête. Un exemple théorique qui vient à l’esprit est la situation où le
Parlement ou une législature prétendrait adopter une loi imposant les croyances
d’une religion d’État. Pareille loi enfreindrait l’al. 2a) de la Charte
canadienne des droits et libertés, ne pourrait possiblement pas être
justifiée par l’article premier de celle-ci et courrait peut-être le risque
d’être frappée d’illégalité sur-le-champ : voir Procureur général du
Québec c. Quebec Association of Protestant School Boards,
Un juge appelé à trancher une demande s’inscrivant dans les limites très étroites de la deuxième exception n’a pas à examiner les deuxième ou troisième critères puisque l’existence du préjudice irréparable ou la prépondérance des inconvénients ne sont pas pertinentes dans la mesure où la question constitutionnelle est tranchée de façon définitive et rend inutile le sursis.
[Soulignement ajouté]
[77] L’arrêt Metropolitan Stores et l’arrêt RJR — MacDonald établissent clairement qu’il n’y a que deux cas dans lesquels un juge saisi d’une demande d’injonction interlocutoire est dispensé de l’examen des critères du préjudice sérieux ou irréparable et de la prépondérance des inconvénients : (a) lorsque le requérant ne satisfait pas à la condition préalable de l’« apparence de droit » ou de la « question sérieuse », de sorte qu’il y a lieu de rejeter sa demande pour ce motif; et (b) lorsque l’affaire repose sur une pure question de droit. Autrement, le juge devrait examiner les critères du préjudice sérieux ou irréparable et de la prépondérance des inconvénients[86].
[78]
Dans la mesure où, au
Québec, l’exécution en nature est la règle, il est possible que des
demandes d’injonction interlocutoire visant à obtenir le respect d’engagements
contractuels puissent, en certaines circonstances, justifier de ne pas
considérer le critère de la balance des inconvénients. Ceci étant, il n’est pas
nécessaire de décider de cette question ni d’examiner plus longuement quelles
pourrait être ces situations puisque le recours en l’instance est fondé sur les
articles
[79] Ainsi, et sous réserve des situations exceptionnelles mentionnées ci-haut, même lorsque le requérant réussit à établir une forte apparence de droit, le juge saisi d’une demande d’injonction interlocutoire doit procéder à l’évaluation comparative des inconvénients. C’est la conclusion à laquelle en vient notamment Robert J. Sharpe[87] :
This list of exceptions makes it apparent that Cyanamid cannot be applied as if it were a statute. As both the English Court of Appeal and the House of Lords have explained, the Cyanamid test is in the nature of “guidelines” rather than a strict formula or rule to be applied in a mechanical fashion. [renvoi omis] It is suggested that the position may be summarized as follows. The weight to be placed upon the preliminary assessment of the relative strength of the plaintiff’s case is a delicate matter which will vary depending upon the context and circumstances. As the likely result at trial is clearly a relevant factor, the judge’s preliminary assessment of the merits should, as a general rule, play an important part in the process. However, the weight to be attached to the preliminary assessment should depend upon the degree of predictability which the factual and legal issues allow. If the judge is of the view that the plaintiff is unlikely to succeed, but cannot say that the claim is frivolous or vexatious, he or she should still go on to consider the other factors, rather than dismiss the application at the threshold. This is a positive and helpful aspect of the Cyanamid case which should not be forgotten. [renvoi omis] However, the judge’s negative impression of the plaintiff’s chances of ultimate success should be taken into account, along with all other considerations. By the same token, even if the plaintiff’s case looks very strong - a factor which should definitely weigh in his or her favour - the other factors should still be considered. If assessment of the merits is impracticable because of conflicting evidence or questions of credibility, the matter will have to be decided solely on the basis of the balance of convenience and the irreparable harm factors. [renvoi omis] In certain situations, the issue is not balancing risks but deciding the case in a final way. In those cases, the balance of risk approach should be abandoned as inappropriate. If it is apparent, as a practical matter, that the interlocutory injunction will be the final determination of the dispute, then the judge must make the best of a difficult situation and base the decision solely on an assessment of the merits. [renvoi omis]
