Décision

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R. c. Zampino

2023 QCCA 1299

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

Nos :

500-10-007193-194, 500-10-007472-200

(500-01-160503-170 SÉQ 001, 003, 004, 006, 007 et 008)

 

DATE :

20 octobre 2023

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

MANON SAVARD, J.c.Q.

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.

PATRICK HEALY, J.C.A.

 

500-10-007193-194 (500-01-160503-170 SÉQ 001)

 

SA MAJESTÉ LE ROI

APPELANT – poursuivant

c.

 

FRANK ZAMPINO

INTIMÉ – accusé

et

BARREAU DU QUÉBEC

ASSOCIATION DES AVOCATS DE LA DÉFENSE DE MONTRÉAL-LAVAL-LONGUEUIL

et

DIRECTRICE DES POURSUITES PÉNALES DU CANADA

INTERVENANTS

 

500-10-007472-200 (500-01-160503-170 SÉQ. 003, 004, 006, 007 et 008)

 

SA MAJESTÉ LE ROI

APPELANT – poursuivant

c.

 

ROBERT MARCIL

KAZIMIERZ OLECHNOWICZ

BERNARD POULIN

DANY MOREAU

NORMAND BROUSSEAU

INTIMÉS – accusés

et

DIRECTRICE DES POURSUITES PÉNALES DU CANADA

INTERVENANTE

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                « L’arrêt des procédures est la réparation la plus draconienne qu’une cour criminelle puisse accorder […]. La Cour a néanmoins reconnu qu’il existe de rares cas — les cas les plus manifestes — dans lesquels un abus de procédure justifie l’arrêt des procédures » : R. c. Babos, 2014 CSC 16, [2014] 1 R.C.S. 309, paragr. 30 et 31; voir aussi R. c. Ahmad, 2020 CSC 11, [2020] 1 R.C.S. 577; R. c. Ramelson, 2022 CSC 44; et R. c. Haevischer, 2023 CSC 11.

[2]                La juge de première instance a conclu que tel était le cas et a ordonné l’arrêt des procédures le 30 septembre 2019, dans le cas de l’intimé Frank Zampino (R. c. Zampino, 2019 QCCQ 5880 « jugement Zampino »), et le 2 décembre 2020, pour les autres intimés (R. c. Marcil, 2020 QCCQ 7898 - « jugement Marcil »).

[3]                La norme d’intervention est bien connue. Elle a été dite et redite à plusieurs reprises, dont dans R. c. Babos, précité :

[48]  La norme de contrôle applicable à une réparation accordée en vertu du par. 24(1) de la Charte est bien établie.  Une cour d’appel n’est justifiée d’intervenir que si le juge du procès s’est fondé sur des considérations erronées en droit, a commis une erreur de fait susceptible de contrôle ou a rendu une décision « erronée au point de créer une injustice ».

[Références omises]

[4]                Pour les raisons qui suivent, la Cour est d’avis que la juge de première instance s’est fondée sur des considérations erronées en droit et a commis des erreurs de fait manifestes et déterminantes, autrement dit des erreurs de fait susceptibles de contrôle. L’arrêt des procédures ne devait pas être prononcé.

I - LE CONTEXTE

[5]                L’Unité permanente anticorruption (« UPAC »), un regroupement formé de membres provenant de diverses organisations, a entrepris une enquête d’envergure connue sous le nom de « projet Fronde ». Elle avait aussi mené une autre enquête, surnommée « Faufil ».

[6]                À la suite du projet Fronde, les intimés sont inculpés de diverses accusations le 19 septembre 2017 : fraude (380(1)a) C.cr.), abus de confiance (122 C.cr.), corruption dans les affaires municipales (123(1)c) C.cr.) et complot (465(1)c) C.cr.). Ces accusations ne visent pas tous les intimés, mais, globalement, le dossier concerne ce type d’infractions.

[7]                Au moment de cette mise en accusation, M. Zampino est par ailleurs déjà accusé de complot, fraude et abus de confiance dans le cadre du dossier Faufil, une affaire portant sur un appel de qualification et un appel d’offres pour la mise en valeur du site Contrecoeur et la réalisation d’un projet nommé Nouveau Mercier. Contrairement cependant à ce que pourraient laisser croire les jugements de première instance, les autres intimés n’étaient pas accusés dans ce dossier.

[8]                Le 17 juin 2015, au cours de l’enquête du projet Fronde, un juge de la Cour du Québec délivre une autorisation d’intercepter les communications privées de 39 personnes dites « cibles ». Parmi les intimés, seuls Frank Zampino et Bernard Poulin sont des cibles.

[9]                Cette autorisation a mené à l’interception de près de 20 000 communications privées, excluant celles « sans contenu », c’est-à-dire des appels téléphoniques et des messages texte (« SMS ») sans transfert d’information, aussi appelés « sessions X ». Parmi ces interceptions, 820 impliquaient la participation d’avocats. Les enquêteurs ont eu accès au contenu de quelques-unes d’entre elles, certaines s’étant pourtant avérées privilégiées.

[10]           Quelques mois avant le début du procès dans le dossier Fronde, l’intimé Zampino présente une requête demandant l’arrêt des procédures, alléguant que l’interception de ses communications privées avec ses avocats et avocates de même que la gestion laxiste et négligente de ces interceptions contrevenaient au secret professionnel de l’avocat, portaient atteinte à ses droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés  Charte ») et constituaient un abus de procédure. Il invoque le non-respect de la protection qui lui est conférée par les art. 7, 8 et 11d) de la Charte. Le 30 septembre 2019, la juge de première instance accueille cette requête. Elle déclare que l’autorisation d’écoute électronique était invalide, « puisqu’obtenue en violation des articles 7, 8 et 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés », et parce que la police a fait preuve de négligence et de laxisme qui doivent être dénoncés. Dans le jugement Zampino, elle écrit :

[90] La défense a de plus démontré que la gestion par l’État, et ce, à bien des égards et paliers, de ces conversations démontre un laxisme qui ne concorde pas avec les nombreux enseignements clairs et constants de notre Cour suprême, afin de protéger le principe de justice fondamentale et de la plus haute importance que constitue le privilège avocat-client.

[11]           Elle ordonne l’arrêt des procédures intentées contre M. Zampino.

[12]           À la suite de cette décision, les intimés Marcil, Olechnowicz, Poulin, Moreau et Brousseau présentent eux aussi une requête en arrêt des procédures fondée sur des considérations similaires à celles invoquées dans le jugement Zampino, tout en présentant des éléments de preuve supplémentaires. Le 2 décembre 2020, la juge accueille leur requête et ordonne également l’arrêt des procédures intentées contre eux.

[13]           La poursuite interjette appel de ces deux jugements. Elle reproche à la juge de première instance d’avoir erré en concluant que l’autorisation d’écoute électronique, ses modalités et son exécution ne protégeaient pas suffisamment le secret professionnel de l’avocat et entraînaient une violation des art. 7, 8 et 11d) de la Charte. Elle lui fait aussi grief d’avoir erré en concluant que la conduite de l’État constituait un abus de procédure justifiant un arrêt des procédures.

[14]           Ces deux appels ont été entendus conjointement et c’est à bon droit que les parties conviennent qu’il y a lieu d’accepter le dépôt des éléments mis en preuve dans le dossier ayant mené au jugement Marcil dans l’appel portant sur le jugement Zampino.

II - LA PREUVE, À GRANDS TRAITS

[15]           Voici un résumé de la preuve présentée à l’occasion des requêtes, quitte à revenir sur certains volets de celle-ci et à en préciser les pourtours au moment d’aborder les arguments en appel.

[16]           Le projet Fronde portait sur la répartition de contrats de services professionnels à l’occasion d’appels d’offres publics de la Ville de Montréal entre 2002 et 2009. L’enquête se concentre plus particulièrement sur l’octroi de contrats liés au projet d’installation de compteurs d'eau dans les immeubles industriels, commerciaux et institutionnels de la Ville de Montréal, prétendument en échange de contributions financières au parti Union Montréal, alors dirigé par le maire Gérald Tremblay, qui est par ailleurs avocat.

[17]           Au moment des faits pertinents, M. Zampino est le maire de l’arrondissement de Saint-Léonard et le président du comité exécutif de la Ville de Montréal, tandis que M. Marcil est un employé de la Ville. Quant aux autres intimés, ils occupent des postes au sein de firmes de génie-conseil.

[18]           L’écoute des communications privées découle d’une autorisation judiciaire qui vise diverses personnes, dont aucune n’est avocate (sauf M. Gérald Tremblay, qui n’est toutefois pas visé à ce titre, mais plutôt à titre de maire de la Ville de Montréal). Elle autorise l’interception d’appels téléphoniques et de SMS, est valable pour une durée de 60 jours (du 17 juin au 15 août 2015) et comporte une clause omnibus permettant l’interception des communications de personnes non visées qui communiquent avec les personnes ciblées.

[19]           L’écoute se déroule essentiellement en différé, c’est-à-dire que les communications sont enregistrées de manière automatique et écoutées par la suite, contrairement à une écoute en direct (live monitoring), qui consiste à les écouter en temps réel, qu’elles soient ou non enregistrées par ailleurs.

[20]           À ce sujet, les parties divergent d’opinion. Selon l’appelant, il n’y aurait aucune preuve d’écoute en direct. Selon les intimés, il existe une telle preuve. Ainsi, l’intimé Zampino soutient que ses communications avec ses avocats auraient été écoutées en direct à au moins 16 reprises. Il en veut pour preuve un tableau joint à son exposé supplémentaire démontrant qu’un analyste aurait eu accès à ces 16 communications pendant qu’elles se déroulaient. La Cour y reviendra, mais il y a lieu de préciser immédiatement quen l’espèce, l’accès à une communication ne signifie pas nécessairement qu’il y a eu écoute ou lecture.

[21]           Le système d’interception utilisé est le logiciel Target 360o, lequel opère en « réseau fermé » et n’est accessible qu’aux utilisateurs autorisés à partir de postes de travail désignés.

Le traitement des communications

[22]           La procédure générale de traitement des communications peut être décrite de la façon suivante : une communication interceptée (appelée « session » dans le logiciel) est d’abord rendue accessible aux analystes, des employés civils de la Sûreté du Québec, qui les traitent. Il s’agit du « système A ». Si une communication n’est pas bloquée par les analystes à l’issue de cette première étape, les enquêteurs (policiers au dossier affectés à l’écoute électronique) ont accès au contenu de la communication aux fins d’analyse; c’est le « système B ». Autrement dit, les enquêteurs ne peuvent accéder au contenu d’une communication sans que les analystes l’aient d’abord traitée.

[23]           Dans ce régime, les analystes ont la responsabilité d’écouter (ou de lire) la communication, d’en faire un compte rendu et de la classer. Toutefois, dès qu’ils ont des motifs de croire que l’un des participants est un avocat, ils doivent immédiatement la bloquer et inscrire la mention « Notaire/Avocat/Juge » à titre de commentaire. Les communications antérieures en rapport avec le même numéro de téléphone, s’il en est, sont signalées à un coordonnateur et doivent également être bloquées rétroactivement.

[24]           Lorsqu’une communication a été bloquée, ni les analystes ni les enquêteurs ne peuvent accéder à son contenu. Ils n’ont accès qu’aux métadonnées y afférentes (date, numéros de téléphone, durée, etc.) et aux commentaires des analystes, le cas échéant. Seuls les gestionnaires de la salle d’écoute et les administrateurs du système peuvent avoir accès au contenu d’une communication bloquée, les premiers à des fins de contrôle de qualité et les seconds pour effectuer les branchements, vérifier les envois au juge autorisateur (selon les modalités de l’autorisation, comme on le verra plus loin) et assurer la classification des communications à la suite de la réponse du juge.

[25]           Le système permet d’identifier la nature et le moment de certaines opérations ou manipulations réalisées par les utilisateurs. Ces informations sont consignées dans les « pistes de vérification ». Il est impossible d’accéder aux métadonnées d’une communication interceptée ou à la communication elle-même sans laisser de trace de cette opération dans les pistes de vérification. Le système ne permet toutefois ni de déterminer si une communication a été écoutée ni de savoir qui l’a écoutée ou consultée et quand cela a été fait, le cas échéant.

[26]           Si une communication est bloquée et qu’un utilisateur tente d’y accéder, le système indique un message d’erreur du type « Contenu bloqué. Vous n’êtes pas autorisé à afficher ce contenu ». Cette communication apparaîtra néanmoins comme « affichée » dans les pistes de vérification, sans pourtant qu’il y ait eu véritablement accès à celle-ci. Le niveau de priorité d’une communication peut aussi être modifié sans que celle-ci ait été écoutée ou lue.

[27]           Pour bien comprendre ce qui suivra, il faut maintenant connaître l’une des particularités de l’autorisation dont il est question. Le juge autorisateur a en effet prévu la modalité particulière suivante afin d’assurer la protection du secret professionnel de l’avocat :

Aucune communication ne pourra être interceptée au bureau ou à la résidence d’un avocat ou à tout autre endroit qui sert ordinairement aux avocats pour la tenue de consultations avec des clients.

Dès qu’il existera des motifs raisonnables de croire qu’un avocat est partie à une communication, l’écoute sera interrompue, mais l’enregistrement continuera. Les enregistrements dont l’écoute aura ainsi été interrompue, seront mis sous scellés par le Service de la surveillance électronique de la Sûreté du Québec et ne devront pas être écoutés par qui que ce soit avant que j’aie personnellement pris connaissance de leur contenu et aie statué sur le caractère confidentiel de chacune des communications interceptées.

Lorsque des enregistrements seront mis sous scellés en vertu des modalités qui précèdent, une copie des enregistrements sera mise sur CD ou tout autre support informatique de même nature, et me sera remise accompagnée d’une liste identifiant le lieu, la session, la date et l’heure. J’indiquerai sur ce document quelles conversations ou parties de conversations sont privilégiées et celles qui ne le sont pas. Ce document sera mis dans une enveloppe scellée avec le CD ou le support informatique de même nature. L’enveloppe sera conservée au dossier de la Cour relatif à la présente autorisation. Je remettrai une copie de ce document à la S/D Sylvie Martel ou à son remplaçant. Les conversations ou parties de conversations que j’aurai jugées non privilégiées pourront être écoutées par les policiers affectés à l’enquête, par le personnel civil et policier affecté à l’écoute électronique ou par les procureurs aux poursuites criminelles et pénales. Si je ne suis pas en mesure d’exercer les pouvoirs prévus par la présente clause, ils pourront être exercés par un autre juge de la Cour du Québec.

 [Soulignements ajoutés]

[28]           Cette clause a son importance en ce qui a trait à la demande d’arrêt des procédures puisque les intimés en ont tiré un argument. En effet, si, au départ, les policiers ont cru qu’ils n’avaient pas l’obligation de transmettre au juge autorisateur toutes les communications enregistrées impliquant un avocat, ils ont revu leur position en mai 2016 après en avoir discuté avec des mandataires. Ils ont conclu qu’ils devaient toutes les transmettre, de sorte qu’ils ont dû en récupérer rétroactivement des milliers puisqu’une vingtaine de projets distincts étaient visés par une clause similaire. Or, au terme de cet exercice, 233 communications avec des avocats dans le présent dossier ont malencontreusement été omises et, par conséquent, n'ont pas été remises au juge autorisateur.

[29]           Pour les intimés, cette conduite des policiers constitue l’un des aspects du dossier faisant la démonstration d’un laxisme inacceptable.

[30]           Quoi qu’il en soit, en ce qui a trait au caractère privilégié ou non de la communication, on peut résumer la procédure qui devait être suivie après la décision du juge autorisateur de la façon suivante.

[31]           Les communications jugées privilégiées resteront bloquées et le coordonnateur modifiera le commentaire qui passera de « Notaire/Avocat/Juge » à « Privilégiée ». Pour celles qui ne le sont pas, le coordonnateur les débloquera et les assignera aux analystes afin de les traiter comme ils traiteraient une session normale. Une fois que les analystes les auront traitées, l’unité d’enquête en sera avisée par le biais d’un avis de modification que leur enverra le coordonnateur.

