Montréal, Maine & Atlantique Canada Cie (Arrangement relatif à) |
2015 QCCS 3236 |
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JD 2364 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
SAINT-FRANÇOIS |
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N° : |
450-11-000167-134 |
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DATE : |
13 juillet 2015 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
GAÉTAN DUMAS, J.C.S. |
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DANS L’AFFAIRE DU PLAN D’ARRANGEMENT DE : |
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MONTRÉAL, MAINE & ATLANTIQUE CANADA CIE |
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Débitrice |
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c. |
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RICHTER GROUPE CONSEIL INC. |
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Contrôleur |
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et |
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COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER CANADIEN |
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PACIFIQUE |
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Requérante |
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JUGEMENT SUR REQUÊTE DE LA COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER |
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CANADIEN PACIFIQUE EN EXCEPTION DÉCLINATOIRE |
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ET EN RÉVISION DE L’ORDONNANCE INITIALE |
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[1] Le tribunal est saisi d’une requête de la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique (CP) datée du 6 mai 2015 par laquelle elle demande au tribunal de déclarer que la Cour supérieure n’avait pas compétence pour émettre l’ordonnance initiale du 8 août 2013 et qu’elle n’a pas compétence pour approuver le plan d’arrangement intervenu entre la Montréal, Maine & Atlantique Canada Cie (MMA) et ses créanciers.
[2] Pour les motifs ci-après exposés, le tribunal rejettera cette requête. Par contre avant de le faire, le tribunal tient à rappeler l’enseignement de la Cour suprême dans l’arrêt Hryniak c. Mauldin[1], dans lequel la Cour suprême nous rappelait :
« Notre système de justice civile repose sur le principe que le processus décisionnel doit être juste et équitable. Ce principe ne souffre aucun compromis. Or, les formalités excessives et les procès interminables occasionnant des dépenses et des délais inutiles peuvent faire obstacle au règlement juste et équitable des litiges. Si la procédure est disproportionnée par rapport à la nature du litige et aux intérêts en jeu, elle n’aboutira pas à un résultat juste et équitable.
Un virage culturel s’impose. Le principe de la proportionnalité trouve aujourd’hui son expression dans les règles de procédure de nombreuses provinces et peut constituer la pierre d’assise de l’accès au système de justice civile. Le principe de la proportionnalité veut que le meilleur forum pour régler un litige ne soit pas toujours celui dont la procédure est la plus laborieuse. »
[3] Or, cette requête du CP n’est qu’une tentative peu subtile de faire avorter un plan d’arrangement prévoyant des indemnités de 430 000 000 $ pour les victimes de la tragédie ferroviaire survenue à Lac-Mégantic le 6 juillet 2013.
[4] Depuis le début du dossier, des ressources judiciaires considérables ont été mises à la disposition des justiciables de Lac-Mégantic afin de s’assurer que les victimes de Mégantic puissent recevoir des indemnités justes et équitables dans un délai raisonnable.
[5] En parallèle avec le présent dossier de LACC, notre collègue, Martin Bureau, a piloté le dossier du recours collectif impliquant des victimes de Lac-Mégantic et une trentaine de défendeurs.
[6] En moins d’un an, près d’un mois d’auditions ont été consacrées par le juge Bureau à l’audition et à la gestion de la requête en autorisation d’exercer le recours collectif.
[7] Les avocats et les justiciables de l’Estrie, qui incluent les districts de Mégantic, Bedford et Saint-François, ont été obligés d’accepter que l’audition de leurs dossiers soit retardée afin que justice soit rendue pour les victimes de Mégantic.
[8] Le tribunal mentionne le désir que justice soit rendue et que des indemnités soient payées aux victimes puisque dès le départ du présent dossier, il était clair que la responsabilité de certains intervenants devait être retenue.
[9] D’ailleurs, à peine un mois après la tragédie ferroviaire, MMA a reconnu sa responsabilité dans sa requête pour ordonnance initiale. De plus, la compagnie d’assurance XL inc. a avisé le tribunal qu’elle était prête à payer le montant total de la couverture d’assurance de MMA qui s’élevait à 25 000 000 $.
[10] Le soussigné a rendu plus de 40 jugements et ordonnances dans le présent dossier. Inutile de reprendre l’historique complet de ce dossier. Il suffit de mentionner que tous les jugements rendus par le soussigné sont toujours d’actualité.
[11] Depuis le départ, l’orientation donnée au dossier était de tenter de faire participer des tiers responsables à un plan d’arrangement en échange de quittances.
[12] Où était le CP pendant tout ce processus?
[13] Dans la salle de Cour.
[14] Après que le plan d’arrangement ait été accepté à l’unanimité par les créanciers, CP demande à la Cour supérieure de décliner juridiction alléguant que la Cour fédérale est la Cour compétente pour entendre ce dossier.
[15] Or, tous les arguments soulevés par le CP dans sa requête en exception déclinatoire ont été étudiés par notre collègue, Martin Castonguay, lorsqu’il a rendu jugement sur la requête pour ordonnance initiale.
[16] La requête du CP est, en fait, un appel déguisé, déposée deux ans trop tard[2].
[17] De toute évidence, le CP, sachant qu’une requête pour permission d’en appeler du jugement rendu en août 2013 aurait eu très peu de chance d’être accueillie, présente une requête devant le soussigné afin que le présent jugement puisse être porté en appel et que, de cette façon, la Cour d’appel puisse réviser le jugement rendu par notre collègue, Martin Castonguay, en août 2013.
[18] Procédures plutôt laborieuses pour faire ce que l’on aurait pu et dû faire, il y a deux ans.
[19] CP propose les questions en litige suivantes :
A. La LACC peut-elle être interprétée ou appliquée comme s’appliquant à une compagnie de chemin de fer insolvable?
B. Le jugement prononcé séance tenante par le tribunal le 8 août 2013 avec les motifs prononcés oralement le même jour et les motifs révisés du même jugement rendu le 21 août 2013, peuvent-ils maintenant être remis en question?
C. La détermination du tribunal dans les motifs révisés du 21 août 2013 voulant que les théories du vide juridique et de la compétence inhérente lui permettent d’appliquer la LACC à une compagnie de chemin de fer insolvable, est-elle une erreur de droit?
D. Le jugement rendu par le tribunal et dont les motifs révisés ont été rendus le 21 août 2013, doit-il être considéré comme étant ultra petita?
E. Étant donné que le jugement prononcé séance tenante le 8 août 2013 était motivé et que les motifs révisés rendus publics le 21 août 2013 diffèrent de façon significative, y a-t-il lieu de considérer que les motifs révisés du tribunal sont invalides, nuls et de nul effet?
[20] Avant de reprendre les questions proposées par CP, il y a lieu de se demander si CP peut demander la révision du jugement rendu le 8 août 2013, incluant les motifs révisés du 21 août 2013 vu l’autorité de la chose jugée et si CP est forclose de soulever l’incompétence de la Cour supérieure en admettant qu’il n’y ait pas chose jugée.
[21] Les articles 13 et 14 LACC prévoient :
« 13. Sauf au Yukon, toute personne mécontente d’une ordonnance ou décision rendue en application de la présente loi peut en appeler après avoir obtenu la permission du juge dont la décision fait l’objet d’un appel ou après avoir obtenu la permission du tribunal ou d’un juge du tribunal auquel l’appel est porté et aux conditions que prescrit ce juge ou tribunal concernant le cautionnement et à d’autres égards.
14. (1) Cet appel doit être porté au tribunal de dernier ressort de la province où la procédure a pris naissance.
(2) Tous ces appels sont régis autant que possible par la pratique suivie dans d’autres causes devant le tribunal saisi de l’appel; toutefois, aucun appel n’est recevable à moins que, dans le délai de vingt et un jours après qu’a été rendue l’ordonnance ou la décision faisant l’objet de l’appel, ou dans le délai additionnel que peut accorder le tribunal dont il est interjeté appel ou, au Yukon, un juge de la Cour suprême du Canada, l’appelant n’y ait pris des procédures pour parfaire son appel, et à moins que, dans ce délai, il n’ait fait un dépôt ou fourni un cautionnement suffisant selon la pratique du tribunal saisi de l’appel pour garantir qu’il poursuivra dûment l’appel et payera les frais qui peuvent être adjugés à l’intimé et se conformera aux conditions relatives au cautionnement ou autres qu’impose le juge donnant la permission d’en appeler. »
De toute évidence, CP est hors délai pour en appeler de la décision rendue par le juge Castonguay. En plus de plaider que l’incompétence ratione materiae peut être soulevée en tout état de cause, CP se base sur le paragraphe 55 de l’ordonnance initiale qui prévoit :
« [55] DECLARES that any interested Person may apply to this Court to vary or rescind the Order or seek other relief upon five (5) days notice to the Petitioner, to the Petitioner's counsel (Gowling Lafleur Henderson LLP c/o Denis St-Onge, phone: 514-392-9519, fax: 514-876-9519, denis.st-onge@gowlings.com, 3700-1 Place Ville Marie, Montréal, Québec, H3B 3P4), to the Monitor (Richter Advisory Group Inc., c/o Gilles Robillard, phone: 514-934-3484, fax: 514-934-3504, 1981, McGill College, Montréal, Québec, H3A 0G6), to the Monitor's counsel (Woods LLP c/o Sylvain Vauclair, phone: 514-982-4528, fax: 514-284-2046, svauclair@woods.qc.ca, 2000, avenue McGill College, suite 1700, Montréal, Québec, H3A 3H3) and to any other party likely to be affected by the order sought or upon such other notice, if any, as this Court may order, such application or motion shall be filed during the Stay Period ordered by this Order, unless otherwise ordered by this Court. »
[22] Puisque ce paragraphe de l’ordonnance initiale ne prévoit aucun délai spécifique pour exercer le droit de révision, CP plaide qu’elle peut le faire en tout temps.
[23] CP plaide que l’ordonnance initiale est nulle puisque prononcée par un tribunal sans compétence et du même souffle demande que la révision soit accordée sur la base même du jugement dont elle demande l’annulation!!!
[24] L’utilisation que veut faire CP de cette clause communément appelée « come back clause » n’est pas appropriée. En effet, la clause permettant la révision des ordonnances ne peut être utilisée pour faire un appel déguisé.
[25] Dans le cadre du pouvoir général du tribunal prévu à l’article 11 LACC, le tribunal peut rendre « toute ordonnance qu’il estime indiquée. » C’est sur la base de ce pouvoir que diverses ordonnances sont rendues dans le cadre des ordonnances initiales et dans toutes autres ordonnances rendues par le tribunal. Par contre, la clause de révision n’est pas écrite dans le but de créer un deuxième palier d’appel, mais plutôt en s’inspirant de l’article 187. (5) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (LFI) qui prévoit :
« Tout tribunal peut réviser, rescinder ou modifier toute ordonnance qu’il a rendue en vertu de sa juridiction en matière de faillite. »
[26] Le tribunal croit que l’on peut s’inspirer de l’interprétation donnée par les tribunaux à l’article 187. (5) LFI pour appliquer la clause de révision prévue dans les ordonnances initiales.
[27] En effet, la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies ont des buts similaires. Or, il a déjà été établi que le pouvoir de révision ne doit être exercé que dans des cas exceptionnels et constitue l’exercice par la Cour d’un pouvoir discrétionnaire[3].
[28] En dépit de la généralité de ses termes, cet article de la Loi ne doit pas être interprété comme ayant pour but de priver une ordonnance, rendue par le tribunal siégeant en matière de faillite, de l’autorité de la chose jugée[4].