[Soulignement et caractères gras ajoutés]
[80] I.C.F. Spry exprime un avis similaire dans son ouvrage The Principles of Equitable Remedies[88] :
Cases sometimes arise in which it is clear at an interlocutory application that the defendant intends to perform acts that are plainly in breach of the rights of the plaintiff. It has sometimes been suggested that in circumstances of this nature the determination of the balance of convenience becomes irrelevant. [renvoi omis] The preferable view, however, is that considerations of hardship on the part of the defendant are never irrelevant, although the weight that is accorded them may be reduced in view of other circumstances, such as the fact that the acts in question are clearly wrongful or that he has been wantonly or recklessly acting in disregard of the rights of the plaintiff. [renvoi omis]
[Soulignement ajouté]
[81] La jurisprudence de la Cour s’est donc adaptée à ces nouveaux principes établis dans Metropolitan Stores et RJR — MacDonald. Ainsi, dans Gagné c. Boulianne[89], un arrêt rendu en 1991, soit après Metropolitan Stores, mais avant RJR — MacDonald, le juge Baudouin a conclu qu’on ne pouvait escamoter le critère de la balance des inconvénients en invoquant un droit « clair » qu’en cas de violation d’une norme législative ou réglementaire objective d’ordre public (par exemple, une norme prohibant l’émission d’un bruit au-delà d’un certain niveau de décibels)[90] :
L’examen attentif de cette jurisprudence me laisse toutefois loin d’être convaincu que l’on puisse l’appliquer telle quelle et sans aucune nuance aux espèces où la violation combattue n’est pas une violation objectivement constatable de l’impératif législatif. En toute déférence pour l’opinion contraire, je ne pense pas que l’on puisse simplement réduire cette règle au pur syllogisme suivant : parce que la loi est d’intérêt d’ordre public, il s’ensuit nécessairement que, dans tous les cas, le test de l’évaluation comparative des inconvénients doit être éliminé. Encore faut-il, en effet, qu’il puisse y avoir constatation certaine de la contravention reprochée.
Il ne me paraît pas y avoir de problème lorsque la violation consiste, comme c’était le cas dans les causes précitées, à une absence totale d’autorisation préalable valable.
Il ne me paraît pas non plus y avoir de problème lorsque c’est le premier alinéa de l’article 20 [LQE] qui est invoqué. Sur preuve, par exemple, qu’un contaminant est rejeté au-delà de la quantité prescrite, le Tribunal n’a pas à se prononcer sur l’évaluation comparative des inconvénients, le législateur l’ayant lui-même préalablement déterminée.
Dans le présent cas, toutefois, les appelants ne basent cependant pas leur plainte sur le premier alinéa de l’article 20, « rejet […] d’un contaminant au-delà de la concentration prévue par règlement ». [Les italiques sont du juge Baudoin] Ils invoquent le troisième volet de cet article, soit l’émission, le dépôt, le dégagement ou le rejet d’un contaminant « susceptible de porter atteinte au bien-être ou au confort de l’être humain ». [Les italiques sont du juge Baudouin.]
Nous ne sommes évidemment
pas ici en présence d’une contravention à une norme objectivement fixée (par
exemple, de tant de décibels). Le « bien-être » et le
« confort » d’un être humain sont des concepts relatifs, flexibles,
susceptibles de varier dans le temps, dans l’espace, selon l’état même de la
personne qui invoque le respect de ce droit et diverses circonstances. Ils
exigent donc, pour déterminer s’il y a ou non violation de la loi, plus qu’une
simple constatation. Ils nécessitent une évaluation et une appréciation. Comme
l’écrivait mon collègue l’honorable Morris Fish dans Alex Couture Inc. c.
Piette [
[…] il s’agit d’une interdiction vaste, sinon vague et incertaine.
[Les italiques sont du juge Baudouin]
Il me paraît alors que, dans un tel cas au niveau interlocutoire, la seule contravention à une loi d’ordre public, sans que le degré de contravention en soit déterminé, n’élimine pas obligatoirement la possibilité pour le juge d’évaluer comparativement les inconvénients (ici, la quiétude des habitants d’une résidence secondaire par rapport à la fermeture d’une entreprise).
