[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 7 mars 2019 par la Cour supérieure, district de Drummond (l’honorable Jean-Guy Dubois), qui accueille la requête de l’intimée en appel d’une décision du Registraire en vertu du paragraphe 192 (4) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (LFI) et déclare l’intimée libérée de sa dette envers l’appelante.
[2] Pour les motifs de la juge Fournier auxquels souscrivent les juges Dutil et Rancourt, LA COUR :
[3] REJETTE l’appel, avec les frais de justice.
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MOTIFS DE LA JUGE FOURNIER |
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[4] L’appel porte principalement sur l’application de l’alinéa 178(1)d) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (LFI)[1] qui prévoit qu’au Québec, un débiteur ne sera pas libéré de certaines dettes lorsqu’il agit à titre de fiduciaire ou d’administrateur du bien d’autrui. Plus particulièrement, la question centrale que pose le pourvoi est de déterminer si l’intimée agissait à titre de fiduciaire ou d’administratrice du bien d’autrui à l’égard d’un véhicule automobile acquis aux termes d’un contrat de vente à tempérament. Si l’intimée avait l’une ou l’autre de ces qualités, la deuxième question visera à déterminer si son comportement s’assimile à de l’abus de confiance, une autre condition pour l’application de l’alinéa 178(1)d) LFI.
* * *
[5] Les faits sont relativement simples et se résument à ceci.
[6] En janvier 2015, l’intimée conclut un contrat de vente à tempérament d’un véhicule automobile neuf chez un concessionnaire Kia. Le contrat prévoit une réserve de propriété en faveur de l’appelante et l’engagement de l’intimée à maintenir en vigueur une assurance sur le véhicule pour protéger les intérêts de l’appelante. Les droits du commerçant sont cédés à l’appelante.
[7] À plusieurs reprises, l’intimée fait défaut d’effectuer les versements prévus au contrat. En juin 2017, alors qu’elle est en défaut de payer un versement, elle a un accident causant des dommages sérieux au véhicule automobile. L’assurance qu’avait contractée l’intimée n’est plus en vigueur à ce moment, vu son défaut d’en acquitter les primes[2].
[8] Le 14 août 2017, l’intimée fait cession de ses biens.
[9] Ce n’est qu’en septembre 2017 que Lemieux Nolet inc., le Syndic mis en cause, (le « Syndic ») informe l’appelante de la situation et qu’elle doit communiquer avec une entreprise de remorquage si elle souhaite récupérer le véhicule.
[10] Vu les graves dommages au véhicule qui n’est pas assuré, l’appelante produit une réclamation non garantie auprès du Syndic. En avril 2018, elle signifie un préavis d’opposition à la libération de l’intimée.
[11] Entre autres motifs, l’appelante fait valoir que l’intimée ne peut être libérée de sa dette à son égard, vu l’alinéa 178(1)d) LFI.
* * *
[12] Le Registraire accueille l’opposition de l’appelante et déclare que l’intimée n’est pas libérée de sa dette, puisqu’elle agissait à titre d’administratrice du bien d’autrui dans le cadre d’une vente à tempérament. Bien qu’il n’y ait pas de preuve de fraude, de détournement ou de concussion, il est d’avis que l’intimée a commis un abus de confiance à l’égard de l’appelante, car en plus d’avoir manqué à ses engagements contractuels, elle a eu un comportement fautif en n’avisant pas cette dernière de la survenance de l’accident. Il ne retient pas les explications de l’intimée quant à son défaut de maintenir en vigueur l’assurance automobile et de ne pas avoir avisé l’appelante de l’accident[3].
[13] En novembre 2018, l’intimée porte en appel la décision du Registraire. Selon elle, celui-ci ne pouvait conclure qu’elle agissait comme fiduciaire ou administratrice du bien d’autrui aux termes de l’alinéa 178(1)d) LFI. Subsidiairement, elle plaide que le Registraire erre en concluant à un abus de confiance de sa part, puisque la preuve démontre seulement l’inexécution d’obligations contractuelles.