[32]           De leur côté, les communications privilégiées en partie seulement resteront bloquées, de sorte que personne ne puisse prendre connaissance des parties privilégiées. Un administrateur les éditera conformément aux instructions du juge et déposera les parties non privilégiées dans un dossier indépendant du système d’interception. Le coordonnateur copiera le compte rendu rédigé par les analystes et l’associera à la session d’origine dans le système. Il faut préciser que ces sessions restent bloquées et que seul un membre de l’équipe de gestion est habilité à faire cette manipulation. Le coordonnateur avise encore une fois l’unité d’enquête que ces sessions ont été traitées par le biais d’un avis de modification.

[33]           Les parties non privilégiées de ces communications sont ensuite rendues disponibles aux enquêteurs.

[34]           Pour revenir à la procédure d’écoute, le système Target 360o comprend à l’époque une fonction permettant d’inscrire des numéros de téléphone dans un bottin, le système pouvant ainsi identifier automatiquement, par exemple, des numéros de téléphone associés à des avocats. Ainsi, ces communications sont aisément identifiables par les analystes qui peuvent les bloquer. Toutefois, puisque cette fonction relie entre eux des numéros de téléphone visés par d’autres projets d’écoute électronique de la Sûreté du Québec et de l’UPAC, y compris des projets antérieurs qui peuvent ne plus être actifs, elle n’a pas été utilisée dans le projet Fronde. On voulait éviter la confusion qu’elle pouvait engendrer et l’importation involontaire d’informations dans un autre projet qu’elle pouvait entraîner, un risque pour la sécurité et l’intégrité des enquêtes. L’utilisation de cette fonction comportait en effet un danger : que les enquêteurs identifient des personnes visées par d’autres enquêtes et aient ainsi accès à des informations confidentielles.

[35]           Les analystes ont plutôt constitué une liste téléphonique (un fichier externe au logiciel Target 360o) répertoriant les numéros de téléphone entrant en communication avec les cibles, incluant notamment les numéros de téléphone associés à un avocat. Pour les distinguer des autres participants aux communications, les numéros des avocats sont identifiés en rouge sur la liste.

[36]           Au début de l’enquête, la liste ne contient aucun numéro de téléphone (hormis ceux des cibles). Les numéros des avocats des cibles ne sont donc pas identifiés d’emblée, même si les enquêteurs connaissent l’identité de certains d’entre eux, dont ceux de M. Zampino dans le dossier Faufil. Les analystes bonifient la liste au fur et à mesure de leur travail. Dès qu’ils ont des motifs de croire que l’un des participants à une communication est un avocat, ils l’ajoutent à la liste. Si un analyste fait passer un numéro du noir au rouge dans la liste, il doit s’assurer de faire bloquer toutes les communications préalablement traitées impliquant ce numéro (blocage rétroactif). De plus, dès le début du traitement d’une communication, les analystes consultent la liste téléphonique. Si l’un des numéros en cause y figure, la communication doit être bloquée (blocage prospectif).

[37]           Les analystes et les enquêteurs travaillent séparément, dans des lieux distincts. Les premiers sont dans une salle non accessible aux seconds (autres que les gestionnaires de la salle d’écoute) et, pour des raisons de confidentialité et de sécurité, leur poste de travail est dépourvu d’accès à Internet. Ils procèdent à l’identification des communications pouvant impliquer un avocat en se référant à leur liste téléphonique ou en analysant le contenu des communications. Durant la période où les analystes effectuent des vérifications sur l’identité d’un participant à une communication, celle-ci est « en suspens » dans le système A et demeure inaccessible aux enquêteurs du système B.

[38]           L’équipe d’analystes à la Sûreté du Québec est constituée de plusieurs dizaines de personnes et traite en moyenne de 3 000 à 5 000 communications par jour dans plusieurs projets. On voit bien là le danger d’erreurs.

[39]           L’équipe d’enquêteurs affectée à l’écoute électronique du projet Fronde est beaucoup plus restreinte que l’équipe d’analystes et opère différemment. Elle est composée de trois enquêteurs (Catherine Poutré-Noiseux, Patrick Denis et Michel Vadeboncoeur) qui se répartissent les cibles entre eux, de manière à s’assurer que chacun écoute toujours les mêmes cibles.

[40]           Les enquêteurs travaillent notamment avec l’analyste tactique civile Erika Goulet-Larocque, dont la tâche principale consiste, dans le système B, à identifier les interlocuteurs des cibles. Ils travaillent aussi en collaboration avec l’enquêteur principal du projet Fronde, Yanick Gouin, qui le gère, propose les démarches d’enquête et, de concert avec la cheffe d’équipe (à l’époque, France Lessard), assure la coordination des différentes phases du projet.

[41]           Les enquêteurs utilisent leur propre liste téléphonique pour identifier les personnes entrant en contact avec les cibles. L’analyste Erika Goulet-Larocque a la responsabilité de bâtir et de bonifier cette liste. Contrairement aux analystes de la salle d’écoute, Mme Goulet-Larocque a accès à Internet et aux bases de données policières pour l’aider dans son travail d’identification. Elle peut aussi obtenir des informations auprès des fournisseurs de services téléphoniques.

[42]           L’enquêtrice Catherine Poutré-Noiseux a témoigné qu’il est arrivé « assez fréquemment » (au moins 20 fois) que des communications impliquant un avocat n’ont pas été repérées par les analystes et ont été mises à la disposition des policiers. Certaines ont été écoutées, du moins en partie.

[43]           Lorsque de telles situations se sont produites, elle en a avisé sans tarder les analystes pour qu’ils bloquent la communication et qu’ils ajoutent à leur liste le numéro de téléphone lié à l’avocat. Comme les enquêteurs n’ont pas la capacité de bloquer une communication, ils doivent par conséquent avertir les analystes pour qu’une communication soit bloquée. Lors du premier événement de cette nature, elle en a avisé Mme France Lessard qui l’a assurée que sa façon de gérer la situation était adéquate.

[44]           L’analyste Erika Goulet-Larocque a quant à elle témoigné que le 6 juillet 2015, soit quelques semaines après le début de l’écoute électronique, les enquêteurs l’ont avisée que des communications impliquant des avocats leur avaient été rendues accessibles. On lui a alors confié le mandat de contre-vérifier sa liste téléphonique pour s’assurer que les numéros associés à des avocats soient dûment identifiés et d’en notifier les enquêteurs. À partir du 6 juillet 2015, la liste téléphonique des enquêteurs fut divisée en deux onglets, dont l’un était réservé exclusivement aux numéros associés à des avocats.

[45]           Mme Poutré-Noiseux a indiqué que deux communications que le juge autorisateur avait jugées non privilégiées auraient dû, selon elle, être considérées comme privilégiées. Elle estime qu’elle n’aurait pas dû avoir accès à leur contenu et en avise la lieutenante Nathalie Gauthier. Un tel incident ne s’est pas reproduit. Les communications en cause étaient respectivement liées aux cibles Bernard Trépanier et Luc Aubertin. Elle ne sait pas ce qu’il est advenu du traitement de ces deux communications.

[46]           En janvier 2017, dans le cadre du procès Faufil, la poursuite informe la défense que certaines communications impliquant des avocats ont été interceptées à l’occasion du projet Fronde. Quelques jours plus tard, elle communique à la défense un tableau répertoriant les « communications interceptées et soumises au juge [autorisateur] pour détermination du privilège en lien avec les quatre cibles aussi accusées dans Faufil » (parmi les intimés dans le présent appel, seul M. Zampino fait partie de ces cibles aussi accusées dans Faufil). Ce tableau révèle que 35 communications impliquant un avocat et M. Zampino ont été interceptées et envoyées au juge autorisateur pour détermination de leur caractère privilégié.

[47]           M. Zampino transmet en conséquence à la poursuite une série de numéros de téléphone liés à ses avocats pour s’assurer que toutes les communications potentiellement privilégiées l’impliquant ont été divulguées à la défense. Cette démarche permet d’identifier quatre communications supplémentaires impliquant un avocat et liées à M. Zampino, lesquelles n’avaient pas été bloquées dans le système d’interception ni envoyées au juge autorisateur pour détermination du privilège. Le 10 février 2017, ces communications sont bloquées rétroactivement par le coordonnateur de la salle d’écoute électronique.

[48]           Selon la preuve déposée dans le cadre de la requête en arrêt des procédures de M. Zampino, il est établi que les policiers ont intercepté 39 communications privées entre ce dernier et un avocat. Les enquêteurs ont eu accès au contenu d’une communication jugée privilégiée par le juge autorisateur et de trois autres jugées non privilégiées. Ils ont également eu accès à quatre communications qui n’ont pas été envoyées au juge autorisateur et dont le statut n’a donc pas été déterminé. Comme on vient de le voir, ces dernières ont été bloquées en février 2017. C’est donc à une seule communication jugée privilégiée par le juge autorisateur que les enquêteurs ont eu accès, quoiqu’il soit possible que certaines, parmi les quatre dont le statut n’a pas été déterminé, aient été privilégiées. Cette communication n’a pas été déposée en preuve, l’appelant ayant déclaré dès le début du procès que la preuve découlant de l’écoute électronique ne serait pas produite.

[49]           La preuve entendue par la suite en rapport avec la requête des autres intimés a permis d’en apprendre davantage.

[50]           À la clôture de la première journée d’audience de cette requête, en novembre 2019, la preuve démontre que 48 communications entre l’intimé Bernard Poulin et un avocat ont été interceptées et envoyées au juge autorisateur. De ce nombre, les enquêteurs ont eu accès au contenu de deux communications jugées privilégiées et de trois communications jugées non privilégiées. L’une des communications interceptées impliquait aussi l’intimé Dany Moreau. Cette communication a été jugée privilégiée et son contenu n’a jamais été rendu accessible aux enquêteurs.

[51]           En contre-interrogatoire, l’analyste en informatique Christian Danguy est confronté à des contradictions contenues dans ses différents rapports. Il procède à des vérifications supplémentaires et constate une différence entre le nombre de communications impliquant une cible et un numéro associé à un avocat répertorié dans le système et le nombre de communications transmises au juge autorisateur. La suite de l’audition de la requête est en conséquence reportée.

[52]           La preuve qui sera par la suite déposée, jumelée à celle entendue lors de la requête de M. Zampino, démontre finalement que 40 communications (plutôt que 39) entre M. Zampino et un avocat ont été interceptées. Une communication s’est donc ajoutée. Il s’agit d’une session qui n’a pas été envoyée au juge autorisateur. Celle-ci fut bloquée en novembre 2019, de sorte que les enquêteurs ont pu accéder à son contenu avant cette date.

[53]           Cette preuve établit aussi que 64 communications entre M. Bernard Poulin et un avocat ont été interceptées. De ce nombre, les enquêteurs ont eu accès à deux communications jugées privilégiées et à trois jugées non privilégiées. Ils ont aussi eu accès à 16 communications qui n’ont pas été envoyées au juge autorisateur et dont la nature reste indéterminée. Ces communications ont aussi été bloquées en novembre 2019.

[54]           La preuve permet aussi de conclure que les communications impliquant un numéro associé à un avocat ont fait l’objet de cinq envois distincts au juge autorisateur. Comme on le sait, au départ, ce ne sont pas toutes les communications impliquant un avocat qui lui ont été transmises. La cheffe d’équipe France Lessard n’a pas été en mesure d’expliquer comment les communications étaient sélectionnées pour les envois. Elle a dit avoir reçu « des instructions d’en haut » de ne pas envoyer toutes les sessions potentiellement privilégiées au juge autorisateur.

[55]           Selon Mme Nathalie Martin, responsable du service de la surveillance technologique de février 2016 à septembre 2017, la pratique avant mai 2016 consistait à n’envoyer au juge autorisateur que les communications identifiées par les enquêteurs. Celles-ci étaient choisies en fonction de ce que l’unité d’enquête jugeait pertinent. Les autres communications restaient bloquées dans le système et demeuraient donc inaccessibles. C’est en mai 2016, soit après consultation avec les mandataires, que les enquêteurs ont compris que les termes de l’autorisation exigeaient l’envoi au juge autorisateur de toutes les communications impliquant un avocat. À compter de ce moment, Mme Martin a confié à la lieutenante Nathalie Gauthier le mandat de s’assurer que l’ensemble des communications impliquant un avocat soit envoyé au juge autorisateur.

[56]           Malgré l’ordre donné par Mme Martin, certaines communications n’ont malencontreusement pas été envoyées au juge autorisateur. Au total, sur les 820 communications potentiellement privilégiées, comme on le sait, ce sont 233 communications qui n’ont pas été transmises au juge autorisateur. De ce nombre, 96 ont été bloquées par les analystes, tandis que 137 ont été accessibles à l’équipe d’enquête, avant d’être bloquées le 22 novembre 2019.

[57]           Selon l’analyste Christian Danguy, sur les 96 sessions bloquées, 88 ne comportaient aucune « information ». Il pouvait s’agir, par exemple, d’une tonalité, d’un avertissement d’un fournisseur de services téléphoniques ou d’un message automatisé de boîte vocale. Aux yeux de l’appelant, ces sessions ne peuvent être qualifiées de « communications » au sens de l’art. 183 du Code criminel.

[58]           Sur les huit autres sessions contenant de l’information, quatre sont reliées à M. Gérald Tremblay et quatre à M. Zampino (il s’agit de communications dont l’existence a été révélée dans le cadre de la requête en communication de preuve dans le dossier Faufil). Comme nous le savons, ces communications liées à M. Zampino n’ont été bloquées qu’en février 2017 et ont donc été accessibles aux enquêteurs avant cette date. Enfin, sur les 137 communications non bloquées et accessibles jusqu’au 22 novembre 2019, 56 ne contenaient pas d’informations et, parmi les 81 autres, 16 étaient liées à l’intimé Bernard Poulin et une était liée à M. Zampino (il s’agit de communications supplémentaires dont l’existence a été découverte en novembre 2019). Malgré la demande de la poursuite en ce sens, la juge d’instance a refusé de prendre connaissance de ces communications afin de statuer sur leur caractère privilégié ou non, estimant qu’elles devaient être présumées privilégiées.

III - LES JUGEMENTS DE PREMIÈRE INSTANCE

[59]           Comme on le sait, la juge a rendu deux décisions ordonnant l’arrêt des procédures. Rappelons que, d’entrée de jeu, au moment de plaider la requête de l’intimé Zampino, l’appelant indique à la juge que, dans les circonstances, il n’utiliserait pas l’écoute électronique à titre d’élément de preuve, et ce, dans les termes suivants :

[…] le ministère public n’entend pas utiliser l’écoute électronique de quelque manière que ce soit […] le ministère public, […] s’engage à faire comme si cette écoute électronique-là n’avait jamais existé.

Le jugement du 30 septembre 2019 (jugement Zampino)

[60]           Pour ce qui est de la requête de M. Zampino, la juge est d’avis que les modalités de l’autorisation et les « procédés mis en place » par l’État sont abusifs et ont indûment porté atteinte à la vie privée de M. Zampino. Après avoir écrit que « le mandat d’écoute électronique prévoit la durée maximale » (60 jours), elle ajoute que « le requérant n’avait plus de vie privée » pendant cette période.