Le juge, au stade de l’interlocutoire, doit en effet, pour décider si l’acte reproché est susceptible de porter atteinte au bien-être ou au confort, évaluer la transgression non pas par rapport à un étalon objectif (tant de milligrammes de produit par mètre cube), mais par rapport à un impact personnel. Dès lors, me semble-t-il, à ce stade, je vois mal comment il lui serait rigoureusement interdit, en toutes circonstances, de prendre connaissance de l’ensemble du contexte. Ainsi, il se pourrait fort bien que l’atteinte au confort soit minime et que la fermeture de l’entreprise, décrétée avant le jugement final, soit catastrophique. Au contraire, il peut apparaître que l’atteinte au bien-être soit très sérieuse et que les restrictions imposées à l’entreprise soient de peu de conséquence.
[Soulignement ajouté]
[82] Même dans le cas d’une violation « claire » ou « apparente » d’une norme législative ou réglementaire objective d’ordre public, ce n’est pas tant que le critère de la prépondérance des inconvénients est éliminé, c’est plutôt que le législateur l’a lui-même préalablement déterminée[91]; autrement dit, c’est le facteur de l’intérêt public, lequel est compris dans le critère de la balance des inconvénients, qui doit normalement l’emporter. C’est ainsi que les propos de la Cour dans sa jurisprudence portant sur l’injonction interlocutoire et le droit « clair » doivent être compris[92].
[83] Ainsi, ce n’est que lorsque l’assise du droit invoqué est une norme législative ou réglementaire objective d’ordre public qu’on peut parler de « droit clair » et, même dans ces cas, le critère de la prépondérance des inconvénients n’est pas nécessairement escamoté, mais plutôt décidé en fonction de l’intérêt public que cette norme vise à protéger. Même en présence d’une norme législative objective d’ordre public, on peut en effet envisager des circonstances où la prépondérance des inconvénients pourrait militer contre son application, tels les cas où la vie ou la santé humaine pourraient être en péril. Ces cas sont certes rares et l’intérêt public commandera généralement d’assurer l’application de la norme législative. Cela dit, un droit « clair » résultant d’une telle norme ne permet pas d’écarter en soi le critère de la prépondérance des inconvénients, mais tend plutôt à en déterminer le sort en fonction de l’intérêt public que la norme vise à protéger. Il s’agit là d’une distinction importante qui, malheureusement, ne ressort pas toujours de façon claire à la lecture de la jurisprudence.
[84]
Le juge de première instance ne pouvait donc se soustraire à l’examen du
critère de la prépondérance des inconvénients en invoquant la jurisprudence
selon laquelle, en cas de violation d’une norme objective prévue par une
loi d’intérêt public, ce critère devait généralement être décidé en fonction de
l’intérêt public que la norme vise à protéger, puisque cette jurisprudence est
inapplicable en l’espèce. Seul le troisième volet de l’article
[85] Nous concluons donc que le juge de première instance a commis une erreur de droit justifiant l’intervention de la Cour lorsqu’il a omis de considérer le critère de la prépondérance des inconvénients. Il appartient donc à cette Cour de procéder à l’analyse requise sous ce critère afin de déterminer le sort de l’appel.
[86] Plusieurs facteurs sont pertinents dans l’évaluation du critère de la prépondérance des inconvénients, tel l’effet de l’injonction envisagé sur l’ensemble des activités des parties ou encore l’intérêt public par rapport à l’intérêt privé. Il est en effet « fort important de tenir compte de l’intérêt public dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients »[95]. « L’intérêt public » comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables[96].
[87] En l’espèce, l’intérêt public comprend nécessairement l’intérêt des usagers routiers à ce que le chantier du Projet Turcot soit complété dans les meilleurs délais. Le juge de première instance a commis une erreur de droit lorsqu’il a omis d’accorder à l’intérêt public le poids qui, selon la preuve dont il disposait, devait lui être accordé. En effet, selon la preuve déposée en première instance, l’injonction interlocutoire, s’il y était fait droit, serait susceptible d’occasionner des retards considérables dans la réalisation du Projet Turcot - de plusieurs mois, voire d’une année.
[88] Il est clair que le juge de première instance devait dès lors considérer le préjudice qui, selon la preuve dont il disposait, était susceptible d’être causé au Projet Turcot si l’injonction interlocutoire était octroyée. Or, selon la preuve déposée en première instance, l’injonction interlocutoire était susceptible de conduire à un retard considérable dans l’échéancier du Projet Turcot. Dans la mesure où ce retard était réel, il s’agissait là d’un préjudice qui touchait à l’intérêt public à ce que soit réalisée avec célérité une infrastructure routière majeure desservant des centaines de milliers d’usagers et dont il fallait tenir compte.
