Décision

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Proulx c. Martineau

2015 QCCA 472

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-023583-131

(500-17-058035-109)

 

DATE :

16 MARS 2015

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.Q.

CLAUDE C. GAGNON, J.C.A.

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 

 

GILLES PROULX

LE JOURNAL DE MONTRÉAL (Corporation Sun Média)

APPELANTS - défendeurs

c.

 

LUCIE MARTINEAU

INTIMÉE - demanderesse

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           Les appelants se pourvoient contre un jugement rendu le 12 avril 2013 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Robert Mongeon), qui condamne l’appelant Gilles Proulx à verser à l’intimée Lucie Martineau 45 000 $ en dommages moraux et punitifs pour atteinte à la réputation découlant d’une chronique publiée dans le Journal de Montréal en février 2010;

[2]           Pour les motifs de la juge Marcotte auxquels souscrivent les juges Duval Hesler et Gagnon;

LA COUR :

[3]           ACCUEILLE l’appel, avec dépens;

[4]           INFIRME le jugement rendu le 12 avril 2013 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Robert Mongeon);

[5]           REJETTE la requête introductive d’instance, avec dépens.

 

 

 

 

NICOLE DUVAL HESLER, J.C.Q.

 

 

 

 

 

CLAUDE C. GAGNON, J.C.A.

 

 

 

 

 

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 

Me Bernard Pageau

Me Éric Meunier

QUÉBÉCOR MÉDIA INC.

Pour les appelants

 

Me Jacqueline Bissonnette
Me Sophie Brochu

POUDRIER BRADET, AVOCATS

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

Le 27 janvier 2015


 

 

MOTIFS DE LA JUGE MARCOTTE

 

 

[6]           Les appelants se pourvoient contre un jugement rendu le 12 avril 2013 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Robert Mongeon), qui condamne l’appelant Gilles Proulx à verser à l’intimée Lucie Martineau 45 000 $ en dommages moraux et punitifs pour atteinte à la réputation découlant d’une chronique publiée dans le Journal de Montréal en février 2010.

CONTEXTE

[7]           L’appelant Gilles Proulx est un polémiste connu. Autrefois animateur d’émissions radiophoniques, il publie des chroniques d’opinion tous les vendredis dans les pages du Journal de Montréal.

[8]           L’intimée Lucie Martineau est présidente du Syndicat de la fonction publique du Québec (« SFPQ ») depuis 2008.

[9]           En janvier 2010, le SFPQ, qui compte 40 000 membres, négocie une nouvelle convention collective. Face à la menace du gouvernement d’abolir la banque de congés de maladie accumulés par ses syndiqués, certains envisagent de quitter la fonction publique et de bénéficier des congés accumulés plutôt que de les perdre.

[10]        Le 2 février 2010, le journaliste Michel Hébert publie un article dans le Journal de Montréal intitulé « Des milliers de fonctionnaires veulent prendre leur retraite ». Cet article rapporte notamment une déclaration publique de Lucie Martineau concernant les congés de maladie accumulés par les fonctionnaires :

Nous n’avons par encore de chiffres précis, mais partout, les appels se comptent par centaines. Des milliers de personnes veulent quitter. C’est pareil comme en 1996 », insiste la présidente du Syndicat de la fonction publique, Lucie Martineau, porte-parole de l’Intersyndicale des services publics.

[…]

Inquiets de la perte de leurs précieux congés, les fonctionnaires et les professionnels se sont précipités aux différents services des ressources humaines. Au Revenu, aux Transports, aux Ressources naturelles, partout c’est « la ruée vers la sortie » affirme Mme Martineau.

Le gouvernement est en train de commettre l’erreur de Lucien Bouchard », dit-elle.

[…]

« Les gens veulent partir. Ces congés, ils les ont accumulés parce qu’ils étaient au travail. C’était pour encourager l’assiduité. Maintenant, les gens veulent s’en aller. On a des courriels par centaines ces jours-ci. Je ne comprends pas comment ils ont fait pour ne pas voir ça », déplore Lucie Martineau qui espère plutôt « des mesures de rétention, pas des mesures de détention ».[1]

[Je souligne.]

[11]        Le 5 février 2010, en réaction à cet article, Gilles Proulx publie dans le Journal de Montréal une chronique intitulée « Qui est malade? Le fonctionnaire ou la fonction publique? » où il exprime son désaccord face à la syndicalisation dans la fonction publique et tient également des propos qui visent directement Lucie Martineau et les déclarations qu’elle a faites aux médias trois jours plus tôt. Il convient de reproduire intégralement le texte de la chronique en soulignant les passages litigieux :

Qui est malade? Le fonctionnaire ou la fonction publique?

            La syndicalisation, je n’ai rien contre… sauf pour les employés de l’État! Révisons les codes et les chartes, mais corrigeons l’erreur de Jean Lesage : retirons le droit de grève à ceux qui sont en trop bonne position de faire chanter nos élus et d’oublier que leur vrai patron, c’est le peuple. Les malheureux n’auraient plus qu’à aller se syndiquer… dans le secteur privé!

            Quelle bonne nouvelle ai-je apprise mardi dernier! Des milliers de fonctionnaires du gouvernement du Québec veulent se hâter de quitter leurs fonctions de crainte qu’après l’échéance de leur convention, leur banque de « congés de maladie » fonde comme neige au soleil. Les rats songent à quitter le navire. Ça donne une idée de leur sens des valeurs.

            Ces fonctionnaires affamés de salaire-pour-rien-faire ont accumulé ces « congés de maladie » parce qu’ils ne s’en sont pas encore prévalus, une bonne santé leur ayant permis de travailler comme presque tout le monde depuis Mathusalem.

