[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement interlocutoire rendu le 3 juin 2014 par la Cour supérieure (l’honorable Chantal Corriveau) qui, au stade de l’ordonnance de sauvegarde, ordonne le report d’une hypothèque immobilière de troisième rang d’un montant de 125 000 $ grevant la propriété des intimés.
[2] Pour les motifs de la juge Marcotte, auxquels souscrivent les juges Chamberland et Doyon, la Cour :
[3] ACCUEILLE l’appel;
[4] INFIRME le jugement rendu le 3 juin 2014 par la Cour supérieure (l’honorable Chantal Corriveau) aux fins de substituer aux conclusions des paragraphes [57] à [65] la conclusion suivante :
[57] REJETTE la requête des défendeurs demandeurs reconventionnels, avec dépens.
[5] AVEC DÉPENS.
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MOTIFS DE LA JUGE MARCOTTE |
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[6] L’appelante se pourvoit contre un jugement interlocutoire rendu le 3 juin 2014 par la Cour supérieure (l’honorable Chantal Corriveau) qui, au stade de l’ordonnance de sauvegarde, ordonne le report d’une hypothèque immobilière de troisième rang d’un montant de 125 000 $ grevant la propriété des intimés.
CONTEXTE
[7] En septembre 2013, l’appelante poursuit les intimés en recouvrement d’un prêt de 75 000 $ accordé en juillet 2013. Elle leur réclame également les intérêts impayés depuis, calculés au taux annuel de 19 %.
[8] Les intimés ne nient pas devoir les montants réclamés. Ils refusent toutefois d’en acquitter le paiement avant que le Tribunal n’opère compensation judiciaire avec la réclamation en dommages-intérêts qu’ils font valoir par voie d’une demande reconventionnelle. Ils y allèguent l’omission de l’appelante de donner suite à son engagement de leur prêter un montant total de 250 000 $ et soutiennent avoir subi des dommages de l’ordre de 54 000 $, dont 40 000 $ à titre de souffrances et inconvénients.
[9] Au moment du dépôt de leur défense-demande reconventionnelle en décembre 2013, ils consignent au greffe un montant de 66 851,50 $ et versent directement à l’appelante près de 4 000 $ pour tenir lieu du paiement des intérêts.
[10] Ils reconnaissent par la suite que le montant consigné ne suffit pas à couvrir le prêt de 75 000 $ non plus que les intérêts échus. Lors de l’audience en Cour supérieure, ils offrent de déposer au greffe des traites bancaires aux montants respectifs de 8 148,50 $ et 3 674,73 $ en vue de parfaire le montant consigné.
[11]
C’est dans ce contexte qu’ils présentent leur requête pour report de
l’hypothèque sur les sommes consignées en se fondant sur les articles
2678. Lorsque ce qui est dû au créancier fait l'objet d'offres réelles ou d'une consignation selon les termes du présent code, le tribunal peut, à la demande du débiteur qui les fait, autoriser le report de l'hypothèque sur le bien offert ou consigné, et permettre la réduction du montant initialement inscrit. Dès lors que la réduction du montant initial est inscrite au registre approprié, le débiteur ne peut plus retirer ses offres ou le bien consigné.
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2678. Where what is owed to the creditor is the subject of a tender or deposit in accordance with this Code, the court may, following an application by the debtor making the tender or deposit, authorize attachment of the hypothec to the property tendered or deposited, and may allow the amount initially registered to be reduced. As soon as the reduction of the initial amount is entered in the appropriate register, the debtor is no longer entitled to withdraw his tender or the property deposited. |
3066. La réduction de l'hypothèque garantissant la créance que la consignation d'une somme d'argent est destinée à payer, se fait par l'inscription du jugement qui déclare les offres valables et qui, le cas échéant, détermine la personne qui a droit à la somme consignée, ou par l'inscription du jugement qui autorise, à la demande du débiteur, la réduction de l'hypothèque et le report de celle-ci sur le bien offert ou consigné.
