Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier

Berthiaume c. Carignan

2013 QCCA 1436

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

No :

500-09-023564-131

(500-17-053564-095)

 

DATE :

Le 29 août 2013

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

PIERRE J. DALPHOND, J.C.A.

 

 

MARIE-JOSÉE BERTHIAUME

APPELANTE - demanderesse

c.

 

STÉPHANE CARIGNAN

NICOLE GOUGEON

JOCELYN BLAIS

PIERRE BOULIANNE

MICHEL DUBÉ

MICHEL-PIERRE DUFRESNE

VAGHARCHAG EHRAMDJIAN

ROBERT FILION

MARC GIRARD

THUY KHANH NGUYEN

ANDRÉE-ANNE PISTONO

PATRICIA UGOLINI

INTIMÉS - défendeurs

et

GAÉTAN BARRETTE

MÉLANIE DESLANDES

Mis en cause - mis en cause

 

 

 

JUGEMENT

 

 

[1]           Je suis saisi d’une requête pour suspension de l’exécution provisoire de certaines conclusions d’un jugement final de la Cour supérieure rendu le 4 avril 2013.

[2]           La requérante me présente cette requête de bene esse, d’avis, contrairement aux avocats des intimés, qu’il n’y a pas en l’espèce exécution provisoire. De plus, les intimés contestent la demande de suspension.

LE CONTEXTE

[3]           Toutes les parties impliquées sont des médecins radiologistes. Aux époques pertinentes, elles oeuvraient à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont avec le Dr Gaétan Barrette, conjoint de la requérante. Toutes, sauf apparemment Dre Pistono, étaient membres d’une société de personnes (SORAD) où elles partageaient les revenus.

[4]           À compter de 2009, pour des raisons qu’il serait inutile ici de résumer, les relations entre elles s’enveniment et culminent par l’expulsion de la requérante du groupe.

[5]           Dans le cadre des hostilités, des procédures ont été entreprises par la requérante contre les intimés demandant la liquidation de SORAD et des dommages pour atteinte à la réputation et ostracisme.

[6]           En 2012, la demande de liquidation de SORAD est abandonnée; seule l’action en dommages se continue.

[7]           Dans un jugement d’une quarantaine de pages, le juge de première instance rejette l’action en dommages, d’avis qu’aucune faute n’a été établie à l’encontre de la requérante par opposition à Dr Barrette. Il ajoute aussi que la requérante n’a subi, personnellement, aucun dommage ou, à tout le moins, des dommages bien moindres que ceux allégués.

[8]           Par ailleurs, il fait droit aux demandes reconventionnelles de onze des douze intimés en octroyant à dix d’entre eux de faibles dommages moraux et à dix d’entre eux le remboursement de leurs honoraires extrajudiciaires au motif d’abus de procédures. Au total, environ 375 000 $ sont accordés aux intimés, dont 130 797.48 $ à l’intimée Pistono.

[9]           La requérante a déposé une inscription en appel à l’encontre de ce jugement. Les douze intimés ont demandé le rejet sommaire du pourvoi par deux requêtes entendues le 8 juillet 2013. Par arrêt rendu le 27 août 2013 (2013 QCCA 1427), la requête de l’intimée Pistono a été accueillie; le jugement de la Cour supérieure est désormais exécutoire à son égard. Quant aux onze autres intimées, leur requête conjointe a été rejetée; le pourvoi se continue donc à leur égard, d’où la nécessité du présent jugement.

LE LITIGE

[10]        Après l’inscription en appel, les avocats des intimés ont demandé aux avocats de la requérante de leur confirmer quand se ferait le remboursement des honoraires extrajudiciaires, d’avis qu’il y avait à cet égard exécution provisoire en vertu de l’article 547, al. 1 j) C.p.c., nonobstant l’appel (pour autant que cet appel soit régulièrement formé).

[11]        Les avocats de la requérante ne partagent pas cet avis. Pour eux, la disposition invoquée s’interprète en fonction de l’art. 26, al. 2 (4.1) C.p.c., qu’elle complète. Elle ne vise donc que les cas où le jugement de première instance rejette une demande en justice en vertu des art. 54.1 et suivants C.p.c. En somme, elle prône une interprétation restrictive de l’article 547, al. 1 j) C.p.c.