[89] Ainsi, selon la preuve déposée en première instance, le critère de la prépondérance des inconvénients ne semblait pas à première vue favoriser les intimés, compte tenu de l’intérêt du public à ce que le Projet Turcot soit terminé dans les délais. C’est d’ailleurs la conclusion du juge Mayer lorsqu’il a refusé l’injonction provisoire demandée par les intimés.
[90] Or, le désistement de l’appel par KPH Turcot change radicalement la donne puisqu’il est maintenant acquis que le jugement entrepris ne lui cause pas - ni à elle ni à l’intérêt public - le préjudice irrémédiable qu’elle invoquait devant le juge de première instance. KPH Turcot aurait-elle pris des arrangements afin qu’elle puisse s’approvisionner en pierres à une autre carrière que celle de CRH? On ne le sait pas mais on peut le penser.
[91] Le désistement de KPH Turcot fait en sorte qu’il faut analyser les deux dossiers d’appel comme s’ils mettaient en scène de simples litiges privés opposant des intérêts purement privés, c’est-à-dire les résidents riverains du chemin de la Butte-aux-Renards, d’une part et, d’autre part, CRH et Bau-Val.
[92] CRH souligne que l’injonction interlocutoire lui cause un grave préjudice puisqu’elle a pour effet de l’écarter de l’approvisionnement du Projet Turcot, la privant ainsi de ventes importantes de pierres. Le juge de première instance était pourtant nécessairement conscient du fait que l’injonction interlocutoire causerait un préjudice à CRH. Il a néanmoins erronément refusé d’en tenir compte. L’intervention de la Cour s’impose donc afin de tenir compte de ce préjudice dans l’analyse de la balance des inconvénients. En effet, lorsqu’il a omis de considérer le critère de la prépondérance des inconvénients, le juge de première instance a du même coup négligé d’accorder au préjudice causé à CRH le poids qui lui revenait.
[93] Quelles modalités doivent régir l’intervention de la Cour? D’un côté, casser entièrement l’injonction interlocutoire en appel ferait probablement en sorte que l’approvisionnement du Projet Turcot par la carrière de CRH reprenne le soir, la nuit et la fin de semaine. Or, le camionnage intensif de soir, de nuit et de fin de semaine lié au Projet Turcot cause un préjudice sérieux et irréparable aux intimés.
[94] D’un autre côté, les limites qu’impose le juge de première instance en ce qui concerne le camionnage de jour en semaine sont-elles justifiées? Les heures habituelles d’ouverture de la carrière de CRH sont, depuis plusieurs années, de 6 h à 18 h du lundi au vendredi et, à l’occasion, de 6 h à 14 h le samedi[97]. En outre, il ressort des déclarations sous serment des résidents du chemin de la Butte-aux-Renards, dont le juge de première instance cite de larges extraits dans son jugement[98], que c’est surtout l’horaire atypique de la carrière de CRH depuis 2016, c’est-à-dire le camionnage de soir, de nuit et de fin de semaine lié au Projet Turcot, qui est la cause de leurs plus grands tourments.
[95] Lorsqu’ils sont confrontés à des préjudices irréparables de part et d’autre liés au bruit, les tribunaux cherchent généralement à atteindre l’équilibre entre les droits de chacun en imposant les modalités et les conditions qu’ils estiment suffisantes pour diminuer les inconvénients et les rendre acceptables[99].
[96] Dans ces circonstances, la solution la plus propice est de casser l’injonction interlocutoire à l’égard de CRH en ce qui concerne le camionnage de jour en semaine, mais de la maintenir en ce qui concerne le camionnage de soir, de nuit et de fin de semaine (sauf occasionnellement le samedi comme le juge de première instance l’a déjà prévu). Bien sûr que cette solution interlocutoire risque fort de restreindre la participation future de CRH comme fournisseur du Projet Turcot. Il ne faut cependant pas perdre de vue que cette dernière a pu profiter pleinement de ce projet d’infrastructure depuis 2016 au détriment des intimés depuis plus de deux ans. Il y a aussi lieu de noter qu’il ne s’agit pas d’un cas où l’occasion de vendre de la pierre concassée sera à jamais perdue pour CRH, car la matière première de la carrière restera toujours à sa disposition afin de la vendre à d’autres clients sur une période plus longue. Tout au plus, il s’agit de rétablir le statu quo prévalant entre les parties avant que le contrat d’approvisionnement du Projet Turcot amène une intensification importante du camionnage de soir, de nuit et de fin de semaine sur le chemin de la Butte-aux-Renards constituant des troubles de voisinage qui excèdent les limites de la tolérance.
