Décision

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Caron c. R.

2022 QCCA 1550

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

 :

200-10-003878-217

(200-01-226222-192)

 

DATE :

17 novembre 2022

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

MICHEL BEAUPRÉ, J.C.A.

 

 

MARIO CARON

APPELANT – accusé

c.

 

SA MAJESTÉ LE ROI

INTIMÉ – poursuivant

 

 

ARRÊT

 

 

MISE EN GARDE : Des ordonnances interdisant la publication ou la diffusion de quelque façon que ce soit de tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de témoins ont été prononcées le 3 février 2021 par la Cour du Québec (l’honorable Steve Magnan), district de Québec, en vertu de l’article 486.5 C.cr.

[1]                L’appelant faisait face en première instance à un seul chef d’accusation, soit :

Concernant [C.L.] (001), [D.D.] (002), Mario Caron (003)

Entre le 28 août 2018 et le 24 janvier 2019, à Drummondville, district de Drummond, à Québec, district de Québec, et ailleurs Québec, ont fait le trafic d’une substance inscrite à l’annexe I ou présentée ou tenue comme telle, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 5(1) (3) a) de la Loi règlementant certaines drogues et autres substances.

[Soulignements ajoutés]

[2]                Cela étant, il se pourvoit contre un jugement rendu le 13 mai 2021 par la Cour du Québec, district de Québec (l’honorable Steve Magnan)[1], lequel le déclare coupable de cette infraction, non pas pour s’être lui-même livré au trafic d’une substance visée par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances[2] LRDAS »), mais pour y avoir participé en aidant « quelqu’un à la commettre » au sens du paragraphe 21(1) b) du Code criminel C.cr. ») :

Participants à une infraction

 

21 (1) Participent à une infraction :

 

 

a) quiconque la commet réellement;

 

b) quiconque accomplit ou omet d’accomplir quelque chose en vue d’aider quelqu’un à la commettre;

 

c) quiconque encourage quelqu’un à la commettre.

 

[Soulignements ajoutés]

Parties to offence

 

21 (1) Every one is a party to an offence who

 

(a) actually commits it;

 

(b) does or omits to do anything for the purpose of aiding any person to commit it; or

 

(c) abets any person in committing it.

 

 

[Underlinings added]

[3]                La Cour conclut que l’appel est bien fondé, qu’il y a lieu d’infirmer le verdict prononcé en première instance et d’y substituer un verdict d’acquittement.

[4]                L’article 21 C.cr. ne crée pas lui-même une infraction criminelle. Il prévoit plutôt les modes de participation à une telle infraction. Comme l’observe l’auteur Parent :

574. Pour engager sa responsabilité en tant que participant, l’accusé doit donc avoir commis réellement ou personnellement le crime; on parle ici de responsabilité primaire ou d’auteur ou coauteur de l’infraction, ou aidé ou encouragé quelqu’un à le commettre; il s’agira alors de responsabilité secondaire ou de complicité.[3]

[Italiques dans l’original]

[5]                Le dénominateur commun de ces modes de participation est donc que l’infraction elle-même a été commise. X ne peut être déclaré coupable du meurtre de Y pour avoir aidé ou encouragé Z à le commettre si, au bout du compte, ce dernier n’a pas commis le crime.

[6]                Or, en l’espèce, la preuve est muette sur l’infraction de trafic, dont l’appelant a paradoxalement été déclaré coupable.

[7]                Voici plus en détail ce qu’il en est.

Les dispositions législatives pertinentes

[8]                Le paragraphe 5(1) et l’alinéa 5(3) a) de la LRDAS, seules dispositions mentionnées dans le chef d’accusation, édictent ce qui suit :

Trafic de substances

 

5(1) Il est interdit de faire le trafic de toute substance inscrite aux annexes I, II, III, IV ou V ou de toute substance présentée ou tenue pour telle par le trafiquant.

 

[…]

 

Peine

 

(3) Quiconque contrevient aux paragraphes (1) ou (2) commet :

 

a) dans le cas de substances inscrites aux annexes I ou II, un acte criminel passible de l’emprisonnement à perpétuité, la durée de l’emprisonnement ne pouvant être inférieure :

 

(i) à un an, si la personne, selon le cas :

 

 

(A) a commis l’infraction au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle au sens du paragraphe 467.1(1) du Code criminel ou en association avec elle,

 

(B) a eu recours ou a menacé de recourir à la violence lors de la perpétration de l’infraction,

 

(C) portait ou a utilisé ou menacé d’utiliser une arme lors de la perpétration de l’infraction,

 