LA NÉCESSITÉ DE LA REQUÊTE

[12]        La disposition en litige est ainsi rédigée :

547. Il y a lieu à exécution provisoire malgré l’appel dans tous les cas suivants, à moins que, par décision motivée, le tribunal ne suspende cette exécution:

 

547. Notwithstanding appeal, provisional execution applies in respect of all the following matters unless, by a decision giving reasons, execution is suspended by the court:

[…]

j) de jugements rendus en matière d’abus de procédure.

 

(j) judgments with regard to an improper use of procedure.

De plus, le tribunal peut, sur demande, ordonner l’exécution provisoire dans les cas d’urgence exceptionnelle ou pour quelqu’autre raison jugée suffisante notamment lorsque le fait de porter l’affaire en appel risque de causer un préjudice sérieux ou irréparable, pour la totalité ou pour une partie seulement du jugement.

 

In addition, the court may, upon application, order provisional execution in case of exceptional urgency or for any other reason deemed sufficient in particular where the fact of bringing the case to appeal is likely to cause serious or irreparable injury, for the whole or for part only of a judgment.

Dans les cas prévus au présent article, le tribunal peut, sur demande, subordonner l’exécution provisoire à la constitution d’une caution.

 

[Je souligne.]

In the cases provided for in this article, the court may, upon application, make provisional execution conditional upon the furnishing of security.

[13]        Dans Immeubles HTH inc. c. Plaza Chevrolet Buick GMC Cadillac inc., 2012 QCCA 2302, paragr. 3, mon collègue le juge Morissette, siégeant comme juge unique, déclare quant à une condamnation à 3 137 $, à titre d’honoraires judiciaires dans le cadre d’un jugement concluant au caractère abusif d’un recours au sens de l’art. 54.1 C.p.c. :

que l’exécution provisoire est de règle aux termes du paragraphe j) de l’art. 547 C.p.c.

[14]        Dans Droit de la famille — 113005, 2011 QCCA 1774, ma collègue la juge Bich, siégeant aussi comme juge unique, refuse de suspendre la condamnation de l’appelant à verser à l’intimée, son ex-épouse, environ 175 000 $ en compensation pour des honoraires extrajudiciaires encourus en réponse à ses procédures abusives, déclarant :

[15]      Subparagraph j) of the first paragraph of article 547 C.C.P. applies to the judgment appealed from, which relates to the improper use of procedures.

[15]        Je partage entièrement cette approche qui m’apparaît conforme à l’intention législative. En effet, le texte de l'art. 547 C.p.c. diffère manifestement de celui utilisé à l’art. 26 C.p.c. :

26. Peuvent faire l’objet d’un appel, à moins d’une disposition contraire:

 

 1. les jugements finals de la Cour supérieure et de la Cour du Québec, sauf dans les causes où la valeur de l’objet du litige en appel est inférieure à 50 000 $;

[…]

 

26. Unless otherwise provided, an appeal lies

 

(1) from any final judgment of the Superior Court or the Court of Québec, except in a case where the value of the object of the dispute in appeal is less than $50,000;

Peuvent aussi faire l’objet d’un appel, sur permission d’un juge de la Cour d’appel, lorsque la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour d’appel, ce qui est notamment le cas s’il est d’avis qu’une question de principe, une question nouvelle ou une question de droit faisant l’objet d’une jurisprudence contradictoire est en jeu:

[…]

 

An appeal also lies, with leave of a judge of the Court of Appeal, when the matter at issue is one which ought to be submitted to the Court of Appeal, particularly where, in the opinion of the judge, the matter at issue is a question of principle, a new issue or a question of law that has given rise to conflicting judicial precedents,

 4.1. les jugements qui rejettent une demande en justice en raison de son caractère abusif;

[…]

 (4.1) from any judgment that dismisses an action because of its improper nature;

[16]        Logiquement, puisque le législateur utilise des mots différents, il faut y voir l’intention de couvrir deux situations différentes.