            Ces jours de paie supplémentaires pour ceux qui ont déjà été payés normalement servent à « encourager l’assiduité », nous assure effrontément Lucie Martineau, la présidente du Syndicat de la fonction publique. Quelle « Tartuffe », cette femme! Que fait Lucie Martineau de ceux qui paient des impôts et des taxes pour elle et les siens sans avoir eux-mêmes de tels privilèges?

            Si Robin des Bois revenait sur terre, il décocherait sa première flèche aux apparatchiks comme Lucie Martineau. C’est anormal qu’il soit devenu « normal » qu’autant de ronds-de-cuir prennent une « sabbatique » de six ou sept mois, avec plein salaire, juste avant de prendre leur vraie retraite. Le petit « ouernement » a payé annuellement 4 millions de ces bizarres « congés de maladie pour personnes en santé ». Bannissons les syndicats de la fonction publique.

            Comment se fait-il que la Charte des droits et libertés ne donne pas aux gens le droit ou la liberté de choisir s’ils veulent ou non adhérer à un syndicat? Pour l’instant, même si cela contrevient à leurs convictions, il sont obligés de payer des cotisations à la centrale, qui a le monopole sur leurs collègues. On sait fort bien que si une telle liberté existait, les syndicats verraient leurs effectifs passer de 40% à 20% de la population.

L’ERREUR DE LESAGE

            Même sous Duplessis, avant la syndicalisation, les gens enviaient déjà les fonctionnaires pour leurs emplois garantis à vie et pour leur pouvoir. « On dénonce le peu de salaire que le gouvernement paie, mais tout le monde se bat pour venir travailler pour le gouvernement », rétorquait Duplessis à ceux qui insistaient pour laisser les employés de l’État se syndiquer.

            C’est une GROSSE erreur que Jean Lesage a commise de laisser entrer les syndicats dans l’État. C’est ainsi que les privilégiés naturels du système ont hérité d’une arme pour faire chanter les élus et suer le peuple! L’ « équipe du tonnerre » de M. Lesage ne prévoyait pas que les foudres syndicales frapperaient si souvent les cibles les plus vulnérables : le petit peuple sans parapluie et les élus sans paratonnerre.

L’otage principal des syndicats dans l’État, c’est le Parti québécois. En ce moment, parce que Jean Charest accommode si bien les syndicats, le PQ n’a comme plus de « raison d’être »… C’est sans doute Jean Charest qui va gagner les prochaines élections, parce qu’il va céder bientôt au chantage de Lucie Martineau et de sa clique. Après tout, Jean Charest n’a-t-il pas dit, au récent sommet de Lévis, que le Parti libéral s’entend très bien avec les syndicats?[2].

[Je souligne.]

[12]        Gilles Proulx explique qu’il n’a pas fait de recherche avant de rédiger sa chronique et qu’il s’est basé sur ce qu’il appelle « la culture populaire publique », soit l’information portant sur la question des congés de maladie des fonctionnaires présentée par divers médias. Il indique avoir travaillé avec un réviseur qui a modifié en partie la ponctuation et la syntaxe de sa chronique avant la publication.

[13]        Il reconnaît que l’éthique journalistique interdit de dénigrer indûment une personne ou un groupe. Il précise cependant que sa chronique visait Lucie Martineau en tant que présidente du SFPQ, en sa qualité de personnalité publique et non à titre personnel, et que les mots choisis avaient pour but de s’en prendre à l’aspect comédie de son intervention à l’égard des jours de congé des fonctionnaires, de même qu’à l’hypocrisie de tenter de protéger un privilège en parlant de vertus, sans en mentionner le coût pour les contribuables.

[14]        Dans le cadre de son témoignage, Lucie Martineau affirme sa bonne réputation, tant professionnelle que personnelle et l’importance de cette réputation, considérant son rôle dans le milieu syndical. Elle reconnaît être une personnalité publique et admet qu’elle peut faire occasionnellement l’objet de caricatures et de satires. Toutefois, personne n’a, selon elle, porté atteinte à son intégrité professionnelle comme l’a fait Gilles Proulx en laissant entendre qu’elle est une menteuse, une hypocrite et une profiteuse et en perpétuant des stéréotypes négatifs à propos des fonctionnaires. Elle admet cependant que la chronique n’a pas eu de répercussions sur sa vie familiale, sociale ou professionnelle, ni sur sa santé mentale.

[15]        Le 8 mars 2010, ses procureurs envoient une lettre de mise en demeure aux appelants leur demandant de se rétracter dans les 24 heures, ce qu’ils ne font pas. Le 30 avril 2010, Lucie Martineau dépose une requête introductive d’instance en Cour supérieure par laquelle elle réclame 100 000 $ en dommages moraux et 25 000 $ en dommages punitifs contre Gilles Proulx et le Journal de Montréal (Corporation Sun Média).

[16]        L’affaire procède les 4 et 5 octobre 2012. Par jugement rendu le 12 avril 2013, le juge Mongeon accueille le recours et condamne Gilles Proulx à verser la somme de 45 000 $ à Lucie Martineau en dommages moraux et punitifs. Les appelants se pourvoient à l’encontre du jugement.

JUGEMENT ENTREPRIS

[17]        Le juge conclut que les propos de Gilles Proulx à l’égard de Lucie Martineau sont injurieux et ne contribuent pas à la compréhension que peut avoir un citoyen ordinaire de l’opinion de l’auteur. Il retient que Gilles Proulx est un journaliste chevronné qui manie très habilement la langue française et que son choix de mots et d’images littéraires ne tient pas du hasard. Il signale que sa liberté d’expression ne lui permet pas de porter atteinte à l’intégrité de l’intimée et détermine que ses propos étaient inutiles pour sa chronique et visaient à porter atteinte à l’intégrité de Lucie Martineau, qu’il a volontairement et intentionnellement injuriée.