[61]           En soulignant que l’autorisation permettait l’utilisation de caméras de même que de balises de géolocalisation et prévoyait même l’écoute post-arrestation dans les véhicules de police, la juge conclut qu’il « est difficile de concevoir plus intrusif, voire abusif ». En outre, selon la juge, les mesures de protection du secret professionnel prévues dans l’autorisation, dont la clause décrite plus haut, sont nettement insuffisantes, notamment parce que le juge autorisateur écoutera d’emblée toutes les conversations entre une cible et un avocat. De plus, le juge pourra scinder une conversation pour ne bloquer que la partie confidentielle. Or, soutient la juge, « [l]e privilège avocat-client ne se fragmente pas » et, de toute façon, le juge autorisateur n’était pas en mesure de distinguer ce qui était privilégié de ce qui ne l’était pas :

[50] Le privilège avocat-client ne se fragmente pas au cas par cas, de conversations ou de bribes de conversations diverses, glanées en un espace temporel et situationnel définis, mais constitue bien un continuum de communication entre l’avocat et son client. […]

[52]  Ainsi, il semble difficile, selon le Tribunal, de concevoir comment le juge autorisateur qui ne connaît pas toute l’historique événementielle d’un dossier, puisse déterminer ce qui est privilégié de ce qui ne l’est pas, en totalité ou en partie. […]

[54]  Aussi, le juge ne connaît pas la preuve, ni toutes les incidences explicites et implicites des propos entre les parties. Ce qui est transmis aux policiers, après examen, peut devenir une mine de renseignements pour ces derniers qui, eux, maîtrisent la preuve et sont en mesure d’effectuer des liens avec des éléments anodins pour le juge autorisateur.

 [Références omises]

[62]           Par ailleurs, au moment où l’autorisation est accordée, M. Zampino est en préparation d’un procès lui reprochant, selon la juge, des actes de même nature (projet Faufil). Dès lors, ajoute-t-elle, le juge autorisateur aurait dû prendre en compte cette situation et être plus sévère quant aux informations devant lui être transmises par la dénonciation (par exemple le nom et les coordonnées des avocats des cibles) et aux mesures protectrices du secret professionnel de l’avocat.

[63]           Elle reproche non seulement la durée et les circonstances de l’écoute électronique, mais aussi l’utilisation de techniques d’enquête cherchant à susciter des réactions chez les cibles en vue d’obtenir des éléments de preuve sous la forme de conversations.

[64]           Elle rejette l’idée avancée par l’appelant selon laquelle les interceptions impliquant un avocat ont eu lieu par inadvertance. Elles étaient plutôt, écrit-elle, « voulues, ciblées et inévitables ».

[65]           Selon la juge, ces communications auraient dû être bloquées dès le départ et gardées sous scellés « sans que personne ne puisse y avoir accès, sauf après audition, représentations des parties et jugement en autorisant la divulgation, et ce, jusqu’à la fin des procédures », d’autant que les exigences du paragr. 186(2) C.cr. n’étaient pas satisfaites. L’État a fait preuve de laxisme dans la gestion de l’autorisation et la situation fut aggravée par l’écoute des communications par le juge autorisateur et par leur divulgation aux policiers, sans débat, alors que M. Zampino devait subir un procès dans le dossier Faufil. Elle estime donc qu’il y a eu de nombreuses et graves violations aux art. 7, 8 et 11d) de la Charte.

[66]           Se fondant sur une double présomption (celle voulant que les communications avec un avocat soient privilégiées couplée à celle selon laquelle le bris du privilège cause préjudice à l’équité du procès), elle est d’avis que la conduite de l’État en est d’autant plus sérieuse.

[67]           En ce qui a trait à la déclaration de la poursuite selon laquelle elle n’entendait pas utiliser cette preuve, la juge mentionne :

[104]  Bien que la poursuivante indique au Tribunal ne pas se servir de l’écoute électronique durant le procès, cette assertion ne réduit en rien les violations qui se sont produites en amont. L’utilisation n’en constituerait qu’une violation supplémentaire.

[105]  Le Tribunal a statué que le processus d’obtention de l’écoute, de même que la gestion de cette même écoute sont viciés et la preuve dérivée de cette écoute semble impossible à déterminer, malgré le questionnement du Tribunal à cet effet lors de l’audience.

[106]  L’on ne peut extirper toutes les informations contenues ou tirées de cette écoute illégale. Il peut s’agir par exemple, de stratégie à adopter pour le procès, de faire entendre ou non un témoin, ou de se préparer pour le contre-interrogatoire d’un accusé.

[68]           Estimant que les deux catégories de l’arrêt R. c. Babos précité (équité du procès et intégrité du système de justice) sont en cause, la juge conclut qu’aucune réparation moins draconienne que l’arrêt des procédures ne peut être ordonnée.

Le jugement du 2 décembre 2020 (jugement Marcil)

[69]           La juge précise que la décision précédente sert de point de départ à celle-ci. Le jugement Zampino est ainsi incorporé au jugement Marcil et en fera partie intégrante. Cela étant, selon la juge, la même conclusion s’impose, d’autant que la preuve est encore plus convaincante :

[16]  Les témoignages révèlent une situation sérieuse et encore plus grave que lors de l’audition de la première requête en arrêt des procédures.

[70]           Elle ajoute que les policiers ont sciemment transgressé les termes de l’autorisation :

[8]  Il appert qu’au fil des vérifications du témoin Danguy, il demeure, encore à ce jour, 233 conversations présumées privilégiées dans le système informatique de la police qui n’ont pas été transmises au juge autorisateur, comme leur enjoignait clairement son ordonnance dans le mandat d’écoute électronique, daté du 17 juin 2015.

[…]

[98]  De l’avis du Tribunal, la substantifique moelle réside dans la transgression de l’ordonnance du juge autorisateur par l’UPAC, ordonnance pourtant clairement établie sous la rubrique « Modalités pour préserver le privilège client-avocat », dans le mandat d’écoute électronique.

[99]  Et ce, sciemment, selon les témoignages.

[71]           Elle constate la divergence d’opinions dont il a été question précédemment entre l’enquêtrice Poutré-Noiseux et le juge autorisateur en ce qui a trait au caractère privilégié de deux communications. De toute évidence, elle en retient que le juge autorisateur a commis une erreur et reproche à l’enquêtrice l’absence de suivi :

[41]  Alors que plusieurs sessions avocat-client ont été envoyées au juge autorisateur, comme l’exige l’ordonnance, afin que ce dernier détermine le caractère privilégié ou non de ces conversations, l’enquêteur Poutré-Noiseux dit que, lors d’un retour de sessions ayant été jugées non privilégiées par le juge, en avoir fait bloquer deux qui, pour elle, étaient privilégiées.

[42]  Elle les écoute et détermine qu’elle n’aurait pas dû avoir accès à ces dernières, contrairement à l’avis du juge autorisateur.

[43]  Bien que cette preuve ne fût pas connue lors de la première audition dans le jugement en arrêt des procédures concernant Frank Zampino, le Tribunal avait émis une telle possibilité.

[44]  D’où provient le constat que le juge autorisateur ne doit pas écouter ces conversations, déjà présumées privilégiées de toute façon, puisqu’il ne connaît pas les subtilités de l’enquête, surtout que cette dernière avait cours depuis six ans.

[45]  Il ne connaît donc pas la valeur des informations remises aux enquêteurs.

[46]  Bien que l’enquêteur Poutré-Noiseux ait réagi de cette façon, elle ne fait pas de suivi après avoir demandé de bloquer ces deux sessions.

[72]           Pour la juge, il y a eu improvisation, désorganisation et cafouillage de la part des agents de l’État et elle réitère que le juge autorisateur n’aurait pas dû écouter les communications impliquant un avocat puisqu’il ne pouvait connaître la valeur des informations qu’elles renfermaient.

[73]           Elle reproche aux agents de l’État d’avoir sciemment enfreint les modalités de l’autorisation « afin de choisir leur preuve, d’en faire le tri, de constituer leur dossier de façon éditoriale, selon les fins qu’ils recherchent ». Une telle conduite ne saurait être tolérée. Conclure autrement « enverrait le message que les fins justifient les moyens, peu importe ceux qui sont […] employés par les policiers, et peu importe également qu'ils constituent des violations flagrantes aux droits constitutionnels des accusés et à une ordonnance d'un juge ».

[74]           La conduite des enquêteurs constitue « une grave atteinte à l’intégrité de notre système de justice et un discrédit sur son administration », ce qui doit être dénoncé. L’enquête policière dans sa totalité en est viciée. S’appuyant sur l’arrêt Babos et la deuxième catégorie d’abus qu’il décrit, la juge conclut qu’il s’agit d’un cas clair où un arrêt des procédures s’impose.

[75]           Analysons maintenant ces deux jugements

IV - L’ATTEINTE AUX DROITS DES INTIMÉS

L’autorisation d’écoute électronique

[76]           D’entrée de jeu, soulignons que la juge ne peut reprocher la durée de l’autorisation, c’est-à-dire 60 jours, de même que les moyens d’enquête utilisés par la police. C’est pourtant ce qu’elle a fait dans le jugement Zampino :

[21]  Comme il s’agit d’une atteinte à la vie privée, le Code criminel prévoit un mécanisme d’octroi et des modalités ainsi que des limites à l’autorisation, notamment au niveau temporel, soit une durée maximale de soixante jours.

[22]  Ici, le mandat d’écoute électronique prévoit la durée maximale, et la lecture des modalités du mandat amène le Tribunal à constater que le requérant n’avait plus de vie privée durant ces deux mois.

[23]  En date du 10 novembre 2015, le requérant reçoit l’avis selon l’article 196 et 487.01(5) C.cr., lui indiquant qu’il a fait l’objet d’une écoute électronique entre le 17 juin et le 15 août, ainsi que l’autorisation permettait d’observer ses activités au moyen d’une caméra ou autre dispositif électronique semblable, selon les dispositions de l’article 487.01(4) C.cr.

[24]  Même la conjointe du requérant fait partie des cibles dont on peut intercepter les communications durant ces deux mois, aux mêmes modalités restrictives que toutes les autres cibles. Le lieu de travail du requérant est aussi visé par le mandat.

[25]  Le mandat prévoit également et simultanément un mandat général en vertu de l’article 487.01 C.cr., un mandat pour un dispositif de localisation en vertu de l’article 492.1 C.cr., et un mandat pour un enregistreur de données de transmission en vertu de l’article 492.1 C.cr.

[26]  Ce qui signifie que les lieux de résidence ainsi que les véhicules des cibles font aussi partie des endroits où les communications privées peuvent être interceptées.

[27]  Au surplus, toutes les communications Internet sont interceptées concernant les cibles durant cette période.

[28]  Le mandat prévoit même des modalités d’écoute post-arrestation, dans un véhicule de police, banalisé ou non, ainsi que dans tout lieu de détention, et ce, avant la comparution des personnes ciblées au mandat.

[29]  De l’avis du Tribunal, il est difficile de concevoir plus intrusif, voire abusif. […]

 [Références omises]

[77]           La durée d’une autorisation et l’intensité des moyens d’enquête s’évaluent en fonction de la loi, de l’envergure et de la complexité de l’affaire, et non dans l’abstrait. Il est vrai que les moyens mis en place étaient d’une ampleur hors du commun; cela ne signifie toutefois pas qu’ils soient abusifs, sans autre démonstration. Or, la juge ne fournit aucun élément d’analyse, si ce n’est d’affirmer que M. Zampino « n’avait plus de vie privée durant ces deux mois ».

[78]           La juge s’insurge du fait que l’autorisation était accompagnée d’un mandat général (487.01 C.cr.), d’une ordonnance d’assistance (487.02 C.cr.), d’un mandat autorisant un dispositif de localisation (492.1 C.cr.) et d’un mandat permettant l’utilisation d’un enregistreur de données de transmission (art. 492.2 C.cr.). Pourtant, le paragr. 186(8) C.cr. permet de rendre de telles ordonnances si elles sont reliées à la mise en vigueur et à l’exécution de l’autorisation. C’est le cas ici. Comme le plaide l’appelant, « elles ne représentent pas des intrusions distinctes supplémentaires dans la vie privée [des intimés] susceptible[s] de constituer une violation, et encore moins un abus de procédures ».

[79]           Par ailleurs, contrairement à ce que laisse entendre la juge, le fait que la conjointe de M. Zampino a été une cible et que ses véhicules ainsi que ses « lieux de résidence et de travail » ont fait partie des lieux visés n’a rien d’intrinsèquement abusif ou de choquant. Une enquête policière dans des domaines comme la corruption, le complot et la fraude exige parfois des moyens d’une grande ampleur, à la condition qu’ils soient conformes à la loi. Or, en l’espèce, le juge autorisateur a tout simplement rendu des ordonnances nécessaires à l’exécution de l’autorisation selon le paragr. 186(8) C.cr. Bref, la juge de première instance ne pouvait en faire reproche au juge autorisateur sans autre démonstration et, ce faisant, elle a commis une erreur de droit. Elle ne pouvait affirmer, sans preuve, que les moyens mis en place étaient, en eux-mêmes, abusifs.

[80]           Qu’en est-il maintenant de la clause de protection du secret professionnel?

[81]           Le raisonnement de la juge sur la question paraît assez nébuleux.

[82]           D’une part, elle semble confondre la validité (ou la légalité) de l’autorisation et celle de son exécution. D’autre part, elle affirme que les communications devaient être bloquées et scellées dès le départ, sans que personne pas même le juge autorisateur  puisse y avoir accès, mais elle ajoute néanmoins que les policiers ont mal agi en ne respectant pas l’ordonnance et en ne transmettant pas toutes les conversations au juge autorisateur pour qu’il les écoute.

[83]           Quoi qu’il en soit, la juge commet une erreur de droit lorsqu’elle écrit : « Rien dans le mandat ne traite de motifs raisonnables et probables de croire que l’avocate du requérant a participé à une infraction ou s’apprête à le faire ». Ce faisant, elle renvoie nécessairement au paragr. 186(2) C.cr., qui, pourtant, s’applique uniquement lorsqu’il s’agit d’interceptions qui auront lieu « au bureau ou à la résidence d’un avocat ou à tout endroit qui sert ordinairement à l’avocat ou à d’autres avocats pour la tenue de consultations avec des clients ». Ce n’était absolument pas le cas ici, de sorte que ce paragraphe était inapplicable. Les communications impliquant des avocats n’ont pas été interceptées à leur bureau ou à leur résidence ou encore à tout autre endroit habituellement voué à des consultations avec des clients. Elles ont été interceptées chez leurs clients, des cibles, uniquement parce qu’ils ont communiqué avec ces derniers (ou inversement). Ces interceptions ont été faites en conformité avec la clause dite omnibus qui autorise l'interception des communications entre des cibles et des personnes inconnues.

[84]           En d’autres mots, les avocats n’étaient pas des cibles, de sorte que l’on ne peut reprocher à l’autorisation de ne pas respecter les dispositions du paragr. 186(2) C.cr. Il est donc inexact d’affirmer, comme le fait la juge, que les interceptions des communications des avocats étaient « voulues, ciblées et inévitables ». S’il va de soi qu’elles étaient prévisibles, le but visé par l’autorisation et son exécution n’était pas d’intercepter les communications des avocats, mais bien celles des cibles.

[85]           C’est en ce sens que les avocats étaient des personnes inconnues. Bien entendu, lexistence de certains d’entre eux était connue des policiers, mais il reste que ce n’étaient pas des personnes « dont les communications privées devraient être interceptées du fait qu’il existe des motifs raisonnables et probables de croire que cette interception pourra être utile à l’enquête » : R. c. Chesson, [1988] 2 R.C.S. 148, p. 164. Les avocats n’étaient pas ciblés par l’enquête et leurs communications ne pouvaient pas, en elles-mêmes, être utiles à l’enquête.

[86]           Il faut le répéter : une personne est inconnue « même si les policiers en connaissent l’existence, s’ils n’ont pas de motifs raisonnables de croire que l’interception de ses conversations pourra être utile à l’enquête » : Pasquin c. R., 2014 QCCA 786, paragr. 43, et les communications impliquant des avocats ont été interceptées non pas parce que les policiers avaient des motifs de croire que l’interception de ces communications serait utile à l’enquête, mais bien parce qu’ils sont entrés en contact avec des cibles (ou inversement). D’ailleurs, dans Pasquin, la Cour rejette l’idée que le paragr. 186(2) C.cr. s’applique en tout temps, y compris lorsque l’avocat n’est même pas l’objet d’une enquête et que ses communications sont enregistrées pour la seule raison qu’il communique avec une cible. 