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3066. Reduction of a hypothec securing a claim to be paid with a sum of money deposited for that purpose is made by registering the judgment declaring the tender to be valid and specifying, where applicable, the person entitled to the sum of money deposited, or by registering the judgment authorizing, at the debtor's request, the reduction of the hypothec and its transfer onto the property tendered or deposited. |
[12] Face aux inquiétudes soulevées à l’audience par l’appelante à l’égard d’une créance de 40 000 $ du ministère du Revenu inscrite en priorité au registre foncier de l’immeuble des intimés et qui pourrait donner lieu à une saisie des sommes consignées, les intimés ont également offert d’acquitter cette créance.
[13] Au moment de plaider l’affaire en appel, la créance du ministère du Revenu a d’ailleurs été entièrement payée.
JUGEMENT ENTREPRIS
[14]
Après avoir résumé les faits, la juge rappelle le libellé de l’article
1) l’apparence de droit,
2) le préjudice sérieux ou irréparable, et
3) la balance des inconvénients.
[15] La juge précise également qu’elle jouit d’une discrétion dans l’évaluation des faits et circonstances de l’affaire, à la lumière de l’arrêt 9068-1651 Québec inc. c. Blais[1].
[16] Abordant le critère de l’apparence de droit, elle signale que les intimés pourront établir une faute en raison de la mauvaise foi qui teinte le refus de l’appelante de donner suite à son engagement de prêter la somme totale promise, une fois l’hypothèque publiée. Elle reconnaît toutefois la faiblesse de la position des intimés au niveau des dommages :
[…] là où la position [des intimés] est très faible, c'est au niveau de leur réclamation en dommages actuellement estimés à 53 969,76 $, dont 40 000 $ pour troubles et inconvénients et perte de temps.
[17] Ceci l’amène à conclure que l’apparence de droit « n’est pas certaine, elle est douteuse sans toutefois être inexistante ».
[18] Elle examine ensuite les autres critères du préjudice sérieux et irréparable et de la balance des inconvénients dans le contexte de la consignation. Elle souligne alors la situation précaire des intimés créée par la poursuite de l’appelante et son refus d’accorder la seconde tranche du financement de 250 000 $, de même que le préavis d’exercice du premier créancier hypothécaire, la Caisse populaire Desjardins Canadienne Italienne, qui a signifié une requête en délaissement forcé et vente sous contrôle de justice. Elle ne fait cependant mention d’aucun lien entre le recours initié par l’appelante et celui de la Caisse.
[19] Elle analyse ensuite la compensation dans un contexte de consignation judiciaire et conclut qu’à la lumière du litige et de la condamnation antérieure pour fraude de M. Daher, qui est l’alter ego de l’appelante, et vu que l’appelante n’a pour seule activité que le prêt visé par son recours, il y a un risque que les intimés ne puissent opposer à l’appelante la compensation judiciaire. Elle reconnaît que la consignation aura pour conséquence d’obliger l’appelante à attendre la fin du litige avant de « pouvoir espérer toucher son dû » mais détermine qu’il n’y a pas préjudice irréparable pour l’appelante dans le contexte de la consignation.
[20] Dans son analyse du critère de la balance des inconvénients, la juge souligne que l’appelante s’oppose au report de l’hypothèque parce qu’il s’agit de sa seule garantie. Elle détermine toutefois qu’en raison de l’offre des intimés d’acquitter la créance garantie prioritaire du ministère du Revenu inscrite sur l’immeuble, la balance des inconvénients favorise les intimés.
PRÉTENTIONS DE L’APPELANTE
[21] En appel, l’appelante soutient que l’analyse de la juge est erronée et incomplète notamment en raison de sa conclusion à l’égard d’une apparence de droit douteuse. Cette conclusion aurait dû, selon elle, inciter la juge à rejeter la demande de report d’hypothèque en l’absence de la démonstration d’un préjudice irréparable subi par les intimés en raison du maintien de l’hypothèque ou d’une balance des inconvénients qui les favorise.
[22] L’appelante souligne que la juge ne tient pas compte du fait que le montant que reconnaissent devoir les intimés est largement supérieur à la valeur réaliste des dommages qu’ils réclament et rend improbable l’impossibilité de compensation judiciaire invoquée par les intimés pour justifier le report d’hypothèque. Comme la valeur actuelle de la réclamation de l’appelante excède 90 000 $ et ne cesse d’augmenter au fil du temps, les intimés ont selon elle tort de prétendre que la compensation judiciaire sera impossible.