[18]        Sur le volet des dommages, le juge réfère à deux jugements rendus contre Gilles Proulx en 1996 et 2002, pour des propos tenus alors qu’il était animateur de radio et où il a été condamné à des dommages moraux de 20 000 $ et 50 000 $ respectivement[3]. Il insiste ensuite sur le rôle de Lucie Martineau à titre de présidente d’un syndicat de 40 000 membres « qui comptent sur sa crédibilité et sa probité pour que leur message passe »[4] et conclut qu’elle a senti les contrecoups de l’article injurieux même si, suivant la preuve qu’il relate, elle n’a subi ni sarcasme ni insinuation ou commentaires directs ou indirects qui puissent laisser penser que les gens ont cru les propos injurieux.

[19]        Après avoir énoncé les huit critères reconnus par la jurisprudence et réitérés par la juge St-Pierre dans l’affaire Graf c. Duhaime[5], le juge lui octroie 20 000 $ en dommages moraux et 25 000 $ en dommages punitifs, en raison de la nature intentionnellement injurieuse des propos de Gilles Proulx et de leur caractère gratuit et inutile. Il considère, à cet égard, l’objectif dissuasif des dommages punitifs et le fait que le chroniqueur ne semble pas avoir appris de ses erreurs, bien que déjà condamné à deux reprises par les tribunaux, notamment en 2002 dans l’affaire Bertrand c. Proulx[6].

[20]        Bien que le recours soit dirigé à la fois contre Gilles Proulx et le Journal de Montréal (Corporation Sun Media) et que le juge « accueille l’action », la condamnation ne cible que Gilles Proulx, pour un montant total de 45 000 $.

QUESTIONS EN LITIGE

[21]        Les appelants soulèvent six moyens qu’il convient de regrouper sous trois questions principales :

1)       Le juge d’instance a-t-il erré dans l’appréciation de la faute du chroniqueur?

2)       Le juge d’instance a-t-il erré dans l’appréciation du caractère diffamatoire de sa chronique?

3)       Le juge d’instance a-t-il erré en octroyant à l’intimée des dommages moraux et punitifs?

ANALYSE

1)  Le juge d’instance a-t-il erré dans l’appréciation de la faute du chroniqueur?

[22]        Les appelants reprochent au juge d’avoir ignoré le contexte global du texte de la chronique dans le cadre de l’analyse de la faute et d’avoir omis de tenir compte des explications de Gilles Proulx concernant les circonstances entourant la rédaction de sa chronique, sa démarche de chroniqueur de même que le sens des mots utilisés. Il a par ailleurs omis d’indiquer que la chronique se voulait une réponse aux déclarations publiques de Lucie Martineau et erré en appliquant le critère du citoyen ordinaire plutôt que celui de la personne raisonnable, pour déterminer si le chroniqueur avait commis une faute. Finalement, compte tenu du sujet traité qui était d’intérêt public et visait une personnalité publique, il a erré en qualifiant la chronique d’injurieuse, contrairement à la position adoptée par cette Cour dans l’affaire Genex communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo[7].

[23]        J’estime que ce moyen d’appel est fondé. Je m’explique.

[24]        Le droit civil québécois ne prévoit pas de recours particulier en cas d’atteinte à la réputation. Ce sont les règles générales de la responsabilité civile extracontractuelle codifiées à l’article 1457 du Code civil du Québec qui régissent les recours en diffamation[8]. Dans ce contexte, la preuve de propos attentatoires à la réputation ne suffit pas à engager la responsabilité civile de l’auteur, si la faute de ce dernier n’est pas démontrée.

[25]        En matière de diffamation, la faute peut résulter de deux types de conduite, soit la malveillance ou la négligence :

La première est celle où le défendeur, sciemment, de mauvaise foi, avec intention de nuire, s’attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à l’humilier, à l’exposer à la haine ou au mépris du public ou d’un groupe ce qui correspond à l’ancienne notion de délit. La seconde résulte d’un comportement dont la volonté de nuire est absente, mais où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie. Ce qui correspondait au quasi-délit. Les deux conduites donnent ouverture à responsabilité et droit à réparation, sans qu’il existe de véritables différences entre elles sur le plan du droit[9].

[Je souligne.]

[26]        L’appréciation de la faute requiert une analyse contextuelle des faits et des circonstances et doit tenir compte des deux valeurs fondamentales qui s’opposent : la liberté d’expression et le droit à la réputation[10].

[27]        Dans un contexte journalistique, l’appréciation de la faute se rapproche généralement de celle des professionnels et comporte l’évaluation du respect des normes journalistiques[11]. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’une chronique, qui s’avère plutôt un mélange d’éditorial et de commentaire qui permet l’expression d’opinions, de critiques et de prises de position, et peut même parfois faire place à l’humour et la satire[12], le comportement du journaliste ne relève pas des normes journalistiques. Le juge Dalphond signalait d’ailleurs cette distinction dans l’affaire Genex communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo[13] :

[29]      Dans WIC Radio, précité, la Cour suprême a eu l'occasion de se prononcer sur la nature de l'équilibre à établir entre la liberté d'expression d'un animateur de radio et le droit à la dignité de la personne qui fait l'objet de commentaires (paragr. 14). Elle y mentionne l'importance de distinguer en matière de diffamation entre le reportage journalistique qui présente des faits et le commentaire d'événements (paragr. 26), lequel peut prendre plusieurs formes : éditorial, émission-débat radiophonique, tribune radiophonique, caricature, émission satirique. Elle souligne aussi que les règles régissant la défense de commentaire loyal accordent une grande latitude aux commentateurs (paragr. 25). Elle retient ensuite qu'il est permis à l'égard de questions d'intérêt public d'exprimer un commentaire diffamatoire, si une personne, si entêtée soit-elle dans ses opinions et ses préjugés, pouvait honnêtement exprimer ce commentaire vu les faits prouvés, ajoutant qu'il s'agit d'un critère objectif qui n’est pas très exigeant (paragr. 49-50). Cependant, l'auteur du commentaire diffamatoire perdra cette protection si la victime prouve qu'il a agi avec malveillance (paragr. 52-53). Elle conclut que si les commentaires de l'animateur de la station WIC étaient diffamatoires et peuvent être considérés d'une virulence malsaine (paragr. 56), ils sont néanmoins permis dans une société libre et démocratique.