(D) a, au cours des dix dernières années, été condamnée pour une infraction désignée ou purgé une peine d’emprisonnement relativement à une telle infraction,

 

(ii) à deux ans, si la personne, selon le cas :

 

 

(A) a commis l’infraction à l’intérieur d’une école, sur le terrain d’une école ou près de ce terrain ou dans tout autre lieu public normalement fréquenté par des personnes de moins de dix-huit ans ou près d’un tel lieu,

 

(B) a commis l’infraction à l’intérieur d’une prison au sens de l’article 2 du Code criminel ou sur le terrain d’un tel établissement,

 

(C) a eu recours aux services d’une personne de moins de dix-huit ans pour la perpétration de l’infraction ou l’y a mêlée;

 

 [Soulignements ajoutés]

Trafficking in substance

 

5 (1) No person shall traffic in a substance included in Schedule I, II, III, IV or V or in any substance represented or held out by that person to be such a substance.

 

[…]

 

Punishment

 

(3) Every person who contravenes subsection (1) or (2)

 

(a) if the subject matter of the offence is a substance included in Schedule I or II, is guilty of an indictable offence and liable to imprisonment for life, and

 

 

 

(i) to a minimum punishment of imprisonment for a term of one year if

 

(A) the person committed the offence for the benefit of, at the direction of or in association with a criminal organization, as defined in subsection 467.1(1) of the Criminal Code,

 

(B) the person used or threatened to use violence in committing the offence,

 

(C) the person carried, used or threatened to use a weapon in committing the offence, or

 

(D) the person was convicted of a designated substance offence, or had served a term of imprisonment for a designated substance offence, within the previous 10 years, or

 

(ii) to a minimum punishment of imprisonment for a term of two years if

 

(A) the person committed the offence in or near a school, on or near school grounds or in or near any other public place usually frequented by persons under the age of 18 years,

 

 

(B) the person committed the offence in a prison, as defined in section 2 of the Criminal Code, or on its grounds, or

 

(C) the person used the services of a person under the age of 18 years, or involved such a person, in committing the offence;

 

  [Underlinings added]

[9]                La cocaïne est une substance inscrite au paragraphe 2(2) de l’annexe I de la LRDAS.

[10]           Le « trafic » de substance est par ailleurs défini à l’article 2 de la LRDAS :

trafic Relativement à une substance inscrite à l’une ou l’autre des annexes I à V, toute opération de vente — y compris la vente d’une autorisation visant son obtention —, d’administration, de don, de transfert, de transport, d’expédition ou de livraison portant sur une telle substance — ou toute offre d’effectuer l’une de ces opérations — qui sort du cadre réglementaire.(traffic)

 

 

 

 

 

 

 

 

[Soulignements ajoutés]

traffic means, in respect of a substance included in any of Schedules I to V,

 

(a) to sell, administer, give, transfer, transport, send or deliver the substance,

 

(b) to sell an authorization to obtain the substance, or

 

(c) to offer to do anything mentioned in paragraph (a) or (b),

 

otherwise than under the authority of the regulations. (trafic)

 

[Underlinings added]

[11]           La jurisprudence et les auteurs ont précisé qu’une opération de « vente » en matière de trafic de drogues doit être interprétée selon le sens ordinaire de ce terme. La preuve doit donc établir que la drogue a été remise à un tiers contre une considération, le plus souvent monétaire[4].

[12]           Quant au « transport » constitutif de trafic, la preuve nécessite davantage que le déplacement de la substance illégale d’un point à un autre par une personne. Un verdict de culpabilité exige en effet la démonstration que le transport « forms part of a transaction that is intended to promote the distribution of a narcotic to another person »[5]. La preuve d’un transport proprement dit de la substance et de son but est donc nécessaire.

[13]           Enfin, étant donné l’argumentaire de l’appelant, il est opportun de référer à l’infraction prévue à l’article 7.1 de la LRDAS, infraction dont il n’a toutefois pas été accusé :

Possession, vente, etc., pour utilisation dans la production ou le trafic

 

7.1 (1) Il est interdit d’avoir en sa possession, de produire, de vendre, d’importer ou de transporter toute chose dans l’intention qu’elle soit utilisée à l’une des fins suivantes :

 

a) pour la production d’une substance désignée, sauf autorisation légitime de la produire;

 

b) pour faire le trafic d’une substance désignée.

 

  [Soulignements ajoutés]

Possession, sale, etc., for use in production of or trafficking in substance

 

7.1 (1) No person shall possess, produce, sell, import or transport anything intending that it will be used

 

 

 

(a) to produce a controlled substance, unless the production of the controlled substance is lawfully authorized; or

 

(b) to traffic in a controlled substance.