[87]           Quant à l’intérêt des policiers pour ces conversations, l’enquêtrice Poutré-Noiseux est formelle, il n’en existe pas :

Q O.K. Est-ce qu’il y avait un intérêt particulier pour les conversations avocats-cibles? Dans le sens où ça peut fournir des renseignements importants, là. Aviez-vous, dans l’enquête, dans le plan…

R Aucunement.

[88]           La cheffe d’équipe France Lessard confirme que l’équipe d’enquête n’avait « pas d’intérêt » pour ce type de communications. D’ailleurs, le fait que Mme Poutré-Noiseux a jugé nécessaire d’aviser sa supérieure que des communications libérées par le juge autorisateur auraient , selon elle, être classées privilégiées constitue un indice supplémentaire que les policiers ne cherchaient pas à intercepter les communications d’un avocat. À ce chapitre, on peut aussi considérer le fait que toutes les communications reliées à M. Gérald Tremblay étaient systématiquement bloquées, même s’il ne pratiquait pas activement comme avocat. Tout indique donc que les policiers n’avaient pas un intérêt particulier pour ces communications.

[89]           C’est donc à tort que la juge déduit du témoignage de Mme Nathalie Martin que les policiers avaient un intérêt particulier pour les communications des cibles avec leurs avocats.

[90]           Mme Martin a témoigné qu’à l’époque de l’écoute électronique dans le projet Fronde, la pratique en vigueur à la Sûreté du Québec consistait à bloquer l’ensemble des communications potentiellement privilégiées et à n’envoyer au juge autorisateur que celles dont les enquêteurs voulaient faire déterminer le statut (privilégié ou non). Selon les intimés, cette pratique prenait appui sur une interprétation erronée de la clause de protection. Mme Martin a dit que le choix des communications à envoyer au juge autorisateur pour la détermination de leur statut était établi en fonction des besoins de l’enquête. C’est dans ce contexte qu’elle a prononcé la phrase que lui reprochent les intimés : « les enquêteurs vont indiquer quels avocats, pour eux, en fait, […] envers qui ils ont un intérêt, envers quels avocats ils ont un intérêt ».

[91]           Cette phrase, considérée dans son contexte, ne démontre pas que les policiers avaient un intérêt illégitime pour les communications des avocats. Au contraire, Mme Martin a dit que les enquêteurs étaient en mesure, selon les besoins de l’enquête, de déterminer quelles communications devraient être envoyées au juge autorisateur. En d’autres termes, ils priorisaient les communications de certaines cibles. Mme Martin n’avait aucune idée de la manière dont les enquêteurs choisissaient les communications à envoyer au juge (avant qu’ils ne réalisent qu’elles devaient toutes lui être transmises). On ne peut inférer de ce témoignage que les avocats des cibles étaient des personnes connues au sens de l’arrêt Chesson ou que leurs communications étaient ciblées.

[92]           Le fait que M. Zampino était aussi accusé dans le dossier Faufil au moment des interceptions n’y change rien. Sur ce point, l’appelant a raison de plaider que « les personnes inculpées ou sous enquête doivent pouvoir faire l’objet de surveillance électronique légalement autorisée », et que « [r]ien ne justifie qu’elles bénéficient d’une immunité sous prétexte d’un risque accru d’intercepter des communications impliquant un avocat ». Ce n’est pas parce que l’on sait qu’une cible communiquera vraisemblablement avec un avocat qu’il faut prohiber la délivrance d’une autorisation d’écoute électronique. On ne peut prétendre qu’il faille empêcher l’exécution d’une autorisation judiciaire valide sous prétexte qu’il existe un risque accru qu’un avocat entre en contact avec une cible (ou inversement). C’est dans l’exécution d’une telle autorisation et dans ses modalités d’application que se trouve la solution.

[93]           Il en va de même du fait que les enquêteurs ont publicisé des informations sur les opérations policières en cours afin de provoquer des communications pertinentes à l’enquête. La preuve ne démontre pas que les enquêteurs ont agi ainsi en vue de provoquer des communications entre les cibles et des avocats, communications qui pourraient s’avérer privilégiées. L’interception de telles communications était tout simplement un effet collatéral de l’enquête. Prétendre le contraire, comme le fait la juge, revient à interdire tout scénario policier visant à faire réagir une cible, puisqu’une personne impliquée dans un crime est toujours susceptible de communiquer avec un avocat en de telles circonstances.

[94]           En l’espèce, le juge autorisateur savait que certaines cibles (dont M. Zampino) étaient accusées dans le dossier Faufil et que les enquêteurs utiliseraient des tactiques pour les faire réagir afin de susciter des communications. Il avait en main toute l’information nécessaire pour décider de délivrer l’autorisation. En d’autres termes, il avait en main des informations suffisamment précises et complètes pour lui permettre d’exercer sa compétence en toute connaissance de cause, ce qui ne veut pas dire, comme on le verra plus loin, qu’il n’aurait pas été plus prudent de prévoir des modalités plus robustes à ce sujet.

[95]           Tout cela ne signifie pas que l’autorisation est sans reproche. D’aucuns parlent de sa validité, d’autres, de sa légalité. Pourtant, comme les jugements ont été rendus dans le contexte d’une demande de réparation fondée sur l’article 24 de la Charte, et qu’il ne s’agit pas d’une demande de casser ou d’annuler une autorisation, il faudrait plutôt parler de son caractère raisonnable ou non au regard de la protection des droits prescrite par la Charte, notamment par l’article 8, étant entendu qu’une interception effectuée conformément à une autorisation par ailleurs valide sera raisonnable : R. v. Doroslovac, 2012 ONCA 680, paragr. 30 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 25 avril 2013, no 35126).

[96]           Si, dans Pasquin, précité, la Cour a avalisé une clause de protection comportant certaines ressemblances avec celle du présent dossier, il reste qu’il existe des différences significatives entre les deux. En effet, dans Pasquin, la clause, qui provenait d’une directive de la Sûreté du Québec, prévoyait ceci :

[15]  Lorsque l’écoute se fait en direct (en anglais, live monitoring), l’analyste qui constate que l’un des interlocuteurs est un avocat doit interrompre l’interception, c’est-à-dire qu’il doit immédiatement cesser d’écouter la conversation et mettre fin à l’enregistrement. La portion déjà enregistrée de la communication est ensuite mise sous scellés, archivée et son accès est bloqué.

[16]  Par ailleurs, l’écoute en différé, comme son nom l’indique, est une écoute qui a lieu après l’enregistrement de la conversation, de sorte qu’elle aura été enregistrée dans son intégralité et conservée aux fins d’une écoute ultérieure. Dans un tel cas, la directive édicte que l’analyste cesse l’écoute dès qu’il constate que l’un des interlocuteurs est avocat. Il doit ensuite bloquer l’accès à l’enregistrement, le mettre sous scellés et l’archiver. La directive prévoit toutefois que, si l’analyste a des motifs raisonnables de croire qu’une conversation ainsi rendue inaccessible n’est pas privilégiée, le chef du service de surveillance électronique pourra en faire part à un mandataire (au sens de l’art. 185(1) C.cr.) et la lui transmettre, toujours sous scellés, pour que ce dernier puisse déterminer s’il y a lieu de demander à un juge d’en décider.

 [Soulignements ajoutés]

[97]           La directive avalisée dans Pasquin est donc différente. En effet, contrairement au présent dossier, elle distingue nettement les modalités applicables à l’écoute en différé de celles applicables à l’écoute en direct (l’écoute et l’enregistrement devant alors cesser immédiatement). De plus, selon cette directive, seules les communications pour lesquelles il existe des motifs raisonnables de croire qu’elles ne sont pas privilégiées seront transmises à un juge pour qu’il en décide. Ce n’est pas le cas dans le présent dossier, si l’on se fie à l’interprétation qu’en font les parties et la juge de première instance : toutes les conversations devront être transmises au juge, qui en prendra connaissance même s’il n’existe aucune raison de croire qu’elles ne sont pas privilégiées.

[98]           Si, dans Pasquin, les conversations avec un avocat n’ont ainsi été transmises au juge qu’à partir du moment où un mandataire a estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que l’avocat était « impliqué dans les activités criminelles » faisant l’objet de l’enquête, ce n’est pas le cas ici. De plus, la directive prévoyait l’arrêt de l’enregistrement des interceptions écoutées en direct, contrairement aux modalités de la clause en l’instance.

[99]           Sans se prononcer directement sur la validité de celle visant l’écoute en direct, la Cour a entériné la directive utilisée dans Pasquin en ce qui a trait à l’écoute en différé. Qu’en est-il dans le présent dossier?

La clause dans le présent dossier

[100]      Notons que l’interprétation de la clause dans le présent dossier n’est pas aisée. Examinons-la davantage. Pour faciliter cet exercice, en voici de nouveau un extrait :

Dès qu’il existera des motifs raisonnables de croire qu’un avocat est partie à une communication, l’écoute sera interrompue, mais l’enregistrement continuera. Les enregistrements dont l’écoute aura ainsi été interrompue, seront mis sous scellés par le Service de la surveillance électronique de la Sûreté du Québec et ne devront pas être écoutés par qui que ce soit avant que j’aie personnellement pris connaissance de leur contenu et aie statué sur le caractère confidentiel de chacune des communications interceptées.

[…]

La procédure de mise sous scellés décrite précédemment s’applique, avec les adaptations nécessaires, à tout autre type de communication privée interceptée.

 [Soulignements ajoutés]

[101]      Deux aspects de cette clause frappent l’esprit : 1) Puisque « l’enregistrement continuera » et que la clause s’intéresse aux « enregistrements dont l’écoute aura ainsi été interrompue », force est de conclure qu’elle parle nécessairement et uniquement d’écoute en direct puisque, dans le cas de l’écoute en différé, l’enregistrement est déjà terminé. Sans affirmer bien entendu que c’était le but recherché, il reste que, littéralement, elle peut être comprise de cette façon. 2) Il pourrait par ailleurs être inexact de prétendre que toutes les communications devaient être transmises au juge, seules celles que les policiers voulaient écouter devant l’être puisque, selon la clause, elles « ne devront pas être écoutées […] avant » que le juge ait statué sur le caractère confidentiel « de chacune des communications interceptées ». Ce ne serait donc que celles que les policiers voulaient écouter qui devaient être remises au juge. Ceci nécessiterait un choix de la part des policiers, choix fondé sur les exigences de l’enquête, ce que leur reprochent les intimés.

[102]      Il va sans dire que les mots « de chacune des communications interceptées » ainsi que ceux du dernier paragraphe permettent de conclure, comme le soutiennent les parties, que toutes les interceptions étaient couvertes et devaient donc être transmises au juge autorisateur, incluant les interceptions en différé (vu le dernier paragraphe de la clause), ce qui est évidemment en accord avec la nature même de l’écoute électronique qui s’exécute généralement en différé. En réalité, là n’est toutefois pas la question. Cet exercice démontre plutôt toute l’ambiguïté de la clause et la possibilité réelle que les policiers se soient tout simplement trompés en l’interprétant au départ, éliminant ainsi toute vraisemblance de grossière négligence et de mauvaise foi à ce sujet, comme le plaident les intimés et comme l’a manifestement retenu la juge. En effet, celle-ci était d’avis que, selon la clause, toutes les communications mettant en cause un avocat devaient être remises au juge autorisateur, de sorte que les policiers avaient volontairement omis de la respecter. On sait pourtant que les enquêteurs ont d’abord cru le contraire avant de conclure autrement en mai 2016, après discussion avec des mandataires. Jamais, dans le jugement Marcil, la juge ne s’est interrogée sur la possibilité d’une erreur de bonne foi avant de conclure à la grossière négligence et même à la mauvaise foi de la police qui aurait enfreint « sciemment » les termes de la clause :

[98]  De l’avis du Tribunal, la substantifique moelle réside dans la transgression de l’ordonnance du juge autorisateur par l’UPAC, ordonnance pourtant clairement établie sous la rubrique « Modalités pour préserver le privilège client-avocat », dans le mandat d’écoute électronique.

[99]  Et ce, sciemment, selon les témoignages.

[…]

[103]  Des policiers, enquêteurs à l’UPAC, chef d’équipe, capitaine et supérieurs qui ne respectent pas l’ordonnance d’un juge afin de choisir leur preuve, d’en faire un tri, de constituer leur dossier de façon éditoriale, selon les fins qu’ils recherchent, ne peut être toléré.

[…]

[106]  Il ne s’agit pas d’une décision rapide, prise par un policier dans le feu de l’action. Il s’agit d’actes concertés, continus et impliquant plusieurs paliers décisionnels, d’où émane la consigne de ne pas tout envoyer au juge, soit d’enfreindre son ordonnance. Pour d’autres, il est question de laxisme et de négligence.

[107]  Le Tribunal ne saurait continuer les procédures après un tel constat. L’enquête policière s’en trouve viciée. La preuve entendue érode la confiance à accorder au reste de l’enquête.

[103]      C’est une erreur de droit que de ne pas considérer toute la preuve dont, en l’espèce, l’ambiguïté de la clause de protection, laquelle réduisait d’autant la valeur des reproches envers les policiers.

[104]      De toute façon, quelle que soit l’interprétation qui doit prévaloir, deux conclusions s’imposent : d’une part, la clause de protection du présent dossier est pour le moins confuse et, d’autre part, elle est moins protectrice du secret professionnel que celle de l’arrêt Pasquin.

[105]      En effet, sur le premier point, la clause est floue en ce qui a trait à l’écoute en différé et, sur le deuxième point, soit les conversations en différé ne sont tout simplement pas protégées, soit elles sont toutes susceptibles d’être écoutées, ne serait-ce que par un juge, et elles pourront donc plus facilement être décrétées non privilégiées sans devoir passer d’abord par l’étape de filtrage des motifs raisonnables de croire qu’elles ne le sont pas.

[106]      Qu’est-ce qui peut expliquer ce changement dans l’approche québécoise? Pourquoi les policiers québécois, et plus particulièrement ceux de la Sûreté du Québec, ont-ils cessé d’utiliser une formule reconnue valide dans Pasquin? Pourquoi les modalités de l’autorisation d’écoute électronique délivrée le 17 juin 2015, donc après l’arrêt Pasquin du 15 avril 2014, sont-elles si différentes? Le dossier ne permet pas de répondre à ces questions, mais il faut constater que les modalités de la présente autorisation sont plus permissives et permettent plus facilement d’avoir accès à des conversations qui, à première vue du moins, peuvent être privilégiées.

[107]      L’intervenante, la directrice des poursuites pénales du Canada, souligne à la Cour que la clause type utilisée au Québec par le poursuivant fédéral est similaire à celle en l’espèce, en ce sens que toutes les communications dont l’accès est interdit en raison de la participation d’un avocat, qu’elles soient écoutées en direct ou en différé, pourront être soumises à un juge afin qu’il « détermine ex parte si l’accès à cette communication peut être accordée ». Il est peut-être vrai que cette clause type s’apparente à la présente en ce que le filtrage préalable n’est pas exigé (quoiqu’elle contienne aussi une variante importante puisqu’il est clair que toutes les communications ne doivent pas obligatoirement être soumises au juge); cela n’explique toutefois pas pourquoi la pratique au Québec a changé et est devenue moins protectrice du secret professionnel.

[108]      Le secret professionnel de l’avocat est un concept fondamental en droit canadien et il doit être protégé à tout prix en limitant autant que possible l’accès aux conversations privilégiées.

[109]      Ainsi que le souligne à juste titre l’intervenante, l’Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil, « [l]e secret professionnel de l’avocat est un rouage indispensable au bon fonctionnement du système de justice ». L’intervenante fait ainsi écho aux arrêts de la Cour suprême, notamment Canada (P.G.) c. Chambre des notaires du Québec, 2016 CSC 20, [2016] 1 R.C.S. 336, qui rappelle que ce secret est un principe de justice fondamentale au sens de l’article 7 de la Charte. Pour sa part, l’arrêt Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 R.C.S. 574, souligne le caractère essentiel des conseils d’un avocat pour le système de justice et la nécessité de lui assurer une garantie de confidentialité aussi absolue que possible. Comme il est mentionné dans Rizzuto c. R., 2018 QCCS 582, au paragr. 209, la plus grande prudence s’impose.

