Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier

Desjardins Sécurité financière c. Hébert

2023 QCCA 1094

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-09-030115-224

(500-17-095419-167)

 

DATE :

 5 septembre 2023

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A.

PETER KALICHMAN, J.C.A.

 

 

DESJARDINS SÉCURITÉ FINANCIÈRE

APPELANTE défenderesse

c.

 

DENIS HÉBERT

INTIMÉ demandeur

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                L’appelante se pourvoit contre le jugement de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Janick Perreault), qui, en date du 17 mai 2022, la condamne à verser à l’intimé, déclaré invalide au sens du contrat d’assurance unissant les parties, les prestations qui lui seraient dues depuis le 1er avril 2015, avec l’intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle.

[2]                Pour les motifs de la juge Bich, auxquels souscrivent les juges Bachand et Kalichman, LA COUR :

[3]                ACCUEILLE l’appel, pour partie;

[4]                INFIRME le jugement de première instance, pour partie;

[5]                BIFFE les paragraphes 151 à 154 et 156 du dispositif du jugement de première instance et les remplace par les paragraphes suivants :

[151] ACCUEILLE partiellement la demande introductive d’instance;

[152] DÉCLARE que le demandeur doit être considéré comme totalement invalide au sens du contrat d’assurance liant les parties pour la période du 1er avril 2015 au 30 avril 2019 et DÉCLARE qu’il a droit, pour cette période, aux prestations d’invalidité mensuelles prévues par ledit contrat;

[153] DÉCLARE qu’à compter du 1er mai 2019, le demandeur n’a plus droit aux prestations prévues par le contrat d’assurance;

[154] CONDAMNE la défenderesse à payer 250 768,12 $ au demandeur, soit le montant total, en capital, des prestations d’assurance invalidité dues pour la période du 1er avril 2015 au 30 avril 2019, le tout avec l’intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle à compter de la date d’échéance de chaque prestation mensuelle;

[156] ORDONNE à la défenderesse de faire bénéficier le demandeur de l’exonération des primes pour la période du 1er avril 2015 au 30 avril 2019;

[6]                MAINTIENT les paragraphes 155 et 157 du jugement de première instance;

[7]                REJETTE la demande que l’appelante a formulée afin que la Cour donne acte de son offre de verser des prestations d’invalidité partielle du 1er avril au 7 octobre 2015;

[8]                Sans frais de justice.

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 

 

 

 

 

FRÉDÉRIC BACHAND, J.C.A.

 

 

 

 

 

PETER KALICHMAN, J.C.A.

 


Me Katia Lussier

CHOLETTE HOULE (DESJARDINS SÉCURITÉ FINANCIÈRE)

Pour l’appelante

 

Me Michel Gilbert

MMGC

Pour l’intimé

 

Date d’audience :

10 mai 2023


 

MOTIFS DE LA JUGE BICH

 

 

[9]                Le domaine des obligations assureurs-assurés, et plus précisément celui de leurs rapports en matière d’assurance invalidité de longue durée, est un terreau fertile aux différends, ce qu’illustre d’ailleurs le présent dossier.

[10]           L’intimé (assuré) intente une action à l’appelante (assureur) après que celle-ci eut cessé le versement des prestations d’invalidité prévues par le contrat d’assurance les unissant. Condamnée en première instance au paiement desdites prestations ainsi qu’à celui de dommages-intérêts destinés à réparer le préjudice moral causé à l’intimé par l’inexécution de ses obligations, l’appelante se pourvoit, alléguant le défaut de son assuré de se conformer aux exigences du contrat d’assurance. L’affaire se distingue par les deux faits suivants : 1° la véritable cause de l’invalidité de l’intimé, une condition de nature psychiatrique, a été découverte en cours d’instance, bien après que l’appelante eut cessé le versement des prestations, et 2° l’intimé refuse les traitements que pourrait nécessiter cette condition nouvellement révélée.

[11]           Pour les raisons qui suivent, j’estime que l’appel devrait être accueilli, mais pour partie seulement.

I. Contexte

[12]           L’intimé Hébert, dermatologiste exploitant sa propre clinique privée, est victime d’un sévère infarctus du myocarde en novembre 2014. Inapte au travail pendant les quelques mois de sa convalescence, il tente de reprendre ses activités professionnelles en février et en mars 2015, mais en vain : il est incapable d’accomplir les tâches qu’il exécutait précédemment (ou n’en exécute qu’une fraction) et il termine ses journées dans un état d’épuisement complet, qui l’empêche de fonctionner. Devant cet état de fait et plutôt que d’encourir des pertes financières importantes, il ferme sa clinique en avril 2015 (ce dont il prévient l’appelante). Les séquelles de son infarctus perdurant (sans que l'on comprenne vraiment cette persistance des symptômes invalidants qui l’affectent[1]), il abandonne ultérieurement son permis de pratique.

[13]           En tout temps pertinent, l’intimé détient une assurance invalidité (collective) auprès de l’appelante. Dans les quelques mois qui ont suivi l’infarctus, celle-ci a d’abord reconnu l’invalidité totale de l’intimé et lui a versé les prestations que prévoit la police d’assurance[2]. Elle a ensuite reconnu son invalidité partielle, pendant les mois où il a tenté un retour au travail, et versé les prestations prévues par la police en pareil cas. D’avis que les renseignements médicaux fournis par l’intimé n’établissent cependant pas l’invalidité rémanente qu’il allègue, elle cesse les prestations d’invalidité pour la période postérieure au 31 mars 2015.

[14]           Il faut dire que la situation de l’intimé est particulière : l’interniste qui le traite (et qui écrira maints rapports en ce sens au cours des mois et des années), le Dr Richard Kennedy, constate que, si tous les facteurs physiques objectifs indiquent que l’intimé s’est remis de son infarctus, il continue pourtant d’éprouver des symptômes qui l’empêchent véritablement d’exercer ses fonctions professionnelles habituelles. Le Dr Kennedy n’est cependant pas en mesure d’identifier la source du problème, pas plus que le Dr Bruno Bolduc, médecin de famille de l’intimé, qui constate les mêmes symptômes.

[15]           Notons ici que personne n’allègue (ni n’a démontré) que l’intimé simule ces symptômes (quoique l’appelante, en première instance, en ait contesté l’effet invalidant, ce qu’elle ne fait plus en appel). Le jugement de première instance tient leur réalité pour établie et il n’y a effectivement pas lieu de conclure autrement.

[16]           Tout cela pour dire que, malgré les demandes (écrites et verbales) répétées de l’intimé et les rapports médicaux qu’il lui transmet en 2015 et en 2016, l’appelante ne rétablit pas le versement des prestations d’invalidité.

[17]           Signalons au passage que l’appelante, aux fins du traitement initial de la réclamation de l’intimé, a consulté un médecin-conseil, le Dr Claude Gervais. Celui-ci, sans rencontrer l’intimé ni avoir l’entièreté de son dossier médical en main, conclut en ces termes la courte note qu’il adresse à l’appelante le 14 juillet 2015 :

M. Hébert semble s’être mis lui-même en invalidité mentionnant ne plus être capable de gérer le stress antérieur

dirigeant une petite PME – 3 employés – clinique privée de dermato. Il est clair que M. a « fermé les livres » quant au travail

Évalué pour son travail de dermatologue – Pourrait fort probablement travailler comme dermato dans un hôpital ou bureau où il pourrait décider ses horaires et éviter le stress inhérent à la gestion et à la surcharge de travail.

À discuter avec vous[3]

[18]           Il semble que cela ait emporté la décision de l’appelante, qui fait sien cet avis. Le 7 août 2015, elle fait savoir à l’intimé qu’elle ne rétablira pas les prestations, estimant qu’il n’est plus invalide depuis le 1er avril 2015 :

Nous faisons suite à nos conversations téléphoniques du 13 mai et du 8 juillet 2015, ainsi qu'à la réception du dernier rapport médical reçu le 30 juin 2015. Nous avons analysé tous les renseignements et désirons vous faire part de nos conclusions.

Pour avoir droit aux prestations d'assurance perte de revenu, votre état de santé doit vous rendre totalement incapable de faire votre travail.

Les renseignements médicaux additionnels que nous avons reçus et ceux que nous possédions déjà ne nous permettent pas de conclure que vous êtes totalement incapable de faire votre travail après le 31 mars 2015.

Nous avons accepté de verser vos prestations d'assurance perte de revenu jusqu'au 31 mars 2015.

À compter du 1er avril 2015, vous ne serez donc plus admissible aux prestations d'assurance perte de revenu.

Nous sommes conscients qu'il est possible que vous ayez encore des problèmes de santé et qu'ils vous occasionnent des difficultés. Toutefois, puisqu'ils ne vous rendent plus totalement incapable de faire votre travail de dermatologue, nous sommes dans l'obligation de mettre fin à vos prestations d'assurance salaire.[4]

[19]           Les échanges subséquents de l’appelante avec l’intimé et ses médecins n’ébranleront pas cette décision. Elle consultera pourtant de nouveau le Dr Gervais à ce sujet, de même qu’un autre médecin-conseil, le cardiologue Pierre Auger : le premier souligne alors qu’il a en main « peu de “médical récent” (Tapis – MIBI – etc.) »[5] et qu’il « serait intéressant d’avoir des résultats tangibles pour mieux se positionner »[6]; le second, dont une employée de l’assureur rapporte les propos dans une note interne, souligne lui aussi qu’il n’y a « aucun médical récent », que les séquelles de l’infarctus de l’intimé ne devraient pas « l’empêcher de faire son travail de dermato en clinique privée » et que, en ce qui concerne le « stress pour gérer sa clinique, nous n’avons aucun élément au dossier (objectif) »[7]. La note en question se termine par la remarque suivante de l’employée de l’appelante :

* Si M. Hébert appelle durant mon absence l’aviser qu’on peut réévaluer avec du médical + résultats examens récents ou appel du md ou lettre du md[8]

[20]           Une autre note au dossier de l’intimé montre que l’appelante a resoumis l’affaire au Dr Auger en mars 2016. On y lit que la condition cardiaque de l’intimé est « quasi normal (sic) », que la « fatigue c’est normal » et qu’il « peut s’améliorer référence en kiné pourrait l’aider »[9]. Le 4 avril 2016, l’appelante écrit donc à l’intimé pour l’informer qu’elle maintient sa décision du 7 août 2015[10].

[21]           Devant cette réponse, l’intimé intente une action à l’appelante en septembre 2016, après l’avoir mise en demeure au mois de juin précédent. Il réclame les prestations d’invalidité auxquelles il estime avoir droit à compter du 1er avril 2015, avec l’intérêt et l’indemnité additionnelle. Il réclame également, en vue de compenser le préjudice moral que lui cause le refus de l’appelante, une somme de 20 000 $.

[22]           L’affaire chemine devant la Cour supérieure et, dans le cadre de l’instance, un expert mandaté par l’appelante, le Dr François Sestier, examine l’intimé. Dans un premier temps, l’expert conclut que les symptômes de l’intimé ne sont pas liés à sa condition cardiaque et qu’il a la forme physique nécessaire pour revenir à l’exercice de ses fonctions antérieures. Il attribue les symptômes en question à une importante apnée du sommeil[11]. Il recommande d’ailleurs une polysomnographie, laquelle aura lieu et révélera que l’intimé souffre en effet d’une apnée du sommeil, mais légère. Vu ce résultat, le Dr Sestier ajoute un complément à son rapport et conclut finalement que l’intimé était en état d’invalidité partielle du 1er avril 2015 au 7 octobre 2015, date à laquelle sa condition physique ne révèle plus rien qui soit de nature à l’empêcher de se livrer à ses activités professionnelles habituelles[12].