 

 

  [Underlinings added]

La preuve et le jugement entrepris

[14]           La preuve administrée par divers moyens (témoignages d’un agent civil d’infiltration « ACI » et d’un agent policier d’infiltration –« AI » , enregistrement de conversations téléphoniques, enregistrement de rencontres en personne au moyen d’un « body pack », résultat de filatures, séquences filmées, photos, analyses chimiques, etc.) a établi que l’appelant était un vendeur de produits de « coupe »[6] de cocaïne connu des trafiquants.

[15]           L’appelant fournissait de « la coupe » entre autres à l’ACI, lui-même un trafiquant de cocaïne, depuis une dizaine d’années lorsque ce dernier est devenu informateur de police en août 2018. Les ventes de produits de coupe, furtives et en argent comptant, étaient fréquemment effectuées par l’appelant à la porte arrière d’une boutique située dans un marché aux puces qui lui tenait lieu de commerce de diverses marchandises légales. Derrière le comptoir, l’appelant conservait aussi à des fins de vente des presses pouvant aussi être utilisées pour compresser la cocaïne et « la coupe » afin d’en faire des blocs homogènes de divers formats.

[16]           De la fin août à décembre 2018, lors de six transactions supervisées par les forces policières[7], l’appelant a vendu de la lidocaïne, de la caféine ainsi que de la colle à l’ACI et, à une occasion, à une personne de son réseau Lanthier »). Lors de la première transaction, survenue le 29 août 2018, à une question de l’ACI sur le nombre de clients qui transigent à la porte arrière de sa boutique, l’appelant répond qu’« une dizaine de gros clients » le font afin d’éviter les caméras. Lors de la vente de la colle le 6 novembre 2018, il explique à l’ACI comment bien l’utiliser pour amalgamer la cocaïne[8] et la « coupe », puis réitère ces explications à l’AI lorsque ce dernier va en prendre possession pour le compte de l’ACI. Enfin, lors d’une perquisition effectuée à la boutique de l’appelant, 71 kilogrammes de produits de coupe répartis dans plusieurs contenants sont saisis.

[17]           Le juge conclut de la preuve, six fois plutôt qu’une, que l’appelant a vendu des produits de coupe et de la colle à l’ACI. Ces conclusions prennent amplement appui dans la preuve et sont à l’abri de toute intervention. Toutefois, nulle part dans le jugement entrepris le juge ne réfère-t-il, contrairement aux ventes de produits de coupe et à la colle, à une preuve ayant établi qu’à la suite de ces transactions, l’ACI, l’AI ou tout autre personne ont trafiqué de la cocaïne, encore moins de la cocaïne coupée/collée avec les produits vendus par l’appelant.

[18]           En effet, à la lecture de la transcription de la preuve reproduite au dossier d’appel, force est de constater qu’elle est muette sur quelque vente de cocaïne ou autre opération constitutive de « trafic », selon la définition qu’en donne l’article 2 de la LRDAS, qui serait intervenue après l’une ou l’autre des six transactions de vente/achat de produits de coupe et de colle.

[19]           On comprend donc que, pour le juge, la preuve concernant, d’une part, les relations vendeur/acheteur existant entre l’appelant et des trafiquants de cocaïne et, d’autre part, les six ventes de produits de coupe et de colle, constitue aussi une preuve circonstancielle d’opérations de trafic de cocaïne intervenues subséquemment aux transactions en litige et dont on ne pourrait inférer qu’une seule chose hors de tout doute raisonnable : la culpabilité de l’appelant, eu égard au trafic de cocaïne proprement dit, pour avoir aidé quelqu’un à commettre cette infraction au sens de l’alinéa 21(1) b) C.cr.

Analyse

[20]           Le juge Doherty de la Cour d’appel de l’Ontario soulignait dans l’arrêt Dooley[9], cité en cela par notre Cour et les cours d’appel d’autres provinces[10], que l’aide à la perpétration d’une infraction au sens de l’alinéa 21b) C.cr. a un sens très large :

[123] The authorities take a wide view of the necessary connection between the acts of alleged aiding or abetting and the commission of the offence. Any act or omission that occurs before or during the commission of the crime, and which somehow and to some extent furthers, facilitates, promotes, assists or encourages the perpetrator in the commission of the crime will suffice, irrespective of any causative role in the commission of the crime. [].

