Décision

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COUR D'APPEL

Imperial Tobacco Canada Ltd. c. Létourneau

2013 QCCA 1887 

 

COUR D'APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE MONTRÉAL

 

No:

500-09-023938-137

 

(500-06-000070-983, 500-06-000076-980)

 

 

PROCÈS-VERBAL D'AUDIENCE

 

 

DATE:

6 novembre 2013

 

 

L’HONORABLE YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

PARTIE REQUÉRANTE

AVOCATES

IMPERIAL TOBACCO CANADA LTD

 

Me Suzanne Côté

Me Louise Touchette

OSLER, HOSKIN & HARCOURT

 

PARTIES INTIMÉES

AVOCATS

CÉCILIA LÉTOURNEAU

 

 

CONSEIL QUÉBÉCOIS SUR LE TABAC ET LA SANTÉ

 

JEAN-YVES BLAIS

Me Gordon Kugler

KUGLER, KANDESTIN

 

Me Marc Beauchemin

DE GRANDPRÉ CHAIT

 

 

 

REQUÊTE POUR PERMISSION D'APPELER D’UN JUGEMENT DE LA COUR SUPÉRIEURE, DISTRICT DE MONTRÉAL, (L’HONORABLE BRIAN RIORDAN) RENDU LE 13 SEPTEMBRE 2013

 

 

Greffière: Elena  Captari  

Salle: RC.18


 

 

AUDITION

 

 

 

 

 

Audition continuée du 4 novembre 2013.

9 h 29 : Début de l'audience.

9 h 29 : Jugement prononcé - voir page 3.

9 h 33 : Fin de l'audience.

 

 

 

 

 

 

 

Elena Captari

Greffière

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENT

 

 

[1]         La requérante est l’une des trois défenderesses dans deux recours collectifs autorisés le 21 février 2005 et réunis aux fins d’enquête et audition.

[2]         Elle sollicite la permission de se pourvoir contre un jugement du 13 septembre 2013[1] par lequel la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Brian Riordan), annulait les assignations (ou les subpoena duces tecum) qu’elle avait signifiées aux demandeurs, intimés devant moi. Au moyen de ces assignations, la requérante cherchait à obtenir les dossiers médicaux des représentants Létourneau et Blais dans les recours collectifs où elle est défenderesse, afin d’obtenir de ces personnes et, éventuellement, d’autres membres des groupes représentés, les « medical records, from any hospital, private or public clinics or from any physician, psychologist, psychiatrist, pharmacist, medical professional who treated [you] ».

[3]         Cette demande de permission d’appeler survient d’une manière particulière, alors que la preuve principale de la demande, qui aura nécessité quelque 170 jours de procès, est close. Le juge prend soin de décrire précisément ce contexte aux paragraphes [4] à [11] de ses motifs :

[4]        En avril 2013, les Compagnies ont déposé un calendrier indiquant les dates et durées pour les témoins qu'elles comptaient appeler en défense.  Le Tribunal y voyait des problèmes à plusieurs égards, notamment l'intention de ITL d'assigner 50 membres des groupes à témoigner, pour une durée totale de 60 jours, et cela, à la toute fin de la preuve en défense. 

[5]        En fait, l'expérience antérieure laisse supposer que les demandeurs feraient plusieurs objections basées sur la pertinence, entre autres, en ce qui concerne l'étude des dossiers médicaux.  À notre avis, prendre ces objections sous réserve ne constituerait pas une alternative réaliste considérant le temps requis pour interroger 50 individus sur les détails de leurs dossiers.

[6]        Il faudrait donc statuer au fur et à mesure des objections.  Si elles étaient maintenues, ITL indique qu'elle demanderait la permission d'en appeler.  Ainsi, puisque ces témoignages sont fixés à la toute fin de la preuve en défense, si la permission était accordée, il faudrait vraisemblablement suspendre le procès pour une période indéfinie avant de commencer la contre-preuve.  Or, le Tribunal croit qu'il faut éviter tout délai non essentiel dans ces dossiers, qui mijotent déjà depuis quinze ans.

[7]        Cherchant une solution pratique au problème, le Tribunal a suggéré à ITL de devancer le moment auquel les membres comparaîtront, mais elle n'y a pas consenti. Devant une telle situation et soucieux de son devoir en vertu de l'article 4.1 C.p.c., de veiller « au bon déroulement de l'instance et d'intervenir pour en assurer la saine gestion », le Tribunal s'est cru obligé d'intervenir.