[23]           Ouvrons ici une parenthèse : s’en remettant à l’opinion du Dr Sestier, l’appelante reconnaît devoir à l’intimé un montant égal aux prestations d’invalidité partielle qu’elle ne lui a pas versées entre le 1er avril et le 7 octobre 2015[13]. L’intimé refuse toutefois de recevoir paiement et l’appelante, dans son mémoire, demande qu’il soit donné acte de cette offre.

[24]           Postérieurement aux rapports Sestier, l’intimé ne demande ni ne produit de contreexpertise cardiaque, mais subit plutôt, à la suggestion de son propre avocat, un examen auprès du psychiatre Marc-André Laliberté. Ce dernier, dans un rapport daté du 24 juillet 2018, conclut que les symptômes affectant l’intimé, qui sont bel et bien invalidants, relèvent non pas de sa condition physique, mais d’un trouble symptomatologique somatique d’évolution chronique, qui « reflète l’impact psychique de l’infarctus du myocarde du mois de novembre 2014 »[14]. L’intimé aurait développé en effet « une inquiétude démesurée envers la récidive d’un infarctus du myocarde, et une anxiété d’anticipation envers d’éventuels problèmes de santé […] »[15], anxiété d’une intensité paralysante, qui le mènerait à restreindre fortement toutes ses activités.

[25]           Il n’est pas inutile de préciser que ce rapport ne sera pas transmis aux médecins traitants de l’intimé, qui ne seront pas informés précisément de son contenu.

[26]           Une contre-expertise du psychiatre Gérard Montagne, commandée par l’appelante en réponse au rapport du Dr Laliberté, diagnostique pour sa part, en premier lieu, un « trouble d’adaptation avec humeur anxieuse, d’intensité légère à modérée, ceci s’accompagnant d’une appréhension d’avoir de nouveaux problèmes cardiaques le tout étant, à mon avis, assez normal »[16]. Ce trouble serait en rémission partielle[17]. Comme le Dr Laliberté, il identifie cependant en second lieu, un « [t]rouble à symptomatologie somatique chronique, en lien avec l’antécédent d’infarctus du myocarde »[18], d’intensité modérée[19], ainsi que des « [t]raits de personnalité narcissique et obsessionnelle »[20]. Il juge toutefois qu’« [a]ucun de ces troubles n’est véritablement invalidant »[21]. En fait, on retient de ce rapport que, s’il est affecté de certains troubles psychiques, l’intimé souffrirait surtout d’une tendance à la dramatisation. Le Dr Montagne rapporte également que l’intimé n’a reçu aucun soin ou traitement pour ce trouble psychologique, qu’il n’en a pas sollicité et qu’il n’entend pas en demander, n’y voyant pas d’intérêt[22].

[27]           La réticence que l’intimé exprime devant le Dr Montagne n’est pas nouvelle : lors de son interrogatoire préalable du 30 novembre 2018, quatre mois après le rapport du Dr Laliberté, lorsqu’on lui demande s’il a entrepris ou entend entreprendre un suivi psychologique, l’intimé répond qu’il n’a pas encore pris de décision et qu’il est en réflexion[23]. En 2020, lorsqu’une psychologue-cardio du CHUM lui offre une consultation psychologique, il la décline pour toutes sortes de raisons qui semblent autant de prétextes, comme le souligne la note de la psychologue[24]. Cette résistance s’est même manifestée avant le rapport du Dr Laliberté en juillet 2018. Ainsi, l’infirmière qui assiste le Dr Kennedy souligne ceci dans une note du 29 mars 2017 :

Note de l'infirmière :

Monsieur se présente en marchant. Pas de signes de décompensation cardiaque, dit avoir de la difficulté à s'adapter à sa nouvelle situation physique. Intolérant à l'effort, se fatigue mais pas dyspnéique. Suggérons de nouveau de voir psychologue, Monsieur refuse, dit ne pas être déprimé. Monsieur est avisé de m'appeler si des signes apparaissent.[25]

[Je souligne]

[28]           L’on ne sait pas exactement quand l’infirmière aurait, précédemment, fait le même genre de suggestion, mais l’on sait que le Dr Kennedy lui-même avait abordé le sujet dès septembre 2015 (sans toutefois faire une recommandation ou une prescription formelle). Dans une note du 29 septembre 2015, tout en indiquant qu’« [i]l ne semble pas qu’il s’agit d’une incapacité mentale comme telle »[26], il précise que :

Nous avons discuté longuement, en fait plus d’une heure, de la problématique actuelle. Il est clair que le patient n’est pas déprimé, mais je ne sais pas à quel point qu’il (sic) a une composante d’anxiété importante. Il y aurait peut-être lieu éventuellement de faire une évaluation psychologique. De toute façon, le patient vu (sic) rouvrir son dossier avec la compagnie d’assurance, il aurait peut-être besoin d’une expertise à ce niveau.[27]

[29]           Enfin, au procès, lorsqu’on lui pose de nouveau la question de savoir s’il a suivi ou envisage une démarche thérapeutique propre à sa situation psychique, l’intimé répond ceci :

Q. Vous nous avez présenté une expertise en psychiatrie qui émettait certaines conclusions dont on va discuter peut-être plus demain, je voulais savoir pourquoi vous n'avez pas consulté pour régler ce problème-là, pourquoi vous n'avez pas fait de suivi psychologique?

R. La consultation était faite dans un but d'expertise. Je n'ai pas reçu d'offre de service psychologique à ce moment. Je suis conscient qu'une grosse partie de mes problèmes psychologiques provient du conflit actuel entre moi puis votre compagnie, alors si je gagne ma cause, je ne sais pas si je vais avoir besoin d'autant de soutien psychologique. Je ne suis pas... je ne me fais pas d'illusion, je n'aurai pas jamais une vie parfaite, je ne recommencerai pas à faire du ski ni des voyages, je vis mon... mon deuil là-dessus, mais ça va m'enlever un fardeau des épaules. Et puis après ça, bien je pense que je pourrai voir si j'en ressens le besoin. Et si je peux retrouver une certaine joie de vie ou un mode de vie qui est acceptable, je ne sais pas si ça va être nécessaire.[28]

[Je souligne]

[30]           Et un peu plus loin :

Q. Mais est-ce que vous êtes allé chercher de l'aide psychologique?

R. Personnellement, je ne suis pas allé chercher de l'aide psychologique.[29]

[31]           Il reconnaîtra aussi n’avoir pas donné suite à l’offre de la psychologue-cardio du CHUM[30] (voir paragr. [27] supra).

[32]           Bref, et si l’on résume, l’infarctus dont il est victime en novembre 2014 engendre chez l’intimé des symptômes incapacitants que ses médecins traitants n’arrivent pas à relier à sa condition cardiaque ou physique, mais qui sont réels et invalidants. C’est au cours de l’instance en justice, en juillet 2018, que l’on découvre, grâce à l’expertise menée par le Dr Laliberté, la nature psychosomatique de ces symptômes et l’affection psychiatrique dont ils découlent. L’intimé n’entreprend cependant aucune démarche thérapeutique à cet égard. Il demeure par la suite sous les soins désormais annuels de son médecin de famille (le Dr Bolduc) et de son interniste (le Dr Kennedy), auquel succédera, en 2019, un cardiologue, le Dr Leclerc, sans toutefois les prévenir de la condition psychologique identifiée par le Dr Laliberté.

II. Jugement de première instance

[33]           Par jugement daté du 17 mai 2022, la Cour supérieure, sous la plume de la juge Janick Perreault, donne gain de cause à l’intimé. Après avoir exposé les grandes règles applicables à l’affaire, puis résumé et examiné la preuve, la juge conclut ainsi :

[90] La preuve démontre que la condition cardiaque, en soi, n’est pas invalidante. Cependant, depuis son infarctus, Hébert éprouve divers problèmes, dont l’étiologie pour plusieurs est de nature psychiatrique. Toutefois, peu importe leur étiologie, ils résultent de l’infarctus.

[91] Si Hébert est dans un « état » d’incapacité, peu importe le diagnostic, qui l’empêche d’accomplir les principales tâches de ses fonctions professionnelles habituelles, il satisfait aux critères de la définition d’invalidité au sens de sa police d’assurance. Tel est le cas en l’espèce.

[92] Bien que la condition cardiaque ait été au cœur du débat, l’évolution de l’état de Hébert démontre qu’un autre aspect doit être pris en considération, soit l’aspect psychiatrique.

[93] Son trouble à symptomatologie somatique chronique, en lien avec l’antécédent d’infarctus du myocarde, d’intensité modérée, l’invalide. Ce trouble le rend dans un état d’incapacité l’empêchant d’accomplir les principales tâches de ses fonctions professionnelles habituelles.

[94] Ses divers symptômes énumérés au paragraphe 64, ont un important impact sur sa capacité à accomplir ses principales fonctions professionnelles habituelles de médecin spécialisé en dermatologie opérant une clinique privée.

[…]

[103] Un dernier commentaire s’impose sur les soins alors que DSF plaide que la définition d’invalidité exige des soins médicaux continus.

[104] Plus précisément, la police d’assurance stipule que l’invalidité totale désigne un état d'incapacité « qui exige les soins continus d'un autre médecin que l'adhérent lui-même » [renvoi omis]. Or, depuis son infarctus, Hébert fait l'objet d'un suivi médical constant assuré notamment par son médecin traitant, Dr Bruno Bolduc, et par Dr Richard Kennedy, spécialisé en médecine interne, substitué par Dr Guy Leclerc, cardiologue. Hébert demeure sous les soins continus de médecins.

[105] La preuve révèle que Hébert est dans un état stationnaire, de sorte que les exclusions ne s’appliquent pas, lesquelles stipulent que :

7.4. L’assureur ne verse aucune prestation pendant une période d’invalidité :

4)    Durant laquelle l’adhérent n’est pas sous traitement médical et sous les soins réguliers d'un autre médecin que l’adhérent lui-même, sauf le cas d’état stationnaire attesté par un autre médecin que l’adhérent lui-même. [renvoi omis] [Caractères gras ajoutés par le Tribunal]

[106] Enfin, les recommandations de traitements relèvent des médecins traitants. Hébert ne refuse aucun traitement recommandé par ses médecins, au contraire on le décrit comme très compliant. D’ailleurs, il a suivi avec rigueur le programme de réhabilitation au centre Épic.

[34]           En conséquence de quoi, le jugement déclare que l’intimé, depuis son infarctus, est bel et bien invalide au sens de la police d’assurance et condamne l’appelante à lui verser les prestations impayées depuis le 1er avril 2015, tout en continuant à faire ces versements, selon les termes du contrat, « tant et aussi longtemps que durera son invalidité pour la période postérieure à la date du présent jugement »[31], avec pleine exonération des primes.

[35]           Par ailleurs, la juge de première instance condamne également l’appelante à payer 20 000 $ à l’intimé, en réparation des dommages moraux que lui a causés le refus de l’appelante de verser les prestations qui lui étaient dues. Quoique la juge, dans le cadre de son analyse, se penche sur l’arrêt Fidler c. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance-vie de la Cour suprême[32], arrêt de common law, elle fonde en définitive la condamnation de l’appelante à cet égard sur son comportement fautif dans le traitement de la demande de l’intimé.