[Soulignements ajoutés; références omises]

[21]           Toutefois, la largesse de la notion d’aide à la perpétration d’une infraction n’a pas pour effet d’élargir tout autant la définition de l’infraction dont l’appelant a été accusé, encore moins d’assouplir le fardeau de preuve de l’intimé. En l’espèce, parmi les actes constitutifs de « trafic » prévus à l’article 2 de la LRDAS, le juge a conclu que l’appelant, en vendant les produits de coupe et la colle à l’ACI et/ou à Lanthier, s’est plus précisément rendu coupable d’aide au « transport » et à la « vente » de cocaïne.

[22]           L’appelant a d’abord raison de soutenir que la conclusion du juge selon laquelle le moulage et le pressage de la drogue « ne servaient qu’à la transporter plus facilement »[11] ne trouve pas appui dans la preuve.

[23]           En effet, si la conclusion du juge qu’une partie de la coupe vendue par l’appelant a été mélangée à de la cocaïne, puis pressée avec des presses à kilo de manière à en faire un bloc ressort effectivement de la preuve, rien ne permet de conclure hors de tout doute raisonnable que le ou les blocs ainsi formés l’ont été aux fins du transport de la cocaïne.

[24]           L’ACI n’a pas expliqué l’utilité ou la finalité des blocs lors de son témoignage. Or, il ressort de décisions que la formation d’un bloc, après avoir mélangé la coupe et la cocaïne, peut par exemple servir à donner aux acheteurs l’impression que la cocaïne se trouve toujours dans son état original, celle-ci arrivant fréquemment sous cette forme de son lieu d’origine en Amérique latine[12].

[25]           De plus, rien dans la preuve n’a permis d’établir qu’un ou des blocs ont été transportés dans le cadre d’une transaction visant la « vente » de la substance à un ou des tiers. Le juge semble ainsi avoir considéré le « transport » au sens de la LRDAS comme le simple transport d’un point à l’autre. Cette erreur cruciale a elle aussi mené à un verdict de culpabilité déraisonnable, dans sa dimension découlant de l’infraction de « transport », et justifie l’intervention de la Cour.

[26]           Quant au verdict découlant de la conclusion du juge selon laquelle l’appelant a commis l’infraction de trafic de cocaïne en vendant les produits de coupe et la colle à l’ACI et à Lanthier, les aidant ainsi à commettre eux-mêmes, à titre d’auteurs principaux, l’infraction de trafic proprement dite, il ne peut découler d’une appréciation raisonnable de la preuve.

[27]           Rien dans la preuve n’a établi, après l’une ou l’autre des transactions en litige, la survenance de l’un ou l’autre des actes énumérés à l’article 2 de la LRDAS et pouvant constituer l’infraction de trafic. Pas de preuve de vente, de don, de transfert, de transport, d’expédition ou de livraison de cocaïne à des tiers, sauf la preuve de remise des produits de coupe et de colle par l’ACI aux forces policières pour prise de photo et analyse, notamment. La conclusion est la même concernant les produits vendus par l’appelant à Lanthier. Bien qu’au regard de la preuve il est vraisemblable que ce dernier ait ensuite vendu la cocaïne à des tiers, la vraisemblance d’un fait ou une conclusion en toutes probabilités ne suffit pas.

[28]           L’arrêt rendu par la Cour dans Pinard c. R.[13] l’illustre bien. L’appelant avait été déclaré coupable en première instance de production de cannabis et de possession de cannabis en vue d’en faire le trafic. La preuve avait notamment établi (i) qu’il était le propriétaire d’un immeuble faisant office de serre et abritant une plantation de cannabis, (ii) qu’il avait acquis cet immeuble d’un individu ayant purgé une peine de deux ans de prison pour possession de cannabis en vue d’en faire le trafic, lequel individu avait aussi été arrêté vu la découverte sur sa propriété, contigüe à celle de l’appelant, d’équipements permettant la production de cannabis, et (iii) que les installations électriques de la propriété de l’appelant avaient été modifiées afin de diminuer la consommation d’électricité prise en compte par Hydro-Québec à des fins de facturation. Les motifs suivants de la juge Bich pour la Cour peuvent trouver écho dans la présente affaire, avec les adaptations qui s’imposent :

[34] Assurément, la preuve n'exclut pas la possibilité que l'appelant soit coupable. Peut-être même permettrait-elle d'aller jusqu'à dire que sa culpabilité est plus probable que son innocence. En effet, on pourrait être tenté d'inférer ou de présumer que le propriétaire d'un immeuble sait généralement ce qui s'y passe et contrôle vraisemblablement ce qui s'y fait. On pourrait aussi voir dans l'achat que fait l'appelant de l'immeuble de Bergeron, alors que celui-ci purge une peine d'emprisonnement, la preuve de cette connaissance ou de ce contrôle. Par ailleurs, l'appelant ayant été arrêté au 106 (qui appartient à Bergeron), il ne serait pas illogique d'en inférer qu'il devait savoir ce qui se passait chez lui, au 180, lieu auquel il avait théoriquement accès grâce à une clef qui aurait pu lui appartenir en tant que propriétaire et sur laquelle, de toute façon, il pouvait facilement mettre la main, puisqu'elle se trouvait à proximité.