[17]        Dans le cas de l’art. 26 C.p.c., l’exception au droit d’appel est limitée au rejet de la demande en justice, peu importe la valeur en litige. Dans le cas de l’art. 547 C.p.c., le texte de la disposition est plus large et vise tous les jugements rendus en vertu des art. 54.1 et suivants C.p.c., et non uniquement ceux rejetant une demande en justice, lesquels sont exécutoires nonobstant appel, sauf si le juge l’a exclu expressément.

[18]        Or, il ressort du jugement attaqué que la condamnation au remboursement des honoraires découle de l’application des art. 54.1 et suivants C.p.c. En d’autres mots, il s’agit d’une sanction pour des abus de procédures par la requérante et ses avocats depuis le 15 août 2012.

[19]        En pareille situation, l’article 547, al. 1 j) C.p.c. s’applique et les condamnations en remboursement des honoraires extrajudiciaires sont exécutoires nonobstant l’appel logé par la requérante.

[20]        Une suspension doit être demandée pour éviter l’exécution forcée de cette partie du jugement attaqué.

LA SUSPENSION

 

[21]        Comme je le rappelais dans Québec (Procureur général) c. A.D., 2010 QCCA 1532, [2010] R.J.Q. 1939, en vertu de l’art. 550 C.p.c., un juge d’appel peut suspendre, sur demande, l’exécution provisoire si les critères suivants sont démontrés :

—        le jugement attaqué comporte prima facie des faiblesses;

—        l’exécution provisoire risque de causer un tort sérieux ou irréparable au requérant que le jugement final de notre cour ne pourra redresser;

—        la prépondérance des inconvénients favorise le requérant.

[22]        Sur le premier critère, comme mon collègue le juge Hilton dans un jugement très récent, Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam) c. Québec (Procureur général), 2013 QCCA 1321, je crois opportun de citer le passage suivant de mon collègue le juge Morissette dans Droit de la famille — 081957, 2008 QCCA 1541 :

[4]        Il existe une gradation entre un motif d’appel frivole, un motif d’appel plaidable, et la démonstration avant l’audition du pourvoi d’une faiblesse apparente ou importante dans un jugement de première instance. Beaucoup de moyens peuvent être plaidables sans pour autant équivaloir à la démonstration d’une faiblesse apparente dans un jugement. J’ajoute que, lorsqu’il ressort de l’inscription en appel que le débat sur le pourvoi portera principalement ou exclusivement sur des questions de fait, il doit être tenu compte d’un facteur additionnel, soit la réserve que s’impose une cour d’appel en n’infirmant les conclusions de fait du juge de première instance que si elles sont entachées d’une erreur dite « manifeste » et « dominante » ou « déterminante ».

[23]        Dans son arrêt du 27 août 2013, la Cour indique que les onze intimés restants n’ont pas réussi à démontrer que les moyens d’appel n’offrent aucune chance raisonnable de succès ou qu’ils sont abusifs ou dilatoires. En d’autres mots, les moyens de la requérante soulevés à leur égard dans son inscription sont plaidables.

[24]        Ceci n’établit cependant pas que le jugement de la Cour supérieure souffre prima facie de faiblesses. Cet exercice me revient pleinement.

[25]        Dans sa requête et devant moi, la requérante affirme que le jugement attaqué souffrirait de nombreuses faiblesses, voire même de failles manifestes. Cela me semble exagéré.

[26]        Néanmoins, quant au rejet de son action, je suis prêt à lui concéder une apparence de faiblesse quand le juge affirme au paragr. 91 du jugement en appel, que la requérante n’étant pas responsable des propos inopportuns de son conjoint, Gaétan Barrette, elle ne peut « utiliser le comportement de son conjoint pour se dire victime de ses collègues » et leur réclamer ainsi des dommages (voir aussi les paragr. 158 à 165). Cette affirmation me semble, à première vue, attaquable; en effet, la requérante peut alléguer, en droit, être victime de harcèlement ou ostracisme, en raison du comportement de son conjoint et en subir un préjudice.