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[14] Le 7 mars 2019, le juge accueille l’appel de l’intimée de la décision du Registraire. Il conclut que l’appelante ne peut se prévaloir de l’alinéa 178(1)d) LFI, n’étant pas propriétaire du véhicule automobile aux termes du contrat de vente à tempérament[4]. Le juge est d’avis que l’appelante a conclu un contrat de prêt et que c’est le commerçant qui s’est réservé la propriété du véhicule automobile.
[15] Malgré cette conclusion, le juge conclut que l’alinéa 178(1)d) LFI ne s’applique pas, car l’intimée n’a pas agi à titre de fiduciaire ou d’administratrice du bien d’autrui, compte tenu des dispositions du Code civil du Québec auxquelles renvoie l’alinéa 178(1)d) LFI.
* * *
[16] Selon l’appelante, le juge a erré en concluant :
Ø qu’elle n’était pas propriétaire du véhicule automobile aux termes du contrat de vente à tempérament;
Ø que l’intimée n’agissait pas à titre de fiduciaire ou d’administratrice du bien d’autrui, et que :
Ø s’il avait reconnu la qualité de fiduciaire ou d’administratrice du bien d’autrui de l’intimée, il aurait conclu à l’abus de confiance de celle-ci, puisqu’il ne relevait aucune erreur dans les constats factuels du Registraire.
* * *
[17] Le premier moyen de l’appelante est à peine contesté par l’intimée. Il s’agit manifestement d’une erreur du juge qui ignore la cession des droits conférée par le contrat de vente à tempérament entre le concessionnaire KIA et l’appelante.
[18] Le contrat de vente à tempérament comprend une clause intitulée « Cession du Commerçant sans recours à la Banque de Montréal ». On y prévoit que « le Commerçant cède et transporte […] le Contrat, tous les montants dus et qui le deviendront en vertu du Contrat, tous les droits, titres et intérêts dans les Biens qui y sont décrits et tout produit lié à ceux-ci et tous les droits et recours en vertu du Contrat ». L’intimée a accepté cette cession et a renoncé à la signification et à la délivrance d’une copie aux termes du même contrat.
[19] La cession du commerçant à l’appelante est ainsi valide et pleinement opposable au Syndic[5].
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[20] Le deuxième moyen d’appel de l’intimée concerne l’application de l’alinéa 178(1)d) LFI.
[21] Avant d’entreprendre l’analyse de ce moyen d’appel, il faut rappeler les principes établis par la Cour dans l’arrêt Salaberry-de-Valleyfield (Ville de) c. Lavigne[6]. Les modifications que le législateur a apportées à cet article en 2001 y sont analysées quant à leur application au Québec[7] :
[33] Les modifications apportées par la Loi d'harmonisation no 1 « garantissent que le libellé des lois qui renvoient à des concepts de droit provincial complémentaires reflète la nature bijuridique et bilingue du Canada ». Ainsi, une disposition d'une loi fédérale peut mener à une application singulière au Québec par rapport aux autres provinces canadiennes. C'est le cas de l'alinéa 178(1)d) L.f.i.
