Décision

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R. c. Corneillier

2019 QCCQ 6028

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

LOCALITÉ DE

MONTRÉAL

« Chambre criminelle et pénale »

N° :

500-01-188841-198

 

 

 

DATE :

30 septembre 2019

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

ROBERT MARCHI, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

LA REINE

Poursuivante

c.

SÉBASTIEN CORNEILLIER

Accusé

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]            La question qui se pose dans la présente affaire est la suivante : une personne, accusée avant le 19 septembre 2019 d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximum de moins de 14 ans, peut-elle, après le 19 septembre 2019, opter pour un procès devant « juge et jury » ou devant « juge seul » ET demander la tenue d’une enquête préliminaire?

 

 

JM 2125

[2]            Il faut savoir que depuis le 19 septembre 2019, un accusé a droit à la tenue d’une enquête préliminaire seulement si l’acte criminel dont il est accusé est passible d’une peine de 14 ans ou plus. C’est le sens des amendements apportés aux articles 535 et 536(2) du Code criminel (C.cr.) par l’entrée en vigueur des articles 238 et 239(1) de la Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois[1] (la Loi ou le projet de loi C-75).

[3]            Auparavant, une personne accusée d’un acte criminel pouvait généralement, sous réserve de certaines exceptions, demander la tenue d’une enquête préliminaire et dès lors, un juge de paix devait enquêter sur l’accusation. Ce n’est plus le cas.

[4]            Les articles 535 et 536(2) et dorénavant (2.1) C.cr. se lisent ainsi :

Enquête par le juge de paix

535 Lorsqu’un prévenu inculpé d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus est devant un juge de paix et qu’une demande a été présentée en vue de la tenue d’une enquête préliminaire au titre des paragraphes 536(4) ou 536.1(3), le juge de paix doit, en conformité avec la présente partie, enquêter sur l’accusation ainsi que sur tout autre acte criminel qui découle de la même affaire fondé sur les faits révélés par la preuve recueillie conformément à la présente partie.

Choix devant un juge de paix — actes criminels passibles d’un emprisonnement de 14 ans ou plus

536 […]

(2) Lorsqu’un prévenu est inculpé devant un juge de paix d’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus autre qu’une infraction mentionnée à l’article 469, le juge de paix, après que la dénonciation a été lue au prévenu, l’appelle à faire son choix dans les termes suivants :

Vous avez le choix d’être jugé par un juge de la cour provinciale sans jury et sans enquête préliminaire; ou vous pouvez choisir d’être jugé par un juge sans jury; ou encore vous pouvez choisir d’être jugé par un tribunal composé d’un juge et d’un jury. Si vous ne faites pas ce choix maintenant, vous êtes réputé avoir choisi d’être jugé par un tribunal composé d’un juge et d’un jury. Si vous choisissez d’être jugé par un juge sans jury ou par un tribunal composé d’un juge et d’un jury ou êtes réputé avoir choisi d’être jugé par un tribunal composé d’un juge et d’un jury, une enquête préliminaire ne sera tenue que si vous ou le poursuivant en faites la demande. Comment choisissez-vous d’être jugé ?

Choix devant un juge de paix — autres actes criminels

(2.1) Lorsqu’un prévenu est inculpé devant un juge de paix d’un acte criminel autre qu’un acte criminel passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus, qu’une infraction mentionnée à l’article 469 non passible d’un emprisonnement de quatorze ans ou plus ou qu’une infraction à l’égard de laquelle un juge de la cour provinciale a compétence absolue en vertu de l’article 553, le juge de paix, après que la dénonciation a été lue au prévenu, l’appelle à faire son choix dans les termes suivants :

Vous avez le choix d’être jugé par un juge de la cour provinciale sans jury; ou vous pouvez choisir d’être jugé par un juge sans jury; ou encore vous pouvez choisir d’être jugé par un tribunal composé d’un juge et d’un jury. Si vous ne faites pas ce choix maintenant, vous êtes réputé avoir choisi d’être jugé par un tribunal composé d’un juge et d’un jury. Comment choisissez-vous d’être jugé?

(Nos soulignements)

[5]            Dans le cas présent, le 1er mai 2019, une dénonciation comportant trois chefs d’accusation a été déposée contre l’accusé. Aucun des actes criminels qui y sont énoncés n’est punissable d’un emprisonnement de 14 ans ou plus.

[6]            Le 24 septembre 2019, alors que son dossier revenait au rôle de la Cour au stade de l’« orientation-déclaration », l’accusé a choisi son mode de procès[2] et a demandé la tenue d’une enquête préliminaire, ce à quoi la poursuite s’est objectée, alléguant que depuis le 19 septembre 2019, une personne accusée d’un acte criminel punissable de moins de 14 ans n’a plus droit à une enquête préliminaire.