III. Appel et moyens d’appel

[36]           L’appelante se pourvoit. Elle demande à la Cour d’infirmer ce jugement et de rejeter la demande introductive d’instance, sous réserve des prestations d’invalidité partielle qu’elle offre de verser pour la période du 1er avril au 7 octobre 2015.

[37]           En effet, plaide-t-elle, même si les séquelles psychologiques de son infarctus expliquent l’incapacité de l’intimé à exercer ses fonctions professionnelles habituelles (et l’on comprend qu’elle ne le conteste pas), il ne saurait néanmoins être considéré comme invalide au sens de la police d’assurance, puisque, contrairement à ce qu’exige la clause 1(9) de celle-ci, il « n’a jamais été sous les soins d’un professionnel pour la condition psychologique invalidante alléguée et n’a fait aucune démarche en ce sens »[33]. Plus encore, la clause 7(4) de la police réitère cette exigence, en subordonnant le versement des prestations au traitement médical ou au suivi régulier de la condition invalidante, sauf si cette condition est stationnaire, ce qui n’aurait pas été établi. L’appelante soutient à ce propos que :

73. À ce sujet, la juge a erré en retenant que la preuve démontre que l’INTIMÉ est dans un état stationnaire, de sorte que l’exclusion ne trouverait pas application.

74. En effet, pour que la condition de l’INTIMÉE soit déterminée comme étant stationnaire, il faut en venir à la conclusion que sa condition ne peut subir aucune évolution.

75. Mais encore faut-il qu’elle soit tout d’abord évaluée et traitée sur une certaine période afin d’être en mesure de tirer cette conclusion : c’est d’ailleurs la raison d’être de l’obligation d’être sous traitement médical et sous les soins réguliers d’un médecin afin d’obtenir des prestations d’invalidité.

[Tous renvois omis]

[38]           Or, pareille évaluation n’a jamais eu lieu et aucun suivi n’a pu être fait, l’intimé ayant choisi de ne pas faire traiter sa condition psychologique. La juge aurait donc commis une erreur révisable en statuant autrement et en ne tenant par ailleurs pas compte de l’obligation de mitigation qui incombait de toute façon à l’intimé en vertu de l’art. 1479 C.c.Q. et lui imposait d’entreprendre un traitement.

[39]           En somme, la situation de l’intimé ne répondant pas aux conditions des clauses 1(9) et 7(4) de la police d’assurance, l’appelante n’a pas à lui verser les prestations que lui a pourtant accordées le jugement de première instance.

[40]           L’appelante conteste également sa condamnation au paiement de dommages moraux (20 000 $). Elle affirme que l’arrêt Fidler, affaire de common law, ne s’applique pas au droit civil québécois et ne saurait justifier cette condamnation. L’art. 1617 al. 1 C.c.Q. limiterait en effet à l’intérêt la compensation due pour l’inexécution ou le retard dans l’exécution d’une obligation pécuniaire (ce qui est ici le cas, s’agissant du versement d’une prestation d’invalidité). Pour obtenir la réparation du préjudice moral découlant de cette inexécution, il aurait fallu que l’intimé prouve une faute distincte de l’appelante, ce qu’il n’a pas fait. Subsidiairement, si faute il y avait, l’appelante soutient que la juge a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant à l’existence d’un préjudice moral indemnisable rattaché au refus de verser les prestations, préjudice dont la preuve prépondérante n’établit pas l’existence.

[41]           De son côté, l’intimé soutient d’abord que la cause de son invalidité, invalidité que semble maintenant reconnaître l’appelante, n’est pas pertinente : le risque assuré n’est pas lié à une condition médicale particulière et il n’importe pas que la maladie qui l’afflige et le rend inapte à l’exercice de ses fonctions habituelles soit de nature cardiaque ou psychiatrique. En l’espèce, l’appelante, devant l’invalidité de l’intimé, n’avait d’autre choix que de verser les prestations.

[42]           Par ailleurs, selon l’intimé, la juge n’a aucunement erré en concluant que l’intimé avait, depuis son infarctus, été sous les soins médicaux de médecins au sens de la clause 1(9) de la police. Pareillement, elle n’a pas erré en concluant que la clause 7(4) ne s’appliquait pas, l’état de santé de l’intimé étant bel et bien stationnaire, ce qui le dispense de l’obligation d’être sous traitement.

[43]           L’intimé prétend en outre que l’argument relatif à la mitigation ne peut être retenu : d’une part, il n’aurait pas été plaidé devant la juge de première instance et il ne figure pas non plus dans la déclaration d’appel; d’autre part, le droit québécois n’impose pas à l’assuré invalide l’obligation de mitiger ses dommages.

[44]           Finalement, bien qu’il soit favorable à la transposition de l’enseignement de l’arrêt Fidler en droit québécois, notamment en raison de l’art. 1613 C.c.Q., l’intimé soutient que la juge n’a pas erré en concluant que, indépendamment de cet arrêt, l’appelante a manqué au devoir de bonne foi qui lui incombait dans le traitement de la demande de son assuré, et ce, par manque d’information, « opacité de son processus décisionnel et […] absence d’investigation véritable des causes des symptômes rapportés par l’INTIMÉ »[34]. L’appelante se serait en outre fondée sur des hypothèses plutôt que des faits. Tout cela constitue une faute distincte, justifiant l’octroi de dommages-intérêts destinés à compenser chez l’intimé un préjudice moral amplement démontré par la preuve.

IV. Analyse

[45]           L’intimé a-t-il droit aux prestations d’invalidité que prévoit le contrat d’assurance le liant à l’appelante? Plus exactement, car là réside le cœur de l’appel, l’intimé ayant choisi de ne pas faire traiter la condition psychiatrique invalidante révélée en 2018 ni de la dévoiler à ses médecins traitants, cela libère-t-il l’appelante de l’obligation de verser les prestations prévues par la police?

[46]           Par ailleurs, la juge de première instance a-t-elle erré en condamnant l’appelante à des dommages-intérêts de 20 000 $ destinés à réparer le préjudice moral causé à l’intimé par son refus de lui verser les prestations d’invalidité auxquelles il a droit?

A. Prestations d’invalidité

1. Obligations contractuelles et fardeau de preuve

[47]           Pour la bonne intelligence du propos, il convient de reproduire les clauses 1(9) et 7(4) de la police d’assurance en jeu, qui circonscrivent en bonne partie le débat :

1. définitions

9) Invalidité : Définition propre profession

Invalidité totale désigne un état d’incapacité résultant d’une maladie ou d’un accident qui empêche l’adhérent d’accomplir les principales tâches de ses fonctions professionnelles habituelles, qui exige les soins continus d’un autre médecin que l’adhérent lui-même et qui, s’il persiste après son 65e anniversaire de naissance, sans nécessairement exiger des soins médicaux continus, l’empêche alors complètement d’occuper tout emploi rémunérateur.

Il est entendu toutefois que lorsque des soins médicaux sont nécessaires et qu’ils relèvent de la compétence d’un spécialiste, ils doivent être rendus par un spécialiste du domaine approprié pour que l’invalidité totale soit reconnue.

[…]

Invalidité partielle désigne un état d’incapacité résultant d’une maladie ou d’un accident qui empêche l’adhérent d’accomplir une ou plusieurs des principales tâches de ses fonctions professionnelles habituelles ou d’en accomplir les principales tâches dans le temps qu’il y consacrait habituellement avant de devenir invalide et qui exige des soins continus d’un autre médecin que l’adhérent lui-même.

Il est entendu toutefois que lorsque des soins médicaux sont nécessaires et qu’ils relèvent de la compétence d’un spécialiste, ils doivent être rendus par un spécialiste du domaine approprié pour que l’invalidité partielle soit reconnue.

7. exclusions

L’assureur ne verse aucune prestation pendant une période d’invalidité :

[…]

4) durant laquelle l’adhérent n’est pas sous traitement médical et sous les soins réguliers d’un autre médecin que l’adhérent lui-même, sauf le cas d’état stationnaire attesté par un autre médecin que l’adhérent lui-même;

[Je souligne]

[48]           Ces deux dispositions doivent être lues ensemble : la première, qui définit l’invalidité reconnue par la police, exige une condition incapacitante (peu importe qu’elle soit physique ou mentale et résulte d’une maladie ou d’un accident) requérant des soins continus, soins dont on comprend cependant, à la lecture de la seconde, qu’ils ne sont pas nécessaires si cette condition est stationnaire, c’est-à-dire si les soins ou les traitements ne sont pas de nature à y remédier ou à l’atténuer. L’appelante est tenue de verser des prestations lorsque cette invalidité se manifeste[35], mais peut – et c’est le corollaire de la clause 1(9) – cesser de le faire lorsque l’assuré « n’est pas sous traitement médical et sous les soins réguliers d’un […] médecin ». La lecture combinée des clauses 1(9) et 7(4) ne peut laisser place qu'à une seule interprétation, textuellement et téléologiquement parlant : les soins ou les traitements dont il y est question doivent se rattacher à la condition engendrant l’incapacité, c’est-à-dire à la maladie ou à l’accident qui la génère, à ses symptômes, à ses retombées et séquelles.

[49]           Il n’y a là rien d’inhabituel ou d’irrégulier. Comme le montre l’arrêt Caisse populaire de Maniwaki c. Giroux[36], la police d’assurance invalidité comporte ordinairement un mécanisme de contrôle de l’état de santé de l’assuré par l’assureur, ce qui « s'explique parfaitement et se fonde sur la réalité et la diversité des faits »[37]. Un assuré peut en effet souffrir d’une invalidité temporaire ou, au contraire, d’une invalidité manifestement permanente, ou encore d’une invalidité d’une durée longue mais imprévisible. L’assureur, particulièrement dans ce dernier cas, a le droit de vérifier périodiquement que l’assuré remplit bien et continue de remplir les conditions du versement des prestations, ce qui peut se faire de différentes façons.

[50]           L’exigence d’un suivi médical continu et d'un traitement est l’une de ces façons, variation sur un thème connu, et le contrat d’assurance peut donc exiger que la condition invalidante traitable soit, de fait, traitée, du moins par des moyens raisonnables[38]. Ce genre d’exigence contractualise, en quelque sorte, et adapte au contexte de l’assurance l’obligation de mitigation qui incombe autrement à l’assuré (art. 1479 C.c.Q.), obligation qu’a reconnue notre cour dans Lebel c. 9067-1959 Québec inc.[39], en matière d’assurance de dommages, ou encore dans Mutuelle du Canada, Compagnie d’assurance sur la vie c. Ouellet[40], en matière d’assurance invalidité. Dans cette dernière affaire, le juge Beauregard, aux motifs duquel souscrivent les juges Tourigny et Dussault, conclut ce qui suit dans le cas d’une police ne comportant aucune stipulation semblable à celle de l’espèce :

 La police ne comporte pas de stipulation à cet égard. J'accepte qu'est implicite au contrat l'obligation pour l'assuré de se faire soigner comme le ferait tout homme raisonnable mais je ne suis pas persuadé que, dans les circonstances où l'intimé se trouve, l'intimé n'agit pas comme un homme raisonnable. A priori l'opération chirurgicale qui fut recommandée à l'intimé ne semble pas une mince affaire de sorte que je suis d'opinion que la charge de la preuve quant au fait que l'intimé abuserait de ses droits incombait à l'appelante.