[34] D’ailleurs, cette disposition a été modifiée par la Loi d'harmonisation no 1 (plus particulièrement, l'article 32 de cette loi) :
Ancienne version: 178. (1) Une ordonnance de libération ne libère pas le failli: […] d) de toute dette ou obligation résultant de la fraude, du détournement, de la concussion ou de l'abus de confiance alors qu'il agissait à titre de fiduciaire; |
Ancienne version: 178. (1) An order of discharge does not release the bankrupt from: […] (d) any debt or liability arising out of fraud, embezzlement, misappropriation or defalcation while acting in a fiduciary capacity; |
Nouvelle version: 178. (1) Une ordonnance de libération ne libère pas le failli: […] d) de toute dette ou obligation résultant de la fraude, du détournement, de la concussion ou de l’abus de confiance alors qu’il agissait, dans la province de Québec, à titre de fiduciaire ou d’administrateur du bien d’autrui ou dans les autres provinces, à titre de fiduciaire; |
Nouvelle version: 178. (1) An order of discharge does not release the bankrupt from: […] (d) any debt or liability arising out of fraud, embezzlement, misappropriation or defalcation while acting in a fiduciary capacity or, in the Province of Quebec, as a trustee or administrator of the property of others; |
[35] La technique de rédaction utilisée par le législateur pour harmoniser, à la fois au droit civil québécois et à la common law, l'alinéa 178(1)d) L.f.i., qui consiste à rendre par des termes différents la règle de droit applicable à chaque système de droit, est un indicateur puissant du fait que les concepts juridiques applicables peuvent comporter des nuances ou distinctions, même significatives.
[36] Comme le texte législatif fédéral utilise une notion ou un terme appartenant au droit civil, sans lui donner de signification particulière, on conclura qu’il a un rapport de dépendance implicite avec le droit civil. Si le législateur avait défini dans la L.f.i. l’expression « fiduciaire », cette expression aurait acquis un sens propre. Or, ce n’est pas le cas ici. Le législateur a plutôt tenu à apporter une distinction entre le Québec et les autres provinces.
B. La fiducie et l’administration du bien d’autrui
[37] Ainsi, agir au Québec « à titre de fiduciaire » en vertu de l'alinéa 178(1)d) L.f.i., ou as a trustee dans la version anglaise correspondante, n’a pas nécessairement le même sens et la même portée en droit civil que la notion d’acting in a fiduciary capacity (traduit par à titre de fiduciaire) dans les provinces autres que le Québec. Ces notions diffèrent sensiblement en droit civil par rapport à la common law. Il faut donc être prudent quand on se réfère à des jugements de common law pour interpréter cette disposition de la L.f.i.
[…]
[40] L'ancienne version de l'alinéa 178(1)d) L.f.i. ne comportait que l'expression « à titre de fiduciaire », une notion généralement inconnue en droit québécois, qui avait amené les tribunaux du Québec à s'inspirer de la common law, comme le remarquait l’auteur Albert Bohémier dans un article publié peu après l’entrée en vigueur du Code civil du Québec, dans un recueil d'études portant sur l'harmonisation :
La notion de « relation fiduciaire » ou de « capacité fiduciaire » est, comme on le sait, généralement inconnue en droit civil québécois. Ici encore, pour donner effet à la loi fédérale, les tribunaux québécois ont appliqué cette disposition en s'inspirant du droit anglais et de la jurisprudence des autres provinces.
[41] Il faut donc être prudent avant de s’inspirer trop librement de la jurisprudence de common law portant sur l’alinéa 178(1)d) L.f.i. et s’en tenir plutôt à l’application, à titre complémentaire ou supplétif, des règles de droit civil en matière de fiducie et d’administration du bien d’autrui, et ce, même si l’exercice est plus contraignant.
[Renvois omis; soulignements ajoutés]
[22] Dans l’arrêt Groupe Sutton-Royal inc. (Syndic de), la Cour a eu l’occasion de revenir sur cette question et de rappeler que la notion de fiducie de l’alinéa 178(1)d) LFI est celle définie par le C.c.Q. au Québec[8] :
[73] This so-called relationship of “complementarity” between the law of general application in the province or territory (be it common law or civil law) and federal legislation, rooted in the bijural vocation of federal legislative enactments, is now widely recognized as relevant to the Bankruptcy and Insolvency Act. This includes the interpretation of the concept of the trust alluded to in the BIA. The Court recently confirmed the application of these principles in Salaberry-de-Valleyfield (Ville de) v. Lavigne, in which my colleague Dufresne, J.A, wrote “[lorsque] le texte législatif fédéral utilise une notion ou un terme appartenant au droit civil, sans lui donner de signification particulière, on conclura qu’il a un rapport de dépendance implicite avec le droit civil”.