[29] De plus, l’article 187. (5) LFI n’est pas une substitution pour un appel[5].
[30] Ainsi, cet article ne peut être utilisé afin de mettre purement et simplement à l’écart « to set aside » une décision déjà rendue[6].
[31] C’est ce que le CP désire. Chacune des questions en litige soulevées par le CP a fait l’objet de la décision de notre collègue, Martin Castonguay, il y a plus de deux ans. CP ne désire donc pas utiliser le pouvoir de révision pour corriger une situation qui aurait pu survenir suite à la décision rendue. Il s’agit d’un véritable appel.
[32] Même si CP avait pu utiliser la clause de révision et même si aucun délai n’est prévu à cette clause, le tribunal croit que le délai pour obtenir la révision de l’ordonnance est depuis longtemps dépassé.
[33] Ainsi, Bernard Boucher, dans son volume « Faillite et insolvabilité »[7], mentionne :
« Même si cet article ne prévoit pas de délai à l’intérieur duquel la demande de révision doit être formée, celle-ci doit être faite avec diligence et à l’intérieur d’une période de temps raisonnable se computant à partir du moment où la personne affectée a eu connaissance du jugement ayant un impact sur ses droits.
Re Swanborough (1980), 33 C.B.R. (N.S.) 281 (Ont. S.C.).
Re Doris (1980), 33 C.B.R. (N.S.) 197 (Ont. S.C.).
Re 354828 Ontario Ltd. (1979), 30 C.B.R. (N.S.) 176 (Ont. S.C.). »
[34] Dans Elias v. Hutchison, déjà citée[8], le tribunal décide que c’est seulement dans des circonstances exceptionnelles qu’il sera permis d’instituer une requête en révision après l’expiration du délai d’appel. Dans le présent dossier, CP a été présente à toutes les étapes de la procédure depuis que le soussigné est saisi du dossier en août 2013.
[35] Elle a même participé au débat et a eu la chance de soulever ce qu’elle plaide aujourd’hui. CP mentionne :
« 94. Avant le 31 mars 2015, CP n’avait aucun intérêt à présenter une demande de révision suivant le paragraphe 55 de l’Ordonnance Initiale ou à soulever l’absence de compétence rationae materiae de cette Cour.
[…]
96. Ce n’est qu’après s’être vu communiqué (sic) le Plan le 31 mars 2015 que CP a pu prendre connaissance du fait que ses droits découlant de l’Ordonnance Initiale pouvaient être affectés. »
[36] Cela est faux.
[37] En effet, les droits du CP découlant de l’ordonnance initiale ont été affectés, dès août 2013, par l’ordonnance de sursis rendue par notre collègue, Martin Castonguay.
[38] Il est également faux de mentionner que CP n’avait aucun intérêt à présenter une demande de révision. Il y a une énorme distinction à faire entre n’avoir aucun intérêt à présenter une demande de révision et avoir intérêt à ne pas présenter une demande de révision.
[39] De toute évidence, CP a fait le mauvais choix stratégique de ne pas soulever l’incompétence du tribunal dans le seul but de se donner un levier de négociation avec la débitrice et les créanciers de celle-ci.
[40] Dans un jugement rendu par le soussigné le 27 mai 2015, un historique du dossier rappelait :
« [12] Dans le jugement rendu le 17 février 2014 par le soussigné ordonnant un joint status conference, il est mentionné :
« [42] Nous nous retrouvons donc dans la situation suivante : tous ceux qui ont suivi un tant soit peu le présent dossier sont parfaitement conscients que, dans l’état actuel du dossier, les chances pour un créancier ordinaire de recevoir quelques sommes que ce soit de la réalisation des actifs de la débitrice sont nulles.
[43] En effet, les actifs ont été vendus pour une somme de 14 000 000 $ alors que ceux-ci sont grevés d’une garantie pour une dette de 30 000 000 $ et ceci sans compter la réclamation du gouvernement du Québec.
[44] Il est aussi important de rappeler que la FRA a avisé le tribunal et toutes les parties qu’elle n’entendait pas continuer à financer les procédures dans le présent dossier.
[45] On pourrait se demander pour quelle raison la débitrice et des groupes de créanciers voudraient établir un processus de réclamation alors qu’il n’y a plus d’actif à distribuer. La raison est assez simple, MMA était assurée pour un montant de 25 000 000 $.
[46] En principe, la suspension des procédures prévue à l’article 11.02 (1) LACC s’applique aux actions, poursuites et autres procédures contre la compagnie débitrice.
[47] L’article 11.03 (1) LACC prévoit également que l’ordonnance prévue à l’article 11.02 peut interdire l’introduction ou la continuation de procédures contre les administrateurs de la compagnie.
[48] Le but de la LACC n’est donc pas de suspendre les procédures contre un tiers. Les pouvoirs spécifiques donnés à la Cour supérieure sont de suspendre les procédures contre les débitrices ou les administrateurs, mais il n’est pas prévu d’ordonnance de suspension de procédure contre des tiers.
[49] D’autre part, l’article 11 LACC prévoit que le tribunal peut rendre toute ordonnance qu’il estime indiquée. Il s’agit du pouvoir inhérent de la Cour supérieure dont se sont inspirés longtemps les tribunaux pour émettre les ordonnances en vertu de la LACC.
[50] Les modifications apportées à la LACC en 2007, mais mises en vigueur en 2009 ont codifié les pouvoirs des tribunaux qui étaient tout de même reconnus depuis longtemps.
[51] C’est en utilisant le pouvoir inhérent de la Cour supérieure que le juge Castonguay a également ordonné la suspension des procédures contre la compagnie d’assurance XL. Cette compagnie est l’assureur en responsabilité de la débitrice. On voulait éviter une avalanche de procédures et une course aux jugements.
[52] Dans la situation actuelle du dossier, il nous semble qu’il sera difficile d’en arriver à un plan d’arrangement ou de continuer la suspension des procédures contre la compagnie d’assurance sans un apport monétaire important de la part de tiers.
[53] Tel que déjà mentionné, la compagnie d’assurance et la débitrice admettent la responsabilité. Une somme de 25 000 000 $ est donc disponible. La compagnie d’assurance n’a pas l’obligation de défendre son assurée puisqu’il y a admission de responsabilité. Il lui reste donc l’obligation de défendre les administrateurs qui pourraient être poursuivis. Ceci pourrait engendrer des dépenses à la compagnie d’assurance, mais qui seraient limitées au coût de défense des administrateurs. Puisque la somme de 25 000 000 $ n’est pas un actif de la débitrice, celle-ci ne peut évidemment pas offrir cette somme pour en arriver à un arrangement avec ses créanciers. En fait, elle pourrait le faire, mais les chances d’acceptation par les créanciers seraient plus que minces puisqu’ils n’y verraient probablement pas leurs intérêts.
[54] La compagnie d’assurance, quant à elle, est prête à débourser la somme, mais voudrait recevoir une quittance en échange.
[55] Nous nous retrouvons donc dans une situation où il n’y a aucun actif à partager entre les créanciers ordinaires.
[56] En conséquence, les chances qu’un plan d’arrangement soit proposé aux créanciers s’avèrent minces si rien n’est fait dans un délai rapide. »
[13] Par la suite, le soussigné discute de l’obligation de déposer un plan d’arrangement viable pour la continuation du sursis des procédures à compter du paragraphe 57 (page 8) jusqu’au paragraphe 116 (page 28) du jugement du 17 février.
[14] Le soussigné continue en mentionnant :
« [116] La débitrice ne s’en cache pas, elle désire continuer les procédures sous la LACC pour ultimement obtenir la libération des administrateurs.
[117] Divers recours collectifs ont été intentés contre la débitrice. Un des recours déposés au Québec et dont les requérants ont produit des requêtes qui ont été remises au 26 février implique non seulement la débitrice et ses administrateurs, mais aussi plus de 35 défendeurs.
[118] Ce sont ces défendeurs que la débitrice veut faire asseoir à la table pour tenter d’en venir à un règlement qui profiterait à tous. Plusieurs de ces défendeurs sont présents à toutes les étapes dans le présent dossier.
[119] Un règlement dans le présent dossier aurait l’avantage d’éviter, à tous ceux qui y participent, des recours judiciaires qui s’échelonneront sur plusieurs années.
[120] Dans l’état actuel du dossier, il est impossible pour un tribunal d’ordonner que les sommes que reconnaît devoir la compagnie d’assurance XL soient payées à un créancier plutôt qu’à un autre.
[121] La seule façon pratique, économique et juridiquement possible de régler le présent dossier est que des tiers participent à une proposition d’arrangement qui devra être soumise à la masse des créanciers.
[122] Rien n’empêchera les requérants au recours collectif de continuer les procédures contre les défendeurs qui n’y participeront pas, mais cela leur permettra de participer à la distribution de l’indemnité d’assurance totalisant 25 000 000 $.
[123] Évidemment, pour réussir, il faudra que des tiers participent pour des montants substantiels. Les requérants du recours collectif ne peuvent se voir attribuer les sommes des assurances, ils n'y ont pas droit. Il y a d'autres victimes, pas seulement les requérants en recours collectif. Ces autres victimes ont autant le droit au bénéfice de l'assurance que les requérants en recours collectif. Un autre facteur à tenir en considération est que le gouvernement du Québec par la voix de ses procureurs déclare depuis le début qu'il désire que le montant des assurances soit remis aux victimes. Ce souhait a été mentionné lors des différentes auditions mais ne lie personne pour le moment. Le procureur du gouvernement a aussi déclaré que sa définition de victimes n'est pas la même que celle du tribunal. En effet, une compagnie d'assurance qui aurait indemnisé un commerçant pour la perte d'un immeuble ou pour perte de chiffres d'affaires est aussi une victime de la tragédie ferroviaire. Légalement cette compagnie d'assurance aurait parfaitement le droit de recevoir une part du 25 000 000 $ de XL assurance.
[124] Le gouvernement du Québec peut bien vouloir préférer les victimes physiques, cela ne lie pas XL assurance.
[125] Évidemment si la province de Québec a une réclamation de 200 000 000 $ et qu'elle réussit à récupérer des sommes, elle pourra en faire ce qu'elle veut.
[126] La somme de 200 000 000 $ mentionnée semble d'ailleurs conservatrice. Si la province récupère des sommes, elle est en droit d'en faire ce qu'elle veut.
[127] Mais pour le moment, nous sommes dans une situation où il n'y a aucun actif possiblement partageable entre les créanciers. Il est donc inutile d'établir un processus de réclamation très coûteux. D'ailleurs qui financerait ce processus? Les requérants en recours collectif et le gouvernement du Québec ne peuvent non plus agir comme s'ils étaient les seuls créanciers de MMA. On peut facilement croire que la valeur des réclamations autres dépasse aussi la centaine de millions de dollars. Mais les créanciers entre eux sont souverains. S'ils décident qu'une catégorie de créanciers recevra des sommes alors que d'autres auraient été en droit d'en recevoir mais y renoncent, ils en ont le droit. Ils en ont peut-être le droit mais les moyens d'y arriver rapidement ne sont pas nombreux. Pour le moment, les procédures engagées pourraient mener à un tel règlement pourvu qu'un plan soit déposé et que les créanciers l'acceptent. Oublions une proposition concordataire en vertu de la LFI, le processus serait trop coûteux dans l'état actuel du dossier. La LACC a aussi l'avantage d'être plus flexible. La seule solution possible et rapide est donc celle proposée par la débitrice. Que des tiers participent à l'élaboration d'une proposition. Un apport monétaire est essentiel pour y participer. Si un plan acceptable est proposé, les créanciers pourront l'accepter et pourront décider de catégories de créanciers pouvant participer au partage. Ils pourraient également accepter que des tiers soient libérés.