[30]      Dans une opinion concurrente, le juge LeBel rappelle que même s'il est parfois difficile de distinguer un fait (reportage journalistique) d’un commentaire, cette distinction a son importance car la nature subjective du commentaire atténue généralement l’atteinte à la réputation d’autrui par rapport à un énoncé de fait objectif, ce dernier étant plus susceptible d’influencer le public qu’un commentaire (WIC Radio, paragr. 71).

[Je souligne.]

[28]        S’il reconnaît que l’affaire WIC Radio inc. c. Simpson[14] émane de la Common Law, il n’en admet pas moins les « repères utiles » lorsqu’il s’agit de déterminer si le journaliste a respecté les règles de conduite qui s’imposent :

[31]      Bien sûr, cet arrêt rendu sous le régime de la common law ne s'applique pas directement en droit civil québécois où la défense de commentaire loyal n'existe pas (Prud'homme c. Prud'homme, [2002] 4 R.C.S. 663 , p. 697-699) et où tout se joue au niveau de la caractérisation du comportement reproché comme fautif au sens de l'art. 1457 C.c.Q. Il fournit néanmoins des repères utiles afin de déterminer dans quelles circonstances il y a lieu de conclure que la personne qui a tenu les propos reprochés n'a pas respecté « les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui ». C'est d'ailleurs ce qu'a fait récemment la Cour dans Diffusion Métromédia CMR inc. c. Bou Malhab, 2008 QCCA 1938 , paragr. 38 (autorisation d'appeler accueillie par la Cour suprême). Il fournit aussi des repères quant à la quantification du préjudice, notamment en soulignant que celui associé à des commentaires pouvant être bien moindre que celui découlant d’une allégation factuelle non fondée.

[32]      En l’espèce, à la différence de l’affaire Société Radio-Canada c. Radio Sept-Îles inc., [1994] R.J.Q. 1811 (C.A.), l’auteur des propos litigieux n’est pas un journaliste dont la nature fautive du comportement s’apprécie en fonction des normes journalistiques professionnelles : Néron c. Chambre des notaires, [2004] 3 R.C.S. 95, mais un commentateur public dont la responsabilité ne peut découler que d’un abus de sa liberté d’expression.

[Je souligne.]

[29]        En effet, dans le contexte du commentaire public, la conduite de l’auteur doit être évaluée en fonction du critère de la personne raisonnable, en considérant à la fois le droit à la liberté d’expression et le droit à la réputation, à la vie privée et à l’honneur[15].

[30]        La Cour suprême a d’ailleurs maintes fois reconnu le rôle crucial de la liberté d’expression dans notre société démocratique[16]. Cependant, comme tout droit fondamental, la liberté d’expression n’est pas absolue; elle est limitée, entre autres, par le droit à la réputation. Comme il n’existe pas de point d’équilibre parfait entre la protection de la liberté d’expression et de la réputation[17], les tribunaux doivent considérer l’atteinte à la réputation alléguée en portant une attention particulière au contexte et, dans certains cas, la tenue d’opinions même exagérées peut être tolérée, tel que le signale la juge Deschamps dans l’arrêt Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc. :

[31]      Le juge chargé de l'évaluation de la faute impose à l'auteur des propos le comportement qu'une personne raisonnable aurait eu dans les circonstances. En matière de diffamation, le juge tient compte du droit à la liberté d'expression de l'auteur des propos. Il tolérera même, dans certains cas, que celui-ci ait émis des opinions exagérées.[18]

[31]        Par ailleurs, si le fait qu’une personne choisit de participer à la vie publique ne confère pas de licence pour porter atteinte à sa réputation et à son honneur[19], il est aussi établi que les personnalités publiques doivent démontrer un niveau de tolérance plus élevé en raison de leur engagement public qui les expose inévitablement à la critique, aux plaisanteries et à la satire, que notre Cour a déjà qualifié de « risques du métier »[20]. Le juge LeBel signalait d’ailleurs ce qui suit dans l’affaire WIC Radio[21] :

[75]      Les personnes qui participent aux débats sur des questions d’intérêt public doivent s’attendre à une réaction de la part du public. D’ailleurs, l’exercice du droit à la libre expression vise souvent à laisser place aux réactions du public. Dans le contexte de tels débats (et au risque d’associer plusieurs métaphores), on s’attend à ce que les personnages publics n’aient pas l’épiderme trop sensible et qu’ils ne crient pas facilement au scandale lorsque le débat s’enflamme. Je ne suggère pas que l’atteinte à la réputation doive être la rançon nécessaire d’une participation à la vie publique. Il s’agit plutôt de reconnaître que ce qui peut nuire à la réputation d’un simple citoyen n’aura pas nécessairement le même effet sur celle d’une personnalité mieux connue et qui a sans doute eu de nombreuses occasions d’exprimer une opinion contraire.

[Je souligne.]

[32]        Tout est donc affaire de contexte et il m’apparaît qu’en l’espèce le juge de première instance a omis d’en tenir compte.

[33]        Avec égards, j’estime qu’il a commis une erreur en concluant que le chroniqueur a été fautif en tenant des propos injurieux à l’égard de Lucie Martineau et qu’il a fait preuve d’intention malveillante à son endroit en « personnalisant le débat » par des propos inutiles à la compréhension de sa chronique.