[Je souligne]

[51]           Ce passage ne parle pas expressément de mitigation, mais l’on comprend que celle-ci en est implicitement le fondement : si l’assuré invalide peut subir un traitement de nature à favoriser sa réadaptation, alléger sa condition ou la guérir, il ne peut pas s’en abstenir, à moins, bien sûr, que le traitement soit peu utile, expérimental, risqué, disproportionné, ou autrement déraisonnable (comme c’était le cas dans l’arrêt Ouellet ci-dessus). Et c’est bien cette obligation qui fait partie intégrante du présent contrat d’assurance liant les parties, par le truchement des clauses 1(9) et 7(4) ci-dessus.

[52]           En somme, aux termes de ces deux dispositions, l’assuré invalide par suite d’une maladie ou d’un accident obtient et conserve les prestations que prévoit la police si sa condition incapacitante, laquelle peut être physique ou mentale, est et demeure sous traitement médical et sous les soins réguliers d’un médecin[41], à moins toutefois que son état ne soit devenu stationnaire, c’estàdire qu’il ne soit pas susceptible de s’améliorer ou de progresser sous l’effet d’un traitement. C'est la seule interprétation raisonnable qui puisse être donnée à ces dispositions, sauf à les priver d'utilité ou d'effet.

[53]           Cela étant, qui a le fardeau de preuve aux fins du présent litige? Est-ce à l’appelante de démontrer que l’intimé ne remplit pas les conditions d’octroi et de maintien de la prestation ou est-ce à l’intimé de démontrer qu’il y est admissible?

[54]           La juge de première instance a conclu que le fardeau reposait sur les épaules de l’appelante et elle a raison. En principe, lorsqu’un assureur reconnaît l’invalidité de l’assuré et lui verse des prestations qu’il cesse ensuite, il lui revient, conformément à l’art. 2803 al. 2 C.c.Q., de justifier sa décision en établissant que la situation a changé, c’est-à-dire que l’assuré, dans les faits, ne répond plus aux conditions de la police et que son droit aux prestations est éteint. Comme l’écrivait le juge Gonthier dans l’arrêt Maniwaki, affaire portant également sur une police d’assurance invalidité :

Le 31 mai 1981, au moment de l'accident, en vertu du contrat d'assurance, AVD est devenue débitrice de Mme Giroux en raison de la réalisation du risque. Depuis cette date jusqu'au 14 mars 1984, il est certain que Mme Giroux détenait une créance vis-à-vis de la compagnie d'assurance. À mon avis, le changement d'état de l'assurée est un fait qui modifie les relations entre les parties. C'est à la partie qui invoque le changement de situation de le prouver. Comme le dit Bergeron, « Les problèmes de preuve en droit des assurances », loc. cit., à la p. 442 :

… si […] la preuve de l'admissibilité est faite, n'en ressort-il pas une présomption tout à fait naturelle que l'assuré est admissible aux bénéfices jusqu'à preuve du contraire?

En somme, depuis la date de l'accident, le statu quo, la relation « normale », acquise, entre les parties, est la position de créancière de Mme Giroux et l'état de débitrice d'AVD. Or, c'est bien l'assureur, et non l'assurée, qui souhaite changer l'état actuel des choses. Si la compagnie d'assurance veut mettre fin aux paiements qu'elle effectue, pour reprendre l'expression de Demolombe, op. cit., à la p. 184 : « Qu'elle le prouve ». C'est le deuxième alinéa de l'art. 1203 [aujourd’hui art. 2803 C.c.Q.] qui doit être appliqué ici.[42]

[55]           Plus récemment, notre cour reprenait le même enseignement dans Blais c. Ivari[43] :

[17] Il importe en premier lieu de clarifier la question du fardeau de la preuve telle qu’elle se présente ici. Posons d’abord l’hypothèse suivante : un assureur, lié par des clauses identiques à celles de la Police, verse pendant un certain temps des prestations pour PRR. Il décide toutefois de cesser ces versements au motif que, désormais, la situation de l’assuré ne remplit plus les conditions donnant droit à une indemnité. Dans l’état actuel de la jurisprudence, il semble bien établi que la preuve de ce changement de situation incombe à l’assureur. Il peut, bien sûr, exiger de l’assuré que celui-ci le tienne au courant de sa situation, mais s’il y a désaccord entre les parties sur les conséquences juridiques qui en résultent, l’assureur doit rapporter la preuve de ce changement de situation.

[18] C’est le sens à donner à l’arrêt Caisse populaire de Maniwaki c. Giroux [renvoi omis] dont on peut citer ici quelques courts extraits :

Une fois qu’une partie a démontré à la satisfaction du juge, selon le premier alinéa de l’art. 1203 [aujourd’hui l’art. 2803 C.c.Q.], qu’un lien juridique l’unit à une autre, puisque cette situation est devenue légalement existante, aux yeux du tribunal elle constitue l’état normal des choses. Donc, la partie qui estime que l’état normal des choses a changé, que l’obligation n’existe plus, doit à son tour convaincre le tribunal. C’est ce qu’exprime le deuxième alinéa de cet article.

Et plus loin :

 L’intérêt principal des art. 1315 du Code Napoléon et 1203 C.c.B.-C. réside dans la portée de la charge de la preuve : l’incertitude et le doute subsistant à la suite de la production d’une preuve doivent être nécessairement retenus au détriment de la partie qui a la charge de la preuve. Comme le souligne le professeur Perrot, « La charge de la preuve en matière d’assurance » (1961), 32 Rev. Gén. Ass. Terr. 5, aux pp. 7 et 8 :

… l’enjeu pratique de la répartition du fardeau de la preuve n’apparaît que dans les seules hypothèses où une appréciation des éléments de preuve s’est révélée stérile. C’est alors, mais alors seulement, qu’il est indispensable de trancher le problème. De telle sorte que, pratiquement, le juge ne se demande pas, d’abord, auquel des deux plaideurs incombe le fardeau de la preuve, et ensuite, comment il devra faire cette preuve; il accueille d’abord tous les éléments de conviction qui lui sont apportés par les deux plaideurs indifféremment, et ce n’est que dans le cas où aucun de ces éléments ne lui paraît décisif qu’il est conduit à s’interroger sur la répartition du fardeau de la preuve, de manière à désigner lequel des ceux plaideurs sera cru sur sa simple affirmation

[19] Dans le même sens, on peut reproduire un extrait de l’arrêt unanime de la Cour dans le dossier Provident c. Chabot [renvoi omis] :

[43] Il y a donc litige entre l'appelante [ici, l’assureur] et l'intimé sur l'invalidité de l'intimé. Il reviendra à l'appelante, au procès et au fond, d'établir par prépondérance de preuve les faits déjà invoqués par elle dans sa lettre du 23 juin 2003, et de convaincre le tribunal que la qualification juridique qu'elle attribue à ces faits justifiait, selon les termes des polices en cause, la cessation des paiements à l'intimé. Paraphrasant le passage cité, on peut ajouter : s'il s'avère, eu égard à la conclusion du tribunal quant à la date de cessation de l'invalidité, que les prestations auraient dû être continuées, il y aura condamnation en conséquence avec intérêts sur les arrérages, s'il en est.

[56]           Dans le même sens, on consultera les arrêts suivants : Forest c. Industrielle Alliance, assurances et services financiers inc.[44]; Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux c. Centre de santé et des services sociaux du Val-Saint-François[45]; Coopérants (Les), société mutuelle d'assurance-vie c. Vallières[46].

[57]           C’est donc bien à l’appelante qu’incombe le fardeau principal de la démonstration. S’en est-elle déchargée?

[58]           La juge de première instance a conclu par la négative. Je partage son avis, mais seulement pour la période se terminant en avril 2019. À compter de ce moment, et comme nous le verrons, l’intimé, vu son refus de faire traiter sa condition, n’a plus droit aux prestations prévues par le contrat d’assurance.

2. Application des règles à l’espèce

[59]           Les faits de l’espèce commandent une analyse en deux temps, qui correspondent aux deux époques du narratif : il y a, d’une part, la période antérieure au 24 juillet 2018 (date du rapport du Dr Laliberté), au cours de laquelle on ignore la source véritable des symptômes incapacitants de l’intimé, qui ne reçoit donc pas le traitement qui aurait été approprié à cette condition; il y a, d’autre part, la période subséquente, au cours de laquelle l’intimé, alors informé de sa condition, ne reçoit ni ne sollicite de soins ou de traitement appropriés à celle-ci.

a. Prestations d’invalidité dues pour la période d’avril 2015 à juillet 2018

[60]           L’infarctus qu’a subi l’intimé en novembre 2014 l’a d’abord physiquement empêché d’accomplir les principales tâches de ses fonctions professionnelles, d’où son invalidité totale au sens de la clause 1(9) de la police, une invalidité par ailleurs sous traitement conformément à cette disposition ainsi qu’à la clause 7(4) de la même police.

[61]           En février 2015, l’intimé tente un retour au travail, qui se termine rapidement en raison des importants symptômes qui l’affectent et le rendent inapte à effectuer les tâches en question. L’ensemble de la preuve administrée au procès révèle que ces symptômes et l’inaptitude qu’ils provoquent résultent d’un trouble psychiatrique (luimême une « maladie » au sens de la police) rattaché directement à la survenance de l’infarctus : c’est d’ailleurs là la conclusion du jugement de première instance, qui, sur ce point, est exempt de toute erreur révisable.

[62]           Ce n’est toutefois qu’en 2018, comme on l’a vu, que ce trouble a été dépisté. Jusque-là, en effet, malgré un suivi médical étroit, la cause précise des symptômes incapacitants de l’intimé restait inconnue. On sait toutefois maintenant que ce trouble en était la source et qu’il existait avant 2018. Doit-on pour autant conclure que cette incapacité est une invalidité (totale) au sens de la police?

[63]           L’appelante, on le sait, répond à cette question par la négative, quoiqu’elle ne conteste plus que le trouble somatique de l’intimé soit de nature à expliquer les symptômes qui l’empêchent d’effectuer les principales tâches de ses fonctions professionnelles antérieures[47]. Mais, argue-t-elle, l’incapacité, même réelle, ne suffit pas : il n’y a d’invalidité au sens de la police que si la condition entraînant l’incapacité fait l’objet d’un suivi et d’un traitement médical, condition essentielle au versement des prestations. Or, l’intimé n’a jamais été soigné pour le trouble psychiatrique identifié en juillet 2018, à l’occasion de l’expertise du Dr Laliberté.

[64]           Cela est exact, mais l’on ne saurait en faire reproche à l’intimé, du moins en ce qui concerne la période antérieure à cette date. Comme le souligne le jugement de première instance, la preuve révèle en effet que, de la date de son infarctus à celle du rapport Laliberté, l’intimé a toujours été sous les soins de médecins et qu’il a suivi tous les traitements qu’on lui a recommandés ou suggérés. Certes, on ne le soignait pas pour la condition qui, en réalité, provoquait ses symptômes invalidants, mais on ne peut assurément pas lui faire porter le poids du défaut de ses médecins traitants d’avoir découvert la source véritable d’un problème par ailleurs bien réel, associé directement à la survenance de son infarctus. L’assureur n’a fait de son côté aucune enquête digne de ce nom, concluant apparemment que, l’incapacité attestée par ses médecins traitants étant inexpliquée, elle n’existait pas.