[97] Tenant compte de la balance des inconvénients et de l’ensemble des circonstances, il y a lieu de replacer les intimés et CRH dans la situation où ils se trouvaient avant l’intensification dramatique du camionnage résultant de l’approvisionnement du Projet Turcot. Il y a donc lieu de rétablir les heures d’ouverture antérieures de CRH, soit de 6 h à 18 h du lundi au vendredi et, à l’occasion, le samedi de 6 h à 14 h. Ces heures seront celles permises jusqu’à ce que l’affaire soit entendue au fond ou que le Projet Turcot soit complété, selon la première de ces éventualités.
[98] La mise en cause Ville de Varennes soutient que la solution à long terme du litige se trouve dans l’ouverture d’une voie de contournement du chemin de la Butte-aux-Renard. Il s’agit là d’une solution raisonnée. Il va de soi que si un tel projet se réalise, l’injonction interlocutoire n’aura plus sa raison d’être.
[99] Quant à Bau-Val, la preuve ne révèle pas qu’elle fournit des matériaux pour le Projet Turcot. Le juge de première instance a d’ailleurs reconnu que « [q]uant à Bau-Val, […] les passages de nuit en semaine sont considérablement restreints et […] ceux de fins de semaine sont pratiquement inexistants sauf pour quelques petites pointes le jour en 2014 »[100]. Pourtant, le juge interdit « le camionnage la nuit à l’avenir pour Bau-Val, que ce soit la semaine ou la fin de semaine »[101] et il restreint considérablement le camionnage de jour. Ce faisant, le juge prononce une injonction interlocutoire à l’égard de Bau-Val sans tenir compte du critère de la balance des inconvénients, ce qui constitue en soi une erreur de droit justifiant l’intervention de la Cour.
[100] Pour 2016, la preuve indique 31 456 passages de camions de jour, de nuit et de fin de semaine liés aux activités de Bau-Val, dont 30 388 passages pendant la semaine de jour; pour 2017, c’est 30 414 passages de camions de jour, de nuit et de fin de semaine liés aux activités de Bau-Val, dont 29 522 passages pendant la semaine de jour[102]. Les passages de soir, de nuit et de fin de semaine ne concernent qu’environ 3 % des activités de camionnage liées à Bau-Val. Le juge de première instance a lui-même reconnu que l’augmentation de l’achalandage généré par Bau-Val « reste minime dans l’équation » lorsqu’on le compare à l’achalandage généré par CRH[103].
[101] Dans ce contexte et tenant compte de la balance des inconvénients, il y a lieu d’accueillir l’appel de Bau-Val et de casser l’injonction interlocutoire à son égard.
[102] Pour ces motifs, LA COUR :
Dans le dossier d’appel 500-09-027451-186 concernant CRH :
[103] ACCUEILLE l’appel en partie;
[104] INFIRME le jugement du 29 mars 2018 de la Cour supérieure et rendant le jugement qui aurait dû être rendu;
[105] ORDONNE à Groupe CRH Canada inc., ses dirigeants, représentants, employés et ayants droits, de limiter les chargements de camions de son entreprise ou place d’affaires située sur le chemin des carrières à Varennes aux jours et heures suivants :
(a) les jours de semaine du lundi au vendredi de 6 h à 18 h;
(b) trois (3) samedis par année (du 1er janvier au 31 décembre), de 6 h à 14 h, à condition d’en informer par écrit et préalablement les procureurs des intimés au moins dix (10) jours à l’avance.
[106] ORDONNE que cette injonction demeure en vigueur jusqu’à l’arrivée du premier des évènements suivants :
(a) le jugement final de la Cour supérieure sur le recours entrepris par les intimés;
(b) la fin de la construction du Projet Turcot présentement prévue pour l’automne 2020;
(c) l’ouverture d’une voie de contournement au chemin de la Butte-aux-Renards à Varennes accessible aux camions.
[107] DISPENSE les intimés de fournir un cautionnement;
[108] LE TOUT sans frais de justice en appel, mais avec frais de justice en première instance en faveur des intimés Annie Beauregard et Richard Duff.
