[1] Je suis saisi d’une requête pour suspension de l’exécution provisoire de certaines conclusions d’un jugement final de la Cour supérieure rendu le 4 avril 2013.
[2] La requérante me présente cette requête de bene esse, d’avis, contrairement aux avocats des intimés, qu’il n’y a pas en l’espèce exécution provisoire. De plus, les intimés contestent la demande de suspension.
LE CONTEXTE
[3] Toutes les parties impliquées sont des médecins radiologistes. Aux époques pertinentes, elles oeuvraient à l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont avec le Dr Gaétan Barrette, conjoint de la requérante. Toutes, sauf apparemment Dre Pistono, étaient membres d’une société de personnes (SORAD) où elles partageaient les revenus.
[4] À compter de 2009, pour des raisons qu’il serait inutile ici de résumer, les relations entre elles s’enveniment et culminent par l’expulsion de la requérante du groupe.
[5] Dans le cadre des hostilités, des procédures ont été entreprises par la requérante contre les intimés demandant la liquidation de SORAD et des dommages pour atteinte à la réputation et ostracisme.
[6] En 2012, la demande de liquidation de SORAD est abandonnée; seule l’action en dommages se continue.
[7] Dans un jugement d’une quarantaine de pages, le juge de première instance rejette l’action en dommages, d’avis qu’aucune faute n’a été établie à l’encontre de la requérante par opposition à Dr Barrette. Il ajoute aussi que la requérante n’a subi, personnellement, aucun dommage ou, à tout le moins, des dommages bien moindres que ceux allégués.
[8] Par ailleurs, il fait droit aux demandes reconventionnelles de onze des douze intimés en octroyant à dix d’entre eux de faibles dommages moraux et à dix d’entre eux le remboursement de leurs honoraires extrajudiciaires au motif d’abus de procédures. Au total, environ 375 000 $ sont accordés aux intimés, dont 130 797.48 $ à l’intimée Pistono.
[9]
La requérante a déposé une inscription en appel à l’encontre de ce
jugement. Les douze intimés ont demandé le rejet sommaire du pourvoi par deux
requêtes entendues le 8 juillet 2013. Par arrêt rendu le 27 août 2013
(
LE LITIGE
[10]
Après l’inscription en appel, les avocats des intimés ont demandé aux
avocats de la requérante de leur confirmer quand se ferait le remboursement des
honoraires extrajudiciaires, d’avis qu’il y avait à cet égard exécution
provisoire en vertu de l’article
[11]
Les avocats de la requérante ne partagent pas cet avis. Pour eux, la
disposition invoquée s’interprète en fonction de l’art.
LA NÉCESSITÉ DE LA REQUÊTE
[12] La disposition en litige est ainsi rédigée :
547. Il y a lieu à exécution provisoire malgré l’appel dans tous les cas suivants, à moins que, par décision motivée, le tribunal ne suspende cette exécution:
|
547. Notwithstanding appeal, provisional execution applies in respect of all the following matters unless, by a decision giving reasons, execution is suspended by the court: |
|
[…] |
… |
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j) de jugements rendus en matière d’abus de procédure.
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(j) judgments with regard to an improper use of procedure. |
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De plus, le tribunal peut, sur demande, ordonner l’exécution provisoire dans les cas d’urgence exceptionnelle ou pour quelqu’autre raison jugée suffisante notamment lorsque le fait de porter l’affaire en appel risque de causer un préjudice sérieux ou irréparable, pour la totalité ou pour une partie seulement du jugement.
|
In addition, the court may, upon application, order provisional execution in case of exceptional urgency or for any other reason deemed sufficient in particular where the fact of bringing the case to appeal is likely to cause serious or irreparable injury, for the whole or for part only of a judgment. |
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Dans les cas prévus au présent article, le tribunal peut, sur demande, subordonner l’exécution provisoire à la constitution d’une caution.
[Je souligne.] |
In the cases provided for in this article, the court may, upon application, make provisional execution conditional upon the furnishing of security. |
|
[13]
Dans Immeubles HTH inc. c. Plaza Chevrolet Buick GMC Cadillac inc.,
que l’exécution provisoire est de règle aux termes
du paragraphe j) de l’art.