[8]        Par conséquent, le 15 mai dernier nous avons changé l'ordre des témoins proposé par les Compagnies, en ordonnant à ITL d'interroger les membres des groupes au début de la preuve en défense, soit en août 2013.  Vu l'opposition animée des Compagnies quant à une telle intervention, nous avons à nouveau recherché des solutions pratiques, cette fois-ci en évitant de modifier l'ordre des témoins, tout en minimisant la probabilité que le procès soit suspendu.

[9]        S'inspirant de l'article 1045 C.p.c., le Tribunal a suggéré de créer un genre de cas type au début des défenses afin que la question de la pertinence de certains aspects, entre autres les dossiers médicaux, soit décidée par la Cour d'appel aussitôt que possible avant la fermeture de la preuve en défense.  Ainsi, dans l'éventualité que cette dernière déciderait d'entendre la cause, il ne serait pas impossible d'obtenir jugement avant la fin de la preuve en défense, ou peu après.  De cette manière, les probabilités d'une suspension du procès seraient minimisées et le Tribunal pourrait permettre à ITL d'assigner les membres des groupes à la fin des défenses, car la décision en appel règlerait les objections prévues.

[10]      Avec l'accord du Tribunal, il a donc été convenu en juin dernier que ITL signifierait un subpoena duces tecum à un membre de chaque groupe, identifiant tous les documents qu'elle comptait requérir des membres des deux groupes à ce moment, y compris leurs dossiers et autres renseignements médicaux.  Cela permet, d'une part, aux demandeurs de requérir la cassation pour cause de la non-pertinence et, d'autre part, de soumettre la décision à la Cour d'appel, le cas échéant.

[11]      En application de ce processus, le 15 juillet 2013 ITL a signifié un subpoena duces tecum au représentant de chaque groupe.  […]

Plus loin et en conclusion de ses motifs, le juge ajoute plusieurs précisions :

[59]      Dans leur requête, les demandeurs recherchent l'annulation des brefs de subpoena duces tecum signifiés aux représentants le 15 juillet 2013.  Cependant, à la suite de leur décision de ne pas procéder sur l'autre aspect soulevé, la conclusion recherchée devient plutôt l'annulation de la portion duces tecum des subpoena pour cause de non-pertinence des dossiers médicaux.

[60]      Nous avons expliqué pourquoi nous sommes d'avis que les dossiers médicaux des membres appelés à témoigner, ainsi que les médicaments et les prescriptions de M. Blais, ne sont pas pertinents aux questions communes dans ces dossiers.  Le Tribunal casse donc la portion duces tecum de chaque subpoena pour cause de non-pertinence.

[61]      Ceci dit, ITL a de toute évidence respecté la condition de l'entente du mois de mai dernier en signifiant ses subpoena duces tecum afin de déclencher le processus décisionnel sur les dossiers médicaux.  Il est donc approprié de rendre une ordonnance de gestion changeant celle du 15 mai dernier.  Le Tribunal permettra donc à ITL d'assigner les membres des groupes à la fin des défenses, si c'est toujours son désir.

[4]         Après avoir rassemblé sous six rubriques distinctes les questions présentées par les parties, le juge les tranche comme suit :

―      Un jugement antérieur de la Cour d’appel[2], rendu le 9 octobre 2012, a déjà statué sur la pertinence des renseignements recherchés et a confirmé un jugement du juge de première instance daté du 11 juillet 2011. Le jugement de la Cour d’appel a ici force de la chose jugée. Le juge Wagner, alors de la Cour d’appel, y concluait dans des motifs auxquels souscrivent les juges Pelletier et Hilton : « …je ne vois pas en quoi l'obtention des dossiers médicaux, tout comme l'ordonnance de se soumettre à un examen médical, pourraient permettre un débat pertinent sur les questions communes qui s'élèvent au-dessus de la personnalité individuelle des membres ».

―      Bien qu’un expert des demandeurs cité en qualité de pneumologue clinicien ait analysé le cas individuel du membre désigné Blais, on ne peut voir dans ce seul fait une concession des demandeurs selon laquelle au fond ou au mérite de l’affaire les dossiers médicaux recherchés par la requérante seront pertinents et utiles à la solution du litige.