Dans le dossier d’appel 500-09-027457-183 concernant Bau-Val :
[109] ACCUEILLE l’appel;
[110] INFIRME le jugement du 29 mars 2018 de la Cour supérieure à l’égard de Bau-Val inc.;
[111] LE TOUT avec frais de justice en faveur de Bau-Val inc. tant en première instance qu’en appel.
[1] 2018 QCCA 687.
[2] Ibid., par. 3-13.
[3] Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ, c. Q-2.
[4] Jugement entrepris, par. 77.
[5] Ibid., par. 84.
[6] Ibid., par. 85.
[7] Ibid., par. 3.
[8] Service de l’environnement du ministère des Transports du Québec, Politique sur le bruit routier, mars 1998.
[9] Jugement entrepris, par. 54.
[10] Ibid., par. 98.
[11]
Google Inc. c. Equustek Solutions Inc.,
[12]
9129-3845 Québec inc. c. Dion,
[13] Google Inc. c. Equustek Solutions Inc., supra, note 11, par. 23.
[14] Ibid., par. 24.
[15]
Bibaud c. Québec (Régie de l’assurance maladie),
[16]
Favre c. Hôpital Notre-Dame,
[17]
A.I.E.S.T., local de scène n° 56 c. Société de la Place des Arts de
Montréal,
[18] Favre c. Hôpital Notre-Dame, supra, note 16, par. 18 de l’éd. QL.
[19] Trudel c. Clairol Inc. of Canada,
[20] Google Inc. c. Equustek Solutions Inc., supra, note 11, par. 25.
[21]
Comité régional des usagers des transports en commun de Québec c.
Commission des transports de la Communauté urbaine de Québec,
[22] Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., supra, note 11, p. 127-128.
[23] Ibid., p. 128.
[24]
RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général),
[25]
Société zoologique de Québec inc. c. Québec (ministre de l’Environnement),
[26] Ibid., par. 31 de l’éd. QL.
[27] Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., supra, note 11, p. 128.
[28] RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), supra, note 24, p. 341.
[29]
Rogers Media Inc. c. Marchesseault,
[30]
Didier Lluelles et Benoît Moore,
[31] Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., supra, note 11, p. 129.
[32] RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), supra, note 24, p. 342.
[33] Ibid., p 342 et s.; voir aussi Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., supra, note 11.
[34]
Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette,
[35] Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, supra, note 34, par. 68 et 86.
[36]
Courses automobiles Mont-Tremblant inc. c. Iredale,
[37]
Courses automobiles Mont-Tremblant inc. c. Iredale, supra,
note 36, par. 93-96; Homans c. Gestion Paroi inc.,
[38] Règlement sur les carrières et sablières, RLRQ c. Q-2, r. 7.
[39]
L’article
[40] Politique sur le bruit routier, supra, note 8.
[41]
Pour une description de cette politique, voir Carrier c. Québec
(Procureur général),
[42]
Voir, à ce sujet, St-Amable (Ville de) c. Métivier,
[43] Homans c. Gestion Paroi inc., supra, note 37, par. 100-103.
[44] Courses automobiles Mont-Tremblant inc. c. Iredale, supra, note 36, par. 99-100.
[45] Ibid., par. 104; Homans c. Gestion Paroi inc., supra, note 37, par. 102.
[46] Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, supra, note 34, par. 96.
[47]
Bergeron c. Yves Fontaine & Fils inc.,
[48] St-Cyrille-de-Wendover (Municipalité de) c. 3101-6965 Québec inc., 1999 CanLII 10906 (QC CS), par. 47 et 51 de l’éd. CanLII; conf. 2001 CanLII 38717 (QC CA).
[49] Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, 8e éd., vol. 1 « Principes généraux », Cowansville (Québec), Éditions Yvon Blais, 2014, n° 1-692, p. 727-728.
[50]
Voir à cet égard Maltais c. Procureure générale du Québec,
[51] Jugement entrepris, par. 58.
[52] Ibid.
[53] Demande introductive d’instance remodifiée en injonction en date du 21 mars 2018, par. 59.
[54] Déclaration sous serment de Mathieu Langelier en date du 20 février 2018, par. 33.
[55] Déclaration sous serment de Me Marc Giard en date du 24 janvier 2018, par. 27 (soulignement ajouté).