[34]        D’abord, sa conclusion à l’égard de l’intention malveillante et intentionnelle n’est pas soutenue par la preuve, en plus d’être contraire à la présomption de bonne foi édictée à l’article 2805 C.c.Q. En effet, ni les pièces ni le témoignage de Lucie Martineau ne démontrent une intention malveillante de Gilles Proulx. De plus, ce dernier a témoigné de son intention lors de la rédaction de sa chronique et affirme qu’il cherchait à répondre aux déclarations publiques de l’intimée en faisant appel à différentes images et figures de style pour dénoncer l’aspect théâtral de ses interventions à titre de présidente du SFPQ, tout en soulignant que ses attaques ne la visaient pas sur le plan personnel.

[35]        En l’absence d’une preuve prépondérante établissant la mauvaise foi de Gilles Proulx lors de la rédaction de sa chronique, j’estime que le juge ne pouvait conclure à la présence d’une intention malveillante de sa part, en déduisant une volonté de nuire du seul fait qu’il est un journaliste d’expérience qui manie la langue française avec habileté. Suivant les principes applicables en matière de diffamation, il devait en outre déterminer si, en l’absence d’une volonté de nuire, Gilles Proulx avait néanmoins porté atteinte à la réputation de l’intimée par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie. Pour ce faire, il devait utiliser le critère objectif de la personne raisonnable dans l’évaluation de la conduite de l’appelant en fonction de celle d’une personne avisée, diligente et attentive aux droits d’autrui placée dans des circonstances similaires[22].

[36]        Or, dans son jugement, lorsqu’il aborde la faute, le juge réfère abondamment au critère du citoyen ordinaire plutôt qu’au critère de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances que le chroniqueur. Il s’exprime ainsi :

            a)         La faute du Défendeur

[31]      Il m’apparaît clair et non-équivoque que les propos du Défendeur Proulx à l’endroit de la Demanderesse Martineau sont insultants et injurieux. Pour s’en convaincre, le « citoyen ordinaire » qui lit la chronique de Gilles Proulx du 5 février 2010 :

a)   comprend fort bien le message sans que l’on fasse spécifiquement référence à la Demanderesse ;

b)   ne peut conclure autrement que l’attaque dirigée contre la Demanderesse est faite dans l’intention de la blesser.

[37]        Il faut également rappeler que, d’entrée de jeu dans sa chronique, Gilles Proulx écrit « Quelle bonne nouvelle ai-je appris mardi dernier! », de manière à laisser comprendre à ses lecteurs qu’il exprime une opinion sur un enjeu d’actualité. Par sa chronique, il réagit aux déclarations publiques de Lucie Martineau à titre de présidente du syndicat. Lorsqu’il témoigne, il précise qu’il n’a fait aucune recherche journalistique avant d’écrire sa chronique, s’étant basé exclusivement sur l’information rapportée dans divers médias, dont l’article du journaliste Michel Hébert publié dans les jours qui précèdent par le Journal de Montréal.

[38]        À mon avis, et ceci dit avec égards pour le juge d’instance, le texte de Gilles Proulx, lu dans son ensemble, présente un point de vue sur un sujet d’intérêt public qui peut se défendre. Son opinion ne peut être qualifiée de déraisonnable dans le contexte de l’article, alors que le ton utilisé ne va pas au-delà de ce qui est acceptable : les mots « Tartuffe », « apparatchiks » et « chantage » constituent une forme de caricature verbale qui ne dépasse pas les bornes de la critique permise à l’égard des personnalités publiques dans le cadre d’une société démocratique[23]. Conclure autrement m’apparaît susceptible de museler à excès les commentateurs publics et de sonner le glas de la critique dans notre société, pour paraphraser les propos de notre Cour dans l’affaire Société Saint-Jean-Baptiste c. Hervieux-Payette[24].

[39]        L’utilisation des termes choisis n’est certainement pas pire que l’usage du mot « tortionnaire » en référence à une conseillère syndicale dans le cadre d’une tentative de syndicalisation. Or, notre Cour n’a pas jugé l’emploi de ce terme abusif dans l’affaire Confédération des syndicats nationaux c. Jetté[25] et signalait à cette occasion que le milieu des relations patronales-syndicales ou des relations intersyndicales donnait assez fréquemment l’exemple d’un « langage dur, qui verse volontiers dans « l’excès et l’hyperbole ». Il peut d’ailleurs paraître étonnant que la présidente du SFPQ ait été blessée à ce point par les propos du chroniqueur en l’espèce.

[40]        Les propos de Gilles Proulx n’ont rien de comparable avec les qualificatifs qu’il avait lui-même utilisés sur les ondes radio pour critiquer l’avocat Guy Bertrand, en traitant ce dernier de « menteur », « fanatique », « hystérique », « Méphisto » et de « malade mental »[26]. Ils ne peuvent davantage être comparés à la campagne de dénigrement à laquelle s’était livré l’animateur de radio Fillion dans l’affaire Chiasson[27].

[41]        Les propos litigieux ont ici été tenus en réaction à un reportage journalistique qui portait sur les banques de congés de maladie des fonctionnaires. Même s’il s’agit de propos que Lucie Martineau a jugés blessants, je ne peux pour autant conclure, comme l’a fait le juge d’instance, que la chronique dénigre indûment l’intimée.

[42]        J’estime donc que la conclusion du juge voulant que Gilles Proulx ait volontairement et intentionnellement injurié l’intimée est erronée, tout comme sa conclusion d’une conduite fautive du chroniqueur dans le contexte d’un commentaire public portant sur un enjeu d’actualité.

2)  Le juge d’instance a-t-il erré dans l’appréciation du caractère diffamatoire de la chronique?