[23] L’appelante plaide également que la juge commet une erreur lorsqu’elle conclut que la balance des inconvénients favorise les intimés en l’absence de toute preuve démontrant qu’ils subissent un préjudice en raison du maintien de l’hypothèque de troisième rang sur leur propriété. Elle souligne à cet égard que les intimés n’allèguent pas qu’une nouvelle source de financement leur serait autrement disponible ni en quoi le report de l’hypothèque règlerait leur situation financière précaire.
[24] L’appelante ajoute que la juge ne tient pas compte non plus du préjudice que l’appelante risque de subir du fait de la perte de sa garantie hypothécaire en cas de report d’hypothèque, alors que la précarité financière des intimés est susceptible de donner lieu à d’autres créances fiscales qui auraient priorité sur celle de l’appelante, une fois radiée la garantie hypothécaire, et permettraient même aux autorités fiscales de se faire payer en priorité à même les sommes consignées au greffe.
DROIT APPLICABLE ET ANALYSE
[25] La demande de report d’hypothèque est un recours exceptionnel. Il s’agit d’« une opération de subrogation réelle aux termes de laquelle le droit réel d’hypothèque change d’objet »[2]. Cette opération rend le bien initialement hypothéqué de nouveau disponible à son propriétaire et sert à prévenir ou à mettre un terme à une situation inéquitable entre les parties, notamment lorsque la somme qui demeure due au créancier est significativement moins élevée que la valeur de l’hypothèque garantissant le prêt.
[26] Le report de l’hypothèque a un caractère irrémédiable[3] qui doit être considéré lorsque la demande est présentée à l’occasion d’une demande de sauvegarde. Une telle demande cherche généralement à maintenir le statu quo, à préserver l’équilibre entre les parties ou à minimiser les effets de violations alléguées dans un contexte urgent et exceptionnel[4].
[27] Dans l’affaire 9126-6403 Québec inc. c. Sofim inc.[5], le juge Jean-Yves Lalonde de la Cour supérieure résume bien le caractère exceptionnel du remède et ses conséquences :
[20] Il s'agit d'un recours exceptionnel qui s'évalue au cas par cas. Des circonstances particulières doivent militer à rendre le bien hypothéqué disponible à des fins commerciales ou autres, sans pour autant que le report ne cause préjudice au créancier hypothécaire. Ce dernier doit pouvoir conserver son droit de réaliser sa créance de la même façon, sans risque additionnel, peu importe le bien sur lequel est reportée son hypothèque.
[21] L'application de l'article
[Je souligne.]
[28] Il signale par ailleurs la difficulté de concilier le report de l’hypothèque avec l’ordonnance de sauvegarde :
[22] Toutes ces mesures judiciaires radicales sont difficilement conciliables avec une procédure sommaire, urgente et sans audition des parties, comme l'est la demande d'ordonnance de sauvegarde présentée en début d'instance sur la base des seuls affidavits des parties intéressées.
[…]
[36] L'ordonnance de sauvegarde ne doit pas placer l'une ou l'autre des parties face à des obligations irréalistes et injustes. Si telle est la perspective proposée par celui ou celle qui la demande, elle ne doit pas être accordée.
[37] Reste que le report d'hypothèque et l'ordonnance de sauvegarde sont deux mesures judiciaires discrétionnaires exceptionnelles qui ne font pas nécessairement bon ménage sauf si des circonstances particulières hors du commun en commandent l'application immédiate dès le début de l'instance.
[Référence omise.]
[29] Le juge Lalonde insiste par ailleurs sur la prudence dont doit faire preuve le tribunal saisi s’une demande de report, en soulignant son caractère irrémédiable :
[23] Le tribunal saisi d'une telle demande doit singulièrement agir avec circonspection et retenue avant de radier l'hypothèque qui constitue le droit réel affecté à l'exécution d'une obligation convenue entre les parties et assortie de cette sûreté sans laquelle le créancier hypothécaire n'aurait sûrement pas accepté de contracter.
[24] Les circonstances exceptionnelles seront
la plus part du temps teintées par la mauvaise foi du créancier hypothécaire
qui abuse de son droit au sens des articles
[25] Aussi, faut-il mettre dans la balance la ou les obligations au sujet desquelles le débiteur hypothécaire est ou n'est pas en défaut.