[74] The term “trust / fiducie”, which is not defined for Groupe Sutton-Royal inc. (Syndic de), our purposes in the BIA, bears a different meaning in the common law and the civil law. In the circumstances, section 8.2 of the Interpretation Act confirms that for a term such as this, “the civil law meaning is to be adopted in the province of Quebec”. It should be recalled, as well, that the BIA does not abrogate or replace provisions of general private law where the latter is not in conflict with the Act. When answering, therefore, the question as to whether the funds held by the Agency are “property held by the bankrupt in trust for any other person / les biens détenus par le failli en fiducie pour toute autre personne” in paragraph 67(1)(a) of the BIA, the general Quebec law of trusts applies, as principally set out in articles 1260 et seq. C.C.Q., unless otherwise provided by law. The judge made no mistake on this point.
[Renvois omis; soulignements ajoutés]
[23] Ainsi, les modifications faites à la LFI en 2001 ont écarté les concepts importés de la common law pour les remplacer par les définitions qu’en donne le C.c.Q. en ce qui concerne la fiducie et l’administration du bien d’autrui.
[24] En somme, pour réussir dans son opposition à la libération du failli, au terme de l’alinéa 178(1)d) LFI, l’appelante devait établir que l’intimée agissait à titre de fiduciaire ou d’administratrice du bien d’autrui et que son obligation résultait de la fraude, du détournement, de la concussion ou de l’abus de confiance.
[25] Le juge retient, avec raison, qu’il s’agit de la question centrale dans le dossier. Il est d’avis, compte tenu de la définition de la fiducie dans le Code civil du Québec, qu’« il est clair que Pharand n’était pas une fiduciaire »[9]. Il conclut aussi que l’intimée n’agissait pas à titre d’administratrice du bien d’autrui, car l’appelante n’est pas titulaire de la réserve de propriété, le propriétaire réel étant le commerçant[10].
[26] Pour l’appelante, le juge erre en concluant que l’intimée n’agissait pas à titre de fiduciaire ou d’administratrice du bien d’autrui, car une interprétation large et libérale de la notion de fiduciaire de l’alinéa 178(1)d) LFI doit prévaloir, ce qui exclut l’application stricte des conditions de création d’une fiducie au Québec. Selon elle, les termes mêmes de la LFI et son historique législatif militent en ce sens.
[27] L’appelante invite ainsi la Cour à faire fi des arrêts Salaberry-de-Valleyfield et Groupe Sutton-Royal pour revenir à une interprétation tirée de la common law, alors que le législateur a sciemment et précisément consacré le principe de la complémentarité du droit privé « en matière de propriété et de droit civil » par l’adoption de la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil dans l’interprétation de lois fédérales dont la LFI. De plus, elle suggère d’écarter l’alinéa 178(1)d) LFI qui spécifie un sens différent à cette disposition au Québec.
[28] L’interprétation plus large du terme fiduciaire que propose l’appelante, selon laquelle il ne serait pas nécessaire que les conditions de l’article 1266 C.c.Q. soient remplies et qu’un patrimoine d’affectation ait été constitué par les parties pour considérer que le failli agit à titre de fiduciaire au sens de l’alinéa 178(1)d) LFI, aurait pour effet d’ignorer l’intention recherchée par le législateur en adoptant la Loi d’harmonisation no 1. En somme, l’appelante suggère de ne pas tenir compte de l’intention du législateur et d’appliquer au Québec la notion de fiducie de la common law comme elle est appliquée dans les autres provinces.
[29] Cet argument ne peut être retenu et ce sont les notions de fiducie et d’administration du bien d’autrui prévues dans le C.c.Q. qui doivent servir à déterminer si l’un ou l’autre de ces régimes s’applique au contrat de vente à tempérament dont l’appelante est cessionnaire.