[65]           Dans ces circonstances, on doit conclure que, certainement jusqu’au 24 juillet 2018, l’intimé était bel et bien incapable d’exercer ses fonctions principales. Cette incapacité totale faisait l’objet de soins et de traitements continus (quoiquinadaptés, comme on le réalisera plus tard) et constituait une invalidité au sens des clauses 1(9) et 7(4) de la police d’assurance. L’appelante devait donc payer les prestations prévues en pareil cas, c’est-à-dire pour invalidité totale. Il y a donc lieu, à mon avis, de confirmer le jugement de première instance en ce qui concerne cette période, qui court d’avril 2015 à juillet 2018 inclusivement. Précisons que, comme on ne peut évidemment blâmer l’intimé de n’avoir pas entrepris une démarche thérapeutique dès réception du rapport Laliberté, il a droit à la prestation d’invalidité totale pour l’entièreté du mois de juillet 2018, et non seulement jusqu’au 24 de ce mois.

b. Période subséquente à juillet 2018

[66]           Qu’en est-il cependant de la période postérieure à juillet 2018?

[67]           La preuve, comme on le sait, révèle que l’intimé ne s’est soumis à aucun suivi ni traitement de son trouble somatique. Il est vrai que ses médecins traitants (les Drs Kennedy et Bolduc) ne le lui ont pas expressément recommandé, mais il appert que le rapport du Dr Laliberté ne leur a pas été communiqué (ceci expliquant manifestement cela), quoique l’un d’entre eux soit au courant de son existence. Dans sa dernière note de rencontre avec l’intimé (qu’il cessera par la suite de superviser), le Dr Kennedy indique en effet que l’intimé « a été évalué aussi par un psychiatre pour la compagnie d’assurance, ce qui lui a été conseillé par son avocat »[48]. Il ne mentionne rien de plus. Or, si l’on s’en remet à son témoignage lors du procès, le Dr Kennedy ne connaissait effectivement pas le contenu du rapport Laliberté, puisqu’il évoque luimême la possibilité d’un trouble psychiatrique chez l’intimé comme un flash qu’il a eu la veille de sa comparution en cour[49]. On ne s’étonne donc pas qu’il n’ait pas recommandé de traitement à l’intimé alors que celui-ci était encore sous ses soins.

[68]           On sait aussi que l’intimé ne veut pas d’un traitement psychologique, envers lequel il entretient de fortes réserves. Celles-ci, on le sait également, sont antérieures au rapport Laliberté (voir supra, paragr. [27] et [28]), mais elles s’affichent clairement après celui-ci. On peut ainsi raisonnablement inférer que cette résistance envers un tel traitement explique qu’il n’ait pas communiqué le rapport Laliberté – ni son contenu - à ses médecins, se soustrayant ainsi à l’éventualité d’une recommandation en ce sens ou même, tout simplement, à d’autres examens qui auraient pu permettre de préciser l’état de sa condition. Devant l’offre explicite que lui fait une psychologue-cardio du CHUM, en août 2020, il s’esquive et refuse[50]. Son interrogatoire préalable et, de même, les propos qu’il tient lors du procès dénotent sa réticence (voir supra, paragr. [27] et [29] respectivement), une réticence que le Dr Montagne, expert de l’appelante, souligne également dans son rapport et lors de son témoignage[51], mais que signale également le Dr Laliberté[52] (voir infra). En réalité, l’on a affaire ici à davantage qu’une réticence, mais bien à un véritable refus.

[69]           Rien de cela n’est contredit par l’intimé, qui soutient cependant que, son état psychologique étant stationnaire et aucun traitement n’étant de nature à y remédier ou à l’atténuer, il n’avait et n’a toujours pas à entreprendre une démarche thérapeutique, qui serait inutile.

[70]           La juge de première instance, on l’a vu, règle sommairement cet aspect crucial de l’affaire en concluant que l’intimé fait l’objet d’un suivi médical constant depuis son infarctus et que son état est effectivement stationnaire. Je reprends ici, par commodité, les paragraphes pertinents du jugement (déjà reproduits au paragr. [33], p. 10, supra) :

[104] Plus précisément, la police d’assurance stipule que l’invalidité totale désigne un état d'incapacité « qui exige les soins continus d'un autre médecin que l'adhérent lui-même » [renvoi omis]. Or, depuis son infarctus, Hébert fait l'objet d'un suivi médical constant assuré notamment par son médecin traitant, Dr Bruno Bolduc, et par Dr Richard Kennedy, spécialisé en médecine interne, substitué par Dr Guy Leclerc, cardiologue. Hébert demeure sous les soins continus de médecins.

[105] La preuve révèle que Hébert est dans un état stationnaire, de sorte que les exclusions ne s’appliquent pas, lesquelles stipulent que :

7.4. L’assureur ne verse aucune prestation pendant une période d’invalidité :

4)    Durant laquelle l’adhérent n’est pas sous traitement médical et sous les soins réguliers d'un autre médecin que l’adhérent lui-même, sauf le cas d’état stationnaire attesté par un autre médecin que l’adhérent lui-même. [renvoi omis] [Caractères gras ajoutés par le Tribunal]

[106] Enfin, les recommandations de traitements relèvent des médecins traitants. Hébert ne refuse aucun traitement recommandé par ses médecins, au contraire on le décrit comme très compliant. D’ailleurs, il a suivi avec rigueur le programme de réhabilitation au centre Épic.

[71]           Soit dit très respectueusement, la preuve n’étaye pas ces conclusions, qui reposent par ailleurs sur une lecture indûment limitative de la police d’assurance. Il y a là, à mon avis, une double erreur révisable.

[72]           Ainsi, comme mentionné précédemment (supra, paragr. [48] à [52]), les clauses 1(9) et 7(4) de la police ne sont compatibles qu'avec une seule interprétation et leur texte combiné ne comporte aucune ambiguïté : c’est la condition invalidante qui doit faire l’objet d’un suivi ou d’un traitement médical, à défaut de quoi on ne peut parler d’invalidité au sens de la police, l’assureur pouvant alors ne pas verser ou cesser de verser les prestations. Or, le jugement de première instance méconnaît le sens de ces dispositions et leur donne plutôt une signification littérale, extrêmement restrictive, qui ne convient pas à leur objectif, les ampute de leur véritable fonction et les neutralise substantiellement. On ne pouvait donc donner raison à l’intimé en se contentant d’affirmer que « depuis son infarctus, Hébert fait l’objet d’un suivi médical constant » (jugement de première instance, paragr. 104) : cela est exact, mais insuffisant aux termes de la police, qui exige le suivi et le traitement de la condition médicale invalidante et subordonne le versement des prestations au maintien de ces mesures, sauf si l’état de l’assuré – c’est-à-dire sa condition invalidante – est stationnaire. En l’espèce, non seulement l’intimé n’a-t-il reçu aucun suivi ou traitement médical relié à son trouble somatique, mais il n’entend pas recourir à de tels soins et il agit de manière à se soustraire (ou tenter de se soustraire) à l’obligation que lui fait la police d’assurance. Cela, qui contrevient a priori à la clause 1(9), permet la cessation des prestations conformément à la seule clause 7(4). Certes, on ne peut lui faire grief de ce défaut avant juillet 2018, mais il faut se questionner sur son comportement à compter de cette date.

[73]           Le jugement contourne cependant la difficulté en concluant au caractère stationnaire de la condition, ajoutant que si ses médecins traitants le lui avaient recommandé, l’intimé aurait suivi un tel traitement.

[74]           La preuve ne soutient pas cette dernière conclusion. Au contraire, elle établit plutôt – et de manière prépondérante – que l’intimé refuse de se soumettre à un suivi ou à un traitement de nature psychologique ou psychiatrique et qu’il a usé de manœuvres évasives à cet égard. Son refus perdure même après que l’appelante, dans l’exposé de ses moyens de défense (avril 2019), lui eut opposé l’absence d’un tel suivi ou traitement. Le jugement de première instance ignore largement ces éléments de preuve (se contentant de mentionner timidement que « [s]elon Dr Laliberté, le pronostic est moins bon lorsque confronté à une personne qui a des résistances et des réticences; tel est le cas de Hébert »[53]) et n’en tient aucun compte dans le cadre de l’analyse, éludant cette question centrale par le constat péremptoire de l’état stationnaire du trouble somatique de l’intimé.

[75]           Or, pas plus que le précédent, ce constat n’est-il étayé par la preuve.

[76]           Là-dessus, on admettra d’abord que la situation est particulière : le trouble somatique n’a été mis de l’avant qu’en 2018, un peu plus de trois ans et demi après l’infarctus de l’intimé, survenu en novembre 2014, sans qu’on sache jusque-là ce qu’était la source véritable de son incapacité, à laquelle on cherchait toujours une cause physique. Au moment où l’on identifie la source possible de ses symptômes incapacitants, en juillet 2018, l’intimé a 60 ans et n’exerce aucune activité professionnelle depuis mars 2015. Le rapport du Dr Laliberté contient quelques éléments pouvant laisser croire que la réhabilitation psychique complète d’un individu placé dans ces conditions pourrait être difficile. Il fait d’abord ce pronostic général en se fondant sur quelques données épidémiologiques que l’on pourrait qualifier de génériques : « une absence à la suite d’un diagnostic psychiatrique ou à la suite d’un problème circulatoire est associée à un risque plus élevé de conduire à une invalidité permanente »; « [ê]tre âgé de 50 ans et plus est un facteur associé à une invalidité prolongée et un délai plus long avant le retour au travail »; « après 245 jours d’absence, le risque qu’un arrêt de travail conduise à une invalidité est de 50 % »[54], écrit-il. À la lumière de ces données, il se penche toutefois sur le cas particulier de l’intimé (qu’il a vu moins de deux heures aux fins de son expertise), dont il estime peu probable qu’il puisse jamais retourner au travail en raison de la sévérité de son anxiété, surtout qu’« il est plutôt défensif envers les aspects psychologiques ou psychodynamiques »[55], sujet sur lequel il ne s’étend toutefois pas. Dans son rapport, le Dr Laliberté n’aborde pas la possibilité d’un traitement et n’en tient pas compte dans cette évaluation (question qui ne lui avait d’ailleurs pas été posée dans le cadre du mandat confié par l’avocat de l’intimé).

[77]           Lors du procès, qui se tient en mars 2022, le Dr Laliberté explique que, l’intimé ayant été sans traitement depuis le diagnostic de 2018, qui survient lui-même presque quatre ans après l’infarctus, élément déclencheur du trouble somatique, l’on ne peut guère envisager que des soins puissent maintenant changer quelque chose à sa situation, ce qui, sans être exclu, demanderait « un gros travail »[56], notamment en raison de ses réticences envers une prise en charge psychologique ou psychiatrique. On comprend de son témoignage, qui renvoie aux statistiques mentionnées dans son rapport, que les perspectives de réhabilitation de l’intimé ne dépassent pas 50%, mais aussi qu'elles sont tributaires d’une telle prise en charge. Or, « à la base en partant, on a... on réussit... on n'a pas réussi à le référer, docteur Hébert »[57], ajoute-t-il.

[78]           Et c’est bien là que réside le problème : si l’on n’a pas « réussi à le référer », c’est que l’intimé est réfractaire à cette prise en charge, qu’il s’est d’ailleurs employé – avec succès – à éviter. Dès lors, comment savoir, en rétrospective, si son trouble somatique était stationnaire ou non en 2018 et, de même, comment établir l’intérêt ou l’effet (ou l’absence d’effet) d’un traitement psychologique ou psychiatrique qui n’a pas été entrepris et n’a fait l’objet d’aucun suivi?