―      S’il est vrai que les experts cités par les demandeurs ont reconnu que la situation spécifique d’un patient doit être prise en compte pour porter un diagnostic sur sa condition, ces considérations n’ont aucun lien avec les questions communes.

―      L’envergure des groupes en cause (près de deux millions de membres dans le dossier Létourneau, quelque 50 000 dans le dossier Blais) fait qu’il est vain d’interroger un nombre même substantiel de membres sur leur situation personnelle; « à moins qu'il soit réaliste d'obtenir une preuve qui rapporte une réalité propre à la totalité, ou presque, du groupe ou d'un sous-groupe approprié », écrit le juge,  la preuve anticipée ici est dépourvue d’utilité avant le jugement final sur les questions communes.

―      Conformément à l’article 1031 C.p.c., le tribunal ordonne le recouvrement collectif en présence d’une preuve permettant d’établir « de façon suffisamment exacte » le montant total des réclamations des membres. La proposition « [t]o the extent that class members are not similarly situated, collective recovery cannot be awarded » doit cependant être nuancée. Il est vrai qu’en matière de dommages moraux, une certaine particularisation du préjudice paraît nécessaire, tout spécialement dans le dossier Blais quant aux « souffrances et douleurs physiques et morales » et à la « diminution d’espérance de vie ». Mais, citant de nouveau son jugement du 11 juillet 2011, le juge rappelle que « specific medical facts about a few dozen class members » est une information dénuée d’utilité à ce stade.

―      S’agissant de déterminer quelle peut être la preuve pertinente à la détermination des questions communes, le juge réitère l’analyse qu’il avait effectuée du 11 juillet 2011. Un passage de ce jugement, explicitement approuvé par la Cour d’appel, énonçait : « This Court does not see how such information could be relevant or useful at trial.  The classes here number in the millions in the Létourneau case and around 50,000 in the Blais file.  What possible use can there be to learning specific medical facts about a few dozen class members, or even the 150 that ITL wishes to call to testify?  It is simply not relevant at this stage. »

*   *   *   *   *

[5]         Il me paraît opportun à ce stade de citer les questions communes qu’avait identifiées la Cour supérieure dans le jugement autorisant les recours collectifs [3] (et dont la requérante reproduit une traduction anglaise dans sa requête) :

―      Les intimées ont-elles fabriqué, mis en marché, commercialisé un produit dangereux, nocif pour la santé des consommateurs?

―      Les intimées avaient-elles connaissance et étaient-elles présumées avoir connaissance des risques et des dangers associés à la consommation de leurs produits?

―      Les intimées ont-elles mis en œuvre une politique systématique de non-divulgation de ces risques et de ces dangers?

―      Les intimées ont-elles banalisé ou nié ces risques et ces dangers?

―      Les intimées ont-elles mis sur pied des stratégies de marketing véhiculant de fausses informations sur les caractéristiques du bien vendu?

―      Les intimées ont-elles sciemment mis sur le marché un produit qui crée une dépendance et ont-elles fait en sorte de ne pas utiliser les parties du tabac comportant un taux de nicotine tellement bas qu’il aurait pour effet de mettre fin à la dépendance d’une bonne partie des fumeurs?

―      Les intimées ont-elles conspiré entre elles pour maintenir un front commun visant à empêcher que les utilisateurs de leurs produits ne soient informés des dangers inhérents à leur consommation?

―      Les intimées ont-elles intentionnellement porté atteinte au droit à la vie, à la sécurité, à l’intégrité des membres du groupe?

Je rappelle en outre que, comme il se doit, le jugement qui autorisait ces recours définissait les groupes représentés. Le groupe Blais est ainsi formé :

Toutes les personnes résidant au Québec qui, au moment de la signification de la requête, souffraient d’un cancer du poumon, du larynx ou de la gorge ou d’emphysème, ou qui depuis la signification de la requête ont développé un cancer du poumon, du larynx ou de la gorge ou ont souffert d’emphysème après avoir inhalé directement de la fumée de cigarette, avoir fumé un minimum de 15 cigarettes par période de 24 heures, pendant une période prolongée et ininterrompue d’au moins 5 ans et les ayants droit de toute personne qui rencontrait les exigences ci-haut mentionnées et qui serait décédée depuis la signification de la requête.