[128] Si le tribunal lève le sursis des procédures contre XL compagnie d’assurance, ce sera le chaos et la course aux jugements.
[129] Le procureur de XL a déjà mentionné au tribunal que son interprétation du contrat lui permet d’affirmer que le contrat d’assurance oblige la compagnie à payer les indemnités en payant le premier arrivé.
[130] D’innombrables recours pourraient donc être intentés contre la débitrice et la compagnie d’assurance et celle-ci n’aurait plus l’obligation de payer lorsqu’une somme de 25 000 000 $ aurait été déboursée.
[131] Les chances d’obtenir un jugement suite à un recours collectif avant les recours intentés par la voie ordinaire seraient illusoires surtout lorsque les défendeurs admettent leur responsabilité.
[132] Le tribunal ne voit pas comment les procédures devant d’autres instances pourraient être suspendues en attendant le résultat du recours collectif. Nul n’est tenu de participer à un tel recours.
[133] Le présent jugement ne dispose évidemment pas de la prétention de la compagnie d’assurance que les indemnités doivent être payées suivant le rang des jugements obtenus, mais il est raisonnable pour des créanciers de ne pas vouloir miser 25 000 000 $ sur la prétention contraire.
[134] C’est en gardant cela à l’esprit que la débitrice a proposé qu’une rencontre ait lieu entre les créanciers et la débitrice.
[135] L’honorable Louis Kornreich, Juge en chef de la Cour de faillite du Maine, a accordé une ordonnance accordant la requête du comité des victimes et a convoqué un « joint status conference before US and Canadian Court ».
[136] Évidemment, cette conférence conjointe est sous réserve du présent jugement.
[137] Cette conférence conjointe aura pour but de discuter des procédures à venir autant dans le dossier américain que le dossier canadien. »
[15] Ce joint status conference s’est tenu le 26 février 2014 à Bangor, Maine, USA.
[16] Dans un jugement rendu le 14 mars 2014, le soussigné saisi d’une requête pour augmentation de la charge administrative mentionnait :
« [8] Le tribunal explique donc la raison pour laquelle un « joint hearing » sera tenu à Bangor le 26 février 2014.
[9] Bien que le tribunal ait pu sembler pessimiste dans sa décision du 17 février sur les chances du dépôt d’un plan d’arrangement viable dans un futur rapproché, il semble que le résultat de cette conférence soit au-delà de ce que le soussigné espérait.
[10] En effet, cela a permis aux créanciers impliqués autant dans le dossier canadien qu’américain, de se rencontrer pour la première fois.
[11] Le procureur du Comité de créanciers américains a présenté un tableau objectif de la situation qui a sûrement permis que les discussions s’orientent dans la bonne direction.
[12] L’assureur responsabilité de la débitrice, XL Insurance, semble être prête à étudier la possibilité d’une contribution additionnelle à la somme de 25 000 000 $ qu’elle reconnaît être prête à payer depuis le début du dossier, sous réserve de quittances évidemment.
[13] Il semble même qu’on puisse voir poindre à l’horizon la possibilité de contributions de tiers pour contribuer à une offre permettant finalement le dépôt d’un plan d’arrangement.
[14] Tous admettent que le dépôt d’un plan est complexe et que plusieurs difficultés devront être aplanies. Une des difficultés est que différents recours ont été intentés dans différentes juridictions.
[15] Les procureurs représentant les successions des 47 personnes décédées lors de la tragédie ferroviaire du 6 juillet 2013 ont comparu à Bangor le 26 février 2014 pour déclarer qu’ils ne souhaitaient aucunement participer à un plan d’arrangement et qu’ils refusaient d’être inclus dans le groupe pour lequel une requête en autorisation de recours collectif a été déposée au Québec.
[16] D’ailleurs, lors de la clôture de l’audition commune, qui avait été suspendue pendant quelques heures pour permettre la négociation entre les parties, les procureurs représentant les successions se sont plaints d’avoir été mis à l’écart des discussions par les autres créanciers. Le Juge en chef Kornreich qui coprésidait le « joint hearing » a alors avisé les procureurs que ce ne sont pas les créanciers qui les ont exclus de toutes discussions, mais qu’ils s’étaient eux-mêmes exclus des discussions.
[17] Nous sommes convaincus que ce groupe serait bienvenu à prendre part aux discussions si un plan d’arrangement devait être déposé.
[18] Un autre point qui peut rendre les parties optimistes sur les chances de dépôt d’un plan viable est la possibilité de l’homologation d’un plan d’arrangement qui prévoit des quittances en faveur de tiers en plus des administrateurs. C’est ce dont le soussigné discutait dans sa décision du 17 février aux pages 23 à 28. Cette possibilité de libération des tiers est reconnue au Canada et semble avoir reçu l’aval de la Cour suprême dans Century Services inc. c. Canada (Procureur général).
[19] Discutant des pouvoirs des tribunaux dans l’application de la LACC et du fait que les tribunaux chargés d’appliquer la LACC ont été appelés à innover dans l’exercice de leur compétence, la Cour suprême mentionne :
« [62] L’utilisation la plus créative des pouvoirs conférés par la LACC est sans doute le fait que les tribunaux se montrent de plus en plus disposés à autoriser, après le dépôt des procédures, la constitution de sûretés pour financer le débiteur demeuré en possession des biens ou encore la constitution de charges super-prioritaires grevant l’actif du débiteur lorsque cela est nécessaire pour que ce dernier puisse continuer d’exploiter son entreprise pendant la réorganisation (voir, p. ex., Skydome Corp., Re (1998), 16 C.B.R. (4th) 118 (C. Ont. (Div. gén.)); United Used Auto & Truck Parts Ltd., Re, 2000 BCCA 146, 135 B.C.A.C. 96, conf. (1999), 12 C.B.R. (4th) 144 (C.S.); et, d’une manière générale, J. P. Sarra, Rescue! The Companies’ Creditors Arrangement Act (2007), p. 93-115). La LACC a aussi été utilisée pour libérer des tiers des actions susceptibles d’être intentées contre eux, dans le cadre de l’approbation d’un plan global d’arrangement et de transaction, malgré les objections de certains créanciers dissidents (voir Metcalfe & Mansfield). Au départ, la nomination d’un contrôleur chargé de surveiller la réorganisation était elle aussi une mesure prise en vertu du pouvoir de surveillance conféré par la LACC, mais le législateur est intervenu et a modifié la loi pour rendre cette mesure obligatoire. »
(soulignement du soussigné)
[20] La possibilité de libération de tiers ne semble plus faire de doute par contre, cette certitude ne semble pas exister aux États-Unis puisque la Cour suprême ne semble pas s’être penchée sur cette question.
[21] Le présent jugement ne lie évidemment pas le tribunal américain et n’est basé que sur les informations reçues des procureurs dans le présent dossier. Il appartiendra au tribunal américain d’en décider si la question lui est soumise.
[22] Par contre, si un plan d’arrangement est accepté et homologué au Canada et qu’il est par la suite reconnu par le tribunal américain on nous informe que dans l’état actuel du droit américain, les quittances de tiers obtenues au Canada pourraient être opposables aux États-Unis.
[23] Encore une fois, le présent jugement n’a pas autorité aux États-Unis. Par contre, et c’est là la bonne nouvelle, il semble que les probabilités de reconnaissance des quittances canadiennes aux États-Unis soient assez fortes pour que des tiers acceptent de contribuer à un plan d’arrangement au Canada quitte à en débattre par la suite aux États-Unis dans un recours éventuel si certaines personnes persistent aux États-Unis et choisissent de ne pas participer à un plan d’arrangement au Canada.
[24] Le tribunal a d’ailleurs mentionné aux procureurs présents son inquiétude face aux faits que certains créanciers pourraient renoncer à leurs droits dans un plan d’arrangement au Canada ou dans un recours collectif intenté au Canada et laissent filer les dates butoirs imposées par les tribunaux pour déposer leur réclamation pour, par la suite, se voir refuser tout recours aux États-Unis.
[25] Le tribunal ne peut évidemment pas forcer une partie à s’inclure à un recours collectif ou à un plan d’arrangement, mais doit tout de même s’assurer que les démarches nécessaires ont été faites afin que des victimes ne soient pas exclues.
[26] Le tribunal le mentionne afin que tous gardent ce problème à l’esprit et parce que dans toutes les décisions rendues en application de la LACC l’intérêt de tous les créanciers doit être pris en compte.
[27] En effet, il faut se rappeler que même si un créancier détient un bon recours, il pourra perdre des droits si un vote des créanciers englobe sa réclamation et qu’il y renonce. Conséquemment, si une proposition inclut une quittance de tiers et qu’un créancier ne participe pas au processus sous la LACC, il pourrait perdre ses droits.
[28] Comme mentionné dans la décision du 17 février 2014, la vente des actifs a été autorisée même s’il n’était pas évident qu’un plan d’arrangement viable pouvait, par la suite, être présenté aux créanciers.
[29] Rappelons qu’il n’est pas obligatoire qu’un plan soit effectivement déposé pour pouvoir bénéficier de la protection de la LACC. Ainsi, Michelle Grant et Tevia R M Jeffries dans un article intitulé « Having Jumped off the Cliffs » mentionnent :
« 1. CCAA Considerations
In deciding if an initial order is appropriate in the circumstances, courts have highlighted that the CCAA is a remedial, not a preventative, statute.94 In other words, a judge deciding a CCAA application will consider whether, based on the evidence before the court, it appears that the CCAA filing, will not result in a successful restructuring (using a broad, definition that includes liquidation) and will only delay inevitable creditor enforcement action.
The good faith and due diligence of a debtor filing for CCAA protection is often evaluated based on the actions a debtor has taken prior to, or in the course of filing for CCAA protection to obtain support from its creditors, to ensure continued supply of goods and services to the business, to support employees, and to obtain refinancing or concessions from stakeholders.
There is a judicial requirement that a debtor present at least a "germ of a plan" to the court in order to obtain CCAA protection, even where the plan will likely involve liquidation.95 Consideration must be given to what a "germ of a plan" is in the context of a liquidating CCAA where the debtor's assets will be sold as part of the proceedings.96 In Tallgrass, Madam Justice Romaine held that "there should be germ of a reasonable and realistic plan, particularly if there is opposition from the major stakeholders."97 The court must undertake a consideration of whether the debtor intends to put forward a plan before its creditor body, and whether the debtor's plan is or has any potential to be reasonable or realistic in the circumstances. It should be noted that, at this stage, only limited affidavit evidence is before the court, and the court has had very limited time to consider such evidence given the urgent nature of most applications for CCAA protection.98
______________________
94 See, e.g., Inducon, supra note 29 at para. 13; Tallgrass, supra note 29 at para. 14; Callidus, supra note 29 at para. 57.