[79]           Si l’on s’en remet cependant à l’expertise du Dr Laliberté, dont le rapport et le témoignage sont les plus favorables à l’intimé, les possibilités de réhabilitation de l’intimé, telles qu’évaluées en 2018, ne sont pas supérieures à 50 %. Or, ce chiffrelà ne correspond pas à un état stationnaire, mais indique au contraire la possibilité d’une évolution positive (même si elle ne rendait pas l’intimé capable de reprendre ses fonctions préinfarctus). L’on ignore par ailleurs ce qui serait advenu si, dès 2018, l’intimé avait demandé ou obtenu un suivi psychologique ou psychiatrique, plutôt que de s’y dérober. Peut-être ne se serait-il pas remis entièrement, mais cela ne le relevait pas de l’obligation que lui fait la police d’être « sous traitement médical ou sous les soins réguliers d’un […] médecin » pour son trouble somatique, source de son incapacité.

[80]           J’ouvre ici une parenthèse. La question du traitement et du suivi, en première instance, a été abordée par les experts, incluant le Dr Laliberté, sous l’angle du retour au travail de l’intimé, c’est-à-dire de la reprise complète des activités professionnelles qui étaient siennes avant son infarctus. Or, la question de savoir si l’état incapacitant d’un assuré est stationnaire ne doit pas être confondue avec celle de savoir s’il pourra éventuellement revenir au travail grâce au traitement ou au suivi médical qu’il recevra (même s’il peut y avoir des recoupements, évidemment). Il se pourrait en effet qu’un individu soit de manière permanente dans l’incapacité de reprendre ses fonctions usuelles ou des fonctions équivalentes, et demeure donc invalide au sens de la police, sans que cela signifie nécessairement que sa condition invalidante est stationnaire. En outre, comme on l’a vu précédemment, les contrats d’assurance comportent ce genre d’exigence (celle d’un suivi ou d’un traitement) afin de permettre aux assureurs de vérifier l’état d’incapacité de celui ou de celle qui reçoit les prestations, particulièrement lorsque « l’incapacité est longue et sa durée non prévisible »[58], ce qui était certainement le cas de l’incapacité de l’intimé en 2018, dont le trouble venait tout juste d’être diagnostiqué.

[81]           Pour le reste, faute d’un suivi médical ou d’un traitement, l’on ne peut pas présumer ou conclure que le trouble somatique de l’intimé n’aurait pu se résorber ou s’alléger. En effet, selon le Dr Laliberté, cette possibilité, comme on l’a vu, ne peut être exclue : les chances de réhabilitation ou d’amélioration de l’intimé ne dépassent peut-être pas 50%, mais cela est loin d’être nul. La normalité des choses voudrait d’ailleurs qu’un traitement soit porteur ou vecteur d’amélioration. Partant, il est impossible de conclure que l’état de l’intimé est stationnaire, ou, plus exactement, qu’il l’était déjà en 2018 et que cela, conséquemment, le relevait dès ce moment de l’obligation que lui font les clauses 1(9) et 7(4) d’être « sous traitement médical et sous les soins réguliers d’un […] médecin ».

[82]           Bref, la preuve au dossier n’établit pas l’état stationnaire de la condition de l’intimé à partir de 2018 et il est impossible de conclure qu’il l’est, tout comme il est impossible de conclure quà cette date, un traitement aurait été inutile. En fait, le rapport et le témoignage du Dr Laliberté indiquant, en juillet 2018, des chances de rétablissement de 50% environ, on doit en inférer au contraire que l’état de l’intimé n’était pas stationnaire.

[83]           On pourrait cependant être tenté de répliquer que si la preuve au dossier ne démontre pas que la condition de l’intimé est stationnaire, elle ne démontrerait pas non plus qu’elle ne l’est pas, ce que seul un suivi ou un traitement aurait pu établir de manière prépondérante. Il faudrait alors, en principe, poser la question suivante : si, en raison de l’absence de tout suivi médical et de traitement après juillet 2018, l’on ne pouvait conclure au caractère stationnaire ou non stationnaire du trouble somatique de l’intimé, qui devrait succomber?

[84]           À cette question, la Cour suprême répond ainsi dans Maniwaki : « l’incertitude et le doute subsistant à la suite de la production d’une preuve doivent être nécessairement retenus au détriment de la partie qui a la charge de cette preuve »[59]. C’est là, en effet, le corollaire des art. 2803 et 2804 C.c.Q. Il suffirait donc normalement de déterminer qui a cette charge en l’espèce : est-ce à l’intimé de démontrer le caractère stationnaire de son état, puisque, en refusant de faire suivre ou de traiter sa condition, il ne se conforme pas aux exigences de la police, qui lui impose de le faire, ou est-ce à l’appelante de démontrer l’état non stationnaire de la condition de l’intimé, puisque c’est elle qui doit justifier la cessation des prestations?

[85]           Or, vu les circonstances très particulières de l’affaire, il n’est pas nécessaire de trancher, puisque l’un et l’autre scénarios mèneraient ici, exceptionnellement, au même résultat, à savoir que l’intimé doit succomber.

[86]           Dans le premier cas, on pourrait vouloir conclure qu’il revenait à l’intimé d’établir que son état était stationnaire au sens de la clause 7(4) et qu’il bénéficiait donc de l’exception prévue par cette disposition à l’exigence générale de soins et de traitements. Autrement dit, l’appelante se fondant sur les clauses conjointes 1(9) et 7(4) pour cesser les paiements et ayant prouvé le fait sousjacent à l’extinction du droit de l’intimé (absence de suivi et de traitement), c’est ce dernier qui aurait dû démontrer que sa situation tombait dans l’exception de la clause 7(4), c’est-à-dire celle de l’état stationnaire, ce qui aurait rétabli l’obligation de versement incombant à l’appelante. La preuve ne permettant pas de conclure à l’état stationnaire, l’intimé ne se serait donc pas déchargé de son fardeau de preuve et devrait en supporter les conséquences.

[87]           Dans le second cas, à supposer que le fardeau de démontrer l’état non stationnaire, aux termes de la clause 7(4), incombe plutôt à l’appelante en vertu de son fardeau général d’établir les raisons de la cessation du versement des prestations, l’intimé devrait également succomber, puisque c’est en raison de son refus de se soumettre à un tel suivi ou à un tel traitement qu’il empêche son assureur de se décharger de ce fardeau de preuve.

[88]           Bref, dans tous les cas, c’est l’intimé qui doit succomber ici.

[89]           Une dernière observation sur cette question d’état stationnaire ou non stationnaire. Il n’est bien sûr pas impossible, comme le souligne le Dr Laliberté lors de son témoignage, que l’état de l’intimé, en 2022, soit maintenant devenu stationnaire, mais cela, dans les circonstances, ne saurait obliger l’appelante à reprendre les versements à compter de cette date.

[90]           Enfin, dans un autre ordre d’idées, on notera aussi que la preuve est muette sur la question de savoir si la réticence de l’intimé au suivi et au traitement de son trouble somatique est la résultante même de celui-ci. Au regard de la preuve administrée en première instance, la possibilité que l’existence de ce trouble explique le refus d’un traitement ou même d’un suivi relève simplement du soupçon ou de la supposition, mais ne ressort pas de la preuve de manière prépondérante. À vrai dire, elle n’en ressort aucunement, et c’est un sujet dont le jugement de la Cour supérieure ne dit mot. Le cas échéant, c’est à l’intimé qu’il revenait de l’établir.

[91]           Cette détermination faite, le problème n’est pas pour autant réglé entièrement.

[92]           En effet, vu la date à laquelle le trouble somatique a été identifié (24 juillet 2018), à partir de quel moment peut-on considérer que l’intimé a manqué à son obligation en ne se soumettant pas à un traitement ou à un suivi de cette condition et en tentant d’échapper à son obligation à cet égard?

[93]           On pourrait bien sûr déclarer que l’obligation de l’assureur cesse dès que l’assuré n’est pas sous traitement ou suivi pour sa condition invalidante et conclure que l'appelante pouvait cesser toute prestation dès le mois d'août 2018. Dans le cas présent, cela serait toutefois trop sévère et constituerait une application mécanique – et excessive – des dispositions de la police, ne faisant aucune place à la réalité des troubles psychiatriques et de la situation particulière dans laquelle s’est trouvé l’intimé.

[94]           De novembre 2014 à juillet 2018, personne n’a diagnostiqué la cause véritable de l’incapacité de l’intimé à l’exercice de ses fonctions professionnelles habituelles, ce qu’on ne peut bien sûr pas lui reprocher, répétons-le. Après des années d’interrogations sur la source des symptômes débilitants qu’il éprouve, on peut raisonnablement supposer que la nouvelle du « diagnostic » du Dr Laliberté a été une surprise et l’on peut difficilement considérer que l’intimé aurait dû, dans la minute suivante, commencer un traitement. On peut penser également qu’il aura eu besoin de temps pour digérer l’information et envisager ce qu’il convenait de faire, alors qu’il est en plein litige contre l’appelante. On peut concevoir aussi les difficultés d’une telle introspection et les défis d’un passage à l’acte, qui aurait consisté en l’occurrence à informer ses médecins traitants de la situation et à solliciter ou à entreprendre une démarche thérapeutique (sans compter que, même s’il s’était mobilisé immédiatement, il aurait sans doute dû attendre quelque temps avant d’obtenir un tel suivi ou traitement).

[95]           Cela dit, en novembre 2018, lors de son interrogatoire préalable (tenu quatre mois après le diagnostic), la question que lui pose l’avocate de l’appelante, qui veut savoir pourquoi sa condition psychologique n’est pas suivie ou traitée, aurait dû le sensibiliser à la nécessité d’une telle démarche. Il se contente de répondre qu’il est encore en réflexion[60]. Mais si l’on peut encore, à cette date, comprendre ses tergiversations, il lui devenait impossible de rester dans l’immobilisme après avril 2019, alors que l’appelante, dans l’exposé de ses moyens de défense, soulève l’absence de suivi ou de traitement comme un obstacle au versement des prestations. Peu importe que le moyen de défense n’ait pas été énoncé dans les termes mêmes dans lesquels il sera plaidé lors du procès, il demeure qu’à compter de cette date, l’intimé, dans le contexte singulier de l’affaire, ne pouvait persister dans son refus de tout traitement ou suivi, ce qu’il savait contraire aux conditions de la police.

[96]           Tous ces éléments considérés, dans ces circonstances exceptionnelles, j’estime qu’il est raisonnable et équitable (un comportement équitable, marque de la bonne foi, étant inhérent à tout contrat[61] et plus encore à l’assurance, contrat de la plus haute bonne foi, pour toutes les parties[62]) de déclarer que l’intimé, faute de se conformer à son obligation contractuelle, a perdu à partir du mois de mai 2019 le droit aux prestations qu’il réclame de l’appelante.

[97]           J’ouvre une autre parenthèse : il ne convient pas, à mon avis, de tenir compte ici de la faute qu’a commise l’appelante dans le traitement de la réclamation initiale de l’intimé (c’est-à-dire celle de 2015-2016), faute qui sera l’objet de la rubrique suivante. On pourrait en effet vouloir prétendre que si l’appelante avait enquêté plus avant sur la situation, peut-être aurait-on découvert plus tôt la condition psychiatrique de l’intimé et peut-être celui-ci aurait-il accepté de se faire suivre et traiter (malgré les réticences qu’il exprime déjà à l’époque devant l’idée même d’une simple consultation psychologique). Or, cette prétention, si elle devait être avancée, relèverait de la spéculation et il ne me semble pas approprié d’en faire cas. On ne saurait par ailleurs imposer à l’assureur de découvrir lui-même la source de l’invalidité d’un assuré.