Quant au groupe Létourneau, il comprend :

Toutes les personnes résidant au Québec qui, au moment de la signification de la requête, étaient dépendante (sic) de la nicotine contenue dans les cigarettes fabriquées par les intimées et le sont demeurées ainsi que les héritiers légaux des personnes qui étaient comprises dans le groupe lors de la signification de la requête mais qui sont décédées par la suite sans avoir préalablement cessé de fumer

[6]         À première vue, et à l’instar du juge de première instance, j’ai peine à discerner comment la preuve des dossiers médicaux d’une cinquantaine de personnes membres des groupes représentés pourrait revêtir une quelconque pertinence pour la solution des questions que je viens d’énumérer au paragraphe [5]. En effet, ces questions concernent toutes les prétendus agissements des trois défenderesses, c’est-à-dire les fautes civiles qui auraient engendré leur responsabilité légale ou extracontractuelle. L’état de santé des individus formant un minuscule sous-ensemble des groupes représentés n’a rien à voir avec ces aspects du litige, même en supposant (et la supposition paraît audacieuse) qu’un tel sous-ensemble pourrait constituer un échantillonnage représentatif des groupes en question. J’irais même plus loin. Même si l’on accepte aux fins de discussion la proposition précitée de la requérante (« [t]o the extent that class members are not similarly situated, collective recovery cannot be awarded »), il est tout à fait concevable que la démonstration du bien-fondé de cette proposition puisse être administrée à partir d’une preuve statistique ou épidémiologique établissant à quel point les groupes ici représentés sont économiquement, socialement voire médicalement hétérogènes.

[7]         Cela dit, les intimés réclament par leurs recours collectifs divers dommages-intérêts dont certains pourraient leur être accordés et recouvrés collectivement dans l’hypothèse où les questions communes appelleraient une ou plusieurs réponses affirmatives. Or, la question des dommages a été abondamment débattue au stade de l’autorisation des recours. Je reproduis ci-dessous certains passages du jugement d’autorisation du 21 février 2005, passages qui concernent cet aspect du litige entre les parties.

[29]      À cause de sa dépendance à la nicotine, un produit toxique, [la représentante Létourneau] subit un risque accru de contracter une ou plusieurs des maladies associées à l’usage de la cigarette en plus de voir son espérance de vie réduite.  Sa dépendance lui cause des dommages moraux liés à la perte d’estime de soi résultant de son incapacité de briser sa dépendance et à l’humiliation résultant des échecs subis à chaque fois qu’elle a tenté d’arrêter.  Elle est également victime de la réprobation sociale dont souffre tout fumeur.

[…]

[31]      [Selon les intimées] il y a des milliers de personnes susceptibles de faire partie du groupe proposé et pour qui il faudrait déterminer individuellement la cause ou leur maladie, leur profil de dépendance ou leur connaissance des risques;  pour toutes ces raisons, la responsabilité des intimées pour les dommages subis n’est pas une question qui peut être déterminée collectivement[.]

[…]

[71]      Dans le cas de dépendance soulevé par la requérante Létourneau, les intimées ont soutenu qu’il serait impossible pour le Tribunal saisi du recours au fond d’accorder des dommages exemplaires, s’il s’avérait impossible de faire une preuve de dommage réel, matériel ou moral.

[72]      Selon le Tribunal, il s’agit d’une question de droit qui ne fait pas l’unanimité et qui devrait être laissée à l’interprétation du juge du fond.  On ne peut donc exclure qu’il puisse condamner les intimées à payer aux membres du groupe représenté par Mme Létourneau des dommages exemplaires même s’il n’accordait pas des dommages compensatoires.

[73]      Les requérants prétendent qu’en omettant d’informer adéquatement les fumeurs des dangers de la cigarette ou en faisant des représentations fausses ou trompeuses, les intimées auraient violé les articles 53, 219 et 228 de la Loi sur la protection du consommateur (L.R.Q., c. P-40.1).

[74]      Le juge du fond devra décider si en vertu de l’article 272 de cette loi, les requérants pourraient avoir droit à des dommages et intérêts punitifs même s’il en venait à la conclusion qu’il est impossible d’accorder des dommages et intérêts.