[30] La notion de fiducie dans un tel contexte a été analysée dans l’arrêt Salaberry-de-Valleyfield déjà cité[11]. Dans cette affaire, il ne s’agissait pas d’un contrat de vente à tempérament, mais bien plutôt d’avances effectuées par la Ville, à l’un de ses employés, dans l’attente d’un paiement à venir de prestations de retraite. Ce dernier, après avoir finalement reçu les prestations du Régime de retraite, n’avait pas remboursé la Ville des sommes qu’elle lui avait avancées. Après avoir fait cession de ses biens en vertu de la LFI, l’employé soutenait être libéré de cette dette envers la Ville. Cette dernière s’est opposée à la libération du failli en faisant valoir la nature fiduciaire de l’obligation de l’employé à son égard. La Cour a conclu que l’entente entre les parties ne comprenait aucune des caractéristiques propres à la fiducie tel que le Code civil la définit et que la Ville ne pouvait avoir recours à l’alinéa 1781)d) LFI pour s’opposer à la libération.
[31] Dans Groupe Sutton-Royal, où une problématique similaire se présentait, il ne s’agissait pas non plus de contrat de vente à tempérament, mais plutôt de sommes détenues par Groupe Sutton-Royal et réclamées par ses courtiers immobiliers. Le juge Kasirer, alors à la Cour, concluait à l’inexistence d’une fiducie aux termes du Code civil du Québec[12] :
[115] A distinction - a critical one - can be drawn between the law of trusts in the common law and the civil law on this point. Both traditions allow a settlor to establish a trust in respect of which he or she will act as trustee. In the common law, however, the settlor who remains trustee after the establishment of the trust retains legal title to the property. While Quebec civil law, as noted, requires the transfer of property from the patrimony of the settlor to a distinct patrimony by appropriation, the common law requires no such transfer. Unlike article 1260 C.C.Q. which requires a translatory act for the establishment of a trust in these circumstances, the settlor in the common law merely declares that a trust exists because he or she continues to hold the legal title, as trustee, without the need of any transfer of the trust property.
[116] The absence of proof of transfer of property by the Agency out of its patrimony to a patrimony by appropriation is thus fatal to the establishment of a trust under article 1260 C.C.Q. in our case. Because there is no such legal requirement in the common law, it was not a bar to the establishment of a trust in Midland.
[117] Moreover, there must be evidence of the establishment, by the settlor, of a patrimony by appropriation in Quebec law. Proof of this is also is lacking in the record.
[Renvoi omis]
[32] En l’espèce, on ne peut non plus conclure que l’intimée agissait à titre de fiduciaire, compte tenu des exigences du C.c.Q. à cet égard. Plus précisément, aucun patrimoine d’affectation distinct ou autonome n’a été créé aux termes du contrat de vente à tempérament. Dans les circonstances du présent dossier et du contrat de vente à tempérament entre les parties, l’intimée n’agissait pas à titre de fiduciaire au sens du Code civil du Québec.
[33] L’administration du bien d’autrui est définie, quant à elle, à l’article 1299 C.c.Q. :
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1299. Any person who is charged with the administration of property or a patrimony that is not his own assumes the office of administrator of the property of others. The rules of this Title apply to every administration unless another form of administration applies under the law or the constituting act, or due to circumstances.
[Soulignements ajoutés] |
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[34] L’administration du bien d’autrui n’est pas un régime entièrement autonome, elle peut avoir été confiée à une personne aux termes d’un contrat plus large ou même découler des circonstances propres à la situation des parties. Le caractère particulier de la charge d’administrateur de bien d’autrui est exposé de la façon suivante par les auteures Madeleine Cantin Cumyn et Michelle Cumyn dans leur ouvrage portant principalement sur ce concept[13] :
71. Le caractère exceptionnel de la charge d’administrateur du bien d’autrui. L’administration du bien d’autrui se présente comme une catégorie générale dont le régime a vocation à s’appliquer dès lors qu’une personne a la charge de biens appartenant à autrui. Cependant, la généralité du concept ne doit pas occulter le fait que la qualité d’administrateur renvoie à une situation qui ne peut qu’être exceptionnelle. Elle suppose en effet, l’immixtion d’une personne dans les affaires d’une autre. Il convient donc d’examiner quelles sont les causes ou les sources légitimes d’autorisation à l’exercice de la charge d’administrateur du bien d’autrui, puisqu’on ne saurait présumer l’autorisation d’intervenir dans le domaine d’autrui.