B. Dommages moraux et condamnation de 20 000 $

[98]           Comme on l’a vu plus tôt, le jugement de première instance, faisant droit à la demande de l’intimé, condamne l’appelante à lui verser 20 000 $ à titre de dommages en réparation du préjudice moral issu du traitement fautif de sa réclamation d’assurance, après mars 2015. Y a-t-il lieu, comme le soutient l’appelante, d’infirmer cette condamnation?

[99]           Je ne le crois pas.

[100]      Tant devant notre cour que devant la Cour supérieure, les parties ont assez longuement débattu de l’arrêt Fidler[63]. Dans cette affaire, qui relève de la common law, la Cour suprême décide que, le contrat d’assurance invalidité étant destiné à assurer la paix de l’esprit de l’assuré en le protégeant des conséquences pécuniaires d’une maladie ou d’un accident, il convient de reconnaître le préjudice moral découlant de la simple inexécution du contrat, même si elle n’est pas assortie d’une faute distincte, et d’en tenir l’assureur responsable, ce qui peut entraîner une condamnation à des dommages-intérêts, si la souffrance de l’assuré est suffisamment intense.

[101]      Or, si la juge de première instance s’est bel et bien penchée sur cet arrêt, elle a prudemment choisi de fonder la condamnation de l’appelante sur l’existence d’une faute réelle dans le traitement de la réclamation de l’intimé en 2015 et en 2016, faute qu’elle ne déduit pas de la simple cessation des prestations. J’emploie le terme « prudemment », car notre cour, à ce jour, n’a pas appliqué l’arrêt Fidler aux contrats d’assurance régis par le Code civil du Québec, bien qu’elle en ait à plusieurs reprises signalé l’existence, tout en statuant plutôt en fonction soit de l’existence d’une faute caractérisée de l’assureur dans le traitement de la réclamation de l’assuré, soit de l’absence d’une preuve prépondérante du préjudice moral allégué par ce dernier[64].

[102]      La présente affaire ne se prête pas davantage à l’étude de la question de la transposition de l’arrêt Fidler au droit québécois, transposition qui a ses défenseurs[65]. Je me limiterai cependant à suggérer que l’art. 1617 C.c.Q., que l’on pourrait voir comme une exception à l’art. 1613 C.c.Q., semble a priori militer contre une telle transposition, en limitant à l’intérêt le préjudice et la réparation issus du « retard » dans l’exécution de l’obligation de verser une somme d’argent (retard qui inclut le non-paiement) :

1617. Les dommages-intérêts résul-tant du retard dans l’exécution d’une obligation de payer une somme d’argent consistent dans l’intérêt au taux convenu ou, à défaut de toute convention, au taux légal.

1617. Damages which result from delay in the performance of an obligation to pay a sum of money consist of interest at the agreed rate or, in the absence of any agreement, at the legal rate.

 Le créancier y a droit à compter de la demeure sans être tenu de prouver qu’il a subi un préjudice.

 The creditor is entitled to the damages from the date of default without having to prove that he has suffered any injury.

 Le créancier peut, cependant, stipuler qu’il aura droit à des dommages-intérêts additionnels, à condition de les justifier.

 A creditor may stipulate, however, that he will be entitled to additional damages, provided he justifies them.

 

[Je souligne]

[103]      On remarquera le langage du premier alinéa : ce n’est pas que le retard dans le paiement d’une somme d’argent (auquel la jurisprudence et la doctrine assimilent le non-paiement) « entraîne » ou « amène » le versement d’un intérêt. C’est plutôt que les dommages-intérêts résultant d’un tel retard « consistent dans / consist of » un tel versement, ce qui a un sens, me semble-t-il, assez précis. Le troisième alinéa renforce la chose en précisant que le créancier peut stipuler qu’il aura droit à des dommagesintérêts additionnels, d’une autre nature (qu’il devra justifier). Dans le cas du défaut de payer une somme d’argent, ce qui inclut le défaut de verser une prestation d’assurance invalidité, l’art. 1617 C.c.Q. serait donc un obstacle à l’octroi de dommages autres que l’intérêt[66], sauf stipulation contraire. Or, il n’y a pas de telle stipulation dans la police d’assurance qui lie ici les parties.

[104]      Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin dans cette réflexion, puisque, en l’espèce, le jugement de la Cour supérieure a identifié chez l’appelante une faute qui suffit à justifier l’octroi de dommages-intérêts.

[105]      La juge reproche ainsi à l’appelante la manière dont elle a géré la réclamation de l’intimé, principalement en 2015-2016, en contravention de son obligation contractuelle de l’étudier avec diligence et sérieux. L’appelante prend en effet abruptement la décision de mettre fin au versement des prestations en avril 2015. Lorsque l’intimé conteste cette décision, elle traite sa demande d’une manière que l’on peut qualifier de cavalière, s’en remettant aux notes expéditives de médecins-conseils à qui l’on n’a pas fourni toute l’information médicale pertinente. Elle maintient sa décision alors que les médecinsconseils en question soulignent ultérieurement tous les deux qu’il y aurait lieu de recueillir plus d’information. Par ailleurs, elle répond à l’intimé par des platitudes et des généralités, sans pousser plus loin l’investigation. Pourtant, on ne peut dire que les rapports que lui envoie l’interniste traitant de l’intimé, le Dr Kennedy, directement ou par l’intermédiaire de son patient, ne sont pas minutieux, solides, détaillés. L’appelante ne pouvait pas fermer les yeux sur le problème particulier que révélaient ces rapports et se satisfaire de conclure que, la source des symptômes de l’intimé n’ayant pas été identifiée, il ne pouvait y avoir invalidité.

[106]      En fait, il se dégage du dossier que l’appelante a, très tôt dans le processus de traitement de la réclamation, considéré que l’intimé s’était lui-même « mis en invalidité » ou à la retraite en fermant sa clinique en mars 2015 et qu’elle n’a pas changé d’idée, une idée qui a d’abord émergé dans la première note du Dr Gervais (celle du 14 juillet 2015). Or, cette note était fondée sur une impression plutôt qu’une étude sérieuse de la situation, impression qui est restée et semble avoir contaminé le traitement de la réclamation de l’intimé.

[107]      La juge de première instance estime que ce comportement ne répond pas aux obligations qui incombent à un assureur et cette conclusion me paraît correcte en fait comme en droit. La jurisprudence de la Cour, sur ce point, est claire. Ainsi, dans Barrette c. Union canadienne (L’), compagnie d’assurances[67] (arrêt qui ne traite pas d’assurance invalidité, mais dont l’enseignement est transposable à celle-ci) :

[69] Le contrat d'assurance en est un qui oblige les parties à agir avec la plus haute bonne foi, un standard encore plus élevé que celui bien connu de la bonne foi qui est codifié aux articles 6, 7 et 1375 C.c.Q. Cette obligation s'applique autant à l'assureur qu'à l'assuré, de la souscription du contrat d'assurance jusqu'au traitement des réclamations [renvoi omis].

[70] En matière d'indemnisation, ce devoir d'agir selon la plus haute bonne foi implique que l'assureur doit garder l'esprit ouvert à tous les faits du dossier et agir selon ceux-ci et non selon ses impressions. Ceci nécessite que son enquête soit complète et, comme le mentionne le professeur JeanGuy Bergeron, qu'elle tienne compte des preuves additionnelles fournies par l'assuré [renvoi omis].

[71] Cela implique également qu'un refus d'indemniser un assuré ne doit pas se baser sur des éléments non pertinents ou inappropriés […] [renvoi omis].

[108]      Comme l’écrit également le professeur Bergeron :

Le premier fondement du devoir de renseignement après sinistre réside dans l’engagement contractuel lui-même. L’obligation principale de l’assureur étant de verser la prestation, il doit mettre tout en œuvre pour l’exécuter et non pas tenter d’y échapper en tout ou en partie. Il est clair que l’assureur a le gros bout du bâton, disposant de plusieurs avantages considérables sur l’assuré.

Il détient l’argent de la prestation en main, alors que l’assuré compte sur cette prestation pour maintenir ses acquis patrimoniaux et son régime de vie. Il décide lui-même le bien-fondé de la réclamation, ce qui le place dans un statut de juge et partie. Il a une connaissance approfondie du contrat qu’il a lui-même rédigé et de son interprétation juridique.

Joints à la finalité du contrat, ces avantages dont bénéficie l’assureur le placent dans l’obligation de prendre l’initiative et de rechercher la voie du paiement plutôt que celle du refus. […]

Avec cette toile de fond, l’engagement contractuel de l’assureur suppose donc que, une fois l’avis de sinistre reçu, l’assureur doit mener une enquête adéquate, déterminer les garanties raisonnablement disponibles et verser promptement l’indemnité ou expliquer son refus de payer intégralement les indemnités. Il va de soi que l’assurer doit expliquer ses décisions et non pas s’en tenir à des motifs passe-partout pour rejeter la réclamation. À notre avis, l’absence de motivation d’une décision favorise le refus et décourage la recherche de l'indemnité. C’est un lieu commun d’affirmer qu’il est plus facile et tentant d’énoncer un refus si aucune justification substantielle n’est requise. Nous ne croyons pas que l’engagement contractuel puisse condamner l’assuré à se battre sur un front judiciaire pour obtenir l’information requise. D’ailleurs, il nous semble que, si la formation d’un contrat repose sur un consentement libre et éclairé des parties, son exécution doit être aussi transparente, surtout dans un contrat où la tranquillité d’esprit doit être au rendez-vous.[68]

[109]      En l’espèce, le comportement de l’appelante en 2015-2016 n’était pas conforme à ce standard et, puisqu’il a causé un préjudice moral à l’intimé, des dommages compensatoires sont de mise.

[110]      Cependant, l’intimé n’ayant plus droit aux prestations après avril 2019, doit-on réduire le montant de la condamnation prononcée par la juge de première instance en réparation du dommage causé par la faute de l’appelante dans la gestion de la réclamation en 2015 et en 2016?

[111]      J’estime que non. Le préjudice a été consommé, si l’on peut dire, à cette époque, c’est-à-dire avant juillet 2018. C’est ce qui ressort de la description qu’en fait la juge de première instance :

[145] Bouleversé, il écrit à DSF pour comprendre et pose diverses questions [renvoi omis]. Il ne reçoit aucune réponse, sauf un appel téléphonique de madame Geneviève Morissette de DSF. Il ressent de l’humiliation et de la rage lorsqu’elle lui affirme que le travail d’un dermatologue est moins exigeant que celui d’un urgentologue. Il se dit furieux, fâché, dénigré et insulté.

[146] Il se sent trahi. Il qualifie le geste d’ignoble et se sent comme un animal blessé. Il décrit avoir vécu un stress énorme. Il puise dans ses économies.

[147] La preuve médicale confirme l’intensité de la souffrance morale. Notamment, Dr Kennedy rapporte le stress causé par les finances [note 91 : Pièce P-12 : Rapport de Dr Kennedy, 30 janvier 2015, page 183, par. 8]. Le traitement du dossier le fatigue à un point tel que la simple lecture d’une expertise nécessite la prise de Nitro [note 92 : Pièce P-12 : Consultation médicale de Dr Kennedy, 11 avril 2018, par. 4]. Dr Laliberté explique qu’un tel refus constitue un facteur de stress pour tout le monde, mais encore plus chez une personne comme Hébert. Un tel refus augmente son anxiété.