[43]        Les appelants soutiennent que le juge a omis d’évaluer le caractère diffamatoire des propos en faisant appel au critère du citoyen ordinaire. L’eut-il fait, il aurait conclu que le citoyen ordinaire était susceptible de comprendre que la chronique était caricaturale et que le vocabulaire choisi tenait d’images et de figures de style qui visaient à critiquer la déclaration de la présidente d’un syndicat dans le cadre d’un débat de société sur les banques de congés de maladie des fonctionnaires. Au surplus, ils prétendent que le juge n’a pas appliqué les principes régissant la liberté d’expression et son rôle fondamental dans notre société libre et démocratique, conformément aux enseignements de la Cour d’appel et de la Cour suprême sur la question.

[44]        Dans une action en diffamation, les dommages ont pour objectif de compenser l’atteinte à la réputation et de réparer l’humiliation, le mépris, la haine ou le ridicule dont la victime a fait l’objet[28]. Le préjudice résultant de la diffamation, l’atteinte à la réputation, est donc intrinsèque au recours[29]. Afin d’évaluer ce préjudice, le juge doit déterminer si, à la suite des propos diffamatoires, un citoyen ordinaire porte moins d’estime pour la victime[30]. Les propos de la juge Deschamps dans l’arrêt Bou Malhab nous éclairent à ce sujet :

[31] […] Lorsqu'il évalue le préjudice, le juge tient également compte du fait que le citoyen ordinaire a bien accepté la protection de la liberté d'expression et que, dans certaines circonstances, des propos exagérés peuvent être tenus, mais il doit aussi se demander si le citoyen ordinaire voit diminuer l'estime qu'il porte à la victime.[31]

[45]        Dans le jugement entrepris, le juge conclut que les propos litigieux sont injurieux à leur face même, en isolant chaque mot contesté pour en déterminer le sens. Voici ce qu’il dit :

[33]      Or, comme chacun sait, la liberté d’expression de Gilles Proulx cesse lorsqu’il envahit l’intégrité de Lucie Martineau.

[34]      Lorsqu’il utilise l’épithète « effrontément » pour décrire et identifier Lucie Martineau, c’est une injure.

[35]      « Quelle Tartuffe cette femme » est une autre injure.

[36]      Identifier Lucie Martineau comme une « apparatchik » est péjoratif. Cela laisse supposer qu’elle est à la solde d’une clique.

[37]      Suggérer que le Premier ministre du Québec « va céder bientôt au chantage de Lucie Martineau et de sa clique » suggère que la présidente d’un important syndicat se livre à des manœuvres de chantage. C’est une accusation dégradante autant qu’inutile.

[…]

[44]      Traiter quelqu’un d’« apparatchik » , c’est l’associer à un « membre influent du parti communiste soviétique » dans ce qu’il a de moins intéressant. C’est traiter Lucie Martineau de « femme d’appareil, servile et carriériste »

[45]      La référence à « Tartuffe » pour décrire « cette femme » qu’est la Demanderesse, c’est l’associer à une personne hypocrite, de fausse dévote, de bigote.

[46]      Accuser une présidente de syndicat de faire du chantage auprès du Premier ministre ne fait rien pour relever l’attaque inappropriée du Défendeur envers la Demanderesse.

[47]      Mais, tel qu’indiqué ci-haut, ce qui me frappe le plus dans toute cette affaire, c’est l’inutilité de l’attaque personnelle du Défendeur Proulx envers la Demanderesse. Encore une fois, force est de remarquer que la force du message du journaliste était tout à fait claire et précise sans qu’il soit nécessaire qu’il attaque (car c’est de cela dont il s’agit) la présidente du syndicat, sauf s’il tenait à s’en prendre à elle personnellement. L’attaque devient alors intentionnelle et les injures n’en sont que plus fautives.

[46]        Ce faisant, il s’écarte à mon avis des enseignements de la Cour suprême dans l’affaire Prudhomme c. Prud’homme[32], où la Cour rappelle qu’il y a lieu évaluer les propos à la lumière de l’ensemble de la chronique et du contexte en vue d’en déterminer les effets des allégations ou insinuations dans l’esprit du citoyen ordinaire. Elle y souligne avec approbation l’approche du juge Senécal dans l’affaire Beaudoin c. La Presse ltée[33] :

Les mots doivent d’autre part d’interpréter dans leur contexte. Ainsi, « il n’est pas possible d’isoler un passage dans un texte pour s’en plaindre, si l’ensemble jette un éclairage différent sur cet extrait. »

[47]        Selon le juge d’instance, le citoyen ordinaire conclurait, en lisant la chronique, que les propos sont injurieux : d’une part, parce que les références spécifiques à l’intimée ne sont pas nécessaires à la bonne compréhension de l’opinion du chroniqueur et, d’autre part, parce qu’il est évident que l’attaque dirigée contre l’intimée est faite dans l’intention de la blesser.

[48]        En outre, selon lui, la chronique affecte directement la capacité de l’intimée d’accomplir son travail à titre de présidente d’un syndicat de 40 000 membres. Il n’emploie cependant nulle part le terme « diffamatoire », préférant qualifier les propos d’injurieux, avant de conclure que ces propos engagent néanmoins la responsabilité de leur auteur :

[20]      Il y aurait donc une distinction à retenir entre propos diffamatoires, d’une part, et injures, d’autre part. Il est suggéré que l’injure constituerait une forme de faute moindre que la diffamation. Par contre, les deux notions constituent des fautes en droit et si l’injure est prouvée, elle entraîne la réparation dans la mesure où elle dépasse les normes de la bonne foi et de la liberté d’expression de son auteur.