95 Inducon, supra note 29 at para. 14.
96 See, e.g., Tallgrass, supra note 29 at para. 14; Callidus, supra note 29 at paras. 57-60.
97 Tallgrass, ibid. at para. 14 [emphasis added].
98 Kaplan, supra note 8 at 129. »
[30] Dans l’état actuel du dossier, nous avons plus qu’un « germ of a plan » et croyons qu’il y a possibilité de trouver une solution viable et acceptable. »
[17] Nous sommes au 14 mars 2014. Bien qu’aucun plan ne soit déposé, le tribunal voit déjà poindre un « germ of a plan ». Même si le délai peut sembler un peu long, il faut rappeler que la tragédie ferroviaire est survenue le 6 juillet 2013. Nous ne sommes donc qu’à seulement huit mois de la tragédie et le dossier a déjà grandement progressé.
[18] Peu après l’audition commune tenue à Bangor, le soussigné est saisi d’une requête pour l’obtention d’un processus de réclamation et pour l’établissement d’une date butoir au 13 juin 2014 et d’une requête pour désigner les requérants aux recours collectifs à titre de représentants dans le présent dossier. Cette décision a évidemment une grande importance en ce qui a trait aux présentes requêtes puisqu’un processus de réclamation a été établi et qu’une date butoir au 13 juin 2014 a été fixée. Les requérants aux recours collectifs ont également été désignés comme représentants dans le présent dossier. Les motifs sur lesquels se base le tribunal pour accueillir ces requêtes sont les suivants1 :
« [5] Le jugement du 14 mars explique que cette audition commune nous permet d’être optimistes sur les chances de dépôt d’un plan viable. Le tribunal expliquait que nous avons plus qu’un « germ of a plan ».
[6] D’autre part, dans la décision du 17 février, le tribunal mentionnait qu’il était inutile, pour le moment, d’établir un processus de réclamation très coûteux alors que les actifs ont été vendus pour un montant de beaucoup inférieur aux créances garanties1.
[7] La question est simple, qui financera le processus de réclamation et pourquoi en établir un si aucun plan n’est proposé?
[8] Nous devons également être conscients que la seule chance qu’un plan viable soit déposé est que des tiers offrent des sommes en échange de quittances. Toutes ces questions ont été soulevées dans les jugements précédents.
[9] Le rôle du tribunal dans l’application de la LACC est important :
« The CCAA supervising judge will ensure that there are fair and just principles and processes in the proceeding, and in sanctioning a proposed plan, the court must be satisfied that the process and the plan itself are fair and reasonable in the circumstances. »2
[10] Ce principe s’applique non seulement au plan, mais, il nous semble, à tous les jugements rendus dans le cadre d’une restructuration.
[11] Lors de la présentation des requêtes, toutes les parties présentes étaient d’accord pour que les requêtes soient accordées selon les conclusions. Seul le tribunal a soulevé des interrogations sur le processus proposé.
[12] Mentionnons d’abord que bien que le tribunal doit s’assurer que le processus est juste et raisonnable, il n’est pas celui qui rédige les procédures. Même si le tribunal peut moduler les conclusions sans agir ultra petita, il ne peut quand même pas gérer le dossier à la place de ceux qui sont désignés pour le faire. En conséquence, si le tribunal n’est pas d’accord avec le processus proposé, il doit simplement rejeter la requête.
[13] Cela étant dit, voici les deux préoccupations soulevées par le tribunal.
[14] La première est celle du financement du processus.
[15] Là-dessus, le tribunal a été rapidement rassuré. Tous sont conscients qu’il n’y a pas d’actifs pour supporter le processus. Les créanciers garantis ne désirent pas ajouter de sommes. D’ailleurs, le processus à ce jour, pour les raisons expliquées dans le jugement du 14 mars, a coûté presque aussi cher que le montant de la vente des actifs.
[16] On sait également que la compagnie d’assurance XL, l’assureur responsabilité de MMA, est prête à payer la couverture d’assurance de 25 millions. Nous en avons discuté dans les jugements précédents.
[17] Or, ces 25 millions ne font pas partie des actifs de MMA. Il n’est donc pas question qu’une charge administrative soit imposée sur cette somme. Le tribunal le dit depuis le début et le répète encore afin d’éviter que des professionnels se plaignent d’avoir travaillé à perte. Les professionnels de l’insolvabilité ont parfaitement le droit de s’investir dans un dossier alors qu’il y a un risque de non-paiement de leurs honoraires s’il n’y a pas de résultat.
[18] La deuxième et principale préoccupation du tribunal est de vouloir s’assurer que les nombreux créanciers de MMA ne seront pas induits en erreur.
[19] Ainsi, si un plan était déposé avant qu’un processus de réclamation ne soit établi et surtout qu’une date butoir soit imposée, il nous semblait que la logique serait respectée et que les créanciers connaîtraient l’impact de produire ou non une preuve de réclamation.
[20] Rappelons que ce ne sont pas les créanciers corporatifs qui inquiètent le tribunal, mais surtout les victimes qui ont subi des dommages à la suite du déraillement.
[21] Dans l’esprit populaire, il pourrait être raisonnable de décider qu’il est inutile de produire une preuve de réclamation puisqu’il n’y a aucun actif. Les nombreux créanciers ne savent pas nécessairement que des tiers pourraient décider de contribuer à un plan d’arrangement dans le but de mettre fin à des procédures qui s’annoncent longues et en échange de quittances qui mettraient fin aux procédures.
[22] C’est donc la raison pour laquelle le tribunal a préféré faire part de ses inquiétudes séance tenante plutôt que de rendre jugement sans avoir donné l’occasion à toutes les parties d’éclairer le tribunal sur ce point. Le principe dans l’application d’un pouvoir discrétionnaire n’est pas de ne pas avoir d’opinion, mais plutôt de garder l’esprit ouvert aux opinions exprimées.
[23] Le tribunal doit donc décider si un processus de réclamation doit être établi même si aucun plan n’est déposé à ce jour. Si un processus est établi, doit-il y avoir une date butoir d’établie? En effet, il est possible qu’un processus de réclamation soit établi et qu’une date butoir soit fixée à une date postérieure au dépôt d’un plan.
[24] Pour décider de la question, le tribunal doit garder à l’esprit que :
« In CCAA proceedings, a claims bar order can be made by the judge in charge of the proceedings. The purpose of the order is, amongst other things, to enable creditors to meaningfully assess and vote on a plan of arrangement and to ensure a timely and orderly completion of the CCAA proceedings. »3
[25] La date butoir est là en principe pour favoriser les créanciers et non pas les débiteurs ou les tiers. Mais elle est aussi là pour que le dossier puisse progresser et aboutir sans délai inutile4.
[26] L’autre principe que doit suivre le tribunal pour rendre sa décision est la confiance qu’il doit avoir dans le contrôleur qu’il a nommé et les professionnels de l’insolvabilité qui se présentent devant lui.
[27] Dans son volume Rescue! The Companies Creditors Arrangement Act5, la professeure Janis P. Sarra enseigne :
« The monitor can serve as a stabilizing force in the sense of reassuring creditors, because it is monitoring the debtor’s business and financial affairs, projected cash flow and appropriate use of assets, and managerial conduct in the operation of the business during the stay period. Given the limited size of the Canadian market of insolvency professionals and the less litigious legal culture in Canada than in the United States, there has also developed a level of confidence and trust between professionals that serve as monitors and the creditors that are repeat players in insolvency proceedings. This confidence and trust can facilitate proceedings and enhance the effectiveness of the monitor. Equally, however, the process, the trust and co-operation among repeat players can create a perception of bias. The monitor must be scrupulous in fulfilling its obligation to consider and balance the interests of all stakeholders. »
[28] Il n’y a pas seulement que le contrôleur et les professionnels de l’insolvabilité en qui le tribunal doit avoir confiance. En l’espèce, le gouvernement du Québec est un créancier majeur. Il nous semble quasi impossible qu’un plan d’arrangement puisse être adopté sans son consentement. Or, depuis le début, le gouvernement déclare qu’il désire que les sommes recueillies aillent aux victimes de Lac-Mégantic. Dans un précédent jugement, le tribunal a indiqué que la définition de victime n’était pas la même pour le gouvernement et le tribunal. Inutile d’y revenir. Mais pour les besoins du présent jugement, les victimes que veut favoriser le gouvernement et celles que le tribunal veut protéger sont les mêmes.
[29] C’est pourquoi le tribunal croit que les moyens mis en place pour informer et protéger les créanciers de Lac-Mégantic sont suffisants.
[30] Des moyens hors du commun seront mis en place pour s’assurer que les créanciers et les victimes seront informés de leurs droits. Des séances d’informations seront tenues, des avis publics seront donnés. Une assistance sera fournie pour remplir les preuves de réclamations.
[31] De plus, le dossier bénéficie d’une couverture médiatique importante. Des journalistes couvrent ce dossier de façon assidue. Le tribunal a donc tout lieu de croire que l’information se rendra à qui de droit.
[32] À cela, il faut ajouter que la municipalité est également une créancière et que sa collaboration semble aussi acquise.
[33] Nous ne semblons pas être dans une situation où chaque créancier tire la couverture de son côté. Les principaux créanciers semblent vouloir privilégier les victimes.
[34] À cela, il est aussi important de rappeler que le tribunal a toujours discrétion pour admettre une réclamation tardive6.
[35] Mais attention, un mauvais choix stratégique sera rarement un motif pour déposer une preuve de réclamation hors délai7.
[36] En autorisant le processus de réclamation et en imposant une date butoir, le tribunal continue donc dans la même logique sous-jacente à l’ordonnance d’un « joint hearing » en février 2014. À savoir, faciliter la participation de tiers dans l’élaboration d’un plan d’arrangement.
[37] Pour qu’un plan soit proposé, il semble que l’imposition d’une date butoir soit nécessaire. Les créanciers devront décider s’ils préfèrent être inclus dans un plan d’arrangement ou continuer leurs procédures sous d’autres juridictions.
[38] Le tribunal n’est évidemment pas le conseiller juridique des créanciers. Il leur appartient de décider s’ils déposent une preuve de réclamation dans le présent dossier, quitte à voter contre un plan proposé s’ils le désirent ou continuer leurs procédures s’ils croient ne pas être liés par un plan auquel ils n’ont pas participé.
[39] La décision leur appartient, mais ils doivent être conscients qu’ils ne participent pas à un tournoi « deux balles - meilleure balle ».
[40] S’ils s’excluent et qu’ils ont raison : tant mieux. Mais s’ils s’excluent et qu’ils ont tort et que les quittances obtenues de tiers dans le cadre d’un plan sous la LACC leur sont opposables, ce sera leur décision.
[41] Le présent tribunal ne peut certainement pas décider du droit américain, tel que déjà discuté dans la décision du 14 mars. Le tribunal y faisait la distinction entre la possibilité d’obtenir des quittances pour des tiers au Canada et aux États-Unis, ainsi que la possibilité de reconnaissance des jugements canadiens aux États-Unis dans le cadre d’une restructuration. Tout ce dont le tribunal peut s’assurer est que les créanciers auront l’opportunité d’obtenir les informations auxquelles ils ont droit.
[42] C’est aussi la raison pour laquelle le tribunal accueillera la requête pour désigner les requérants au recours collectif à titre de représentants dans le présent dossier.
[43] Cela assurera que les victimes reçoivent la meilleure information possible et qu’elles soient assistées dans la rédaction des preuves de réclamation.
[44] Il est par contre bien entendu que le présent jugement n’a aucune incidence sur la requête en autorisation de recours collectif et encore moins sur le groupe proposé dans ce recours. Le juge saisi de ce recours verra à décider de ces questions…
______________________
Voir paragraphes 127 et suivants de la décision.