[…]
78. L’exercice de pouvoirs sur les biens d’autrui. La technique mise en œuvre par l’administration du bien d’autrui est celle d’un pouvoir juridique. L’autorisation d’une personne à administrer le bien d’autrui implique l’octroi de pouvoirs à l’égard des biens d’autrui. Dès lors qu’une personne agit légitimement comme administrateur, c’est qu’elle est attributaire de pouvoirs. Ceux-ci existent bien que l’habilitation n’ait pas été formulée explicitement en termes d’attribution de pouvoirs.
L’expression « administration du bien d’autrui » a ainsi vocation à s’appliquer à toutes les situations où il y a exercice de pouvoirs sur des biens. En dernière analyse, c’est cet exercice de pouvoirs qui détermine l’application de la qualité d’administrateur du bien d’autrui. Cette proposition ne s’impose pas à l’évidence, cependant. […]
[Renvois omis; soulignements ajoutés]
[35] Ces auteures retiennent donc la notion de pouvoirs sur un bien pour déterminer si une personne agit à titre d’administrateur du bien d’autrui. Cet exercice permet de faire une distinction avec d’autres types de contrat auxquels on pourrait, de prime abord, vouloir rattacher la notion d’administrateur de bien d’autrui. Le fait qu’une personne détienne des droits sur un bien ne signifie pas pour autant qu’elle possède également des pouvoirs qu’elle peut exercer sur le bien dans l’intérêt d’autrui. Elles écrivent :
154. Le grevé, l’usufruitier et l’emphytéote ; l’acquéreur sous condition.
[…]
La délimitation rigoureuse du contenu des droits du grevé, de l’usufruitier ou de l’emphytéote, et l’imposition d’obligations visent, certes, à protéger l’appelé ou le nu-propriétaire. Les droits ainsi réglementés ne deviennent pas pour autant des pouvoirs, c’est-à-dire des prérogatives qui doivent être exercées dans l’intérêt de la distinction entre le droit et le pouvoir. Même tenus de rester dans les limites de leur droit, le grevé, l’usufruitier et l’emphytéote en jouissent et l’exercent dans leur intérêt personnel, sans finalité particulière à respecter. Ils n’ont pas la qualité d’administrateur du bien d’autrui.
Il en va de même lorsque le transfert de la propriété d’une chose est affecté d’une condition suspensive ou résolutoire. L’acquéreur sous condition exerce son droit, non pas des pouvoirs sur le bien d’autrui. L’avènement de la condition peut donner lieu à la restitution, qui est régie par les articles 1699 à 1707 C. civ.; les dispositions du Code organisant la reddition de compte d’un administrateur du bien d’autrui ne s’y appliquent pas.
[Renvoi omis; soulignements ajoutés]
[36] En l’espèce, le contrat de vente à tempérament intervenu entre les parties ne traite pas de l’administration du bien d’autrui. Les clauses pertinentes à l’analyse des rapports entre les parties sont les suivantes[14] :
8. Réserve de propriété : Le Commerçant demeure propriétaire des Biens vendus, et le transfert du droit de propriété n'a pas lieu lors de la formation du Contrat, mais seulement lorsque l'Obligation totale de l'Acheteur est acquittée en entier.