[49]        Or, bien qu’il soit admis que l’injure comme la diffamation peut porter atteinte à l’honneur de la personne visée, la jurisprudence distingue désormais ces deux notions au moment d’évaluer le préjudice, afin de déterminer s’il y a lieu d’octroyer des dommages[34]. Les tribunaux reconnaissent que seule la diffamation engage la responsabilité de son auteur, puisque le critère objectif applicable requiert que les propos litigieux, pris dans leur ensemble et interprétés dans leur contexte, déconsidèrent la réputation de la personne visée du point de vue du citoyen ordinaire[35]. La simple injure ne suffit donc pas à soutenir un recours en diffamation, dont le but n’est pas de réparer l’incidence des propos litigieux sur la dignité du sujet mais plutôt de l’indemniser pour la déconsidération de sa réputation qui en résulte[36].

[50]        Les propos du juge LeBel dans l’affaire WIC Radio revêtent à nouveau ici toute leur pertinence. Dans ce cas, la Cour suprême était appelée à examiner la conduite d’un animateur d’émission radiophonique très connu. Dans le cadre d’un éditorial, cet animateur avait comparé une activiste sociale qui s’élevait contre toute présentation positive de l’homosexualité à Hitler, au Klu Klux Klan et aux skinheads. Le juge LeBel signalait que « les tribunaux ne devraient pas s’empresser de trouver un sens diffamatoire, surtout dans le cas d’expression d’opinions ». Il ajoutait aux paragraphes [71] et suivants :

[71]      Il devient parfois difficile de distinguer un fait d’avec un commentaire. Toutefois, la nature subjective du commentaire atténue généralement l’atteinte à la réputation d’autrui par rapport à un énoncé de fait objectif. En effet, un énoncé de fait sera plus susceptible d’influencer le public qu’un commentaire. […]

[72]      Un commentaire peut sans aucun doute être diffamatoire. Il faut simplement conserver à l’esprit que l’expression d’une opinion n’entraînera pas nécessairement la foi en celle-ci et qu’elle ne nuira donc pas toujours à la réputation de la personne visée.

[73]      Cela demeure d’autant plus vrai à une époque où le public est exposé à une quantité et une variété phénoménales de commentaires sur des questions d’intérêt public, qu’il s’agisse par exemple de débats politiques à la Chambre des communes, d’éditoriaux de journaux, de satires des comédiens ou de blogues d’étudiants du secondaire. Nous aurions tout simplement tort de présumer que, dans tous les cas, le public accorde foi aux énoncés d’opinion. On doit plutôt penser qu’il évalue les commentaires d’après l’état de sa connaissance de l’auteur de l’énoncé et de la personne visée par les commentaires et selon son opinion à leur sujet.

[74]      Le public se trouve généralement plus en mesure d’évaluer un commentaire sur un personnage public que sur un inconnu. Ainsi, bien que les personnages publics prêtent plus facilement le flanc à la critique que les personnes qui évitent la scène publique, cela ne signifie pas que leur réputation devient nécessairement plus vulnérable de ce fait. En réalité, les personnages publics sont peut-être plus capables d’influer favorablement sur l’opinion que l’on se fait d’eux. [37]

[51]        Sans nier que Lucie Martineau a pu être blessée par les propos de Gilles Proulx, je ne peux ici conclure que les propos litigieux, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation de la victime aux yeux du citoyen ordinaire : la qualification des propos litigieux et la détermination du préjudice ne sont pas tributaires de la perception purement subjective de la victime[38].

[52]        Ici, contrairement à l’affaire Chiasson[39], où plusieurs personnes de l’entourage de la victime ont relaté les impacts que les propos litigieux avaient sur sa réputation[40], la preuve démontre que la chronique n’a pas diminué l’estime que porte l’entourage ni même l’opinion publique à Lucie Martineau. Du propre aveu de celle-ci, ni ses amis ni ses collègues de travail n’ont changé d’attitude envers elle à la suite de la publication de la chronique. Elle affirme même que les propos des gens du public qui lui ont parlé de la chronique étaient gentils. À la lumière de cette preuve, il devient difficile de soutenir que le citoyen ordinaire aurait perdu de l’estime pour elle en raison de la chronique. En outre, la perception de la victime elle-même, son sentiment d’humiliation ou de tristesse, même justifié, ne peuvent servir de fondement à un recours en diffamation[41].

[53]        Le choix de viser directement la porte-parole syndicale, plutôt que de commenter ses déclarations publiques, peut sembler discutable. Il n’a toutefois pas eu pour effet de diminuer l’estime qu’un citoyen ordinaire est susceptible de lui vouer.

[54]        Il faut rappeler à cet égard que « les tribunaux ne sont pas arbitres en matière de courtoisie, de politesse et de bon goût » et qu’« il n'est pas souhaitable que les juges appliquent le standard de leurs propres goûts pour bâillonner les commentateurs puisque ce serait là marquer la fin de la critique dans notre société », comme le signalait notre Cour dans l’affaire Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal c. Hervieux-Payette[42], dans laquelle l’auteur d’un article paru dans le journal Le Devoir avait qualifié 68 députés fédéraux de « traîtres ».

[55]        En somme, j’estime que le juge d’instance a erré dans son appréciation du préjudice, en omettant de considérer l’ensemble du texte de la chronique pour déterminer le sens et l’impact des mots utilisés et en concluant que les injures avaient causé un préjudice indemnisable à la victime.

3)  Le juge d’instance a-t-il erré en octroyant à l’intimée des dommages moraux et punitifs?

[56]        Ayant conclu à l’absence de conduite fautive de la part de Gilles Proulx et considérant que les propos litigieux ne sont pas diffamatoires, il n’y a pas lieu d’octroyer de dommages à l’intimée.

[57]        J’ajouterai ceci cependant, en ce qui concerne l’octroi de dommages punitifs. L’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne prévoit que le tribunal peut condamner à des dommages punitifs l’auteur d’une atteinte illicite et intentionnelle à un droit protégé[43]. Toutefois, selon les principes établis par la Cour suprême, pour qu’une atteinte illicite soit intentionnelle, il faut que le résultat du comportement fautif soit voulu[44].