[…]

[82]      Le Tribunal est d’avis que [les arguments des intimées] ne peuvent être retenus pour les raisons suivantes.  En tenant pour avérés les faits allégués mentionnés plus haut, plusieurs questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes, sont présentes et pourraient éventuellement amener le juge du fond à conclure à la responsabilité des intimées.  Les questions suivantes sont communes à tous les requérants et devraient être examinées collectivement avant qu’on puisse déterminer le dommage causé à chaque membre du groupe et éventuellement l’indemnité à être accordée, y compris les dommages exemplaires ou punitifs …

[…]

[91]      Dans Brochu c. La Société des loteries et jeux du Québec[4], précédemment cité, l’honorable juge Banford faisait face lui aussi aux problèmes causés par la multiplicité des causes du jeu pathologique et éventuellement par les différences et les variations mêmes importantes dans la nature et le montant des dommages ou des sommes réclamées auxquels pourrait être confronté le juge du fond.  Il a néanmoins autorisé le recours collectif en s’exprimant ainsi :

« La problématique associée à la multiplicité des causes du jeu pathologique peut certes générer des difficultés.  Toutefois, la souplesse que la loi accorde au Tribunal lors du déroulement du recours ordinaire, notamment en vertu de l’article 1022, permet d’envisager qu’il soit possible de contourner ces embûches soit en révisant le jugement d’autorisation, le modifiant ou l’annulant carrément. »

[…]

[94]      En ce qui concerne Mme Létourneau, il est vrai que le nombre de personnes qui fument régulièrement et qui peuvent être dépendantes de la cigarette peut être énorme.  Cependant, si le juge du fond conclut dans un premier temps à la responsabilité des intimées pour avoir mis sur le marché un produit qui crée une dépendance dont peut difficilement se défaire une bonne partie des fumeurs ou pour avoir négligé de mettre sur le marché des cigarettes avec un taux si bas de nicotine que la dépendance pourrait cesser d’elle-même, il pourra décider de la modalité des indemnisations individuelles.  Si ceci s’avère une tâche impossible sur le plan pratique, vu le nombre trop élevé de membres, il aura toujours le loisir de condamner les intimées à des dommages punitifs ou exemplaires à être versés à des organismes à but non lucratif qui se préoccupent de la lutte au tabagisme ou d’améliorer le sort des victimes du tabac.  Une telle approche a parfois été retenue par les tribunaux[5]

Et le dispositif du même jugement identifie au paragraphe [140], comme conclusion se rattachant aux questions traitées collectivement, la conclusion suivante[6] :

ORDONNER le recouvrement collectif de réclamation pour dommages exemplaires, de liquidation des réclamations individuelles des membres conformément aux dispositions prévues aux articles 1037 à 1040 C.p.c.[.]

[8]         Enfin, dans un autre jugement interlocutoire, datant celui-ci du 3 mars 2009[7], le juge de première instance abordait plus spécifiquement la preuve des dommages. Saisi d’une requête des défenderesses pour interroger au préalable 100 membres du groupe Létourneau et 50 membres du groupe Blais, le juge fait les constats suivants :

―      Au paragraphe [17], il note que les dommages réclamés se limitent à des dommages punitifs[8] et moraux, et que les demandeurs en recherchent le recouvrement collectif.

―      Au paragraphe [18], il confirme que les dommages dont les demandeurs recherchent un recouvrement constituent une des questions principales à traiter collectivement.

―      Au paragraphe [20], il signale que toute preuve concernant des membres individuels des groupes représentés est dénuée d’utilité pour ce qui concerne les dommages punitifs.

―      Au paragraphe [21], il mentionne que la preuve de l’existence des dommages moraux et d’un lien de causalité « incombe concrètement aux demandeurs ».

―      Aux paragraphes [22] et [23], il énumère certaines des catégories de « dommages non pécuniaires ou moraux » (groupe Létourneau) ou « non pécuniaires (groupe Blais), lesquelles comprennent respectivement (l’énumération qui suit n’est pas exhaustive), dans le premier cas, la perte d’estime de soi résultant de l’incapacité de briser la dépendance à la nicotine et l’humiliation résultant des échecs subis aux tentatives d’arrêter de fumer, puis, dans le second cas, la perte de jouissance de la vie, les souffrances et douleurs physiques et morales, et la diminution de l’espérance de vie[9].