[27]        Il lui revient ensuite cependant d’en faire la preuve. Je retiens d’une lecture du jugement, que la requérante aurait établi ou tenté d’établir divers gestes ou actions qu’on pourrait associer à un désir de l’exclure, de l’ostraciser ou de la punir pour ses comportements ou, peut-être, surtout ceux de son conjoint. Aux paragr. 122, 123, 124, 129, 143, 149, 152 et 155, le juge isole chacun de ces gestes et actions, puis les excuse, parfois en reprochant à la requérante de n’avoir pas pris certains moyens pour régler la situation. Prima facie, je ne suis pas sûr que ce soit la façon appropriée d’approcher des allégations d’actes concertés.

[28]        De même, il se dégage des paragr. 95 à 112, la nécessité pour un groupe tendu de « laver son linge sale », exercice qui permettrait la libre expression, y compris de propos colorés, l’incivilité et la grossièreté, et ce, sans peur d’un recours civil. Si tel est le principe appliqué, j’y vois une faiblesse à moins que la preuve, dont je n’ai pas pris connaissance, établisse une absence de propos néanmoins diffamatoires au sens de l’art. 1457 C.c.Q. (Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, [2002] 4 R.C.S. 663).

[29]        Finalement, je note que l’introduction de l’action en 2009 en dissolution de la société par la requérante contre les intimés n’a pas été considérée par le juge comme un abus de procédure (sauf à l’égard de l’intimée Pistono). Au contraire, le juge retient que c’est la conduite de la requérante et de ses avocats depuis le 15 août 2012 contre neuf des onze intimés qui le serait. Par contre, la continuation des procédures contre les intimés Carignan et Filion, pourtant deux des onze associés, ne serait pas abusive alors que tous les associés ont présenté une défense unique voire solidaire. Aux fins de ce jugement, j’accepte l’argument de la requérante que cela constitue en apparence une faiblesse.

[30]        Sur le tout, je conclus, cela dit avec les plus grands égards, que le jugement attaqué comporte prima facie des faiblesses au sens de la jurisprudence en matière de suspension d’exécution pendant l’appel.

[31]        Quant au préjudice, il m’apparaît sérieux. Pour une personne ayant des revenus annuels bruts (avant dépenses et impôts) d’environ 400 000 $ à 500 000 $, devoir acquitter environ 225 000 $, et ce, après avoir déjà versé plus de 350 000 $ à ses avocats et plus de 130 000 $ à Mme Pistono, peut certes constituer un préjudice important; l’affirmation sous serment de la requérante à cet effet, non contredite, m’apparaît crédible.

[32]        Finalement, la prépondérance des inconvénients favorise la requérante. Tous les intimés sont des radiologistes d’expérience, gagnant probablement des revenus équivalents à ceux de la requérante. Pour les neuf d’entre eux à qui le juge accorde un montant d’environ 25 000 $ en remboursement d’honoraires juridiques, si le pourvoi est rejeté, ils n’auront été privés que temporairement de cette somme, privation qui sera compensée par des intérêts bien supérieurs à ceux du marché. Rien n’indique qu’entre-temps ils en subiront un quelconque préjudice, alors que refuser de suspendre causera un préjudice non contesté à la requérante, dont par ailleurs on ne met pas en doute la solvabilité.

POUR CES MOTIFS, LE SOUSSIGNÉ :

[33]        ACCUEILLE la requête en suspension à l’égard de tous les intimés sauf l’intimée Pistono;

[34]        FRAIS à suivre le sort du pourvoi;

[35]        REJETTE la requête en suspension à l’égard de l’intimée Pistono, avec dépens.

 

 

 

 

 

PIERRE J. DALPHOND, J.C.A.

 

 

Me Jacques Jeansonne

Me Alain Nguyen

JEANSONNE AVOCATS, INC.

Pour l’appelante

 

Me Eric Christian Lefebvre

NORTON ROSE FULBRIGHT CANADA

Pour les intimés sauf Andrée-Anne Pistono

 

Me Benoit Lapointe

BELLEAU LAPOINTE

Pour l’intimée Andrée-Anne Pistono

 

Date d’audience :

7 juin 2013

 

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.