[14]
Dans Droit de la famille — 113005,
[15] Subparagraph j) of
the first paragraph of article
[15]
Je partage entièrement cette approche qui m’apparaît conforme à
l’intention législative. En effet, le texte de l'art.
26. Peuvent faire l’objet d’un appel, à moins d’une disposition contraire:
1. les jugements finals de la Cour supérieure et de la Cour du Québec, sauf dans les causes où la valeur de l’objet du litige en appel est inférieure à 50 000 $; […]
|
26. Unless otherwise provided, an appeal lies
(1) from any final judgment of the Superior Court or the Court of Québec, except in a case where the value of the object of the dispute in appeal is less than $50,000; … |
Peuvent aussi faire l’objet d’un appel, sur permission d’un juge de la Cour d’appel, lorsque la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour d’appel, ce qui est notamment le cas s’il est d’avis qu’une question de principe, une question nouvelle ou une question de droit faisant l’objet d’une jurisprudence contradictoire est en jeu: […]
|
An appeal also lies, with leave of a judge of the Court of Appeal, when the matter at issue is one which ought to be submitted to the Court of Appeal, particularly where, in the opinion of the judge, the matter at issue is a question of principle, a new issue or a question of law that has given rise to conflicting judicial precedents, … |
4.1. les jugements qui rejettent une demande en justice en raison de son caractère abusif; […] |
(4.1) from any judgment that dismisses an action because of its improper nature; … |
[16] Logiquement, puisque le législateur utilise des mots différents, il faut y voir l’intention de couvrir deux situations différentes.
[17]
Dans le cas de l’art.
[18]
Or, il ressort du jugement attaqué que la condamnation au remboursement
des honoraires découle de l’application des art.
[19]
En pareille situation, l’article
[20] Une suspension doit être demandée pour éviter l’exécution forcée de cette partie du jugement attaqué.
LA SUSPENSION
[21]
Comme je le rappelais dans Québec (Procureur général) c. A.D.,
— le jugement attaqué comporte prima facie des faiblesses;
— l’exécution provisoire risque de causer un tort sérieux ou irréparable au requérant que le jugement final de notre cour ne pourra redresser;
— la prépondérance des inconvénients favorise le requérant.
[22]
Sur le premier critère, comme mon collègue le juge Hilton dans un
jugement très récent, Uashaunnuat (Innus de
Uashat et de Mani-Utenam) c. Québec (Procureur général),
[4] Il existe une gradation entre un motif d’appel frivole, un motif d’appel plaidable, et la démonstration avant l’audition du pourvoi d’une faiblesse apparente ou importante dans un jugement de première instance. Beaucoup de moyens peuvent être plaidables sans pour autant équivaloir à la démonstration d’une faiblesse apparente dans un jugement. J’ajoute que, lorsqu’il ressort de l’inscription en appel que le débat sur le pourvoi portera principalement ou exclusivement sur des questions de fait, il doit être tenu compte d’un facteur additionnel, soit la réserve que s’impose une cour d’appel en n’infirmant les conclusions de fait du juge de première instance que si elles sont entachées d’une erreur dite « manifeste » et « dominante » ou « déterminante ».
[23] Dans son arrêt du 27 août 2013, la Cour indique que les onze intimés restants n’ont pas réussi à démontrer que les moyens d’appel n’offrent aucune chance raisonnable de succès ou qu’ils sont abusifs ou dilatoires. En d’autres mots, les moyens de la requérante soulevés à leur égard dans son inscription sont plaidables.
[24] Ceci n’établit cependant pas que le jugement de la Cour supérieure souffre prima facie de faiblesses. Cet exercice me revient pleinement.
[25] Dans sa requête et devant moi, la requérante affirme que le jugement attaqué souffrirait de nombreuses faiblesses, voire même de failles manifestes. Cela me semble exagéré.
[26] Néanmoins, quant au rejet de son action, je suis prêt à lui concéder une apparence de faiblesse quand le juge affirme au paragr. 91 du jugement en appel, que la requérante n’étant pas responsable des propos inopportuns de son conjoint, Gaétan Barrette, elle ne peut « utiliser le comportement de son conjoint pour se dire victime de ses collègues » et leur réclamer ainsi des dommages (voir aussi les paragr. 158 à 165). Cette affirmation me semble, à première vue, attaquable; en effet, la requérante peut alléguer, en droit, être victime de harcèlement ou ostracisme, en raison du comportement de son conjoint et en subir un préjudice.