―      Au paragraphe [25], citant un document préparatoire des demandeurs, le juge relève que dans les deux recours la preuve des dommages moraux revêtira la forme d’une expertise (à laquelle s’ajoutera dans le recours Blais le témoignage du représentant). Dans le dossier Létourneau, cette preuve est offerte au soutien de l’allégation suivante : « Tous les membres du groupe, du fait de leur dépendance, ont subi des dommages moraux similaires ou identiques à ceux qu’a subis la demanderesse et de ce fait, tous sont en droit de réclamer des défenderesses une compensation à ce titre. »

Ayant dit cela, le juge rejette la requête pour interrogatoire au préalable de membres des deux groupes. Il prend soin de préciser dans ses motifs que le but que se fixaient les défenderesses dans leur requête semblait être de se renseigner sur la manière générale dont les demandeurs prévoyaient faire la preuve des dommages et du lien de causalité. Il ajoute qu’à son avis une vingtaine de membres interrogés au préalable suffiraient à cette tâche si le jugement qu’il vient de livrer venait à être cassé en appel (dans les faits, ce jugement ne sera jamais infirmé).

[9]         On voit donc qu’outre les questions communes citées plus haut au paragraphe [5], celle des dommages et des moyens d’en faire la preuve n’est pas passée inaperçue en première instance. Les dommages-intérêts punitifs et les dommages-intérêts compensatoires ont évidemment des finalités distinctes. Les premiers mettent d’abord en jeu la capacité de payer du débiteur, dans un but dissuasif. Les dommages moraux, en revanche, sont de nature compensatoire, leur finalité est de réparer un préjudice et le tort subi par le créancier en donne la mesure. Dans un champ aussi vaste que celui couvert par les recours Létourneau et Blais, où les dommages moraux tels que les appréhendent les demandeurs concernent nécessairement en partie, sinon en totalité, l’état de santé et le bien-être physiques et mentaux des membres, et des membres en tant qu’individus, il est quelque peu difficile d’imaginer une indemnisation à forfait. Les intimés invoquent dans leurs sources l’arrêt Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand[10], où la Cour suprême du Canada confirme un jugement de première instance qui, dans le cadre d’un recours collectif, avait accordé 1 750 $ de dommages compensatoires pour préjudice moral subi par chacune des personnes représentées dans un groupe qui en comprenait quelques centaines. Bien que pertinent, cet arrêt me semble loin d’être décisif en l'occurrence, car les circonstances de l’affaire St-Ferdinand étaient fort différentes de ce qu’embrasse le dossier en cours et le préjudice moral était beaucoup plus ciblé dans le temps comme dans l’espace qu’il ne pourrait l’être ici. Aussi la question d’un recouvrement collectif (art. 1031 à 1036 C.p.c.) ou individuel (art. 1037 à 1040 C.p.c.) des dommages que les intimés qualifient de « moraux » doit-elle demeurer ouverte. Si cette seconde hypothèse était retenue, cela pourrait clore pour la phase en cours le débat sur la recevabilité des dossiers médicaux des membres de chaque groupe représenté.

[10]       Quoi qu’il en soit, les demandeurs ont choisi de faire leur preuve selon les modalités décrites par le juge au paragraphe [25] de ses motifs du 3 mars 2009. Ils en avaient le droit. La question est de savoir s’il y a maintenant lieu d’accorder la permission d’appeler du jugement rendu le 13 septembre dernier.

*   *   *   *   *

[11]       Je suis d’avis, non sans réticence, que je dois répondre par l’affirmative à cette question. Voici pourquoi.

[12]       Tout d’abord, le jugement entrepris satisfait certainement aux critères précis de l’article 29 C.p.c. puisqu’il est assimilable à un jugement qui accueille une objection à la preuve. Reste donc à savoir si les fins de la justice requièrent, comme le prévoit l’article 511 C.p.c., que la permission soit accordée.

[13]       Le jugement du 13 septembre dernier affirme que, par l’effet de la chose jugée et du jugement rendu par la Cour d’appel le 9 octobre 2012, la question de la pertinence des dossiers médicaux lors des débats sur les questions communes a été vidée une fois pour toutes avant le début du procès et ne peut plus se poser. Cette conclusion formelle, qui est peut-être fondée, mais peut-être pas, me paraît mériter réexamen par une formation de la Cour. Elle a en tout cas une portée plus grande que les conclusions du juge, exprimées aux paragraphes [57] et [58] de ses motifs, sur la pertinence en fait de cette preuve à ce stade du déroulement de l’instance. Peut-être les techniques actuelles de gestion d’instance, en raison desquelles les parties sont contraintes de divulguer beaucoup de choses au cours de la phase préparatoire antérieure au procès, ont-elles aussi pour effet de faciliter l’évaluation de la pertinence et de rendre possible une décision catégorique dès avant le début du procès; peut-être pas. Mais la question est sérieuse et une formation de la Cour pourrait utilement se pencher sur le problème dans le contexte précis de ce litige.