[26] Une fois le report judiciairement autorisé, le jugement a pour effet de libérer le bien hypothéqué et de grever le bien de remplacement offert ou consigné, lequel ne pourra plus être retiré. À partir de là, il est donc impossible de revenir en arrière. C'est pourquoi le report requis doit être examiné sous tous ses angles et chacune de ses conséquences avant d'être accordé. Rares seront les cas où les plaideurs auront prévu toutes les répercussions du report au stade d'une ordonnance de sauvegarde demandée en début d'instance.
[27] Toutefois, dans certaines situations jugées inéquitables, le tribunal pourra intervenir afin d'y remédier ou éviter qu'elles ne perdurent. Ce sera le cas si l'hypothèque donne au créancier une sûreté d'une valeur disproportionnée par rapport à l'obligation qui demeure celle du débiteur hypothécaire.
[Je souligne.]
[30] Je constate en l’espèce que, dans son analyse des critères du préjudice sérieux et irréparable et de la balance des inconvénients, la juge omet de considérer que le montant réclamé dans l’action principale est largement supérieur à la valeur des dommages réclamés par les intimés et rend quelque peu improbable l’impossibilité de compensation invoquée par les intimés.
[31] Cette impossibilité ne peut exister que si l’on présume qu’une éventuelle vente en justice de l’immeuble, suite au jugement qui ordonnerait le délaissement forcé et la vente sous contrôle de la justice en faveur de la Caisse populaire, servirait à rembourser la créance de l’appelante dans son entièreté. Or, à la lumière du solde réclamé par la Caisse (plus de 328 000 $) et du montant de la mise à prix (380 000 $) suggérée à même la requête en délaissement sur la foi d’une évaluation immobilière, le plein remboursement de la dette demeure plutôt improbable et le risque d’une l’impossibilité d’opérer compensation judiciaire s’en trouve fortement réduit.
[32] La juge ne s’y attarde pas dans son jugement, étant plutôt d’avis que l’identité du prêteur ou de son alter ego M. Daher et son passé criminel, tendent à démontrer l’impossibilité d’une compensation judiciaire éventuelle.
[33] Elle n’examine pas non plus les conséquences du report de l’hypothèque pour le créancier hypothécaire.
[34] C’est ainsi qu’elle ne considère pas le fait que la somme consignée est inférieure à la créance réclamée, qui inclut des intérêts conventionnels calculés jusqu’au prononcé du jugement et non seulement les intérêts échus au 29 juillet 2014. Elle n’envisage pas davantage l’octroi possible de pénalités exigibles en vertu du contrat de prêt.
[35] Elle ne tient pas compte par ailleurs du risque que d’autres créances fiscales s’ajoutent aux créances déjà connues, étant donné la situation financière précaire des intimés. À cet égard, elle n’analyse pas le « risque additionnel » que présente la perte de la garantie hypothécaire par le report de l’hypothèque sur les sommes consignées qui demeurent à la portée d’une saisie par les créanciers prioritaires.
[36] À mon avis et ceci dit avec égards, la juge a commis une erreur manifeste et déterminante dans le contexte du remède exceptionnel qui lui était demandé au stade de l’ordonnance de sauvegarde. La situation commandait que la juge examine le report « sous tous ses angles » plutôt que de limiter son analyse à l’examen du risque relatif à l’opération de la compensation judiciaire, comme elle l’a fait.
[37] Pour ces motifs, je propose d’accueillir l’appel, avec dépens, et d’infirmer le jugement rendu le 3 juin 2014 aux fins de substituer aux conclusions des paragraphes [57] à [65] la conclusion suivante :
[57] REJETTE la requête des défendeurs demandeurs conventionnels, avec dépens.
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GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A. |
[1]
[2] Louis Payette, Les sûretés réelles dans le Code civil du Québec, 4e éd., 2010, Éditions Yvon Blais, p. 231, paragr. 505.
[3] En effet, l’hypothèque immobilière est remplacée par une hypothèque mobilière sur une somme d’argent mise en consignation et l’inscription de l’hypothèque est radiée alors que le bien est libéré de la charge réelle dont il était jusque-là grevé.
[4] 2957-2518
Québec Inc. c. Dunkin’ Donuts, [2002]
[5]
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.