[35] Tout cela, en effet, n'est aucunement incompatible avec la culpabilité. Mais ce n'est pas là le standard auquel on doit s'en remettre : la culpabilité ne doit pas seulement être plausible, vraisemblable ou envisageable, elle doit être établie hors de tout doute raisonnable. Or, dans les circonstances, que la culpabilité soit la seule conclusion rationnelle pouvant résulter de la preuve circonstancielle administrée par le ministère public ou la seule inférence raisonnable ne s'impose pas à l'esprit.

[Soulignements ajoutés]

[29]           La Cour suprême a souligné que les inférences raisonnables que le juge tire d’une preuve circonstancielle peuvent, et doivent, résulter de l’appréciation logique de la preuve, ou de l’absence de preuve, « suivant l’expérience humaine et le bon sens »[14].

[30]           Néanmoins, la possibilité de tirer des conclusions sur la base d’une preuve circonstancielle analysée selon l’expérience humaine et le bon sens comporte ses limites. On ne peut tout inclure sous le couvert d’une preuve dite circonstancielle. Dans R. v. JC[15], le juge Paciocco de la Cour d’appel de l’Ontario formule des observations pertinentes à ce sujet :

(1) The Rule Against Ungrounded Common-Sense Assumptions

[58] The first such rule is that judges must avoid speculative reasoning that invokes “common-sense” assumptions that are not grounded in the evidence or appropriately supported by judicial notice: []. For clarity, I will call this “the rule against ungrounded common-sense assumptions”.

[59] To be clear, there is no bar on relying upon common-sense or human experience to identify inferences that arise from the evidence. Were that the case, circumstantial evidence would not be admissible since, by definition, the relevance of circumstantial evidence depends upon using human experience as a bridge between the evidence and the inference drawn.

[60] Nor is there any absolute bar on using human experience of human behaviour to draw inferences from the evidence. [].

[61] Properly understood, the rule against ungrounded common-sense assumptions does not bar using human experience about human behaviour to interpret evidence. It prohibits judges from using “common-sense” or human experience to introduce new considerations, not arising from evidence, into the decision-making process, including considerations about human behaviour.

[…]

[73] As a matter of principle, an error is “based” on a stereotype or improper inference when that stereotype or improper inference played a material or important role in explaining the impugned conclusion. Where it did so, even if the trial judge offered other reasons for the impugned conclusion, it cannot safely be said that the trial judge would have reached the same conclusion without the error. Where the erroneous reasoning does not play a material or important role in reaching the impugned conclusion, and was only incidental, the accused will not have been prejudiced by it and no reversible error occurs.

[Soulignements et caractères gras ajoutés; références omises]

[31]           L’argument de l’appelant selon lequel le juge a rendu un verdict non fondé sur la preuve et déraisonnable en concluant à sa culpabilité pour avoir aidé quelqu’un à commettre l’infraction de trafic, alors qu’aucune preuve n’a établi la commission réelle de cette infraction, trouve appui dans l’arrêt Autorité des marchés financiers c. Forget[16] :

[83] On peut d’abord convenir, sur le modèle du droit criminel, que l’art. 208 L.v.m., tout comme les al. 21(1)b) ou c) C.cr., permet de déclarer le complice (en l’occurrence celui qui a fourni son aide), en tant que participant à l’infraction, coupable de celle-ci sans égard au fait que l’auteur principal en ait été acquitté ou, même, qu’il n’ait pas été poursuivi: la disposition ne requiert en effet pas que l’auteur principal de l’infraction en ait été déclaré coupable, mais simplement qu’il l’ait perpétrée, ce qui doit encore être démontré.

[84] Au chapitre de l’actus reus, l’art. 208 L.v.m. exige donc que la preuve à l’endroit du complice établisse hors de tout doute raisonnable la commission de l’infraction par l’auteur principal : on ne peut bien sûr pas, au sens de cette disposition, être pénalement responsable d’avoir aidé une personne qui n’aurait pas commis d’infraction.