[14]       Enfin, il n’est pas question ici, et on ne le demande pas, de suspendre la procédure actuellement en cours en première instance. Une gestion rigoureuse du déroulement du pourvoi permettra de limiter les inconvénients possibles de l’appel.

POUR CES MOTIFS, le soussigné :

[15]        ACCUEILLE la requête pour permission d'appeler, frais à suivre l’issue du pourvoi;

[16]       FIXE le pourvoi pour une audition le 28 février 2014, en salle Antonio Lamer, à 9 h 30, pour une durée de 120 minutes;

[17]       ORDONNE à la partie appelante, après avoir fait signifier copie à la partie intimée, de déposer au greffe au plus tard le 9 décembre 2013, cinq exemplaires d'un exposé n'excédant pas 30 pages, des pièces qui auraient normalement formé les Annexes I, II et III de son mémoire et de ses sources;

[18]       ORDONNE à la partie intimée, après avoir fait signifier copie à la partie appelante, de déposer au greffe au plus tard le 13 janvier 2014, cinq exemplaires d'un exposé n'excédant pas 30 pages, de son complément de documentation et de ses sources;

[19]       RAPPELLE aux parties les règles 48 et 49 des Règles de la Cour d'appel du Québec en matière civile, qui se lisent :

 

48.

Désertion. Lorsque l'exposé et les documents qui tiennent lieu du mémoire de la partie appelante ne sont pas signifiés et produits dans le délai établi, l'appel est réputé déserté, les dispositions de l'article 503.1 du Code de procédure civile (chapitre C-25), compte tenu des adaptations nécessaires, trouvant ici application.

 

49.

Forclusion. Lorsque l'exposé et, le cas échéant, les documents qui tiennent lieu du mémoire de la partie intimée ne sont pas signifiés et produits dans le délai établi, elle est forclose de les produire, les dispositions de l'article 505 du Code de procédure civile (chapitre C-25), compte tenu des adaptations nécessaires, trouvant ici application.

[20]       ORDONNE aux parties de déposer leur exposé sur un format 21,5 cm X 28 cm (8 X 11 pouces), rédigé à au moins un interligne et demi (sauf quant aux citations qui doivent être à interligne simple et en retrait), avec des caractères à l'ordinateur de douze points, le texte ne devant pas compter plus de douze caractères par 2,5 cm;

[21]       ORDONNE que les documents déposés par les parties soient paginés de façon continue, ou soient séparés par des onglets, et comprennent une page de présentation et une table des matières;

 

 

 

 

  YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

 



[1] 2013 QCCS 4853.

[2] 2012 QCCA 2013.

[3] J.E. 2005-589.

[4]Brochu c. La Société des loteries et jeux du Québec, [2002] R.J.Q. 1351 (C.S.), paragr. [48].

[5] Le juge cite ici, au soutien de cette proposition, l’arrêt Malhab c. Métromédia inc., [2003] R.J.Q. 1011 (C.A.), qu’il convient cependant de relire à la lumière de l’arrêt Malhab c. Diffusion Métromédia CMR, [2011] 1 R.C.S. 214.

[6] Il y a une incohérence syntaxique dans cet énoncé mais on voit bien que les demandeurs tiennent au recouvrement collectif des dommages-intérêts punitifs (appelés ici « exemplaires »).

[7] 2009 QCCS 830.

[8] L’article 423 de la Loi sur l’application de la réforme du Code civil, L.Q. 1992, c. 57, au paragraphe 3 ° de la rubrique « en matière de droit des obligations », précise que l’expression « dommages exemplaires » correspond à l’expression « dommages-intérêts punitifs »; j’utiliserai ici cette seconde expression ou ses dérivés.

[9] On peut légitimement se demander si tous ces chefs de dommages constituent véritablement des dommages moraux. Il me semble assez évident que ce n’est pas le cas.

[10] [1996] 3 R.C.S. 211.

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