[27] Il lui revient ensuite cependant d’en faire la preuve. Je retiens d’une lecture du jugement, que la requérante aurait établi ou tenté d’établir divers gestes ou actions qu’on pourrait associer à un désir de l’exclure, de l’ostraciser ou de la punir pour ses comportements ou, peut-être, surtout ceux de son conjoint. Aux paragr. 122, 123, 124, 129, 143, 149, 152 et 155, le juge isole chacun de ces gestes et actions, puis les excuse, parfois en reprochant à la requérante de n’avoir pas pris certains moyens pour régler la situation. Prima facie, je ne suis pas sûr que ce soit la façon appropriée d’approcher des allégations d’actes concertés.
[28]
De même, il se dégage des paragr. 95 à 112, la nécessité pour un groupe
tendu de « laver son linge sale », exercice qui permettrait la libre
expression, y compris de propos colorés, l’incivilité et la grossièreté, et ce,
sans peur d’un recours civil. Si tel est le principe appliqué, j’y vois une
faiblesse à moins que la preuve, dont je n’ai pas pris connaissance, établisse
une absence de propos néanmoins diffamatoires au sens de l’art.
[29] Finalement, je note que l’introduction de l’action en 2009 en dissolution de la société par la requérante contre les intimés n’a pas été considérée par le juge comme un abus de procédure (sauf à l’égard de l’intimée Pistono). Au contraire, le juge retient que c’est la conduite de la requérante et de ses avocats depuis le 15 août 2012 contre neuf des onze intimés qui le serait. Par contre, la continuation des procédures contre les intimés Carignan et Filion, pourtant deux des onze associés, ne serait pas abusive alors que tous les associés ont présenté une défense unique voire solidaire. Aux fins de ce jugement, j’accepte l’argument de la requérante que cela constitue en apparence une faiblesse.
[30] Sur le tout, je conclus, cela dit avec les plus grands égards, que le jugement attaqué comporte prima facie des faiblesses au sens de la jurisprudence en matière de suspension d’exécution pendant l’appel.
[31] Quant au préjudice, il m’apparaît sérieux. Pour une personne ayant des revenus annuels bruts (avant dépenses et impôts) d’environ 400 000 $ à 500 000 $, devoir acquitter environ 225 000 $, et ce, après avoir déjà versé plus de 350 000 $ à ses avocats et plus de 130 000 $ à Mme Pistono, peut certes constituer un préjudice important; l’affirmation sous serment de la requérante à cet effet, non contredite, m’apparaît crédible.
[32] Finalement, la prépondérance des inconvénients favorise la requérante. Tous les intimés sont des radiologistes d’expérience, gagnant probablement des revenus équivalents à ceux de la requérante. Pour les neuf d’entre eux à qui le juge accorde un montant d’environ 25 000 $ en remboursement d’honoraires juridiques, si le pourvoi est rejeté, ils n’auront été privés que temporairement de cette somme, privation qui sera compensée par des intérêts bien supérieurs à ceux du marché. Rien n’indique qu’entre-temps ils en subiront un quelconque préjudice, alors que refuser de suspendre causera un préjudice non contesté à la requérante, dont par ailleurs on ne met pas en doute la solvabilité.
POUR CES MOTIFS, LE SOUSSIGNÉ :
[33] ACCUEILLE la requête en suspension à l’égard de tous les intimés sauf l’intimée Pistono;
[34] FRAIS à suivre le sort du pourvoi;
[35] REJETTE la requête en suspension à l’égard de l’intimée Pistono, avec dépens.
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PIERRE J. DALPHOND, J.C.A. |
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Me Jacques Jeansonne Me Alain Nguyen |
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JEANSONNE AVOCATS, INC. |
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Pour l’appelante |
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Me Eric Christian Lefebvre |
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NORTON ROSE FULBRIGHT CANADA |
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Pour les intimés sauf Andrée-Anne Pistono |
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Me Benoit Lapointe |
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BELLEAU LAPOINTE |
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Pour l’intimée Andrée-Anne Pistono |
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Date d’audience : |
7 juin 2013 |
AVIS :
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