[110]      Cela étant, il est indéniable que, même si une communication entre un client et son avocat ne relève pas nécessairement de la prestation de services juridiques, elle doit avoir lieu dans un climat de confiance. Sans évidemment prétendre que ce climat de confiance doit nécessairement être respecté au point où toute communication entre un avocat et son client doit demeurer confidentielle (ce n’est pas l’état du droit), il demeure essentiel de tenir compte de cette réalité dans l’élaboration des modalités d’accès en matière d’écoute électronique. Ainsi, dans Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, [2006] 2 R.C.S. 319, on peut lire :

26 Ces décisions, parmi d’autres, traitent abondamment de l’origine et du fondement du secret professionnel de l’avocat, fermement établi depuis des siècles. Il reconnaît que la force du système de justice dépend d’une communication complète, libre et franche entre ceux qui ont besoin de conseils juridiques et ceux qui sont les plus aptes à les fournir. La société a confié aux avocats la tâche de défendre les intérêts de leurs clients avec la compétence et l’expertise propres à ceux qui ont une formation en droit. Ils sont les seuls à pouvoir s’acquitter efficacement de cette tâche, mais seulement dans la mesure où ceux qui comptent sur leurs conseils ont la possibilité de les consulter en toute confiance. Le rapport de confiance qui s’établit alors entre l’avocat et son client est une condition nécessaire et essentielle à l’administration efficace de la justice.

 [Soulignements ajoutés]

[111]      Sachant que la conversation peut être écoutée (même si ce n’est que par un juge) sans aucun motif préalable de croire qu’elle pourrait ne pas être privilégiée (alors qu’elle est présumée l’être), la confiance dont il est question risque d’être ébranlée. Non pas parce qu’un juge ne respectera pas la confidentialité, mais parce que l’on ne peut exclure le risque d’erreurs dans l’envoi des enregistrements au juge et même le risque d’erreurs par celui-ci.

[112]      De même, la possibilité d’une écoute systématique, par qui que ce soit, est susceptible d’ébranler la confiance des clients qui, somme toute, croient que personne, quel que soit son rôle, ne prendra connaissance de leurs communications à teneur juridique. Il existe pourtant un moyen de protéger efficacement cette confiance et c’est l’utilisation d’une clause similaire à celle utilisée dans Pasquin. Précisons que c’est de la confiance des clients dont il est ici question, et non d’une atteinte au privilège; il reste néanmoins que cette confiance est la base d’une relation avocat-client.

[113]      Bien entendu, un juge, un tribunal judiciaire, est le forum approprié pour déterminer qu’une telle communication n’est pas privilégiée : Société d'énergie Foster Wheeler ltée c. Société intermunicipale de gestion et d'élimination des déchets (SIGED) inc., 2004 CSC 18, [2004] 1 R.C.S. 456, paragr. 47.

[114]      Malgré cela, la juge de première instance estime que, contrairement à ce que prévoit l’autorisation, un juge n’est pas en mesure de scinder une communication pour en extraire les parties non privilégiées. Comme mentionné précédemment, elle écrit, dans le jugement Zampino :

[50]  Le privilège avocat-client ne se fragmente pas au cas par cas, de conversations ou de bribes de conversations diverses, glanées en un espace temporel et situationnel défini, mais constitue bien un continuum de communication entre l’avocat et son client.

[…]

[52]  Ainsi, il semble difficile, selon le Tribunal, de concevoir comment le juge autorisateur qui ne connaît pas tout l’historique événementiel d’un dossier, puisse déterminer ce qui est privilégié de ce qui ne l’est pas, en totalité ou en partie.

[53]  Surtout dans le contexte où l’enquête roule depuis six ans et que le requérant est représenté par la même firme depuis trois ans.

[54] Aussi, le juge ne connaît pas la preuve, ni toutes les incidences explicites et implicites des propos entre les parties. Ce qui est transmis aux policiers, après examen, peut devenir une mine de renseignements pour ces derniers qui, eux, maîtrisent la preuve et sont en mesure d’effectuer des liens avec des éléments anodins pour le juge autorisateur.

 [Référence omise]

[115]      C’est faire bien peu de cas de l’expérience judiciaire et même de la fonction judiciaire, sans compter qu’il y a, dans cette affirmation, une bonne part de conjecture, d’hypothèses et même de préjugés. Un juge est formé pour rendre des décisions fondées sur la preuve et le droit. Il faut savoir accorder sa confiance à un tribunal judiciaire. S’il se trompe, il existe des mécanismes de contestation.

[116]      Par ailleurs, le présent dossier démontre bien la valeur de la présomption qu’un juge ne rendra pas une décision s’il n’est pas en mesure de le faire légalement. En effet, par souci de prudence, le juge, en l’instance, a qualifié de « privilégiées » toutes les communications qui étaient inintelligibles ou inaudibles. Dans ces circonstances, on ne peut sûrement pas prétendre, comme le fait la juge, que le juge autorisateur s’est arrogé un rôle qu’il n’était pas en mesure d’assumer.

[117]      Sur cette question, l’intervenant, Barreau du Québec, évoque la possibilité que le juge autorisateur soit conseillé ou accompagné par un juriste, voire par l’avocat des cibles au moment de décider, traçant un certain parallèle avec les perquisitions et saisies dans les bureaux d’avocats (Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209). Cette proposition ne peut être retenue. 

[118]      Comme le souligne à bon droit la directrice de poursuites pénales du Canada, « [o]n ne peut transposer cette procédure telle quelle à la surveillance électronique », et ce, pour deux raisons. D’une part, la règle audi alteram partem connaît des exceptions, étant entendu que les juges sont ordinairement « en mesure de déterminer si un document est protégé », sans l’aide des avocats des parties : Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, paragr. 57. D’autre part, c’est le propre de la surveillance électronique que d’être subreptice, sans quoi elle est inefficace. Ceci n’a rien de comparable à une perquisition dont la personne visée a généralement connaissance. C’est donc erronément que la juge de première instance écrit, dans le jugement Zampino, que les parties doivent avoir l’occasion de faire valoir leurs observations au juge autorisateur :

[71]  Cependant, pour des mesures de protection de l’entièreté de la preuve, et où une situation pourrait survenir, qu’un débat crucial au dossier surgisse, ces conversations avocat-client doivent être gardées sous scellé, sans que personne ne puisse y avoir accès, sauf après audition, représentations des parties et jugement en autorisant la divulgation, et ce, jusqu’à la fin des procédures.

[119]      Cela étant, on ne peut toutefois traiter les communications avec un avocat comme si la présomption de confidentialité n’existait pas. Comme le décide la Cour suprême dans Foster Wheeler, précité :

42  […] Il suffirait d’exiger de la partie désireuse d’invoquer le secret professionnel qu’elle établisse qu’un mandat général a été confié à un avocat pour rendre une gamme de services que l’on attend en général de lui, en sa qualité professionnelle.  À cette étape, s’appliquerait une présomption de fait, réfragable toutefois, selon laquelle l’ensemble des communications entre le client et l’avocat et des informations seraient considérées prima facie de nature confidentielle. […] Il appartiendrait à la partie adverse de préciser la nature des informations qu’elle recherche et de justifier qu’elles ne sont soumises ni à l’obligation de confidentialité, ni à l’immunité de divulgation, ou qu’il s’agit d’un cas où la loi autoriserait la divulgation en dépit de l’existence du secret professionnel. Cette méthode aurait des conséquences procédurales. […] Elle éviterait les « expéditions de pêche » qui chercheraient à utiliser l’avocat comme source d’information contre son client, à partir des dossiers qu’il tient pour lui et des rapports qu’il est appelé à lui faire.  On peut aussi espérer que l’on chercherait d’abord à obtenir les informations disponibles d’autres sources que les avocats.  Une bonne politique judiciaire, consciente de l’importance sociale du secret professionnel de l’avocat et de la nécessité de sa protection, ne doit certes pas chercher à faciliter ce type d’interrogatoires, mais plutôt à les restreindre autant que faire se peut.

 [Soulignements ajoutés]

[120]      La clause de protection reconnue valide dans l’arrêt Pasquin, précité, répondait parfaitement à une telle norme en ce qui a trait aux communications écoutées en différé. Cette norme est exigeante et cherche à minimiser comme il se doit l’atteinte aux droits des cibles, tout en permettant à la police d’écouter la communication le cas échéant, mais à la condition qu’il existe des motifs raisonnables de croire que la présomption de privilège peut être renversée. On ne peut évidemment exiger, comme dans Foster Wheeler, que le client établisse d’abord « qu’un mandat général a été confié à un avocat » avant qu’une présomption ne s’applique. L’aspect subreptice de l’écoute électronique ne permet pas une telle démonstration préalable. Il faut donc adapter la règle et faire comme dans Pasquin, c’est-à-dire considérer que la communication est présumée privilégiée. C’est ainsi que, dans ce dernier arrêt, la poursuite pouvait avoir accès au contenu d’une conversation enregistrée antérieurement et présumée privilégiée, mais devait, pour ce faire, satisfaire d’abord une exigence qui reflète adéquatement l’existence de la présomption (ce qui fut le cas d’ailleurs). Pour les raisons exprimées précédemment, la clause de protection dans le présent dossier n’y arrive pas, puisqu’elle fait fi de la présomption de confidentialité, ce qui rend l’autorisation déraisonnable et invalide. La clause proposée par la Cour en l’instance est plus exigeante, plus protectrice des droits, tout en protégeant le droit légitime des autorités d’écouter et d’utiliser une communication qui n’est pas privilégiée.

[121]      Pour ce qui est de l’écoute en direct, Pasquin ne répond pas à la question, puisqu’il n’y avait pas de telle écoute. Par ailleurs, qu’il y ait ou non une preuve d’écoute en direct en l’instance ne change rien. La simple probabilité évoquée par les intimés suffit pour que la Cour se positionne, d’autant que la clause prévoyait ce type d’écoute.

[122]      Dans Pasquin, pour ce qui est de l’écoute en direct, l’enregistrement devait être interrompu dès le moment où l’on constatait qu’un avocat participait à la communication, ce qui est différent de la présente clause et de celle utilisée par la poursuite fédérale au Québec. S’il est incontestable que la directive dans Pasquin est respectueuse de la relation avocat-client, il n’est pas dit que l’enregistrement doit, dans tous les cas, être interrompu lorsqu’un avocat prend part à une communication écoutée en direct. Le juge autorisateur décidera comme il le fait pour toutes les modalités de l’autorisation. S’il est vrai que, généralement, l’enregistrement devrait pouvoir continuer, la Cour ne peut exclure des cas particuliers qui, selon le juge autorisateur, exigeraient son arrêt. En d’autres mots, si la Cour peut exiger un minimum de protection dans toutes les autorisations (par exemple l’existence de motifs raisonnables de croire que la communication n’est pas privilégiée avant de la transmettre à un juge), elle ne peut empêcher un juge autorisateur d’être plus exigeant avant d’autoriser une écoute électronique selon les circonstances.

[123]      S’il fallait que l’arrêt de l’enregistrement soit obligatoire pour toutes les communications impliquant un avocat, l’écoute en direct deviendrait la règle. Or, cela été rejeté par la Cour suprême dans R. c. Taylor, [1998] 1 R.C.S. 26, qui confirmait pour l’essentiel les motifs de la juge Huddart dans R. v. Taylor (1997), 86 B.C.A.C. 224. Comme celle-ci l’écrivait, cela ferait en sorte que les avocats jouiraient d’une protection de leur vie privée supérieure à celle offerte au citoyen ordinaire :

[16]  If this Court were to accept the interpretation counsel seeks to have us put on section 186, counsel agrees that live monitoring of all interceptions would be required and that any conversation by anyone with a lawyer would be required to be terminated automatically upon the solicitor's phone being answered.  One consequence of such a policy would be that solicitors would have protection of their privacy far exceeding that available to the ordinary citizen, whether or not there was any realistic possibility that the interception would infringe solicitor/client privilege.  They would have such protection not only at their offices but also in their homes and anywhere else they might answer a phone.  The respondent considers the incidental benefit to lawyers to be a reasonable price to pay to ensure the sanctity of solicitor/client communications.

[124]      La directive dans Pasquin créait littéralement, pour l’écoute en direct, une présomption irréfragable de privilège qui prenait effet dès qu’un avocat était impliqué, ce qui n’est pas nécessaire et trop strict puisqu’elle rend impossible la réfutation de la présomption de privilège. De plus, la cessation de l’enregistrement n’est pas toujours nécessaire si, par ailleurs, les communications avec un avocat ne peuvent pas être transmises au juge à moins qu’il n’existe des motifs raisonnables de croire qu’elles ne sont pas privilégiées. Par conséquent, même pour l’écoute en direct, la clause ne doit pas nécessairement prévoir que l’enregistrement doit être interrompu, bien que l’écoute, elle, doive toujours cesser.

[125]      Cette dernière exigence protège adéquatement les droits des cibles, tout en n’éliminant pas la possibilité qu’une conversation devienne un jour accessible parce qu’elle n’était finalement pas privilégiée. Bref, ce n’est pas l’interception de toute conversation impliquant un avocat qui est illégale, mais bien l’écoute de communications privilégiées par les enquêteurs. Il est donc inapproprié d’empêcher totalement l’interception légale et son écoute ultérieure, à certaines conditions, alors qu’un mécanisme de mise sous scellés existe et est déjà utilisé pour l’écoute en différé.

[126]      Selon la Cour, une écoute en direct n’exige donc pas nécessairement d’arrêter immédiatement l’enregistrement, à la condition toutefois qu’il soit prévu que l’écoute de la communication devra cesser et que l’enregistrement ne pourra être transmis à un juge que s’il existe des motifs raisonnables de croire qu’elle n’est pas privilégiée. Voilà une mesure équilibrée qui doit maintenant être la norme.

[127]      À cet égard, outre l’arrêt Pasquin, précité, deux autres décisions canadiennes portent sur des clauses qui contiennent une telle exigence : R. c. Martin, 2010 NBCA 41 et R. c. Fox, 2022 SKKB 235. Il faut donc constater qu’à tout le moins, au Nouveau-Brunswick et en Saskatchewan, une telle clause protège davantage les communications entre un avocat et son client qu’au Québec. En d’autres mots, le présent arrêt ne révolutionne pas les règles à suivre; il entérine tout au plus ce que la pratique a déjà reconnu et fait en sorte que la relation avocat-client soit adéquatement protégée.

[128]      En résumé, sur la question de l’autorisation d’écoute électronique, la juge de première instance a commis diverses erreurs de droit 1) en affirmant que l’ampleur des méthodes d’enquête et leur intensité constituaient une atteinte déraisonnable et abusive à la vie privée des intimés, alors qu’elles cherchaient tout au plus à s’attaquer efficacement à une affaire complexe; 2) en exigeant, à toutes fins utiles, l’application du paragr. 186(2) C.cr. pour l’obtention de l’autorisation, alors que les avocats étaient des personnes inconnues et non des cibles et que la demande d’autorisation ne visait pas le bureau ou la résidence d’un avocat ou encore tout autre endroit habituellement voué à des consultations avocat-client; 3) en affirmant que le juge autorisateur ne pouvait, en quelque circonstance que ce soit, écouter les communications et qu’il n’était pas en mesure de les fractionner pour en identifier les parties privilégiées; 4) en exigeant que les communications ne puissent être décrétées non privilégiées sans que les parties aient eu l’occasion de présenter leurs observations à un juge; 5) en ne tenant pas compte de toute la preuve avant de conclure que les policiers avaient sciemment contrecarré les termes de l’autorisation.