[7]            À la question posée précédemment et pour les raisons qui suivent, le Tribunal estime que dans les circonstances, l’accusé n’a plus droit à la tenue d’une enquête préliminaire.

ANALYSE

[8]            D’entrée de jeu, il convient de noter que bien que la Loi contienne certaines dispositions transitoires, elle n’en contient pas relativement à la question qui nous est soumise. Il faut s’en remettre aux principes généraux et à l’effet des modifications[3].

[9]            Il faut donc décider si les amendements restreignant la tenue de l’enquête préliminaire s’appliquent uniquement aux personnes invitées à choisir leur mode de procès après le 19 septembre 2019 ou, aussi, comme dans le cas qui nous intéresse, aux personnes accusées avant le 19 septembre 2019 mais qui n’ont pas fait leur choix de mode de procès avant cette date.

[10]        Pour ce faire, il convient d’analyser la nature des amendements apportés par la Loi à la lumière de l’intention du législateur et des principes d’interprétation généralement reconnus.

[11]        S’il est quelque chose de clair dans ces amendements, c’est bien l’intention du législateur. À l’évidence, le législateur entend restreindre encore plus l’accès aux enquêtes de même que leur portée. En effet, en plus d’éliminer la possibilité pour l’accusé de demander la tenue d’une enquête préliminaire dans certains cas, ce que le Parlement a fait tout au cours des récentes années[4], la Loi accorde aussi au juge de paix présidant ces enquêtes de nouveaux pouvoirs visant à en restreindre la portée, voire la durée (voir notamment les nouveaux articles 537(1)i) et j), 537 (1.01), 549 (1.1) C.cr.) [5].

[12]        Ce faisant, il semble que le législateur veuille ainsi répondre à la réflexion de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Jordan selon laquelle « le Parlement voudra peut-être se pencher sur la question de la valeur des enquêtes préliminaires à la lumière des obligations accrues en matière de communication de la preuve »[6].

[13]        Par ailleurs, dans R. c. S.L.J., madame la juge Deschamps écrivait ceci eu égard à la nature véritable de l’enquête préliminaire[7] :

[21] Il est bien établi que le but de l’enquête préliminaire est de servir de mécanisme de filtrage permettant de déterminer si le ministère public dispose d’une preuve suffisante justifiant le renvoi du prévenu à procès : R. c. Hynes, 2001 CSC 82 (CanLII), [2001] 3 R.C.S. 623, par. 30, et R. c. Sazant, 2004 CSC 77 (CanLII), [2004] 3 R.C.S. 635, par. 14-16. Il n’existe toutefois pas de droit constitutionnel à l’enquête préliminaire ou au respect de ses résultats : R. c. Ertel (1987), 1987 CanLII 183 (ON CA), 35 C.C.C. (3d) 398 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi refusée, [1987] 2 R.C.S. vii;  R. c. Moore (1986), 1986 CanLII 4765 (MB CA), 26 C.C.C. (3d) 474 (C.A. Man.). […]

[14]        Elle poursuivait ensuite ainsi quant à la pertinence actuelle de l’enquête préliminaire[8] :

[23] En outre, depuis les arrêts R. c. Stinchcombe, 1991 CanLII 45 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 326, R. c. Egger, 1993 CanLII 98 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 451, R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, R. c. La, 1997 CanLII 309 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 680, R. c. Dixon, 1998 CanLII 805 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 244, et R. c. Taillefer, 2003 CSC 70 (CanLII), [2003] 3 R.C.S. 307, l’accusé a droit, en vertu de la Constitution, à la communication de tous les renseignements pertinents, droit par ailleurs distinct du droit à une enquête préliminaire. […]   Par conséquent, la fonction incidente de l’enquête préliminaire comme mécanisme de communication de la preuve a perdu une grande partie de sa pertinence : […]

[15]        L’accusé ne peut donc invoquer un « droit absolu » à la tenue d’une enquête préliminaire. Il s’agit d’un « droit » tout au plus relatif, qui peut aussi être mis en échec par l’intervention du Procureur général par la voie d’un acte d’accusation direct, et ce, « malgré le fait que le prévenu n’a pas eu la possibilité de demander la tenue d’une enquête préliminaire, que l’enquête préliminaire a débuté et n’est pas encore terminée ou voire même qu’une enquête préliminaire a été tenue et le prévenu a été libéré […] »[9].