2 Dr. Janis P. Sarra, Rescue! The Companies’ Creditors Arrangement Act, 2nd edition, Carswell, 2013, page 140.
3 Lloyd W. Houlden, Geoffrey B. Morawetz et Janis P. Sarra, The 2012-2013 Annotated Bankruptcy and Insolvency Act, Carswell, 2012, page 1263.
4 Hurricane Hydrocarbons ltd c. Komarnicki, 37 C.B.R. (5th) 1 (Alta. C.A.).
5 Dr. Janis P. Sarra, Rescue! The Companies’ Creditors Arrangement Act, 2nd edition, Carswell, 2013, pages 570 et 571.
6 Société canadienne de la Croix Rouge, 2008, Carswell Ont. 6105 (Ont. S.c.j.) et re : Blue Range Ressource Corp. (2000), 15, C.B.R. (4th) 192.
7 Re : Semcanada Crude Co., 2012 ABQB 489 (J. Romaine). »
[22] Le tribunal dans des jugements antérieurs avait déjà fait part de sa crainte que certains créanciers fassent un mauvais choix stratégique. C’est d’ailleurs pour cette raison que le tribunal avait lancé le message que les créanciers ne participaient pas à « un tournoi deux balles, meilleure balle », et que, si un créancier effectuait un mauvais choix stratégique et dépassait la date butoir, il ne pourrait s’en plaindre plus tard. »
[41] Si CP a fait un mauvais choix stratégique, elle n’a qu’elle-même à blâmer.
[42] Elle ne peut revenir après deux ans pour se plaindre d’un jugement qui a acquis force de chose jugée surtout après la participation active du CP dans le présent dossier.
[43] Ainsi, le CP a participé activement au dossier depuis le début :
a) En ayant demandé d’être ajoutée à la liste de signification (Service List) dès le 7 août 2013 sans contester la demande de MMAC et la compétence de la Cour supérieure[9].
b) En produisant une comparution au dossier de la Cour le 21 août 2013[10].
c) En ayant été présente à la Cour pratiquement à chaque audition dans ce dossier sans soulever l’incompétence de la Cour supérieure.
d) En ayant participé à la conférence conjointe du 26 février 2014 à Bangor, dans l’État du Maine, où la contribution de tiers en échange de quittances a été discutée par les parties devant le soussigné (dossier en vertu de la LACC) et le juge Kornreich (dossier américain) qui présidaient cette conférence.
e) En ayant participé activement à la négociation de l’ordonnance de représentation du 4 avril 2014 (Representation Order)[11].
f) En ayant participé activement au processus de vente des actifs de MMAC et ayant fait des représentations à la Cour lors de l’audition pour faire approuver la vente[12].
g) En ayant participé au débat impliquant Orford Express[13].
h) En déposant une preuve de réclamation auprès du contrôleur avant la date butoir du 13 juin 2014.
[44] De plus, il est faux de prétendre que ce n’est que le 31 mars que CP a été informée des échanges de quittances en faveur des tiers. La participation des tiers au règlement du dossier en échange de quittances est envisagée depuis au moins le 17 février 2014 puisque le soussigné en discutait dans le jugement rendu plus spécifiquement aux paragraphes 52, 123 et 127 de la décision.
[45] De plus, CP est membre depuis le 7 août 2013 de la liste de signification (Service List) et est bien informée de toutes les démarches visant à présenter un plan incluant les contributions de tiers en contrepartie de quittances. La débitrice en a informé le tribunal dans ses quatrième, septième, huitième, neuvième, dixième et onzième requêtes en prolongation de délai. Le 9 janvier 2015, la débitrice a même joint comme pièce un projet de plan qui reprenait en terme concret ce qui était annoncé depuis déjà fort longtemps. Ce projet prévoyait la quittance en faveur de tiers et une interdiction de toute poursuite contre les parties quittancées et le fait que MMA ne serait pas quittancée par les victimes.
[46] Le tribunal a été informé par les procureurs de MMA que tous les tiers potentiellement responsables du déraillement ont été approchés par MMA pour leur offrir de contribuer au fonds d’indemnisation et qu’ils connaissaient la nature de la démarche entreprise et les moyens qui seraient mis en œuvre pour y arriver. Ces déclarations ont été faites devant le soussigné en présence des procureurs du CP. Le tribunal prend pour acquis qu’il n’a pas été induit en erreur par les procureurs de la débitrice et que si les procureurs du CP n’étaient pas d’accord avec les déclarations faites au tribunal, ils avaient amplement l’occasion de le dire.
[47] En date du 31 mars 2014, le soussigné rendait jugement sur les deux requêtes suivantes :
- requête pour l’obtention d’un processus de réclamation et pour l’établissement d’une date butoir au 13 juin 2014;
- requête pour désigner les requérants au recours collectif à titre de représentants dans le présent dossier.
[48] Au paragraphe 11 de ce jugement, le soussigné mentionne :
« [11] Lors de la présentation des requêtes, toutes les parties présentes étaient d’accord pour que les requêtes soient accordées selon les conclusions. Seul le tribunal a soulevé des interrogations sur le processus proposé. »
[49] CP, qui était présente dans la salle de Cour, ne peut laisser les procureurs de la débitrice affirmer que les parties présentes sont d’accord avec les conclusions de la requête, sachant que les conclusions de la requête affecteraient les droits de créanciers de la débitrice et ne rien dire si elle n’est pas d’accord.
[50] En date du 14 mars 2014, le soussigné avait d’ailleurs rendu un jugement dans lequel il mentionnait que les montants à débourser en honoraires au 28 février 2014 s’élevaient à 3 600 000 $. À partir de cette date, les procureurs de la débitrice et du contrôleur étaient conscients, tout autant que les procureurs du CP, que les professionnels risquaient de perdre leurs honoraires si aucun plan n’était accepté puisque les actifs de la débitrice avaient été vendus et avaient servi à payer les créanciers garantis.
[51] Il nous semble que l’arrêt de la Cour d’appel dans Protestant School Board of Greater Montréal c. William[14] devrait recevoir application :
« [57] En l’espèce, si l’employeur voulait invoquer que la lésion psychologique de W. Williams constituait une lésion professionnelle au sens de la LATMP et qu’une interdiction de recours civil découlait de l’article 438, il devait le faire à la première occasion utile. Ce n’est pas dix ans plus tard alors que les recours administratifs du bénéficiaire sont expirés et que des honoraires extrajudiciaires et des frais judiciaires considérables ont été engagés, que l’on peut demander d’être soustrait à la juridiction des tribunaux de droit commun. Il y a là soit négligence coupable, soit mauvaise foi caractérisée.
[…]
[60] Une fin de non-recevoir - découlant de l’application des principes généraux du Code civil du Québec - doit être opposée au moyen déclinatoire soulevé par la PSBGM.
[…]
[65] Par ailleurs, l’existence d’une faute attribuable à celui à qui on oppose une fin de non-recevoir n’est pas nécessaire…
[…] Les faits et gestes d’une partie, même en l’absence de faute de sa part, peuvent constituer une fin de non-recevoir…
[66] Dans Québec (P.G.) c. Tribunal d’arbitrage de la fonction publique on a opposé une fin de non-recevoir à un grief déposé par une association accréditée en 1997 à l’encontre d’une politique administrative adoptée en 1986 concernant la modification des tâches des secrétaires de juges. Pendant la période de dix ans suivant l’adoption de cette politique administrative, le Syndicat ne l’avait pas contestée bien qu’il eût fait d’autres revendications auprès du gouvernement. Le juge de la Cour supérieure écrit aux paragraphes 30-31:
[…] le tribunal est d’avis que ce comportement est suffisant pour faire naître la fin de non-recevoir, d’une part à cause de la longueur de la période de référence, soit d’au moins 1986 à 1997 et, d’autre part, par le comportement du Syndicat, tant par son inaction à déposer un grief que par son action à revendiquer autre chose et enfin en permettant qu’une situation de fait s’impose de façon importante…
[…]
[71] En l’espèce, après une longue période d’acquiescement tacite, PSBGM a soudain changé son comportement et modifié la conduite de sa contestation… »
(Nous soulignons)
[52] C’est ainsi que notre collègue, Mark Schrager, dans la décision Aveos, mentionnait en décidant d’une requête en exception déclinatoire[15] :
« [92] The Initial Order was renewed six (6) times. The Superintendent has been on the service list. It is not sufficient to reserve one's rights. These rights must be exercised. Where a failure to exercise those rights, may cause prejudice to other parties, those rights, though not time barred by statute, may be subject to an estoppel in virtue of the doctrine of laches in common law or as a result of the doctrine of "fin de non-recevoir" in civil law.
[…]
[94] In the circumstance described above, the Superintendent's delay in seeking a modification to the Initial Order appears unreasonable given that the other parties, particularly the Secured Lenders have relied on that Initial Order, in good faith.
[95] Accordingly, in the opinion of the undersigned, the Superintendent is barred from seeking an amendment to the Initial Order at this time to, in effect, retroactively reverse the power of Aveos to interrupt the pension payments and to order Aveos to pay to the pension fund the $2,804,450.00. »
(Nous soulignons)
[53] Il nous semble donc que CP est malvenue de plaider aujourd’hui l’incompétence ratione materiae de la Cour supérieure.
[54] Il faut également ajouter que les clauses de retour ne doivent pas donner ouverture à une modification rétroactive qui aurait un effet préjudiciable sur des tiers de bonne foi.
[55] Ainsi, notre collègue, Robert Mongeon, mentionnait dans White Birch Paper[16] :
« [221] Il est vrai que l'ordonnance initiale comporte une "clause de retour" ou "comeback clause" qui permet au Tribunal de rajuster le tir si cette même ordonnance cause problème à une partie intéressée qui n'aurait pas été entendue lors de l'audition originale.
[222] On ne doit cependant pas perdre de vue que les ordonnances rendues en cours d'instance sont aussi des jugements sur la base desquels d'importantes décisions sont prises et, une fois rendues et tant qu'elles ne sont pas modifiées, ces ordonnances jouissent, sinon d'une autorité de la chose jugée totale et complète (étant révisables par le Tribunal qui les a rendues), à tout le moins de l'autorité de la chose décidée.
[223] Une des distinctions à faire entre l'autorité de la chose jugée et celle de la chose décidée semble être que l'une s'applique dans le cas où un jugement d'un tribunal n'est révisable que par une Cour d'appel tandis que l'autre peut être révisable par le même tribunal qui l'a prononcé. C'est le cas des jugements interlocutoires, des ordonnances de sauvegarde rendues en cours d'instance, des ordonnances de garde, accès et pension alimentaire en droit familial, des ordonnances de gestion, etc. Une ordonnance initiale peut donc être revue, corrigée ou adaptée aux circonstances, selon les intérêts des parties qui en demandent la révision, la correction ou l'adaptation, mais sans pour autant "changer la donne" ou les droits et obligations des autres parties qui ont pris des décisions majeures et importantes sur la base d'une ordonnance initiale antérieure. »
AUTORITÉ DE LA CHOSE JUGÉE
[56] Le principe est énoncé à l’article 2848 du Code civil du Québec :
« L'autorité de la chose jugée est une présomption absolue; elle n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement, lorsque la demande est fondée sur la même cause et mue entre les mêmes parties, agissant dans les mêmes qualités, et que la chose demandée est la même. »
[57] Notre collègue, Richard Nadeau, résume bien l’état du droit en matière de chose jugée dans Cuerrier c. Équipements Lazure & Riendeau inc.[17] lorsqu’il mentionne :
« [36] Ainsi donc, il faut d’abord examiner la question de savoir s’il y a effectivement chose jugée ou jugement valide et définitif pour ensuite, le cas échéant, se demander s’il y a eu ou pas prescription du recours.