[129]      Elle a aussi commis une erreur de fait manifeste et déterminante en affirmant que les interceptions impliquant des avocats étaient « voulues, ciblées et inévitables » et que les policiers avaient un intérêt particulier pour les communications des avocats. S’il était probable qu’une cible communique avec un avocat dans les circonstances de l’espèce, il reste qu’ici, il n’y avait aucune preuve que les communications des avocats étaient ciblées ni que leur interception était voulue.

[130]      En revanche, comme on l’a vu, la juge pouvait être en désaccord avec les termes de l’autorisation, mais non pour les raisons qu’elle a invoquées.

[131]      En bref, selon la Cour, une clause de protection valable doit prévoir l’arrêt de l’écoute en direct, mais peut néanmoins permettre la continuation de l’enregistrement, dès que la participation d’un avocat à une communication avec une cible est constatée. Pour ce qui est de l’écoute en différé, l’enregistrement d’une communication avec un avocat ne doit plus être écouté dès que l’on constate qu’il y participe. Dans les deux cas, les enregistrements, le cas échéant, doivent ensuite être scellés et archivés et ne pourront être transmis à un juge pour détermination de leur statut que s’il existe des motifs raisonnables de croire que les communications pourraient ne pas être privilégiées. L’autorisation en cause ne comportant pas une telle clause, il faut conclure qu’elle a enfreint la protection de l’art. 8 de la Charte.

Le traitement des enregistrements

[132]      Maintenant, que devrait-il advenir des enregistrements des communications qui n’ont pas été jugées non privilégiées? Dans tous ces cas (par exemple pour les enregistrements qui n’ont pas été envoyés au juge ou pour ceux qu’il a déclarés privilégiés), devraient-ils être conservés et archivés ou tout simplement détruits?

[133]      Si l’on voulait accorder aux communications entre un avocat et son client une présomption irréfragable de privilège, on pourrait envisager la destruction de tous ces enregistrements. Tel n’est toutefois pas le cas. Il peut arriver, comme d’ailleurs dans l’arrêt Pasquin, précité, que des policiers acquièrent, ultérieurement, des motifs raisonnables de croire que ces communications n’étaient pas privilégiées. Il n’y a aucune raison de priver les autorités de cette possibilité.

[134]      De plus, comme le plaide l’Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil, ce qui est fait est fait. Les enregistrements ont eu lieu, ils existent et l’État ne devrait pas être autorisé à détruire sans motifs des éléments de preuve du dossier, fussent-ils, pour le moment du moins, inadmissibles. Outre la possibilité que la communication soit jugée plus tard non privilégiée, il y a aussi la possibilité, souligne l’Association, qu’elle soit même disculpatoire et il ne faudrait pas nier le droit de l’accusé d’y avoir accès.

[135]      La solution consiste donc à sceller ces enregistrements et à les archiver sans possibilité de les écouter ou encore d’y avoir accès selon les modalités décrites précédemment.

La dénonciation préalable à l’autorisation

[136]      La juge de première instance reproche à la dénonciatrice de ne pas avoir mentionné, dans la dénonciation sous serment, que M. Zampino avait retenu les services de Me Isabel Schurman pour le représenter dans le dossier Faufil alors qu’il était « en pleine préparation » en vue du procès qui devait commencer dans quelques mois. Cela étant, il était presque assuré que M. Zampino communiquerait avec son avocate et que cette communication serait enregistrée.

[137]      La dénonciation était datée du 17 juin 2015 et le procès devait commencer le 8 février 2016. Dans le jugement Zampino, la juge écrit :

[35]  Cet aspect est connu du juge autorisateur, puisque le dossier est revenu devant lui à quatre reprises (29 octobre 2012, 12 décembre 2012, 16 janvier 2013 et 29 avril 2013), avant qu’il n’autorise l’écoute. Il sait également que le requérant est représenté par la même avocate depuis le début des procédures, soit en 2012, et que d’autres membres de son cabinet l’assistent dans ces procédures.

[36]  Cette remarque s’applique à toutes les sphères de l’État. La situation s’avère évidente et aux yeux de tous. Au moment de l’obtention du mandat, la relation avocat-client entre le requérant et les membres de l’étude de Me Schurman est sans équivoque.

[37]  Une mention dont aurait dû faire part l’affiant au juge autorisateur, afin de protéger le privilège avocat client, mais dont le juge lui-même avait la connaissance.

[138]      En somme, pour la juge, l’information était essentielle et devait entraîner une clause de protection plus robuste (par exemple, en bloquant d’office, dès le départ, toute communication reliée au numéro de téléphone de l’avocate). Il allait évidemment de soi, comme l’ont confirmé les témoins, que l’avocate et M. Zampino communiqueraient probablement ensemble, ne serait-ce que dans le cadre de la préparation du procès à venir dans Faufil, d’autant que les policiers allaient utiliser diverses techniques pour rendre publiques des informations pouvant susciter une réaction chez les cibles, et il fallait protéger le secret professionnel.

[139]      Il faut cependant reconnaître que le paragraphe 37 du jugement Zampino paraît à tout le moins contradictoire : d’un côté, la juge reproche à la dénonciatrice de ne pas avoir informé le juge que M. Zampino était représenté par Me Schurman, tout en précisant, de l’autre côté, que celui-ci le savait déjà. Si le juge savait, l’absence d’information dans la dénonciation n’a causé aucun préjudice à l’intimé.

[140]      De plus, il n’est pas tout à fait exact d’affirmer que la dénonciation (de Mme Sylvie Martel) ne contient pas l’information. En effet, elle indique ceci, au chapitre 4.26.11 de sa déclaration sous serment :

Le 22 janvier 2015, le S/E Yanick Gouin a analysé un article de journal publié au www cyberpresse.ca. le 12 janvier 2015, portant le titre « Des reproches à l'horizon pour l'administration Tremblay ». […] Dans cet article, pour ce qui est de Frank Zampino, son avocate Isabel J. Schurman n'a pas voulu commenter les informations obtenues par « La Presse ».

[141]      Il est vrai que la dénonciation ne souligne pas à grands traits le rôle de Me Schurman, mais il reste que ce passage, jumelé à la connaissance préalable du juge autorisateur, mène à conclure que ce dernier était en possession de toute l’information requise pour prévoir des modalités permettant de préserver adéquatement la confidentialité des communications. La conduite de la dénonciatrice, reprochée par la juge, est donc sans conséquence.

[142]      Force est également de reconnaître que cet aspect du dossier ne touche en rien les droits des autres intimés. En effet, aucun n’était accusé dans le dossier Faufil et aucun n’avait une cause criminelle en attente. De plus, outre M. Poulin, aucun des intimés n’était visé par la demande d’écoute électronique.

[143]      Par conséquent, on ne peut reprocher à la policière d’avoir manqué à son devoir d’information complète en n’avisant pas le juge de l’identité de l’avocat ou de l’avocate d’un des intimés. Comme on le sait par ailleurs, le juge autorisateur a également été informé de l’intention des policiers d’utiliser diverses techniques d’enquête, dont la publicité de certaines informations, dans le but de susciter des communications. En somme, le juge autorisateur avait toute la connaissance requise pour rendre une ordonnance conforme aux exigences de la loi.

[144]      De plus, dans les circonstances de l’espèce, le reproche de la juge ne peut porter sur les droits des intimés autres que M. Zampino, à moins d’affirmer, comme cela a été évoqué devant la Cour, que les policiers avaient la responsabilité de vérifier la situation de chacune des cibles pour savoir si un avocat les représentait ou les avait déjà représentées dans d’autres affaires pour en informer le juge autorisateur.

[145]      Il ne saurait pourtant être question d’exiger que les policiers fassent une telle enquête dans tous les cas. Comment délimiter les pourtours d’une telle recherche? Faudrait-il se limiter aux dossiers criminels ou rechercher dans les dossiers civils, commerciaux, familiaux? Faudrait-il s’assurer que l’avocat ou des membres de son cabinet représentent toujours la cible? Jusqu’où faudrait-il remonter dans le temps? Faudrait-il aussi vérifier si des membres de sa famille sont représentés? On peut imaginer une foule d’embûches dans ce genre d’obligation. Chaque situation doit demeurer unique et être jugée selon ses propres circonstances.

[146]      En l’espèce, vu le dossier Faufil, dont le procès devait commencer dans les six mois, il eut certes été plus prudent de déclarer directement au juge que Me Schurman représentait M. Zampino dans un dossier connexe et que des communications auraient vraisemblablement lieu entre eux. Il faut toutefois tenir compte du contenu de la déclaration sous serment (qui divulgue l’existence de Me Schurman et l’implication d’avocats pour d’autres cibles, de même que l’utilisation de diverses techniques d’enquête) et de la connaissance préalable du juge avant de conclure à une conduite abusive. Il faut aussi prendre en compte le fait que l’identification du numéro de téléphone d’un avocat n’est pas la panacée. Il n’est pas dit que seul l’avocat peut utiliser ce numéro et il n’est pas dit non plus qu’un jour la communication ne sera pas jugée non privilégiée.

[147]      Bref, bien que la déclaration sous serment eût pu être formulée autrement, ses déficiences n’ont pu affecter que les droits de M. Zampino, pas ceux des autres intimés. De plus, elles n’ont pas l’importance que leur confère la juge de première instance et, surtout, elles ne peuvent constituer un élément de preuve pouvant mener à une conclusion de mauvaise foi ou de négligence grossière, encore moins d’abus.

[148]      En conclusion, sur ce premier moyen d’appel (l’atteinte aux droits des intimés), la juge a commis plusieurs erreurs de droit en relation avec l’autorisation d’écoute électronique et son exécution, des erreurs de fait manifestes et déterminantes, notamment en rapport avec l’intention des policiers de cibler les avocats, et en a tiré des inférences sans tenir compte de toute la preuve, une autre erreur de droit. Quoique l’autorisation ait été déficiente, les motifs qui sous-tendent ce constat ne sont pas ceux identifiés par la juge et, surtout, ses reproches en ce qui a trait aux circonstances de l’autorisation et de son exécution (voir le paragr. 128 du présent arrêt) ne sont pas fondés.

[149]      Comme la question en litige ne porte pas sur le paragr. 24(2) de la Charte (exclusion de la preuve), mais bien sur le paragr. 24(1) (arrêt des procédures au motif d’abus), voyons maintenant ce qu’il en est, puisqu’il est possible que la violation causée par l’autorisation (principalement à l’art. 8 de la Charte) n’entraîne pas un arrêt des procédures. De toute façon, s’il n’y avait que cette question, il faudrait sérieusement s’interroger sur l’intérêt juridique des intimés, autres que MM. Zampino, Poulin et Moreau, de demander l’exclusion d’une preuve d’écoute électronique qui n’a pas enfreint leurs droits puisque leurs communications privées n’ont pas été interceptées. C’est plutôt dans le cadre du paragr. 24(1) que la question peut se poser, selon R. c. Bjelland, 2009 CSC 38, [2009] 2 R.C.S. 651, question qui perd toutefois de son intérêt vu la déclaration de l’appelant qu’il n'utilisera pas cette preuve. Voyons donc maintenant ce qu’il en est de l’abus de procédure.

V - L’ABUS ET L’ARRÊT DES PROCÉDURES

[150]      Il y a certes une preuve que les droits des intimés ont été enfreints. Il est même possible de conclure que cela devrait mener à l’exclusion de la preuve, en tenant aussi compte de la conduite des policiers, conformément au paragr. 24(2) de la Charte, (peut-être même également en vertu du paragr. 24(1) conformément à Bjelland, précité). Une telle mesure ne serait vraisemblablement pas contestée par l’appelant vu la déclaration qu’il a faite au procès selon laquelle il s’engageait à ne pas utiliser la preuve provenant de l’écoute électronique. Il n’est cependant pas acquis que ces violations constituent un abus de procédure justifiant un arrêt des procédures. En d’autres mots, il faut se demander si l’arrêt des procédures est la réparation appropriée.

[151]      Dans R. c. Mahalingan, 2008 CSC 63, [2008] 3 R.C.S. 316, on lit que l’abus de procédure est une notion à large spectre. La version anglaise paraît plus conforme à la question en cause :

[42] The remedy of abuse of process may or may not provide protection against relitigation of a particular issue. Abuse of process is a broad, somewhat vague concept, that varies with the eye of the beholder. Traditionally, it has been reserved for obviously egregious abuses of the Crown power, and this Court has said that successful reliance upon the doctrine will be extremely rare — only in “a process tainted to such a degree that it amounts to one of the clearest of cases”: Blencoe v. British Columbia (Human Rights Commission), [2000] 2 S.C.R. 307, 2000 SCC 44, at para. 120. […]

 [Soulignements ajoutés]

[152]           La violation des droits protégés par la Charte ne suffit pas, au sens du paragr. 24(1) de la Charte, pour constituer un abus de procédure. Même si la mauvaise foi ou encore la malveillance de l’État n’est pas exigée, il doit néanmoins y avoir une preuve de conduite préjudiciable : R. c. Hunt, 2017 CSC 25, [2017] 1 R.C.S. 476; R. c. Nixon, 2011 CSC 34, [2011] 2 R.C.S. 566, paragr. 41.

[153]      Il est vrai que l’abus de procédure et l’arrêt des procédures sont souvent traités indistinctement. C’est le cas, par exemple, dans Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, paragr. 118, de même que dans R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, dans lequel on lit, à la page 1667 :

Suivant la doctrine de l’abus de procédure, le traitement injuste ou oppressif d’un accusé prive le ministère public du droit de continuer les poursuites relatives à l’accusation. […]

[154]      Il reste toutefois qu’il peut y avoir abus de procédure sans que cela engendre nécessairement un arrêt des procédures. Ce fut le cas dans Tshiamala c. R., 2011 QCCA 439 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 1er décembre 2011, no 34243) :

[101] Pour les raisons qui suivent, je suis d'avis que la juge de première instance était justifiée de conclure que les incidents survenus en marge du témoignage de Wilkerno Dragon ont violé le droit des intimés à une défense pleine et entière et à un procès équitable, ont miné l'intégrité du système de justice et constituent un abus de procédure.

[…]

[161] Que conclure de tout cela? Certainement que l'inconduite de l'avocat de la poursuite est manifeste, grave et délibérée et qu'elle doit être vivement dénoncée. Faut-il pourtant en déduire nécessairement que le seul remède convenable est l'arrêt ou la suspension définitive des procédures? J'estime que les circonstances de l'affaire ne peuvent raisonnablement appuyer une telle conclusion de sorte que, malgré toute la déférence due à la décision de la juge de première instance, il est nécessaire d'intervenir.

[155]      Quoi qu’il en soit, comme on l’a vu, il n’existe que deux catégories d’abus de procédure, au sens de l’art. 7 de la Charte : lorsque le comportement de l’État porte atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable (catégorie principale) ou lorsqu’il mine l’intégrité du système de justice (catégorie résiduelle) : R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, paragr. 49-51; R. c. Babos, précité.

[156]      La Cour estime que le comportement reproché dans le présent dossier met en cause uniquement la seconde catégorie, et ce, principalement en raison de la conduite des policiers, sans oublier les carences de l’autorisation. En revanche, cette conduite est d’une gravité passablement moins grande que celle retenue par la juge, de sorte que l’arrêt des procédures n’est pas la seule réparation à envisager. On ne retrouve pas ici les caractéristiques décrites dans R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, à la page 616, c’est-à-dire des procédures qui sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice ».

L’abus de procédure et la conduite des policiers

[157]      On le sait : outre la question de la dénonciation pour obtenir l’autorisation, la juge de première instance a considéré la conduite des policiers durant l’exécution de l’autorisation, dont le non-respect de l’ordonnance, pour rendre sa décision. Ainsi, elle a estimé que la négligence, sinon la mauvaise foi de la police dans la gestion de l’autorisation, constituait une conduite répréhensible ayant mené à un abus de procédure. Voyons ce qu’il en est.