9. Mention exigée par la Loi sur la protection du consommateur
(Contrat de vente à tempérament contenant une clause de déchéance du bénéfice du terme)
Si le consommateur n'exécute pas son obligation de la manière prévue au présent Contrat, le Commerçant peut :
a) soit exiger le paiement immédiat des versements échus;
b) soit se prévaloir de la clause de déchéance du bénéfice du terme prévue au présent Contrat.
[…]
14. Assurance : L'Acheteur doit maintenir une assurance sur les Biens à leur pleine valeur assurable pour la durée du Contrat contre tous les risques spécifiés par le Commerçant, y compris la perte totale, le feu et le vol. Cette assurance visant à protéger l'intérêt du Commerçant et le produit résultant de pertes et toute autre somme payable en vertu de cette assurance sont, par les présentes, cédés au Commerçant. L'Acheteur doit remettre au Commerçant une preuve d'assurance que le Commerçant juge satisfaisante quant aux montants et à la forme, de même que tout renouvellement ou remplacement de cette assurance. Si l'Acheteur ne maintient pas l'assurance comme il est stipulé précédemment, le Commerçant peut, à son gré et aux frais de l'Acheteur, obtenir l'assurance qu'il juge nécessaire pour protéger son intérêt.
15. Risques de perte ou de détérioration par force majeure : Nonobstant l'article 14 qui précède, le Commerçant assume les risques de perte ou de détérioration par force majeure jusqu’à ce que la propriété des Biens soit transférée à l'Acheteur, sauf si l'Acheteur conserve les Biens conformément aux articles 144 et 145 de la Loi sur la protection du consommateur (L.R.C., c. P-40.1).
16. Enlèvement des Biens : L'Acheteur ne doit pas, sans le consentement exprès écrit du Commerçant, enlever de façon permanente les Biens de la province de Québec, ni les faire ainsi enlever, ni permettre qu'ils le soient.
17. Possession et utilisation des Biens et sûreté : L'Acheteur ne doit pas renoncer à la possession des Biens ou à leur contrôle et ne doit pas se départir de cette possession ou de ce contrôle et ne doit pas non plus vendre ni transporter un intérêt dans les Biens ni accorder une hypothèque ou une autre sûreté sur les Biens sans le consentement exprès écrit du Commerçant.
L'Acheteur doit payer sans délai l'ensemble des taxes, cotisations, droits d'immatriculation et autres charges imposées sur les Biens, maintenir les Biens libres et quittes de toutes priorités, créances prioritaires, hypothèques, sûretés et de tous droits de rétention et autres droits en faveur d'un tiers et utiliser les Biens en tout temps en stricte conformité avec toutes les lois et tous les règlements en vigueur de temps à autre. Si des priorités, créances prioritaires, hypothèques, sûretés, droits de rétention ou autres droits en faveur d'un tiers sont créés ou acquis sur les Biens, le Commerçant peut les acquitter, à son gré et aux frais de !'Acheteur.
[…]
19. Mention exigée par la Loi sur la Protection du consommateur
(Contrat assorti d'un crédit)
[...]
4) Le commerçant assume les risques de perte ou de détérioration, même par cas de force majeure, des Biens qui font l'objet du Contrat jusqu'à l’expiration du délai de 2 jours qui suivent celui où les parties ont pris possession d'un double du Contrat.
5) Le Consommateur ne peut résoudre le présent Contrat si, par suite d'un fait ou d'une faute dont il est responsable, il ne peut restituer les Biens au Commerçant dans l'état où il les a reçus.
6) Le Consommateur peut payer en tout ou en partie son obligation avant échéance. Le solde dû est égal en tout temps à la somme du capital net et des frais de crédit calculés conformément à la Loi et au Règlement général adopté en vertu de cette Loi.
7) Le Consommateur peut, une fois par mois et sans frais, demander un état de compte au Commerçant; ce dernier doit le fournir ou l'expédier aussitôt que possible mais au plus tard dès les 10 jours de la réception de la demande.