[37] La "chose jugée" est un principe qui est reconnu depuis toujours par les tribunaux et les auteurs.
[38] En effet, le principe à la base de ce précepte veut que, pour assurer la stabilité des rapports sociaux et la sécurité, il faille y avoir une présomption légale irréfragable de validité des jugements dont il n’y a eu ni appel ni rétractation.
[39] En fait, ce principe de la stabilité des jugements et de la chose jugée veut assurer que les litiges entre des parties se terminent un jour par un jugement qui devient final et qui, à toutes fins utiles, clôt le débat entre ces parties dans la mesure où les critères concernant la chose jugée sont rencontrés, soit ceux décrits à l’ancien article 1241 C.c.B.-C., devenu, avec de légères modifications l’article 2848 C.c.Q.
[…]
[46] Puis elle analyse la question de la compétence, soit que le Tribunal soit dûment constitué et ait juridiction et compétence sur la matière qui lui est soumise, comme en l’espèce, que ce jugement soit définitif, c’est-à-dire qu’il n’ait pas été porté en appel ou rétracté par demande formelle de rétractation de jugement conformément aux dispositions de la loi, qu’il soit par défaut de comparaître ou de plaider ou par débat contesté devant le tribunal, puis qu’il s’agisse d’une matière contentieuse, ce qui ici est tout à fait évident.
[47] Venant ensuite à 2848 C.c.Q. quant à la question de l’identité, il doit s’agir d’un recours entre les mêmes parties, ce qui est à tout le moins vrai ici si on exclut l’absence de dame Monette comme co-demanderesse. Il doit viser les mêmes faits, c’est-à-dire le contrat intervenu entre les parties que le créancier a voulu faire respecter en prenant des procédures judiciaires. Enfin, il doit y avoir identité d’objets […].
[48] Ainsi donc, pour préserver le principe de la stabilité des jugements et celui de la chose jugée, le soussigné est d’opinion qu’ici, comme les présents demandeurs n’ont ni porté le jugement du juge Boyer en appel, ni tenté d’en demander la rétractation dans les délais prévus par la loi, et comme, malgré leur prétention de ne pas avoir eu connaissance de l’institution des procédures (paragraphe 12 de la requête introductive d’instance amendée), ils en ont eu connaissance au moins lors de la confection de l’état de collocation, ils auraient pu et dû, dans les circonstances, procéder en rétractation au moins à cette époque, ce qui n’a pas été fait. »
(Nous soulignons)
[58] Si l’on suit le raisonnement de CP et puisqu’il y a plus de 4000 créanciers dans le présent dossier, le tribunal pourrait être obligé de décider plus de 4000 fois qu’il a juridiction. Le juge Castonguay a rendu une décision motivée en août 2013. Un créancier ne peut simplement se contenter de reprendre les arguments déjà décidés par le juge en alléguant ne pas avoir été partie aux procédures alors qu’elle est présente depuis cette date.
[59] D’ailleurs, peu importe que le jugement soit bien ou mal fondé, un jugement rendu par un tribunal incompétent a tout de même l’autorité de la chose jugée. Cette présomption est absolue. Notre collègue, Léo Daigle, dans Banque de Nouvelle-Écosse c. Gagnon, 98 B.E.-417, mentionne :
« L’incompétence du tribunal ne l’empêchera pas de rendre des jugements susceptibles de constituer chose jugée.
On ne fait même pas exception pour l’incompétence ratione materiae, si l’on ne s’est pas pourvu en temps utile contre les jugements aussi rendus par un tribunal dépourvu de juridiction.
L’autorité de la chose jugée l’emporte donc sur la question de la compétence du tribunal qui a rendu la décision attaquée. »
(Nous soulignons)
[60] Notre collègue, Georges Taschereau, mentionnait dans Normandin c. Bourassa[18] :
« [33] Il paraît cependant opportun d'ajouter que la démarche de René Bourassa et Sonia Mongrain, à supposer même que le moyen soulevé par eux ait été fondé, se serait de toute façon vraisemblablement heurtée à un autre écueil. Selon toutes les apparences, en effet, le jugement rendu par la juge Mallette le 18 avril bénéficiait de l'autorité de la chose jugée au moment où ils ont introduit leur requête, le 31 mai. L'incompétence d'attribution d'un tribunal, même si elle est d'ordre public, ne l'empêche pas de rendre des jugements susceptibles de constituer chose jugée. Il est donc essentiel de se pourvoir en temps utile à l'encontre d'un jugement rendu par un tribunal dépourvu de compétence. L'autorité de la chose jugée l'emporte sur la question de la compétence du tribunal. »
(Nous soulignons)
[61] Ceci devrait clore le débat de façon définitive sur la requête en révision de la décision rendue par notre collègue, Martin Castonguay. Le présent tribunal ne siège pas en appel de la décision d’un de ses collègues.
[62] Si le tribunal avait eu discrétion pour accorder la demande de révision demandée, il ne l’aurait pas exercée puisque CP n’a pas agi dans un délai raisonnable. De plus, les agissements de CP semblent n’avoir pour seul but que de se procurer un avantage stratégique par rapport aux autres créanciers.
[63] Le tribunal reprendra maintenant une à une les questions en litige soumises par CP.
A. La LACC peut-elle être interprétée ou appliquée comme s’appliquant à une compagnie de chemin de fer insolvable?
[64] À ce stade, il y a lieu de mentionner que la requête du CP est maintenant sans objet et ne pose qu’une question hypothétique puisqu’une chose est certaine, MMA si elle a déjà été une compagnie de chemin de fer ne l’est plus depuis plus d’un an.
[65] Que pourrait faire le tribunal? Ordonner le transfert du dossier à la Cour fédérale qui s’empresserait, avec raison, de se déclarer sans compétence puisque MMA n’est pas une compagnie de chemin de fer.
[66] Pire encore, au lendemain du jugement accordant une requête en exception déclinatoire, MMA n’aurait qu’à se désister des procédures et de déposer une nouvelle requête accompagnée d’un plan déjà approuvé par l’unanimité des créanciers.
[67] CP ne pourrait certainement pas se plaindre du désistement d’un jugement dont elle demandait la nullité. À quoi serviraient donc tous ces jugements si ce n’est que de rendre la procédure plus laborieuse, comme le mentionnait la Cour suprême dans Hryniak[19].
[68] CP reproche tout d’abord au juge Castonguay d’avoir modifié les motifs du jugement rendu séance tenante le 8 août 2013 en y faisant des ajouts dans ses motifs révisés du 21 août 2013. CP plaide que les motifs révisés sont différents de ceux prononcés oralement le 8 août 2013. Il y a d’abord lieu de mentionner que CP plaide que le tribunal peut réviser ses décisions deux ans plus tard, mais ne pourrait pas le faire dans les jours suivants le jugement rendu séance tenante en le complétant. De toute façon, ce n’est pas ce que le juge Castonguay a fait.
[69] L’extrait suivant les notes sténographiques confirme que le juge Castonguay a rendu un jugement sommaire en expliquant qu’il rendrait un jugement motivé plus tard. Il mentionne :
« LA COUR :
Ça va. Alors, je suis prêt à rendre jugement. Dans un premier temps, je vais préciser, pour le bénéfice des gens qui n'étaient pas ici en début d'audience, il y a certains problèmes de droit qui ont été soulevés, qu'il serait peut-être fastidieux à ce stade-ci que je reprenne, notamment sur la définition de compagnie de chemin de fer. Les avocats m'ont convaincu que ça ne s'appliquait pas en l'instance. Il y a d'autres problèmes en droit encore une fois qu'il serait peut-être trop fastidieux. J'ai décidé que pour... je rends un jugement oral, et pour les motifs, les motifs que je vais donner maintenant, seront repris et de même que les points de droit soulevés, qui sont d'intérêt pour l'avenir pour la communauté juridique, qui seront motivés dans un jugement écrit que je rendrai plus tard, qui n'est pas nécessaire pour l'instant.
Il y a d'autres problèmes en droit encore une fois qu'il serait peut-être trop fastidieux. J'ai décidé que pour... je rends un jugement oral, et pour les motifs, les motifs que je vais donner. »
[70] Il arrive fréquemment en matière de faillite et d’insolvabilité que les juges rendent des jugements « reasons to follow ». Entre autres, pour les ordonnances initiales, il arrive fréquemment qu’un juge modifie les conclusions recherchées et informe les avocats qu’il rendra un jugement motivé plus tard, afin de remplir avec efficacité le rôle qu’on lui demande de remplir.
[71] Il est d’ailleurs assez paradoxal que les mêmes avocats qui se présentent régulièrement en Cour de faillite avec des procédures « urgentes » et pour lesquelles ils désirent un jugement immédiat reprochent au juge de remplir son devoir avec efficacité.
[72] Combien de fois le juge coordonnateur de la chambre commerciale de Montréal reçoit des procédures à trois heures du matin et rencontre des avocats à neuf heures trente qui s’attendent à ce que le juge ait déjà tout lu ces documents?
[73] C’est la raison pour laquelle le juge Castonguay a avisé les parties qu’il rendait un jugement oral sommaire et qu’il rendrait des motifs plus tard.
[74] Au mieux, la seule conséquence qu’aurait pu avoir le complément des motifs rendus le 21 août 2013, aurait été d’accorder un délai d’appel additionnel à toutes parties désirant se plaindre du jugement rendu. En effet, une partie aurait pu comprendre des motifs exposés le 8 août 2013 qu’elle n’avait aucun moyen sérieux d’appel à avancer et pourrait découvrir le 21 août de la même année qu’il a des motifs sérieux d’en appeler du jugement. Cette partie pourrait probablement proposer à la Cour d’appel que le délai d’appel devrait commencer à courir le 21 août et non pas le 8 août. Pour le reste, cet argument est sans fondement. Cela dispose également de la question en litige D ou CP plaide que ce faisant le juge a jugé ultra petita et de la question E.
[75] Le tribunal n’a pas jugé ultra petita, il a rendu jugement selon les conclusions recherchées par la débitrice.
[76] C’est par les conclusions qu’un jugement peut être ultra petita et non pas en décidant avec des motifs qui sont plus favorables à la partie demanderesse que ce qu’elle plaidait.
B. Le jugement prononcé séance tenante par le tribunal le 8 août 2013 avec les motifs prononcés oralement le même jour et les motifs révisés du même jugement rendu le 21 août 2013, peuvent-ils maintenant être remis en question?
[77] Cette question a été traitée et décidée de façon préalable dans le présent jugement.
C. La détermination du tribunal dans les motifs révisés du 21 août 2013 voulant que les théories du vide juridique et de la compétence inhérente lui permettent d’appliquer la LACC à une compagnie de chemin de fer insolvable, est-elle une erreur de droit?
[78] Le tribunal peut difficilement faire mieux que de reprendre ce que mentionnait le juge Castonguay dans son jugement du 21 août 2013[20] :
« [10] MMA, à ses procédures, admet être une compagnie de chemins de fer au sens de la législation fédérale en matière de transport, mais plaide que l’inclusion « chemin de fer » à l’article 2 de la Loi et qui ferait en sorte qu’elle ne pourrait s’en prévaloir, constitue un anachronisme.
[11] D’ailleurs, les compagnies de chemins de fer sont également exclues de l’application de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (ci-après la « LFI »).