[158]      D’abord, une précision : dans le jugement Zampino, la juge affirme que M. Poulin était accusé dans une affaire « similaire » au moment de l’autorisation d’écoute électronique et que son procès devait « débuter en février 2016 ». Cela est inexact; mis à part M. Zampino, aucun des intimés n’était accusé dans un dossier similaire.

[159]      La juge relève « certaines failles dans le traitement de l’écoute électronique », notamment en ce qui a trait à la nécessité de bloquer et d’identifier les communications avec un avocat et d’en minimiser adéquatement les impacts. Par exemple, la juge indique que, dès le 6 juillet 2015, l’analyste tactique Goulet-Larocque est informée par les enquêteurs « que des sessions avec des avocats avaient passé à travers les mailles du système A, où elles devaient être bloquées ». Un avis est lancé pour que cette situation soit corrigée, mais des enquêteurs y ont quand même eu « accès » auparavant.

[160]      Il faut rappeler toutefois que l’accès à une communication peut se produire sans qu’elle ait été écoutée. D’ailleurs, de multiples exemples peuvent être retracés dans le dossier où un accès d’une ou de quelques secondes est inscrit dans les registres. En d’autres mots, les policiers ont peut-être eu accès à certaines conversations privilégiées à l’occasion d’un tel incident, mais il n’est pas dit qu’ils les ont écoutées. Il est de plus démontré qu’ils n’ont pas essayé de camoufler l’affaire et qu’ils ont tenté, quoique maladroitement, de colmater la brèche. Il faut en revanche rappeler que, selon l’enquêtrice Poutré-Noiseux, il est arrivé à au moins 20 reprises qu’une communication avec un avocat est passée à travers les mailles du filet, ce qui peut laisser croire que certaines ont été écoutées.

[161]      La juge revient aussi sur l’opinion de Mme Poutré-Noiseux selon laquelle elle a eu accès à deux conversations qualifiées de non privilégiées par le juge autorisateur, alors qu’à son avis, elles « auraient dû être bloquées ». Le jugement Marcil précise ceci :

[43] Bien que cette preuve ne fût pas connue lors de la première audition dans le jugement en arrêt des procédures concernant Frank Zampino, le Tribunal avait émis une telle possibilité.

[44] D’où provient le constat que le juge autorisateur ne doit pas écouter ces conversations, déjà présumées privilégiées de toute façon, puisqu’il ne connaît pas les subtilités de l’enquête, surtout que cette dernière avait cours depuis six ans.

[45] Il ne connaît donc pas la valeur des informations remises aux enquêteurs.

[162]      La juge semble préférer l’opinion de la policière à celle du juge autorisateur. Pourtant, rien dans la preuve ne permet de comprendre sur quoi repose une telle conclusion.

[163]      Par ailleurs, sur cette dernière question, des précisions s’imposent : selon le témoin, un tel incident ne s’est pas reproduit et aucun des intimés n’a participé à ces deux communications. Voilà qui limite grandement l’impact de cet accroc, si accroc il y a.

[164]      Bien plus, malgré la bonne volonté évidente dont elle a fait preuve, la juge reproche à Mme Poutré-Noiseux le manque de suivi de sa part :

[46] Bien que l’enquêteur Poutré-Noiseux ait réagi de cette façon, elle ne fait pas de suivi après avoir demandé de bloquer ces deux sessions.

[165]      Voilà un reproche qui surprend dans les circonstances, étant donné le poste occupé par la policière, dont la responsabilité ne consistait pas à faire des suivis, et son désir patent de protéger les droits des cibles.

[166]      La juge retient aussi de son témoignage qu’elle a fréquemment eu accès à des communications avec des avocats sans qu’elles aient été bloquées, sans plus de précisions, si ce n’est qu’elle en a avisé la cheffe d’équipe France Lessard de sa propre initiative, aucune directive interne ne prévoyant la marche à suivre dans de tels cas.

[167]      Dans le jugement Marcil, la juge souligne que le témoignage de Mme Poutré-Noiseux est plus précis que celui rendu à l’occasion du jugement Zampino et fait état d’une situation encore plus troublante que prévue : « [l]es faits qu’elle relate désormais révèlent une improvisation, une désorganisation et un cafouillage dans la salle d’écoute, puis au niveau des enquêteurs, par la suite ».

[168]      Le jugement souligne que des communications ont été transmises au juge autorisateur les 11 février et 15 septembre 2016, ajoutant que « l’écoute électronique se termine le 15 août 2015. Il y a donc un délai de 6 mois et même 13 mois entre la fin de l’écoute électronique et un envoi de conversations avocat-client au juge autorisateur ».

[169]      Il y a pourtant un début d’explication en ce qui a trait à ces délais, explication que la juge note d’ailleurs : ce n’est qu’en mai 2016 que les enquêteurs ont compris que toutes les communications devaient être transmises au juge autorisateur (Mme Lessard a parlé de plusieurs mois après la fin de l’écoute). Il fallait alors effectuer les recherches nécessaires, ce qui a forcément pris du temps. Comme mentionné précédemment, cette erreur des enquêteurs est tout à fait compréhensible, sinon raisonnable et, à tout le moins, expliquée par le libellé ambigu de la clause de protection. La juge est donc particulièrement et même indûment sévère lorsque, dans le jugement Marcil, elle écrit, en rapport avec le témoignage de Mme Lessard, sans tenir compte de ses explications :

[64] Elle indique qu’une sélection des conversations avocat-client à envoyer au juge autorisateur est faite et que les enquêteurs Poutré-Noiseux et Yannick Gouin en faisaient le tri, en contravention de l’ordonnance rendue par le juge autorisateur.

[…]

[69] Mais il y a plus. Elle mentionne que ce sont ses supérieurs de la Sûreté du Québec qui lui ont demandé de sélectionner les conversations, donc de ne pas tout envoyer au juge autorisateur.

[Soulignement ajouté]

[170]      La juge rappelle également quau moment de l’audience sur la requête, 233 communications avec des avocats n’ont pas été envoyées au juge autorisateur, contrairement aux modalités de l’ordonnance. Or, il ne faut pas faire abstraction de la nature de ces 233 communications pour évaluer l’ampleur et la gravité de la conduite des policiers, comme on le verra plus loin. À cet égard, en ce qui a trait au témoignage de Mme Martin, les remarques qui suivent, tirées également du jugement Marcil, sont incomplètes et insuffisamment nuancées :

[84] Le décompte final se veut que de ces 233 conversations présumées privilégiées, 96 seulement ont été bloquées et les enquêteurs ont eu accès aux 137 autres.

[85] Puis, de cette première affirmation devant le Tribunal, elle nuancera en disant que c’était « l’impression qu’elle avait, qu’ils avaient respecté l’ordonnance et que leur mission était accomplie et que les analystes de l’écoute avaient de l’information sur le privilège avocat-client ».

[86] Le Tribunal note que, lors de son témoignage, Mme Martin, se livrant à des calculs réducteurs du nombre de sessions pertinentes ou non, afin de banaliser l’énormité du constat, ne semble ni inquiète, ni perturbée.

 [Soulignement dans l’original]

[171]      Sur la base de ces constats, la juge conclut, comme on l’a vu précédemment, à la violation des droits des intimés et, sans autre explication ou véritable démonstration, à la preuve d’un abus de procédure qui requiert, selon elle, l’arrêt des procédures :

[98] De l’avis du Tribunal, la substantifique moelle réside dans la transgression de l’ordonnance du juge autorisateur par l’UPAC, ordonnance pourtant clairement établie sous la rubrique « Modalités pour préserver le privilège client-avocat », dans le mandat d’écoute électronique.

[99] Et ce, sciemment, selon les témoignages.

[…]

[103] Des policiers, enquêteurs à l’UPAC, chef d’équipe, capitaine et supérieurs qui ne respectent pas l’ordonnance d’un juge afin de choisir leur preuve, d’en faire un tri, de constituer leur dossier de façon éditoriale, selon les fins qu’ils recherchent, ne peut être toléré.

[104] Décider autrement enverrait le message que les fins justifient les moyens, peu importe ceux qui sont privilégiés et employés par les policiers, et peu importe également qu’ils constituent des violations flagrantes aux droits constitutionnels des accusés et à une ordonnance d’un juge.

[105] Il s’agit d’une grave atteinte à l’intégrité de notre système de justice et un discrédit sur son administration.

[….]

[107] Le Tribunal ne saurait continuer les procédures après un tel constat. L’enquête policière s’en trouve viciée. La preuve entendue érode la confiance à accorder au reste de l’enquête.

[172]      C’est donc l’atteinte aux droits des intimés, dans le cadre de la catégorie résiduelle décrite dans R. c. Babos, précité, qui guide la juge dans le jugement Marcil. Or, affirmer ainsi, sans véritable analyse, qu’il y a abus de procédure devant mener à l’arrêt des procédures, alors que le lourd fardeau de le démontrer reposait sur les épaules des intimés, constitue une erreur de droit.

[173]      Revenons un instant aux 233 communications non remises au juge autorisateur. La Cour estime que la juge ne tient pas compte de plusieurs pans de la preuve qui permettent d’évaluer l’impact de l’absence de transmission de ces communications et mènent à réduire l’intensité du préjudice que cela a pu causer aux intimés. Le nombre en lui-même semble exorbitant et pourrait laisser croire qu’il y a abus justifiant l’arrêt des procédures. Pourtant, il n’en est rien lorsqu’on examine les choses dans leur contexte.

[174]      Comme on l’a vu, ce nombre de communications a été dévoilé au cours du témoignage de l’analyste en informatique Christian Danguy dans le cadre de l’audition de la requête des intimés Marcil et al. Revenons sur son témoignage.

[175]      M. Danguy avait le mandat de quantifier le nombre de communications avec des avocats liées à l’intimé Poulin et à une autre cible. M. Danguy a expliqué avoir répertorié les communications liées à ces personnes en utilisant les listes d’envoi au juge autorisateur. Il n’a pas personnellement vérifié si ces listes regroupaient bel et bien toutes les communications interceptées avec des avocats.

[176]      Il a ainsi admis qu’il ne pouvait affirmer « qu’il n’y a pas d’autres sessions qui impliquent […] un avocat qui n’auraient pas été démontrées dans ces [listes] ».

[177]      En contre-interrogatoire, M. Danguy a été confronté à certaines contradictions entre ses différents rapports d’analyse, de sorte qu’il a effectué des vérifications pour tenter de comprendre ce qui s’était produit. Il a constaté que, selon la liste, en utilisant certaines données disponibles dans le système d’interception, le nombre de communications liées à une cible impliquant un avocat était plus important que le nombre de communications transmises au juge autorisateur. À l’issue de ce nouvel exercice, M. Danguy a d’abord identifié 26 communications additionnelles qui n’avaient pas été remises au juge autorisateur.

[178]      La poursuite a immédiatement avisé la juge et les intimés de ces développements.

[179]      L’audition de la requête a, en conséquence, été suspendue pour permettre à M. Danguy de faire des vérifications supplémentaires.

[180]      C’est ainsi qu’il a identifié les 233 communications non transmises au juge autorisateur. Pour ce faire, il a procédé à un recomptage des communications avocat-cible interceptées. Il a eu recours à une méthodologie plus « poussée ». Comme point de départ, il a généré une liste de l’ensemble des communications interceptées durant l’écoute électronique et en a retiré les sessions sans audio ou sans contenu (sessions classées X). Il a ensuite répertorié les sessions impliquant les numéros de téléphone associés à des avocats sur la liste des analystes, et ce, pour chaque cible. À partir des communications ainsi identifiées, il a déterminé lesquelles se trouvaient dans les cinq listes d’envoi au juge autorisateur.

[181]      Il a par la suite divisé les communications selon quatre types de contenu : 1) audio; 2) SMS (messages texte); 3) message sur boîte vocale; et 4) sans information (tonalité, sonnerie, etc.).

[182]      Il a identifié 821 communications reliées à un numéro de téléphone associé à un avocat sur la liste. Parmi celles-ci, 589 avaient été envoyées au juge autorisateur et 232 ne l’avaient pas été. Il importe ici de préciser que, selon les chiffres dont il disposait à cette date, 626 communications avaient été envoyées au juge autorisateur, parmi lesquelles 37 n’étaient pas reliées à un numéro associé à un avocat sur la liste des analystes, ce qui donne le nombre de 589.

[183]      Parmi ces 37 communications non reliées à un numéro associé à un avocat sur la liste des analystes, certaines ont été jugées privilégiées.

[184]      M. Danguy a modifié son rapport après avoir découvert que deux sessions sans audio avaient été envoyées au juge autorisateur et que le nombre total de communications envoyées au juge autorisateur, déduction faite des sessions sans audio, aurait dû être de 624 et non de 626. Il a donc revu les résultats de son analyse et a procédé à une « nouvelle ronde de validation » pour vérifier si « des sessions contenant de l’audio [avaient] été classées X [sans audio] par erreur par les analystes de la salle d’écoute ».

[185]      Il a ainsi découvert que certaines sessions avaient effectivement été classées X par erreur. Pour l’ensemble des sessions du projet Fronde ayant été classées X par les analystes, il a identifié 40 erreurs. Des 40 sessions classées X par erreur, une seule était reliée à un numéro de téléphone associé à un avocat. Elle n’avait par ailleurs pas été envoyée au juge autorisateur, mais elle était bloquée dans le système d’interception. Il s’agissait d’une session associée à M. Gérald Tremblay.

[186]      Les nouveaux résultats de l’analyse de M. Danguy peuvent être résumés ainsi : nombre total de communications interceptées : 33 269. Nombre de sessions classées X (sans audio) : 14 953, donc 18 316 sessions « avec contenu ». Nombre de numéros de téléphone liés à un avocat selon la liste des analystes : 59. Nombre total de sessions associées à ces numéros : 820. Nombre total de sessions envoyées au juge : 632. Sessions classées X envoyées au juge : 8, donc 624 sessions « avec contenu » ont été envoyées au juge autorisateur. Nombre de sessions non reliées à un numéro associé à un avocat envoyées par erreur au juge : 37; par conséquent 587 sessions « avec contenu » reliées à un numéro associé à un avocat ont été envoyées au juge autorisateur. Il reste donc 233 sessions non transmises au juge autorisateur sur le total de 820 reliées à des avocats.

[187]      M. Danguy a déterminé que, sur les 233 communications non transmises, 96 étaient bloquées dans le système d’interception et 137 avaient été rendues accessibles aux enquêteurs.

[188]      Sur les 96 communications bloquées, 88 ne contenaient aucune information.

[189]      Sur les 8 communications bloquées qui contenaient de l’information, 4 étaient reliées à M. Tremblay et les 4 autres à M. Zampino. Celles-ci n’ont été bloquées qu’en février 2017, dans le contexte d’une demande de communication de preuve dans le dossier Faufil. Les enquêteurs ont donc pu y accéder avant cette date.

[190]      Sur les 137 communications non bloquées et accessibles aux enquêteurs, 56 ne contenaient aucune information, ce qui rend impossible l’hypothèse que le privilège ait été enfreint à leur égard. Par conséquent, 81 en contenaient et, de celles-ci, 16 étaient reliées à l’intimé Poulin et une à l’intimé Zampino. Elles auraient dû être bloquées et remises au juge autorisateur. Elles n’ont toutefois été bloquées qu’en novembre 2019. Les autres communications ne concernaient aucun des intimés.

[191]      En résumé, 40 communications entre M. Zampino et un avocat ont été interceptées. De ce nombre, les enquêteurs ont eu accès au contenu d’une seule communication jugée privilégiée et de trois communications jugées non privilégiées.

[192]      Ils ont également eu accès au contenu de cinq communications impliquant M. Zampino qui n’ont jamais été envoyées au juge autorisateur pour détermination du privilège et leur nature demeure à ce jour indéterminée; l’une fut bloquée en novembre 2019 et les quatre autres en février 2017.

[193]      De même, 64 communications entre l’intimé Bernard Poulin et un avocat ont été interceptées. Les enquêteurs ont eu accès au contenu de deux communications jugées privilégiées et de trois communications jugées non privilégiées par le juge autorisateur.