[112]      Il ne convient donc pas d’infirmer la conclusion de la juge à cet égard ni de modifier le montant de l’indemnité accordée à l’intimé.

V. Conclusion

[113]      Pour toutes ces raisons, je recommande d’accueillir l’appel pour partie, de déclarer que, pour la période du 1er avril 2015 au 30 avril 2019, l’intimé a droit aux prestations d’invalidité totale prévues par le contrat d’assurance, mais qu’il n’y a plus droit à compter du 1er mai 2019 et de modifier en conséquence le dispositif du jugement de première instance.

[114]      On notera que les parties s’entendent sur le montant des prestations d’invalidité en jeu, comme le souligne le paragraphe 24 du jugement de première instance. Me fondant sur le tableau reproduit dans ce paragraphe (lui-même basé sur un tableau faisant partie de la pièce D-16[69]), je conclus que les sommes dues par l’appelante à l’intimé peuvent être ventilées ainsi :

Période

Prestation mensuelle

Montant total

2015.04.01 au 2015.12.31

5 000 $

45 000 $

2016.01.01 au 2016.12.31

5 050 $

60 600 $

2017.01.01 au 2017.12.31

5125,75 $

61 509 $

2018.01.01 au 2018.12.31

5197,51 $

62 370,12 $

2019.01.01 au 2019.04.30

5 322,25 $

21 289 $

 

TOTAL :

250 768,12 $

[115]      Dans les circonstances, vu le résultat limité de l’appel, je n’accorderais pas les frais de justice à l’appelante ni ne toucherais aux frais de justice octroyés par le jugement de première instance.

 

 

 

MARIE-FRANCE BICH, J.C.A.

 


[1]  On parle ici principalement d’angine, d’essoufflement, de fatigabilité, de faiblesse, d’étourdissements et d’intolérance au stress.

[2]  Vu le régime d’assurance choisi par l’intimé, les prestations ne peuvent lui être versées au delà du 11 août 2023, date à laquelle il atteindra l’âge de 65 ans.

[3]  Pièce P-10, note du Dr Gervais datée du 14 juillet 2015 et adressée à Mme Geneviève Morissette, personne chargée du dossier de l’intimé chez l’appelante.

[4]  Pièce P-3, extraits de la lettre de Mme Geneviève Morissette datée du 7 août 2015 et adressée à l’intimé.

[5]  Pièce P-10, note du Dr Gervais datée du 14 août 2015 et adressée à Mme Geneviève Morissette.

[6]  Ibid.

[7]  Pièce P-10, document intitulé « Communications relatives à l’assurance salaire » et daté du 17 août 2015, sous la signature de Sandra Fortier, première page.

[8]  Id., seconde page.

[9]  Pièce P-10, document intitulé « Communications relatives à l’assurance salaire » et daté du 24 mars 2016, sous la signature d’une personne dont le nom de famille est Morissette.

[10]  Pièce P-7, lettre du 4 avril 2016 adressée à l’intimé par Mme Geneviève Morissette, chargée de dossiers.

[11]  Pièce D-6, rapport du Dr François Sestier, cardiologue, 18 mai 2017.

[12]  Pièce D-6, complément au rapport du Dr Sestier, 8 septembre 2017.

[13]  Argumentation de l’appelante, mémoire de l’appelante, paragr. 11 et 133.

[15]  Id., p. 10.

[16]  Pièce D-13, rapport d’expertise psychiatrique du Dr Gérard Montagne, 22 février 2019, p. 38.

[17]  Ibid.

[18]  Ibid.

[19]  Id., p. 39.

[20]  Id., p. 38.

[21]  Id., p. 39.

[22]  Id., p. 38.

[23]  Pièce D-14, interrogatoire préalable de l’intimé, 30 novembre 2018, p. 72. Voir aussi p. 73.

[24]  Pièce P-14, mise à jour du dossier médical du CHUM, note de la Dre Pascale Lehoux, psychologuecardio, 12 août 2020.

[25]  Pièce P-12, note d’évolution de l’infirmière Geneviève Jolicoeur, 29 mars 2017.

[26]  Pièce P-12, note du Dr Kennedy, 29 septembre 2015, p. 1 de 2.

[27]  Id., p. 2 de 2.

[28]  Témoignage de l’intimé, contre-interrogatoire, notes sténographiques du 21 mars 2022, p. 196-197.

[29]  Id., p. 198 in fine et 199.

[30]  Id., p. 203 in fine.

[31]  Hébert c. Desjardins Sécurité financière, 2022 QCCS 1886, paragr. 154.

[32]  Fidler c. Sun Life du Canada, compagnie d’assurance-vie, 2006 CSC 3 Fidler »].

[33]  Mémoire de l’appelante, argumentation, paragr. 21.

[34]  Mémoire de l’intimé, argumentation, paragr. 76.

[35]  Sous réserve des délais de carence, tels ceux prévus en l’espèce, qui ne sont pas en cause.

[36]  [1993] 1 R.C.S. 282, p. 294-296 [« Maniwaki »].

[37]  Id., p. 295.

[38]  On trouve cette exigence dans bien des contrats d’assurance invalidité, sous une forme ou sous une autre. Voir par ex. : Compagnie d'assurance vie RBC c. O.C., 2022 QCCA 1142 (demande de permission d’appeler à la Cour suprême rejetée, 25 mai 2023, n° 40434), paragr. 37 (reproduisant des clauses qui, pour être rédigées de manière différente, sont néanmoins analogues à celles de l’espèce).

[39]  2014 QCCA 1309 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 12 mars 2015, n° 36084), paragr. 43 et s.

[40]  J.E. 91-5, p. 33 (C.A.).

[41]  La police d’assurance visant les médecins, elle précise que ce traitement médical ou ces soins ne doivent pas être le fait de l’assuré lui-même (qui ne peut donc pas être sous ses propres soins).

[42]  Maniwaki, préc., note 36, p. 300-301 (motifs majoritaires du j. Gonthier). La juge L’Heureux-Dubé, dissidente par ailleurs, partage l’avis de son collègue sur ce point : « En vertu du second alinéa de l’art. 1203 C.c.B.C., il incombe à l’assureur d’établir l’extinction de son obligation en démontrant, par prépondérance de preuve, la cessation de l’invalidité » (p. 304).

[43]  2021 QCCA 1931.

[44]  2018 QCCA 875 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 18 avril 2019, n° 38268), paragr. 30.

[45]  2013 QCCA 1472, paragr. 13 à 16.

[46]  J.E. 94-210 (C.A.), [1994] R.L. 541, p. 545.

[47]  Elle reconnaît par ailleurs, et reconnaissait déjà en première instance, que la condition cardiaque de l’intimé justifiait une invalidité partielle du 1er avril au 7 octobre 2015, d’où l’offre de verser des prestations partielles pour cette période, indépendamment de la question du trouble somatique.

[48]  Pièce P-13, note du Dr Richard Kennedy, interniste, 18 juillet 2019 (visite du 1er mai 2019), p. 1 de 2.

[49]  Témoignage du Dr Richard Kennedy, notes sténographiques du 21 mars 2022, p. 148 et s.

[50]  Voir supra, paragr. [27] et [28].

[51]  Voir supra, paragr. [26] et pièce D-13, rapport d’expertise psychiatrique du Dr Gérard Montagne, 22 février 2019, p. 38. Voir aussi : témoignage du Dr Montagne, notes sténographiques du 22 mars 2022, p. 154, 158, 190 in fine et 191 et 216.

[52]  Pièce P-9, rapport d’expertise psychiatrique du Dr Marc-André Laliberté, 24 juillet 2018, p. 12. Sur les perspectives de traitement et les réticences de l’intimé à un traitement psychiatrique ou psychologique, voir le témoignage du Dr Laliberté, notes sténographiques du 22 mars 2022, p. 6162, 67 à 73, 125126 et 128-129.

 

[53]  Jugement de première instance, paragr. 83.

[54]  Pièce P-9, rapport d’expertise psychiatrique du Dr Marc-André Laliberté, 24 juillet 2018, p. 12.

[55]  Ibid.

[56]  Témoignage du Dr Marc-André Laliberté, notes sténographiques du 22 mars 2022, p. 61.

[57]  Id., p. 71.

[58]  Maniwaki, préc., note 36, p. 295.

[59]  Maniwaki, préc., note 36, p. 300. Dans le même sens, voir : Léo Ducharme, Précis de la preuve, 6e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2005, paragr. 146.

[60]  Supra, paragr. [27].

[61]  Voir les art. 6, 7, 1375 et 1434 C.c.Q.

[62]  Voir : Barrette c. Union canadienne (L'), compagnie d'assurances, 2013 QCCA 1687, paragr. 69 (« Le contrat d'assurance en est un qui oblige les parties à agir avec la plus haute bonne foi, un standard encore plus élevé que celui bien connu de la bonne foi qui est codifié aux articles 6, 7 et 1375 C.c.Q. Cette obligation s'applique autant à l'assureur qu'à l'assuré, de la souscription du contrat d'assurance jusqu'au traitement des réclamations » – tous renvois omis).

[63]  Préc., note 32.

[64]  Voir par ex. : Tardif c. Succession Dubé, 2018 QCCA 1639, paragr. 74 à 78, 86 et 88; Tremblay c. Sun Life du Canada, compagnie d'assurances, 2015 QCCA 1396, paragr. 65; Excellence (L’), compagnie d’assurance-vie c. D.L., 2009 QCCA 338, paragr. 26 à 28.

[65]  Voir par ex. : Jean-Guy Bergeron, « Les obligations des parties après sinistre », (2010) 322 Développements récents en droit des assurances 73, p. 134 et s.

[66]  Voir : Maniwaki, préc., note 36, p. 303 (« Si les prestations sont insuffisantes, eu égard à la conclusion du tribunal quant à la date de cessation de l'invalidité, il y aura condamnation en conséquence avec intérêts sur les arrérages, s'il en est. C'est la seule sanction du retard à satisfaire à une obligation monétaire »). Cet arrêt a été prononcé sous le régime du Code civil du Bas-Canada, en fonction de l’art. 1077, prédécesseur de l’art. 1617 C.c.Q. Voir également : Premier Marine Insurance Managers Group (Canada) Inc. c. Martin, [2000] R.J.Q. 16 (C.A.), p. 22 (motifs dissidents du j. Beauregard) et p. 23 (motifs majoritaires du j. Denis, ad hoc); Didier Lluelles et Benoît Moore, Droit des obligations, 3e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2018, paragr. 2959 (voir aussi les paragr. 2992-2993). Dans le même sens, mais très brièvement, voir également : Jean Pineau, Danielle Burman et Serge Gaudet, Théorie des obligations, 4e éd. par Jean Pineau et Serge Gaudet, Montréal, Éditions Thémis, 2001, paragr. 451 (p. 775) et 468 (p. 794).

[67]  Préc., note 62.

[68]  Jean-Guy Bergeron, « Les obligations des parties après sinistre », préc., note 65, p. 118-119. Dans le même sens, voir : Valérie Lemaire et Renée-Maude Vachon-Therrien, « La portée de l’obligation de bonne foi de l’assureur dans le traitement des réclamations », dans L’assurance de dommages – Deuxième colloque, Collection Blais, vol. 22, 2015, EYB2015CBL84, p. 1 à 4.

[69]  Tableau produit à même la pièce D-16, mémoire de l’appelante, p. 1852-1853.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.