[12] Ainsi, en raison de cette double exclusion, les compagnies de chemins de fer ne peuvent ni déclarer faillite, aux termes de la LFI, ni proposer un arrangement à leurs créanciers aux termes de la Loi.
[13] Il s’agit là d’un vide juridique qui s’explique.
[14] Ainsi, jusqu’à l’entrée en vigueur de la Loi sur les transports en 1996, le transport ferroviaire était soumis à la Loi sur les chemins de fer.
[15] Cette loi contenait un chapitre traitant de la situation de compagnies de chemins de fer insolvables, et ce, depuis 1901, alors que le législateur adoptait l’Acte modifiant l’Acte des chemins de fer.
[16] D’ailleurs, la Loi sur les chemins de fer adoptée au Québec en 1964 et s’appliquant aux compagnies de chemins de fer constituées au Québec, contenait également des dispositions visant l’insolvabilité.
[17] Or, la Loi sur les transports du Canada, si elle reprend certaines des anciennes dispositions de la Loi sur les chemins de fer traitant les cas d’insolvabilité, édicte que seuls les actionnaires et les créanciers garantis peuvent déposer un plan d’arrangement. Par ailleurs, cette loi est muette quant aux droits des créanciers ordinaires, dont les employés.
[18] En présence de ce vide juridique entourant certaines catégories de créanciers, que peut et que doit faire le Tribunal ?
[19] La solution à ce problème passe par l’application de la doctrine dite de la juridiction inhérente des tribunaux.
[20] Voici comment l’auteur Janis Sarra définit cette doctrine :
« Inherent jurisdiction has its origins in the separation of legislative and judicial power, where the courts have taken jurisdiction to deal with matters not otherwise codified by parliaments and legislatures. The notion of equity in the exercise of that jurisdiction dates back to the 12th and 13th centuries, arising from a notion of conscience, protection of the vulnerable from the more powerful, and enforcement of relations of trust and confidence. In the context of both common law and statutory interpretation, balancing equities and prejudice was part of the move toward purposive legal reasoning that has become today’s hallmark or statutory interpretation. The practice of reconciling conflicting doctrines, interests and statutes also dates back to this period.
(nos soulignés) »
[21] Quant à l’application de cette doctrine dans le cadre de la Loi, voici comment elle s’exprime :
« The exercise of the court’s inherent jurisdiction is a more sparingly used tool. Inherent jurisdiction is the exercising of the general powers of the court as the superior court of the province or territory. It has been used more generally by the court to control its process, or to fill in the gaps where legislation has not specified what is to occur in particular circumstances. In the context of its supervisory role under the CCAA, the court has defined inherent jurisdiction as a “residual source of powers, which the court may draw upon as necessary whenever it is just and equitable to do so, in particular, to ensure the observance of the due process of law, to prevent improper vexation or oppression, to do justice between the parties and to secure a fair trial between them”. Inherent jurisdiction cannot be exercised in a manner that conflicts with a statute and, because it is an extraordinary power, should be exercised only sparingly and in a clear case where there is cogent evidence that the benefits to all clearly outweighs the potential prejudice to a particular creditor.
(nos soulignés) »
[22] Dans l’arrêt Stelco de la Cour d’appel de l’Ontario, s’exprime comme suit sur la question du vide juridique ou encore « vacuum » :
« [35] In spite of the expansive nature of this power, inherent jurisdiction does not operate where Parliament or the legislature has acted. As Farley J. noted in Royal Oak Mines, supra, inherent jurisdiction is “not limitless; if the legislative body has not left a functional gap or vacuum, then inherent jurisdiction should not be brought into play” (para. 4). See also, Baxter Student Housing Ltd. v. College Housing Co-operative Ltd. [1976] 2 S.C.R. 475, 57 D.L.R. (3d) 1, at p. 480 S.C.R.; Richtree Inc. (Re) (2005), 74 O.R. (3d) 174, [2005] O.J. No. 251 (S.C.J.). »
[23] Ainsi, a contrario de cette dernière citation, dans le présent dossier aucune codification n’existe visant les droits de créanciers ordinaires des compagnies de chemins de fer insolvables.
[24] Appliquer la Loi de façon aveugle et refuser à MMA le droit de s’en prévaloir équivaudrait à une injustice flagrante des droits des créanciers ordinaires dont les sinistrés de Lac-Mégantic ce qui est tout à fait inacceptable dans une société de droit.
[25] De plus, tenter de gérer une situation d’insolvabilité en appliquant une loi pour certains créanciers et une autre loi pour d’autres créanciers risquerait de provoquer une incohérence, sinon, une injustice.
[26] Le Tribunal conclut qu’il est nécessaire de combler le vide juridique créé lors du remaniement des lois canadiennes en matière de transport et permettre à MMA de se prévaloir des dispositions de la Loi, et ce, pour l’ensemble de ses créanciers. »
[79] CP semble reprocher au juge Castonguay de ne pas avoir utilisé l’approche hiérarchisée proposée par la juge Georgina R. Jackson et la professeure Janis Sarra auxquelles réfère la Cour suprême dans l’arrêt Century Services inc. c. Procureur général du Canada[21]. Dans cet arrêt, le juge Deschamps mentionne :
« [64] […] Pour justifier certaines mesures autorisées à l’occasion de procédures engagées sous le régime de la LACC, les tribunaux ont parfois prétendu se fonder sur leur compétence en equity dans le but de réaliser les objectifs de la Loi ou sur leur compétence inhérente afin de combler les lacunes de celle-ci. Or, dans de récentes décisions, des cours d’appel ont déconseillé aux tribunaux d’invoquer leur compétence inhérente, concluant qu’il est plus juste de dire que, dans la plupart des cas, les tribunaux ne font simplement qu’interpréter les pouvoirs se trouvant dans la LACC elle-même (voir, p. ex., Skeena Cellulose Inc., Re, 2003 BCCA 344, 13 B.C.L.R. (4th) 236, par. 45-47, la juge Newbury; Stelco Inc. (Re) (2005), 75 O.R. (3d) 5 (C.A.), par. 31-33, le juge Blair).
[65] Je suis d’accord avec la juge Georgina R.
Jackson et la professeure Janis Sarra pour dire que la méthode la plus
appropriée est une approche hiérarchisée. Suivant cette approche, les
tribunaux procédèrent d’abord à une interprétation des dispositions de la LACC
avant d’invoquer leur compétence inhérente ou leur compétence en equity pour
justifier des mesures prises dans le cadre d’une procédure fondée sur la LACC
(voir G. R. Jackson et J. Sarra,
« Selecting the Judicial Tool to get the Job Done: An Examination of Statutory
Interpretation, Discretionary Power and Inherent Jurisdiction in Insolvency
Matters », dans J. P. Sarra, dir., Annual Review of Insolvency Law 2007
(2008), 41, p. 42). Selon ces auteures, pourvu qu’on lui donne l’interprétation
téléologique et large qui s’impose, la LACC permettra dans la plupart
des cas de justifier les mesures nécessaires à la réalisation de ses objectifs
(p. 94). »
[80] Plutôt que d’utiliser le pouvoir inhérent de la Cour supérieure pour appliquer la LACC à la débitrice, le soussigné aurait peut-être retenu la position de la débitrice qu’elle n’est pas une compagnie de chemin de fer au sens de l’article 2 LACC. D’autant plus que notre collègue, Jean Lemelin, dans la décision La Compagnie du chemin de fer de Québec Central (arrangement relatif à)[22], appliquait la LACC à la compagnie du chemin de fer Québec Central de qui la débitrice a acquis son chemin de fer.
[81] Bien sûr la LACC prévoit, à son article 2, que la définition de compagnie exclut les banques, les compagnies de chemin de fer ou de télégraphe, les compagnies d’assurances et les sociétés auxquelles s’applique la Loi sur les sociétés de fiducie et de prêt.
[82] Nous savons qu’une banque ne peut bénéficier de la LACC ou de la LFI. Or, la Loi sur les banques prévoit un mode de liquidation de ces institutions financières. Ainsi, une pétition de faillite ne pourra être intentée contre une banque et celle-ci ne peut déclarer faillite. Elle devra être liquidée suivant la Loi sur les banques.
[83] Historiquement, les compagnies de chemin de fer étaient toutes incorporées en vertu de lois spéciales et la Loi sur les chemins de fer prévoyait leur mode de liquidation.
[84] La LACC ne définit pas le terme « compagnie de chemin de fer ».
[85] Les principes d’interprétation requièrent que l’article 2 de la LACC soit lu en prenant en considération le contexte légal dans lequel il s’inscrit et l’objet spécifique auquel le législateur voulait l’appliquer. L’interprétation de cette disposition doit ainsi respecter l’esprit de la Loi et l’objectif visé par le législateur.
[86] Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex[23], la Cour suprême nous enseigne :
« [26] Voici comment, à la p. 87 de son ouvrage Construction of Statutes (2e éd. 1983), Elmer Driedger a énoncé le principe applicable, de la manière qui fait maintenant autorité :
[traduction] Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
Notre Cour a à maintes reprises privilégié la méthode moderne d’interprétation législative proposée par Driedger, et ce dans divers contextes : […] Je tiens également à souligner que, pour ce qui est de la législation fédérale, le bien-fondé de la méthode privilégiée par notre Cour est renforcé par l’art. 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21, qui dispose que tout texte « est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».
[27] Cette méthode reconnaît le rôle important que joue inévitablement le contexte dans l’interprétation par les tribunaux du texte d’une loi. Comme l’a fait remarquer avec perspicacité le professeur John Willis dans son influent article intitulé « Statute Interpretation in a Nutshell » (1938), 16 R. du B. can. 1, p. 6, [TRADUCTION] « les mots, comme les gens, prennent la couleur de leur environnement ». Cela étant, lorsque la disposition litigieuse fait partie d’une loi qui est elle-même un élément d’un cadre législatif plus large, l’environnement qui colore les mots employés dans la loi et le cadre dans lequel celle-ci s’inscrit sont plus vastes. En pareil cas, l’application du principe énoncé par Driedger fait naître ce que notre Cour a qualifié, dans R. c. Ulybel Enterprises Ltd., [2001] 2 R.C.S. 867, 2001 CSC 56, par. 52, de « principe d’interprétation qui présume l’harmonie, la cohérence et l’uniformité entre les lois traitant du même sujet ». (Voir également Stoddard c. Watson, [1993] 2 R.C.S. 1069, p. 1079; Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du travail), [1997] 1 R.C.S. 1015, par. 61, le juge en chef Lamer.) »
[87] Partant, l’interprétation de l’exclusion contenue à l’article 2. (1) de la LACC relative aux compagnies de chemin de fer doit donc être équitable et compatible avec l’objet de la LACC et l’intention du législateur.
[88] Il importe donc de rappeler que lors de l’adoption de la LACC, en 1933, le panorama de l’industrie ferroviaire était tout autre que celui qui existe présentement.
[89] En effet, à l’époque, les compagnies de chemin de fer étaient un vecteur essentiel de développement socio-économique sur lequel le gouvernement voulait garder un contrôle étroit. L’incorporation de ces compagnies était sujette à l’adoption de lois spécifiques dans lesquelles l’étendue de leurs pouvoirs et de leurs privilèges était établie, tout comme le processus à suivre en cas de liquidation. De plus, ces compagnies avaient comme seul et immuable objet l’exploitation d’un chemin de fer. Voir à cet effet :
· Canada Railway Act, 3 Edward VII (1903) c. 58.
· In Re Railway Act, 36 SCR 136, 1905 CanLII 73 (SCC).