En plus de l'étal de compte ci-dessus prévu, le Consommateur qui veut payer avant échéance le solde de son obligation peut, en tout temps et sans frais, demander un état de compte au Commerçant; ce dernier doit le fournir ou l'expédier aussitôt que possible mais au plus tard dans les 10 jours de la réception de la demande.
(Assurance)
Avant de conclure le présent Contrat, le Commerçant exige que le Consommateur détienne, dans le cas de tous les Biens achetés aux termes du présent Contrat, une police d'assurance contre les risques d'incendie et de vol et, de plus, contre le risque de collision dans le cas des automobiles et contre les dégâts causés par le vent dans le cas d'une maison mobile.
Le Consommateur peut remplir cette exigence :
a) soit en souscrivant une police d'assurance auprès de l'assureur que peut lui suggérer le Commerçant;
b) soit en souscrivant une police d'assurance équivalente à celle exigée par le Commerçant auprès d'un assureur choisi par le Consommateur;
c) soit au moyen d'une police d'assurance qu'il détient déjà;
[Soulignements ajoutés]
[37] On comprend de ces dispositions que, dès la conclusion du contrat de vente à tempérament, il y a délivrance du bien, c’est-à-dire du véhicule automobile, à l’intimée. Celle-ci peut en user et en jouir avec le droit d’en devenir propriétaire ultérieurement lorsque le prix d’acquisition en sera entièrement payé. L’appelante, qui est cessionnaire des droits du vendeur, se voit réserver la propriété du véhicule automobile pour garantir le paiement du prix.
[38] Dans ces circonstances, même si l’intimée détient le véhicule automobile et en a la possession alors qu’elle n’en est pas encore propriétaire, elle a un droit d’usage du véhicule. Cela ne peut constituer un pouvoir sur le bien dont l’appelante l’aurait investie pour son propre bénéfice. Ainsi, l’acheteur du contrat de vente à tempérament d’un bien n’est pas chargé de l’administrer au bénéfice du vendeur. Il exerce plutôt un droit sur le bien d’autrui pour son propre avantage.
[39] Dans le cadre du contrat de vente à tempérament intervenu entre les parties, l’intimée n’agissait pas à titre d’administratrice du bien d’autrui tel que défini dans le Code civil du Québec.
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[40] Puisque l’appelante n’établit pas la qualité de fiduciaire ou d’administratrice du bien d’autrui de l’intimée, une condition essentielle à l’application de l’article 178(1)d) LFI, il n’y a pas lieu de se prononcer quant à la question de l’abus de confiance de l’intimée.
[41] Je propose donc, pour d’autres motifs que ceux du juge de première instance, de rejeter l’appel et de confirmer le rejet de l’opposition de l’appelante à la libération de l’intimée, avec les frais de justice.
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LUCIE FOURNIER, J.C.A. |
[1] L.R.C. (1985), ch. B-3.
[2] L’intimée témoigne n’avoir jamais reçu l’avis de l’assureur lui indiquant que l’assurance avait pris fin.
[3] Décision de Me Patrick Hallé, registraire de la Cour supérieure, Chambre commerciale, district de Drummond, datée du 26 octobre 2018 dans le dossier portant le no 405-11-003178-181.
[4] Syndic de Pharand, 2019 QCCS 1015, ci-après le [jugement entrepris].
[5] Roy (Syndic de), 2006 QCCA 330.
[6] 2014 QCCA 937.
[7] Id., paragr. 33-37, 40, 41.
[8] 2015 QCCA 1069, paragr. 73 et 74.
[9] Jugement entrepris, paragr. 96.
[10] Id., paragr. 103 et 110.
[11] 2014 QCCA 937.
[12] 2015 QCCA 1069, paragr. 115-117.
[13] Madeleine Cantin Cumyn et Michelle Cumyn, L’administration du bien d’autrui, 2e édition, Éd. Yvon Blais, 2014.
[14] Contrat de vente à tempérament.
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