[Soulignements et caractères gras ajoutés; renvoi omis]

[32]           Ce principe fut également soulevé dans l’arrêt Protection de la jeunesse – 525, dans lequel la Cour a rappelé, quoique succinctement, que pour reconnaître un accusé coupable d’aide à la commission d’une infraction au sens de l’alinéa 21(1) b) C.cr., « [e]n premier lieu, il faut qu’une infraction ait effectivement été commise »[17].

[33]           Il en va de même de la Cour suprême dans l’arrêt R. c. J.F. :

[22] Le paragraphe 21(1) du Code précise qu’une personne peut être jugée responsable comme « particip[a]nt à une infraction » de trois façons.

21. (1)  Participent à une infraction :

a)  quiconque la commet réellement;

b)  quiconque accomplit ou omet d’accomplir quelque chose en vue d’aider quelqu’un à la commettre;

c)  quiconque encourage quelqu’un à la commettre.

[…]

[24] Malgré tous les efforts de l’appelant en vue d’appliquer la logique de l’arrêt Déry à la responsabilité comme participant aux cas où l’infraction reprochée est le complot, j’estime que cette comparaison est inappropriée, car elle revient à comparer des pommes avec des oranges. L’explication est très simple, contrairement au crime de tentative, la responsabilité comme participant n’a pas un caractère inchoatif. Pour que le ministère public puisse invoquer cette forme de responsabilité, il faut que l’auteur principal ait commis l’infraction sousjacente. […][18]

[Soulignements ajoutés]

[34]           La Cour d’appel de l’Ontario, se référant entre autres à l’arrêt R. v. Kenning and others[19], rendu par la Cour d’appel de l’Angleterre et du Pays de Galles, a quant à elle affirmé ce qui suit dans l’arrêt R. v. Nguyen :

[47] Under s. 21(1) of the Criminal Code, R.S.C. 1985, c. C-46, every person is a party to an offence who:

(a) actually commits it;

(b) does or omits to do anything for the purpose of aiding any person to commit it; or

(c) abets any person in committing it.

[48] As is evident from the section, before someone can be convicted for an offence as a party, the underlying offence must have been committed. This point was underscored in J.F., at para. 24: “In order for the Crown to rely on party liability, the underlying offence must have been committed by the principal.”[20]

[Soulignements ajoutés; renvoi omis]

[35]           D’autres jugements au pays ont également fait état de ces principes[21].

[36]           Enfin, les auteurs au Canada ont pris acte de ces principes et de la jurisprudence étrangère qui les a aussi appliqués. Les auteurs MacFarlane, Frater et Michaelson dans leur ouvrage Drug Offences in Canada, quoique dans le cadre de leurs commentaires sur l’infraction de production d’une substance désignée, notent ce qui suit, dans un extrait où l’on peut incidemment remplacer le precursor[22] de méthamphétamine dont il est question par les produits de coupe et la colle vendus par l’appelant en l’espèce :

Can an accused arrested in possession of methamphetamine precursors that he planned to sell be found guilty on the basis of party liability in respect of a prospective buyer’s intention to manufacture methamphetamine? This intriguing issue was considered by the Supreme Court of California in People v. Perez, 35 Cal.4th 1219 (2005).

In Perez, the accused was arrested in possession of methamphetamine precursors that he planned to sell. Two questions arose. Could he be convicted of aiding and abetting the prospective buyer’s possession of precursors with the intent to manufacture methamphetamine? Second, could he be convicted directly of possessing precursors with the intent to manufacture methamphetamine? The trial court ruled in the negative on both issues, and acquitted the accused. The central issue on appeal was whether a conviction could stand on an aiding and abetting theory absent proof of a crime by the second party.

[…]

Following a full review of the jurisprudence concerning party liability, including foundational authorities from England, the unanimous court noted that the accused had intended to sell the methamphetamine precursors to one Antonio, saying this:

Whether the theory was that Perez intended to aid and abet Antonio’s actual manufacture of methamphetamine…or to aid and abet Antonio’s possession of hydriodic acid precursors with the intent to manufacture methamphetamine… no evidence established that Antonio ever violated, or attempted to violate, either statute. Without proof of a criminal act by Antonio to which Perez contributed, the prosecution could not convict Perez as an aider or abettor.

[…]

Perez turns though on the fact that there was never any proof that a crime was committed by a second party. The outcome would have been quite different if methamphetamine had been produced. A person who sells equipment to another person, knowing that that person intends to use the equipment in illegal production or cultivation of a controlled substance or cannabis, becomes a party to the ensuing offence the moment that offence is committed.[23]

[Soulignements et caractères gras ajoutés]

[37]           De la même façon en l’espèce, faute d’une preuve que l’ACI, ou toute autre personne, a commis « réellement »[24] l’infraction de trafic à titre d’auteur primaire, l’appelant ne pouvait raisonnablement être déclaré coupable de cette même infraction à titre d’auteur secondaire.