[194]      Ils ont en outre eu accès au contenu de 16 communications qui n’ont pas été envoyées au juge autorisateur et leur nature demeure à ce jour indéterminée.

[195]      Bref, 6 communications de M. Zampino (1 privilégiée et 5 indéterminées) et 18 de M. Poulin (2 privilégiées et 16 indéterminées) posent vraiment un problème. Pour le reste, il faut se fonder en bonne partie sur des hypothèses et des conjectures pour identifier un préjudice qui aurait pu avoir été causé à MM. Zampino et Poulin.

[196]      Que faut-il conclure de tout cela? D’abord, une évidence : il y a eu cafouillage et probablement négligence. On peut certes reprocher aux policiers leur absence de rigueur dans la gestion de communications dont l’importance n’est plus à démontrer. Ils ont écouté ou ont eu l’occasion d’écouter des conversations entre un avocat et son client en raison de leur manque de rigueur. En revanche, pour les raisons données précédemment, on ne peut parler de mauvaise foi et d’objectifs illégitimes ou carrément illégaux. Les travaux effectués par M. Danguy démontrent le haut niveau de difficulté d’obtenir des réponses précises en raison de l’inefficacité et des failles des procédés mis en place pendant l’écoute électronique. Là encore, cependant, il faut noter la volonté des policiers de trouver et d’identifier les erreurs dans le traitement des sessions pour donner des réponses satisfaisantes au système de justice. Il faut aussi souligner la décision de la poursuite de ne pas mettre en preuve ces communications en raison même des carences de l’enquête policière. Enfin, bien qu’il y ait d’importants accrocs aux règles protégeant le secret professionnel des avocats, leur gravité et leur nombre ne sont pas ceux retenus par la juge. En effet, le nombre de communications en cause ne peut se réduire au chiffre imposant de 233, sans autres explications et nuances. Il y a là erreur de droit pour ne pas avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve.

[197]      Le paragraphe 60 du jugement Zampino atteste que la juge évalue erronément la preuve ou, à tout le moins, en tire des inférences sans la considérer dans son ensemble :

[60] Au total, environ 57 000 conversations sont captées dont 624 entre avocats et clients et 39 conversations entre le requérant et son avocate sont jugées privilégiées par le juge autorisateur, après écoute de celles-ci.

[198]      En réalité, ce ne sont pas toutes les communications entre M. Zampino et son avocate qui ont été « jugées privilégiées par le juge autorisateur ». La preuve dont la juge disposait au moment du jugement Zampino révèle que 25 communications ont été jugées privilégiées ou privilégiées en partie; 10 ont plutôt été jugées non privilégiées; et 4 ont un statut indéterminé puisqu’elles n’ont jamais été transmises au juge autorisateur. La preuve produite au moment du jugement Marcil révélera qu’une communication additionnelle entre M. Zampino et son avocate a été interceptée et n’a pas fait l’objet d’un envoi au juge autorisateur. On ne peut davantage parler de 57 000 conversations puisqu’il y en a plutôt eu quelque 33 000 et que bon nombre d’entre elles (plus de 14 000) n’avaient pas de contenu. Il faut aussi tenir compte du nombre élevé de cibles (39), ce qui relativise l’importance du nombre de communications interceptées. De plus, plusieurs communications avec un avocat sont qualifiées de la sorte en raison de la participation de M. Gérald Tremblay. Des nuances de ce type ont leur importance quand vient le temps de déterminer si un arrêt des procédures est la seule mesure qui puisse être retenue.

[199]      Dans ces circonstances, la conduite de l’État n’a pas la gravité que la juge décrit dans ses motifs pour fonder sa conclusion que l’abus de procédure justifiait l’arrêt des procédures.

L’arrêt des procédures

[200]      Le fardeau est lourd lorsqu’il est question d’arrêt des procédures, et même davantage lorsqu’il est question de la seconde catégorie de l’arrêt Babos, précité :

[35]  Par contre, lorsque la catégorie résiduelle est invoquée, il s’agit de savoir si l’État a adopté une conduite choquant le sens du francjeu et de la décence de la société et si la tenue dun procès malgré cette conduite serait préjudiciable à lintégrité du système de justice.  Pour dire les choses plus simplement, il y a des limites au genre de conduite que la société tolère dans la poursuite des infractions.  Parfois, la conduite de l’État est si troublante que la tenue d’un procès — même un procès équitable — donnera l’impression que le système de justice cautionne une conduite heurtant le sens du francjeu et de la décence qu’a la société, et cela porte préjudice à l’intégrité du système de justice.  Dans ce genre d’affaires, la première étape du test est franchie.

[201]      Or, c’est sur cette seule catégorie résiduelle que la juge s’appuie pour ordonner l’arrêt des procédures dans le jugement Marcil :

[108]  Le Tribunal s’appuie sur l’arrêt R. c. Babos et sa catégorie résiduelle, afin de déterminer que de tels agirs par les policiers de l’Upac ont miné l’intégrité du système de justice et qu’il s’agit d’un des cas les plus manifestes où un arrêt des procédures s’impose.

 [Référence omise]

[202]      Comme le souligne à juste titre la Cour d’appel de l’Ontario dans R. v. Currado, 2023 ONCA 274, (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême, no 40804), le recours à la catégorie résiduelle pour ordonner l'arrêt de procédures, par ailleurs équitables, sera rarement approprié, considérant les exigences de Babos :

[17] Babos uses strong language. That language tells me that resort to the residual category of abuse of process to stay an otherwise proper criminal trial will seldom be appropriate. There is a significant difference between state conduct which is unwise, unnecessary, inappropriate, or even improper, and state conduct that goes so far as to be properly characterized as “offensive to societal norms of fair play and decency”.

[203]      La conduite de l'État peut être imprudente ou inappropriée, comme en l’espèce, et néanmoins ne pas être qualifiée de suffisamment choquante pour justifier un arrêt des procédures. Le qualificatif « choquante » renvoie aux notions de franc-jeu et de décence de la société, alors que la conduite reprochée dans le présent dossier ne s’apparente pas à une telle situation.

[204]      L’arrêt Brind'Amour c. R., 2014 QCCA 33, constitue un bel exemple d’une conduite suffisamment choquante :

[71]  Résumés à leur plus simple expression, voici ce que disent les jugements de première instance en ce qui a trait à l’inconduite de la GRC : il y a eu abus de procédure au motif que la GRC a permis à Pierre Tremblay de commettre des infractions criminelles pendant qu'il était en libération conditionnelle, alors qu’elle exerçait un contrôle sur lui et aurait dû l’en empêcher ou le dénoncer, dans le but qu’il devienne agent civil d’infiltration, le tout en trompant délibérément la CNLC [Commission nationale des libérations conditionnelles]. Il me semble manifeste que, sans tromperie envers la CNLC, l’arrêt des procédures n’aurait pas été prononcé.

[…]

[74]  Elle a également menti directement au SCC [Service correctionnel du Canada]. […]

[…]

[97]  D’autre part, l’inconduite est d’une telle gravité et la situation tellement exceptionnelle que l’on se trouve dans la situation décrite dans Tobiass où le simple fait de poursuivre le procès serait choquant au point où les tribunaux ne peuvent qu’arrêter les procédures. Il faut rappeler que ce n’est pas uniquement la conduite personnelle de M. Golden qui est en cause, ce qui pourrait peut-être amener une qualification différente. C’est la GRC elle-même qui, par la participation d’acteurs de haut niveau, a bafoué le système, d’où une inconduite encore plus choquante qui ébranle la confiance du public tant envers cette agence de l’État que, par ricochet, envers le système de justice. La conduite est outrageante et sans elle, il n’y aurait eu aucune poursuite. Voilà pourquoi il faut réagir en arrêtant les procédures, sans quoi l’intégrité du système de justice sera ébranlée.

[98]  Toute la preuve de la poursuite repose sur la participation de Pierre Tremblay, que ce soit à titre de témoin ou à titre d’agent civil d’infiltration ayant fourni l’information nécessaire à l’obtention d’une autorisation d’écoute électronique. Il est admis que, sans M. Tremblay, il n’y aurait eu aucune accusation. Dans ces circonstances, pour reprendre les mots de la juge L’Heureux-Dubé dans R. c. Conway, 1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659, 1667, « l'atteinte au franc-jeu et à la décence est disproportionnée à l'intérêt de la société d'assurer que les infractions criminelles soient efficacement poursuivies », de sorte que la justice sera mieux servie par une ordonnance d'arrêt des procédures.

[205]      Le présent dossier ne se rapproche aucunement d’une conduite ayant un tel degré de gravité.

[206]      Dans le jugement Zampino, la juge retient toutefois les deux catégories d’abus de procédure. La réponse est évidemment la même en ce qui a trait à la deuxième : les circonstances de la présente affaire ne peuvent justifier un arrêt des procédures malgré la déférence qui est due lorsqu’un tribunal rend une décision fondée sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire.

[207]      Pour ce qui est de la première catégorie, on ne peut conclure, comme l’exige Babos au paragr. 34, qu’il « y a eu atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable » et que cette atteinte « sera perpétuée par le déroulement du procès ». Il doit y avoir une injustice persistante. Or, en l’espèce, ce n’est pas le cas, puisque la preuve découlant de l’écoute électronique sera exclue. Il s’agit en effet de la réparation appropriée (voir, par analogie, R. c. Tshiamala, précité).

[208]      D’ailleurs, à ce sujet, la juge se base encore une fois sur des hypothèses pour affirmer que, même si elles ne sont pas privilégiées selon le juge autorisateur, les communications entre M. Zampino et son avocate comportent « une foule d’informations, dont on ne peut mesurer l’effet et qui sont en possession » de la poursuite. Rien dans la preuve ne permet de faire cette affirmation et de conclure que le juge autorisateur a erré de cette manière.

[209]      Notons que la réponse pourrait être différente s’il existait un fondement à l’argument selon lequel la preuve dérivée de l’écoute électronique pourrait rendre le procès inéquitable. C’est ce que retient la juge dans le jugement Zampino :

[105]  Le Tribunal a statué que le processus d’obtention de l’écoute, de même que la gestion de cette même écoute sont viciés et la preuve dérivée de cette écoute semble impossible à déterminer, malgré le questionnement du Tribunal à cet effet lors de l’audience.

[210]      Pour la juge, « la preuve dérivée […] semble impossible à déterminer » et ses effets, tout autant. Or, ce n’est pas le cas.

[211]      Le témoignage de l’enquêteur principal Gouin est clair : il n’y a pas de preuve dérivée au dossier. Voici quelques extraits de son témoignage :

Q Est-ce que, à votre connaissance, d’une manière quelconque, on a utilisé, en fait, une communication entre un sujet visé et un avocat aux fins de faire quelques démarches d’enquête subséquentes?

R D’aucune façon.

[212]      La juge ayant maintenu une objection de la défense en raison du caractère suggestif de la question, l’avocat de la poursuite la reformule :

Q Donc, en fait, est-ce que vous vous êtes servi en fait, de quelque manière que ce soit de – ou quelles utilités ont eu, en fait, les communications entre un sujet visé et un avocat dans le dossier, à votre connaissance?

[213]      Comme il a été tenu à l’écart des communications litigieuses rendues disponibles aux enquêteurs, pour éviter qu’il ne soit lui-même « contaminé » en raison de son rôle d’enquêteur principal, le policier répond :

R Je vais répondre le [plus] honnêtement possible puis le plus court possible, c’est que je n’ai pas eu accès au contenu d’aucune conversation. Donc, il y a eu aucune utilité à ces conversations-là puisque comme j’en ai pas eu la connaissance du contenu, ça l’a influencé d’aucune façon l’enquête, les démarches d’enquête, ma façon de voir les choses. Je n’ai pas pris connaissance du contenu de ces conversations-là.

[…]

Q […] est-ce que, en fait, il y a eu quelques utilisations que ce soit, à votre connaissance, de quelque contenu que ce soit, d’une conversation entre un avocat et un sujet?

R Non, parce que j’aurais... non. La réponse c’est non.

[214]      Il n’y a donc pas de preuve dérivée au dossier (si ce n’est une situation isolée concernant une autre cible) et ce témoignage n’est aucunement contredit. Or, malgré tout, la juge conclut que l’existence d’une preuve dérivée « semble impossible à déterminer ». Pour conclure de la sorte, vu l’importance de cette question de la preuve dérivée dans son raisonnement, la juge devait soit rejeter le témoignage du policier, soit expliquer pourquoi son témoignage ne suffisait pas. Elle n’a fait ni l’un ni l’autre.

[215]      La juge a tout simplement ignoré la preuve présentée par l’appelant pour établir l’inexistence d’une quelconque preuve dérivée. Elle a présumé de l’existence d’une telle preuve et de ses conséquences sur l’équité du procès. Pourtant, il revenait à M. Zampino de prouver une atteinte à son droit à un procès équitable et de démontrer que cette atteinte serait perpétuée ou aggravée par la tenue du procès. Il a échoué à satisfaire ce fardeau et la juge a erré en concluant que l’arrêt des procédures était nécessaire pour prévenir une injustice persistante envers M. Zampino.

[216]      Enfin, le parallèle que tracent les intimés entre le présent dossier et l’arrêt Zalat c. R., 2019 QCCA 1829, est mal avisé. Il ne s’agit pas ici d’un cas comme Zalat, où les enquêteurs avaient pris des « libertés outrageantes » avec les faits, trompé le juge autorisateur et fait preuve « de négligence inacceptable, [d’]indifférence ou [d’]insouciance à l’égard des procédures criminelles à venir et des droits d’une personne accusée » : paragr. 31 et 35.

[217]      Nous sommes loin, très loin de tels constats.


POUR CES MOTIFS, LA COUR :

Dans le dossier 500-10-007193-194 :

[218]      DÉCLARE admissible la nouvelle preuve;

[219]      ACCUEILLE lappel;

[220]      INFIRME le jugement de première instance;

[221]      ORDONNE la tenue d’un procès;

[222]      INTERDIT à l’appelant d’utiliser la preuve découlant de l’écoute électronique lors de ce procès.

Dans le dossier 500-10-007472-200 :

[223]      ACCUEILLE l’appel;

[224]      INFIRME le jugement de première instance;

[225]      ORDONNE la tenue d’un procès;

[226] INTERDIT à l’appelant, lors de ce procès, d’utiliser la preuve découlant de l’écoute électronique.

 

 

 

 

MANON SAVARD, J.c.Q.

 

 

 

 

 

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.

 

 

 

 

 

PATRICK HEALY, J.C.A.

 

Me Julien Tardif

Me Magalie Cimon

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour Sa Majesté le Roi

 

Me Isabel J. Schurman

Me Philippe Morneau

SGM Avocats

Pour Frank Zampino

 

Me Sylvie Champagne

Me André-Philippe Mallette

Me Nicolas Le Grand Alary

BARREAU DU QUÉBEC

Pour Barreau du Québec

 

Me Giuseppe Battista

BATTISTA TURCOT ISRAEL

Pour Association des avocats de la défense de Montréal-Laval-Longueuil

 

Me François-Félix Lacasse

Me Anne-Marie Manoukian

SERVICE DES POURSUITES PÉNALES DU CANADA

Pour Directrice des poursuites pénales du Canada

 

Me Franco B. Iezzoni

PATERAS & IEZZONI

Pour Robert Marcil

 

Me Isabelle Lamarche

MORNEAU, L’ÉCUYER, LA LEGGIA & ROULEAU

Pour Kazimierz Olechnowicz

 

Me Marc Labelle

LABELLE, CÔTÉ, TABAH et ASSOCIÉS

Pour Bernard Poulin

 

Me Paul Kalash

PAUL KALASH AVOCAT

Pour Dany Moreau

 

Me Michel Décary

BCF

Pour Normand Brousseau

 

Dates d’audience : Mise en délibéré

7 et 8 juin 2023

16 juin 2023

 

AVIS :
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