[56] Déclaration sous serment de Mathieu Langelier en date du 20 février 2018, par. 48 et 50.
[57] Jugement entrepris, par. 102.
[58] Ibid., par. 93.
[59] Déclaration sous serment de Mathieu Langelier en date du 20 février 2018, par. 54-55.
[60] Jugement entrepris, par. 33.
[61] Voir les tableaux Analyse des quantités de passages pour CRH et Bau-Val pour les années 2014 à 2017 reproduits aux p. 669-672 de l’exposé en appel de Bau-Val.
[62] Ibid.
[63] Compilation du nombre de camions pour la période du 26 août au 2 septembre 2016 reproduite à la p. 314 de l’exposé en appel de Bau-Val.
[64] Demande introductive d’instance remodifiée en date du 21 mars 2018, par. 38-39; Jugement entrepris, par. 32.
[65] Jugement entrepris, par. 33, 59 et 67.
[66]
Homans c. Gestion Paroi inc., supra, note 37, par. 96, citant Plantons A et P inc. c. Delage,
[67] Demande introductive d’instance remodifiée en date du 21 mars 2018, par. 40.
[68] Contestation de la défenderesse CRH en date du 6 novembre 2017, par. 124-125.
[69] Jugement entrepris, par. 26.
[70] Ibid., par. 3.
[71]
Kanatewat v. James Bay Development Corp.,
[72]
Ibid., par. 11-14 de l’éd. QL. Voir aussi Rudy and Sons Ltd. c.
Quebec Egg for Consumption Producers Federation,
[73]
Québec (Procureur général) c. Société du parc industriel du centre du
Québec,
[74] Ibid., par. 12 et 23 de l’éd. QL.
[75] Coutu c. Ordre des pharmaciens du Québec, [1982] J.Q. n° 156 (QL), par. 60, 61, 67 et 80 de l’éd. QL.
[76] Ibid., par. 67 de l’éd. QL.
[77] Ibid., par. 80.
[78] Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., supra, note 11.
[79] RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), supra, note 24.
[80] American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] 1 All E.R. 504.
[81] Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance, 9th ed., Toronto, Thomson Reuters Canada Limited, 2017, n° 2.90 et 2.100.
[82] R.J. Sharpe, supra, note 81, n° 2.130 et 2.140.
[83]
Voir à ce sujet, Québec (Procureure générale) c. D’Amico,
[84] RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), supra, note 24, p. 338-339.
[85] Ibid., p. 339-340.
[86] RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), supra, note 24, p. 348 : « Sauf lorsque la réclamation est futile ou vexatoire ou que la question de la constitutionnalité d’une loi se présente comme une pure question de droit, le juge de la requête devrait procéder à l’examen des deuxième et troisième étapes de l’analyse décrite dans l’arrêt Metropolitan Stores. »
[87] R. J. Sharpe, supra, note 81, n° 2.280.
[88] I.C.F. Spry, The Principles of Equitable Remedies: Specific Performance, Injunctions, Rectification and Equitable Damages, 9th ed., Agincourt (Ontario), The Carswell Company Ltd., 2014, p. 491.
[89] Gagné c. Boulianne, supra, note 12.
[90] Ibid., p. 898-899.
[91] Ibid., p. 898.
[92]
Val-Bélair (Ville) c. Entreprises Raymond Denis Inc.,
[93] Homans c. Gestion Paroi inc., supra, note 37, par. 100-103; Courses automobiles Mont-Tremblant inc. c. Iredale, supra, note 36, par. 99-100.
[94] Gagné c. Boulianne, supra, note 12.
[95] RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), supra, note 24, p. 343, citant Jamie Cassels, « An Inconvenient Balance: The Injunction as a Charter Remedy », dans J. Berryman, dir., Remedies : Issues and Perspectives, 1991, 271, p. 303.
[96] Ibid., p. 344.
[97] Déclaration sous serment de Mathieu Langelier en date du 20 février 2018, par. 33.
[98] Jugement entrepris, par. 34.
[99] Homans c. Gestion Paroi inc., supra, note 37, par. 116 et 124.
[100] Jugement entrepris, par. 98.
[101] Ibid., par. 99.
[102] Analyse des quantités de passages pour CRH et Bau-Val pour les années 2014 à 2017, supra, note 61.
[103] Jugement entrepris, par. 54.