[38]           D’autres infractions prévues dans la LRDAS concordent davantage avec les gestes reprochés à l’appelant en l’espèce. C’est le cas de l’article 7.1 de la LRDAS, qu’il convient de reproduire de nouveau :

Possession, vente, etc., pour utilisation dans la production ou le trafic

 

7.1 (1) Il est interdit d’avoir en sa possession, de produire, de vendre, d’importer ou de transporter toute chose dans l’intention qu’elle soit utilisée à l’une des fins suivantes :

 

a) pour la production d’une substance désignée, sauf autorisation légitime de la produire;

 

b) pour faire le trafic d’une substance désignée.

 

  [Soulignements ajoutés]

Possession, sale, etc., for use in production of or trafficking in substance

 

7.1 (1) No person shall possess, produce, sell, import or transport anything intending that it will be used

 

 

 

(a) to produce a controlled substance, unless the production of the controlled substance is lawfully authorized; or

 

(b) to traffic in a controlled substance.

 

 

  [Underlinings added]

[39]           L’actus reus de cette infraction consiste à posséder, produire, vendre, importer ou transporter « toute chose »[25], ce qui pourrait inclure des produits de coupe et de la colle. Quant à la mens rea, comme le soulignent les auteurs MacFarlane, Frater et Michaelson, concernant toutefois l’infraction de production d’une substance désignée visée au paragraphe 7.1 a) de la LRDAS :

The fact that the substance or thing is never used to produce a controlled substance [], or is incapable in the circumstances of producing a controlled substance [] does not appear to provide a defence[26].

[Soulignements ajoutés]

[40]           Par ailleurs, la tentative de trafic n'a pas ici à être considérée à titre d'infraction incluse puisque l’intimé n’a formulé aucune demande en ce sens. Au contraire, lors de l’audience, dans le cadre d’un échange avec la Cour, il a soutenu le choix de n’avoir déposé que le seul chef d’accusation de trafic en l’espèce, et confirmé qu’il procéderait de la même façon si c’était à refaire.

[41]           La Cour est donc d’avis que l’appelant est bien fondé à soulever que le juge ne pouvait pas, en droit et suivant une appréciation raisonnable de la preuve, le déclarer coupable d’avoir aidé à la perpétration du crime de trafic de cocaïne visé par le paragraphe 5(1) de la LRDAS (qui rend son auteur passible de l’emprisonnement à perpétuité, faut-il le rappeler)[27], alors qu’aucune preuve n’a établi un tel trafic.

[42]           Avec les adaptations qui s’imposent, la situation est analogue à celle qui prévalait dans l’affaire Ahamad :

[30] The situation for Mr. Ahamad is much the same. Although he handled the money and the drugs and passed the drugs to the officer, the essence of his actions throughout were those of a purchaser, not of a trafficker. On the unusual facts of this case, I find Mr. Ahamad’s actions to have been merely incidental to the purchase of the drugs. As such, I find him not guilty of the offence of drug trafficking, as charged. As I have stated above, the actions of Mr. Ahamad would constitute possession of cocaine. Further, he has aided another person to possess cocaine. However, he was not charged with possession. He was charged with trafficking. Both counsel agree that possession of cocaine is not an included offence in the charge of trafficking in cocaine, a position with which I concur: []. The appropriate verdict in this case is simply an acquittal on the offence charged.[28]

      [Soulignements ajoutés; référence omise]

[43]           En somme, et pour toutes ces raisons, un acquittement s’impose en l’espèce.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[44]           ACCUEILLE l’appel;

[45]           INFIRME le jugement de première instance;

[46]           CASSE le verdict de culpabilité prononcé en première instance et SUBSTITUE un verdict d’acquittement.

 

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

 

 

 

 

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

 

 

 

 

 

MICHEL BEAUPRÉ, J.C.A.

 

Me Stéphanie Pelletier-Quirion

PELLETIER-QUIRION AVOCATS

Pour l’appelant

 

Me Martine Savard

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour l’intimé

 

Dates d’audience :

2 et 3 août 2022

 


[1] R. c. Caron, C.Q. Québec, no 200-01-226222-192 (003), 13 mai 2021, Magnan, j.c.q. (le « jugement entrepris »).