[58]        Or, tel que je l’ai déjà souligné, le juge d’instance a conclu à une conduite volontaire et intentionnelle de la part de Gilles Proulx en l’absence d’une preuve prépondérante à cet égard, malgré la présomption de bonne foi prévue à l’article 2805 C.c.Q. Par ailleurs, s’il est vrai que l’octroi de dommages punitifs vise l’objectif double de la punition et de la dissuasion[45], le fait que Gilles Proulx a déjà été condamné à deux reprises pour diffamation, dans un tout autre contexte, dont une seule fois à des dommages punitifs, n’aurait pu en soi justifier l’octroi de dommages punitifs en l’espèce, en l’absence d’une démonstration du caractère intentionnel de l’atteinte à la réputation de Lucie Martineau.

[59]        À la lumière de ce qui précède, je suggère donc d’accueillir l’appel avec dépens, en vue d’infirmer le jugement de première instance et de rejeter la requête introductive d’instance avec dépens.

 

 

 

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 



[1]     Pièce D-3.

[2]     Pièce D-2.

[3]     Lépine c. Proulx, EYB 1996-83224 (C.S.) et Bertrand c. Proulx, REJB 2002-32150 (C.S.).

[4]     Jugement entrepris, paragr. 60.

[5]     J.E.-2003, 1143 (C.S.), paragr. 263.

[6]     Supra, note 3.

[7]     2009 QCCA 2201, paragr. 29-32.

[8]     Prud’homme c. Prud’homme, [2002] 4 R.C.S. 663, paragr. 32.

[9]     Jean-Louis Baudouin et Patrick Deslauriers, La responsabilité civile, 8e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2003, I-297.

[10]    Prud’homme c. Prud’homme, supra, note 8, paragr. 35-36 et 38.

[11]    Gestion Finance Tamalia inc. c. Garrel, 2012 QCCA 1612, paragr. 18; voir aussi : Société Radio-Canada c. Radio Sept-îles inc., [1994] RJQ 1811 (C.A.), p. 1820; Gilles E. Néron Communication marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, [2004] 3 RCS 95, paragr. 61; Jean-Louis Baudouin et Patrick Deslauriers, supra, note 9, note I-313; Nicole Vallières, La presse et la diffamation, Rapport soumis au ministère des Communications du Québec, Montréal, Wilson & Lafleur, 1985, p. 2.

[12]    Nicole Vallières, supra, note 11, p. 62-63.

[13]    Genex communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, supra, note 7.

[14]    2008 CSC 40.

[15]    Jean-Denis Archambault, Le droit (et sa répression judiciaire) de diffamer au Québec, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2008, p. 522.

[16]    Hill c. Église de Scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130, paragr. 101; voir aussi : Prud’homme c. Prud’homme, supra, note 8, paragr. 39.

[17]    Hill c. Église de Scientologie de Toronto, ibid., paragr. 3; Prud’homme c. Prud’homme, ibid., paragr. 65; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., [2011] 1 R.C.S. 214, paragr. 19.

[18]    Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., ibid., paragr. 31.

[19]    Lafferty, Harwood & Partners c. Parizeau, [2003] R.J.Q. 2758 (C.A.), paragr. 61.

[20]    Gravel c. Arthur, [1991] R.J.Q. 2123 (C.A.).

[21]    WIC Radio inc. c. Simpson, supra, note 14.

[22]    Jean-Louis Baudouin et Patrick Deslauriers, supra, note 9, note I-301.

[23]    McMurchie c. Clément, 2014 QCCA 151.

[24]    2002 R.J.Q. 1669 (C.A.).

[25]    2005 QCCA 1238, paragr. 46-59.

[26]    Bertrand c. Proulx, supra note 3.

[27]    Chiasson c. Fillion, [2005] R.J.Q. 1066 (C.S.) (responsabilité extracontractuelle confirmée en appel : Fillion c. Chiasson, 2007 QCCA 570) : Dans cette affaire, un animateur vedette d’une émission radiophonique a été condamné à payer des dommages pour atteinte à la réputation après avoir tenu durant plusieurs mois.des propos tendancieux, grossiers et sexistes à propos d’une présentatrice météo.

[28]    Jean-Louis Baudouin et Patrick Deslauriers, supra, note 9, note I-297.

[29]    Jean-Denis Archambault, supra, note 15, p. 521; voir aussi : Bou Malhab c Diffusion Métromédia CMR, supra, note 17, paragr. 26.

[30]    Jean-Louis Baudouin et Patrick Deslauriers, supra, note 9, note I-301.

[31]    Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., supra, note 17, paragr. 31.

[32]    Prud’homme c. Prud’homme, supra, note 8, paragr. 34.

[33]    Supra, note 8, paragr. 34, citant Beaudoin c. La Presse Ltée, [1998] R.J.Q. 204 (C.S.), p. 211.

[34]    Fillion c. Chiasson, supra, note 27, paragr. 29, citant Bertrand c. Proulx, [2002] R.J.Q. 1741 (C.S.), paragr. 76-79; voir aussi : Genex communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, supra, note 7, paragr. 33 à 37.

[35]    Prud’homme c. Prud’homme, supra, note 8, paragr. 34.

[36]    Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., supra, note 17, paragr. 26-30.

[37]    WIC Radio inc. c. Simpson, supra, note 14.

[38]    Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., supra, note 17, paragr. 28; Prud’homme c. Prud’homme, supra, note 8, paragr. 34.

[39]    Fillion c. Chiasson, supra, note 27,

[40]    Fillion c. Chiasson, supra, note 27, paragr. 93.

[41]    Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., supra, note 17, paragr. 28.

[42]    Supra, note 24.

[43]    Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, article 49 alinéa 2.

[44]    Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, paragr. 117-118, 121. Voir également Lapierre c. Sormany, 2012 QCCS 4190.

[45]    Ibid., paragr. 119.

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