[16]        Vu ce qui précède, je conclus que le « droit » d’un accusé à la tenue d’une enquête préliminaire dans des circonstances données ne constitue pas « un droit substantiel » au sens de l’arrêt Dineley, dans lequel la Cour suprême du Canada a conclu que le législateur avait effectivement porté atteinte à un tel droit substantiel en adoptant une nouvelle mesure législative influant sur le contenu ou sur l’existence d’un moyen de défense. Ce n’est pas le cas ici[10]. La modification législative s’applique rétroactivement, donc, au cas de l’accusé dans le présent dossier. Il est donc régi par les nouveaux articles 535 et 536 (2) et (2.1) C.cr.

[17]        Il est exact que le législateur est présumé ne pas vouloir intervenir rétroactivement sur des « droits acquis » ou « vested right ». Certaines décisions provenant de l’Ontario en constituent une excellente illustration[11]. Dans ces affaires, c’est aussi pour des raisons d’équité ou de fairness que les cours ont accepté de tenir les enquêtes préliminaires fixées suite au choix et à la demande des accusés. Dans R. v. Fraser par exemple, le juge écrit ceci :

[25] I also find that the respondents’ right to a preliminary inquiry has vested.  A right vests when the conditions precedent for exercising the right have all been satisfied: R. v. Puskas; R. v. Chatwell, 1998 CanLII 784 (SCC), [1998] 1 S.C.R. 1207, at para. 14-15.  For the right to a preliminary inquiry to vest, the Crown must elect to proceed by indictment, the accused must elect a mode of trial other than by a provincial court judge, and the accused must request a preliminary inquiry.  All of these conditions have been satisfied for each of the respondents.  To borrow Professor Sullivan’s language, the respondents’ were each invited to request a preliminary inquiry under the rules that existed when they made their elections.  Having relied on the rules, it would be unfair to the respondents to change those rules mid-stream.

[18]        Cela étant, pour qu’un droit puisse être considéré comme « un droit acquis », encore faut-il qu’il ait été exercé. Dit simplement, il doit avoir été acquis pour être acquis! En effet, un droit ne peut être considéré comme acquis simplement parce qu’il existe et que l’accusé a eu la possibilité de l’invoquer dans l’avenir[12] :

[34]  A right is not considered vested just because there is a possibility of an accused person having the opportunity to assert it in the future. But where the individual’s situation is tangible and concrete, and the legal situation has crystallized or has been “sufficiently constituted” by the time of the new enactment, the right may be seen to be vested or acquired such that it is presumed Parliament did not intend to interfere without saying so expressly. Put another way, when all the conditions precedent are met, the right can be said to be acquired, but not before.

[19]        POUR CES RAISONS le Tribunal conclut que l’accusé dans la présente affaire n’a pas droit à la tenue d’une enquête préliminaire. Le Tribunal est donc prêt à fixer une date de procès, le cas échéant.

 

 

 

 

__________________________________

JUGE ROBERT MARCHI, J.C.Q.

 

Me France Duhamel

Bureau de la directrice des poursuites criminelles et pénales

Procureure de la poursuivante

 

Me Nicolas Welt

Procureur de l’accusé

 

 

Date de l’audience :

27 septembre 2019

 



[1]     L.C. 2019 c. 25.

[2]     Le Tribunal n’a pas noté le mode de procès demandé par l’accusé.

[3]     R. c. Dineley, 2012 CSC 58.

[4]     Voir ce qu’écrivait à ce propos la Cour suprême dans R. c. S.L.J., 2009 CSC 14, paragr. 24.

[5]     Voir notamment les articles 536.4(2) et 536.5 C.cr.

[6]     R. c. Jordan, 2016 CSC 27, paragr. 140.

[7]     R. c. S.L.J., précité, note 4, paragr. 21.

[8]     Id., paragr. 23.

[9]     Art. 577 C.cr.

[10]    Pour un autre exemple de droit « non-substantiel (élimination des récusations péremptoires dans le choix de jury) qui s’applique rétroactivement : R. v. Chouhan, 2019 ONDC 5512; R. v. Thomas Lako and William McDonald, 2019 ONSC 5362. Contra : R. v. Subramaniam, 2019 BCSC 1601. Pour un autre exemple, voir aussi : R. v. Hafeez, 1996 CanLII 437 (OCA).

[11]    R. v. R.S. (ou Shewsh), 2019 ONCJ 629; R. v. Fraser, 2019 ONCJ 652; R. v. N.F., 2019 ONCJ 656; contra R. v. A.S, 2019 ONCJ 655, dans laquelle le juge décide que la Cour n’a pas juridiction pour tenir une enquête préliminaire dans un cas où le choix avait été fait avant le 19 septembre 2019 et dans lequel la tenue de l’enquête avait été fixée après le 19 septembre.

[12]    R. v. N.F., précité, note 11. Voir aussi R. c. Puskas, 1988 CanLII 784.

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