[3]  Hugues Parent, Traité de droit criminel, t. 2 « La culpabilité », 4e éd., Montréal, Thémis, 2018, p. 576, no 574.

[4]  Nathan Gorham, Jeremy Streeter et Breana Vanderbeek, Prosecuting and Defending Drug Cases: A Practitionner’s Handbook, coll. « Criminal Law Series », Toronto, Emond Montgomery, 2019, p. 156.

[5]  Id., p. 159. Voir aussi : R. v. Harrington and Scosky, 1963 CanLII 675 (BC CA), , p. 195.

[6]  L’utilisation de ces produits permet au trafiquant d’augmenter le poids de la cocaïne vendue lors d’une transaction et ainsi d’augmenter les profits. Par exemple, en ajoutant et mélangeant 1 kilo de « coupe » aux 4 kilos de cocaïne qu’il se procure, le trafiquant dispose de 5 kilos pour fins de revente.

[7]  Les transactions sont intervenues les 29 août, 11 septembre, 1er octobre, 14 octobre, 6 novembre et 3 décembre 2018.

[8]  Le mot « cocaïne » lui-même n’a pas été utilisé lors des échanges entre l’ACI, l’AI et l’appelant, conformément aux usages dans le milieu, tel que révélé par la preuve. Par ailleurs, il n’a pas été contesté que lorsque les mots « patente » ou « produit » sont utilisés, on réfère à de la cocaïne.

[9]  R. v. Dooley, 2009 ONCA 910, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 30 septembre 2010, nos 33600 et 33701.

[10]  R v. Ouellette, 2022 ABCA 40, paragr. 137, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 28 juillet 2022, no 40139; Deblois c. R., 2021 QCCA 1093, paragr. 56; R. v. Grewal, 2019 ONCA 630, paragr. 30; R. v. McRae, 2016 BCCA 19, paragr. 50; R v. Alcantara, 2015 ABCA 258, paragr. 11, confirmée par R. c. Knapczyk, 2016 CSC 10.

[11]  Jugement entrepris, paragr. 82.

[12]  Voir par exemple R. v. Bullen, 2018 ONSC 4633, paragr. 102; R. v. Brake, 2017 CanLII 40260, paragr. 37-39.

[13]  Pinard c. R., 2015 QCCA 1715.

[14]  R c. Villaroman, 2016 CSC 33, paragr. 36. Voir aussi : R c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, paragr. 30.

[15]  R. v. JC, 2021 ONCA 131.

[16]  Autorité des marchés financiers c. Forget, 2018 QCCA 1419.

[17]  Protection de la jeunesse – 525, 1991 CanLII 3336, p. 3 de l’opinion du juge Baudouin pour la Cour (C.A.).

[18]  R. c. J.F., 2013 CSC 12, paragr. 22 et 24.

[19]  R. v. Kenning and others, [2008] EWCA Crim 1534.

[20]  R. v. Nguyen, 2016 ONCA 182, paragr. 47-48.

[21]  Voir, par exemple : R. v. Dooley, supra, note 9, paragr. 117; R. v. Twiggie, 1996 CanLII 5091, paragr. 28-29 (C.A. Sask.); R. v. Giles, 2016 BCSC 1800, paragr. 531-532; R. v Campbell & Eddy, 2020 CanLII 55446, paragr. 54-55 (Prov. Ct. N.L.); Ostiguy c. Autorité des marchés financiers, 2019 QCCQ 4132, paragr. 67-68.

[22]  Dans la présente affaire, un « précurseur » est défini dans la LRDAS comme une « [s]ubstance inscrite à l’annexe VI » (LRDAS, supra, note 2, paragr. 2(1)). La colle et les produits de coupe vendus par l’appelant à l’ACI, en l’occurrence de la lidocaïne et de la caféine, ne sont pas des substances inscrites à l’annexe VI.

[23]  Bruce A. MacFarlane, Robert J. Frater et Croft Michaelson, Drug Offences in Canada, 4e éd., vol. 1, Aurora, Canada Law Book, 2015 (feuilles mobiles, mise à jour no 3, juin  2022), § 8.22, p. 8-30 à 8-31.

[24]  Al. 21(1) a) C.cr.

[25]  B. A. MacFarlane, R. J. Frater et C. Michaelson, supra, note 23, § 8.26, p. 8-36.

[26]  Id., § 8.26, p. 8-37, référant à R. v. Buzzanga, 1979 CanLII 1927(C.A. Ont.).

[27] Loi réglementant certains drogues et autres substances, supra, note 2, al. 5(3) a).

[28]  R. v. Ahamad, 2003 CanLII 4875 (C.S. Ont.).

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