· À titre d’exemple, voir la Loi constituante de CP : An Act Respecting Canadian Pacific Railway, 44 Victoria (1881) c. 1.
· Bernard Jolin and Serge Gaudet, When a Railway Company is not really a “Railway Company” (Octobre 2002), 19 National Insolvency Review 57-60.
· Peter Rubin et Helen Sevenoaks, Keeping on the Right Track: An Examination of Recent Railway Cases to Explore Judicial Authority and the Impact of Exclusionary Clauses, 2013 ANNREVINSOLV 14, p. 6-12.
[90] Ce n’est qu’au milieu des années 1980, que les législateurs fédéral et québécois ont procédé à la déréglementation de l’industrie ferroviaire et ont ouvert la possibilité d’opérer une compagnie de chemin de fer à des compagnies de toute nature, entre autres, par l’adoption en 1987 de la Loi sur les transports nationaux (1987), en 1993 de la Loi sur les chemins de fer, RLRQ c. C-14.1 et finalement en 1996 de la LTC (Loi surles transports au Canada)[24].
[91] Le 3 décembre 1993, lors de l’adoption du Projet de Loi 137 (Loi sur les chemins de fer), l’objectif avoué du législateur était de moderniser les dispositions corporatives régissant les compagnies de chemin de fer afin de les rendre équivalentes à celles qui régissent les compagnies « ordinaires » au sens du droit commun et ainsi favoriser la création de petites entreprises exploitant des chemins de fer :
· Assemblée nationale du Québec, Débats parlementaires sur l’adoption du principe du Projet de loi 137 (Loi sur les chemins de fer), Proposition présentée par M. Sam L. Elkas, ministre des Transports (3 décembre 1993) :
« L’actuelle Loi sur les chemins de fer exige l’adoption par l’Assemblée nationale d’une loi privée pour pouvoir créer une compagnie de chemin de fer. Il s’agit d’un mécanisme long et coûteux si on le compare au mécanisme usuel d’incorporation applicable aux autres types d’entreprises. Les futurs CFIL (Chemin de fer d’intérêt local) devraient pouvoir bénéficier d’un régime législatif comparable à celui des entreprises ordinaires. Il faut donc réexaminer la constitution, le rôle, l’organisation et la gestion des chemins de fer. Pour ce faire, il faut revoir le volet corporatif de la Loi sur les chemins de fer, lequel est désuet et constitue un obstacle de taille à la création des CFIL. »
[92] Vu l’objectif du gouvernement de dérèglementer l’industrie ferroviaire, ces récentes modifications législatives sont une indication claire de son intention de ne plus maintenir un contrôle étroit sur les compagnies exploitant des chemins de fer par la voie de lois privées; le législateur indique donc son intention de légiférer de façon à ce que, dorénavant, les sociétés exploitant des chemins de fer soient traitées comme des compagnies « ordinaires ».
[93] Une lecture cohérente de l’exception prévue à l’article 2. (1) de la LACC doit mener à une interprétation équitable et compatible avec, à la fois, l’intention du législateur lors de la mise en vigueur de cette récente législation dans le domaine ferroviaire et celle qu’il avait lors de la rédaction de la LACC; une telle lecture emporte à l’évidence la conclusion que cette disposition ne peut viser les compagnies « ordinaires » qui exploitent des chemins de fer.
[94] L’interprétation que CP propose de donner à l’exception contenue à l’article 2. (1) de la LACC donnerait lieu à un résultat économiquement et juridiquement inefficace. Ceci s’illustre particulièrement dans le cas de compagnies insolvables qui opèrent un chemin de fer de manière accessoire. Ces compagnies devraient se soumettre à la LTC en ce qui concerne leurs opérations ferroviaires et à la LACC pour le reste de leurs opérations, étant donné que la LTC n’a pas juridiction sur des activités qui ne sont pas reliées à l’exploitation de chemins de fer. En outre, cela impliquerait également que les créanciers chirographaires de cette compagnie pourraient uniquement faire valoir leurs réclamations pour les activités non ferroviaires de cette dernière, puisque la LTC ne permet pas de conclure des arrangements avec les créanciers chirographaires. Un tel résultat ne peut être cohérent avec l’objectif que le législateur poursuivait au moment de la mise en vigueur de l’article 2 de la LACC et des récentes lois touchant l’industrie ferroviaire.
[95] En ce sens, une telle interprétation irait à l’encontre de l’esprit de la LACC, qui est de faciliter les arrangements visant une compagnie insolvable au bénéfice de ses créanciers et des parties prenantes[25].
[96] Dans leur ouvrage Bankruptcy and Insolvency Law of Canada, les auteurs Houlden et Morawetz, se penchent sur l’article 2. (1) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. (1985), c. B-3 (la « LFI »), qui prévoit une exception similaire à celle qui est énoncée par la LACC et ils concluent que cette disposition ne vise pas les compagnies « ordinaires » au sens du droit commun :
« A railway company is a company specially created and incorporated as a railway company by provincial or federal legislation, it does not include a company incorporated by ordinary legislation that happens to operate a railway. The latter kind of railway does not come within the exclusion in s. 2(1) of the Act of railway companies but is subject to the Act in the same way as other ordinary corporations and may use the remedies provided by the Act, such as the right to make a proposal: Québec Southern Railway Co. v. Litwin Boyadjian, Que. C.A. 500-11-017184-017, November 29, 2011 and see Bernice John and Serge Gaudet, “When a Railway Company is not Really a ‘Railway Company’”, 19 Nat. Insol. Rev. 57. »
[97] Par ailleurs, depuis la déréglementation de l’industrie ferroviaire, la Cour a déjà autorisé des compagnies de chemin de fer n’ayant pas été incorporées en vertu de lois spéciales à recourir à la LACC et à la LFI. Voir entre autres :
· Québec Southern Railway Company (Arrangement relatif à), LTD, C.S.Q. 500-11-017184-017 (29 novembre 2001).
· La Compagnie de chemin de fer de Québec Central (Arrangement relatif à), C.S.Q. 200-11-015468-062, 2007 QCCS 2947 et Compagnie de chemin de fer de Québec Central (Syndic de), 2007 QCCS 210.
· In the matter of the bankruptcy of Kelowna Pacific Railway Ltd., Colombie-Britannique, 11-1765954 (6 août 2013) (B.C.S.C.).
[98] En l’espèce, MMAC est une compagnie incorporée sous la Loi sur les compagnies de la Nouvelle-Écosse (Companies Act, R.S. c. 81).
[99] Au moment où MMAC s’est mise sous la protection de la LACC, elle était une compagnie « ordinaire » opérant un chemin de fer, sans toutefois être une compagnie incorporée en vertu d’une loi spéciale ayant comme unique et immuable objet d’opérer un chemin de fer.
[100] Ainsi, à la lumière de ce qui précède, MMAC ne serait pas une compagnie de chemin de fer au sens de l’exception prévue à l’article 2. (1) de la LACC et pouvait donc recourir à la protection de la LACC en cas d’insolvabilité.
[101] Ainsi en utilisant l’approche hiérarchisée, le soussigné aurait pu décider qu’il n’avait pas à utiliser son pouvoir inhérent pour rendre l’ordonnance initiale. L’interprétation libérale de la LACC aurait pu suffire.
[102] Mais que l’on utilise l’approche hiérarchisée proposée par la juge Georgina R. Jackson et la professeure Janis Sarra, auxquelles réfère d’ailleurs le juge Castonguay dans son jugement, où les pouvoirs inhérents de la Cour supérieure, le résultat est le même. Dans les deux cas, la LACC s’applique à la débitrice.
[103] Inutile de répéter que cette question est maintenant purement académique puisque la débitrice ne serait plus une compagnie de chemin de fer depuis plus d’un an de toute façon.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[104] REJETTE la requête de la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique en exception déclinatoire et en révision de l’ordonnance initiale rendue en l’instance et DÉCLARE être compétente ratione materiae pour continuer les procédures;
[105] Le tout AVEC DÉPENS contre la requérante Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique.
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__________________________________ GAÉTAN DUMAS, J.C.S. |
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Me Patrice Benoit |
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Me Alexander Bayus |
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Gowling Lafleur Henderson LLP |
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Pour Montréal, Maine & Atlantic Canada Co. |
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Me Sylvain Vauclair |
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Woods LLP |
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Pour Richter Groupe Conseil inc. |
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(Richter Advisory Group inc.) |
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Me Alain Riendeau |
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Me Enrico Forlini |
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Me André Durocher |
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Me Brandon Farber |
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Fasken Martineau Dumoulin |
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Pour Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique |
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Date d’audience : |
15 juin 2015 |
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[1] [2014] 1 R.C.S. 87.
[2] Voir l’article 14 LACC.
[3] Elias v. Hutchison, (1980), 35 C.B.R. (N.S.) 30.
[4] Chassé c. Gingras, (1971) C.S. 873.
[5] In Re Clement, 2011 ABQB 275, 79 C.B.R. (5th) 139.
[6] Re David, (1993) 20 C.B.R. (3d) 55.
[7] Bernard BOUCHER, Faillite et insolvabilité : Une perspective québécoise de la jurisprudence canadienne, Cowansville, Éditions Yvon Blais, Volume 2, p. 2-1175.
[8] Note 3.
[9] Échange de courriels des 7 et 8 août 2013 entre les procureurs du CP et MMAC. Voir Plan d’argumentation MMAC (Onglet 3).
[10] Plumitif. Voir Plan d’argumentation MMAC (Onglet 4).
[11] Courriel des procureurs du CP du 27 mars 2014. Voir Plan d’argumentation MMAC (Onglet 5).
[12] Échanges de courriels du 23 janvier 2014 entre les procureurs du CP et MMAC et procès-verbal du 23 janvier 2014. Voir Plan d’argumentation MMAC (Onglet 6).
[13] Procès-verbal du 21 mars 2014 confirmant la présence des procureurs du CP. Courriels des procureurs du CP concernant Orford Express. Voir Plan d’argumentation (Onglet 9).
[14] 2002 CanLII 41237 (QCCA).
[15] Aveos Fleet Performance inc./Aveos Performance Aéronautique inc. (Arrangement relatif à), 2013 QCCS 5762 (CanLII).
[16] White Birch Paper Holding Company (Arrangement relatif à), 2012 QCCS 1679, par. 221-223.
[17] 2006 QCCS 887.
[18] 2007 QCCS 13445.
[19] Déjà cité.
[20] 2013 QCCS 4039.
[21] 2010 CSC 60, [2010] 3 R.C.S. 379.
[22] 2007 QCCS 2947.
[23] [2002] 2 RCS 559.
[24] Loi de 1987 sur les transports nationaux, L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 28; Loi sur les chemins de fer, RLRQ c. C-14.1; Loi sur les transports au Canada, LC 1996, ch. 10; La Compagnie du chemin de fer de Québec Central (Arrangement relatif à), 2007 QCCS 2947 par. 13-14; Bernard JOLIN and Serge GAUDET, When a Railway Company is not really a “Railway Company” (Octobre 2002), 19 National Insolvency Review 57-60; Peter RUBIN et Helen SEVENOAKS, Keeping on the Right Track: An Examination of Recent Railway Cases to Explore Judicial Authority and the Impact of Exclusionary Clauses, 2013 ANNREVINSOLV 14, p. 6-12.
[25] Terastar Realty Corporation, Re, 2005 CanLII 40553 (ON SC), en citant les Honorables juges Rosenberg et Lehndorff, par. 16-17.
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