Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

R. c. Bélanger

2020 QCCA 1539

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-10-006799-181

(700-01-137099-159)

 

DATE :

18 novembre 2020

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

ALLAN R. HILTON, J.C.A.

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

APPELANTE - poursuivante

c.

 

YOLANDE BÉLANGER

INTIMÉE - accusée

 

 

ARRÊT

ORDONNANCE limitant la publication :

Il est interdit à quiconque de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit

tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité des enfants impliqués

dans cette affaire

 

 

[1]           L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 14 juin 2018, par la Cour du Québec, district de Terrebonne (l’honorable Gilles Garneau), qui acquitte l’intimée du chef d’accusation d’homicide involontaire coupable.

[2]           Pour les motifs du juge Chamberland, auxquels souscrivent les juges Hilton et Marcotte, LA COUR :

 

 

[3]           REJETTE l’appel.

 

 

 

 

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

 

 

 

 

 

ALLAN R. HILTON, J.C.A.

 

 

 

 

 

GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A.

 

Me Alexis Marcotte Bélanger

DIRECTRICE DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour l’appelante

 

Me Nicholas St-Jacques

LE GROUPE NOURAIE

et

Me Jean-Daniel Debkoski

DEBKOSKI GIGUÈRE AVOCATS

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

29 septembre 2020



 

 

MOTIFS DU JUGE CHAMBERLAND

 

 

[4]           Le ministère public fait appel d’un jugement rendu le 14 juin 2018 qui acquitte l’accusée d’une accusation d’homicide involontaire coupable[1] à la suite du secouement d’un très jeune enfant (près de 11 mois) placé sous sa garde.

[5]           Il reproche au juge de première instance d’avoir commis cinq erreurs de droit portant sur l’insuffisance des motifs du jugement, la prise en compte d’un document qui ne faisait pas partie de la preuve, une évaluation viciée de la crédibilité de l’accusée, la portée donnée à la volonté exprimée par l’intimée de se soumettre à un test polygraphique et, enfin, la prise en compte d’une preuve de la bonne réputation de l’accusée.

*          *           *

Le contexte

[6]           Le 4 mai 2011, tôt le matin, S... P... dépose son fils X à la garderie en milieu familial que tient l’intimée. Celle-ci dira de l’enfant qu’il « chignait » lors de son arrivée.

[7]           L’intimée dira également que, vers 11 h, elle se rend à la cuisine pour y réchauffer le repas du midi. Juste avant le repas, elle couche X dans un parc parce qu’il pleurait; il y reste une vingtaine de minutes. Au repas, X mange bien. Après le repas, l’intimée l’assoit par terre devant un bac de jouets; selon elle, il « chigne » toujours. Vers 12 h 25, il serait tombé à la renverse sur le plancher de céramique. Il pleure et l’intimée le couche vers 12 h 35. Il cesse aussitôt de pleurer. Lorsque l’intimée couche les autres enfants pour la sieste, elle remarque que les yeux de X ne sont pas « normaux ». Elle dit l’avoir pris dans ses bras. Il était mou. Elle monte alors à l’étage avec l’enfant, le couche sur le côté et appelle les services d’urgence. Vers 13 h 05, X est conduit à l’hôpital. Son décès est constaté à 18 h 18 le même jour.

[8]           Le procès dure cinq jours, à la fin avril et début mai 2018.

[9]           Le jugement est rendu quelques semaines plus tard.

*          *           *

Le jugement entrepris

[10]        Après avoir résumé les nombreuses admissions faites par les parties, le juge identifie les questions auxquelles il doit répondre. Il résume ensuite le témoignage des parents du jeune enfant, de même que les expertises présentées de part et d’autre par les experts en traumatisme crânien, accidentel ou non. Pour l’un, le docteur Gilles Fortin, pédiatre et neurologue, la cause du décès de l’enfant est attribuable à un traumatisme crânien non accidentel (« TCNA ») survenu après le dîner. Pour l’autre, le docteur Louis Crevier, neurochirurgien pédiatrique, il est possible, quoique cela soit controversé dans la littérature, que la mort soit attribuable au ressaignement d’une lésion ancienne.

[11]        Le juge traite ensuite de l’appel fait par l’intimée au 911, des déclarations faites par celle-ci au sujet du déroulement des événements, du témoignage des ambulanciers et enfin de ceux des autres témoins, dont certains qui constituent une preuve de la bonne réputation de l’intimée.

[12]        Au terme de son analyse, compte tenu de la preuve de bonne réputation de l’intimée, de l’hypothèse soulevée par l’expert Crevier qu’il ne peut rejeter, des déclarations répétées de l’intimée et du fait qu’il ne retient pas la preuve d’une conscience coupable de sa part, contrairement à ce que plaidait le ministère public, le juge conclut à l’existence d’un doute raisonnable.

[13]        Il conclut donc à l’acquittement.

*          *           *

Les moyens d’appel et l’analyse

[14]        L’appelante propose les moyens suivants :

-       Le juge a erré en ne motivant pas suffisamment sa décision;

-       Le juge a erré en se référant au rapport de la Commission d'enquête sur la médecine légale pédiatrique en Ontario (le rapport Goudge) pour évaluer la preuve d’experts;

-       Le juge a erré en considérant que la cohérence des déclarations de l’accusée ajoutait à la crédibilité de son récit;

-       Le juge a erré en considérant que l’intimée avait accepté de passer le test du polygraphe pour conclure que rien dans la preuve ne démontrait une conscience coupable de sa part;

-       Le juge a erré quant à l’admissibilité et à l’utilisation de la preuve de bonne réputation.

 

[15]        Je traiterai des moyens d’appel dans le même ordre.

[16]        Une dernière remarque avant d’aborder l’analyse du jugement entrepris. Le ministère public ne plaide pas que l’acquittement de l’intimée est déraisonnable, la preuve, concède-t-il en toute loyauté, pouvant donner lieu à un tel acquittement. Le ministère public reconnaît également qu’à l’exception du premier moyen d’appel (l’insuffisance des motifs), les autres moyens d’appel, lorsque pris isolément, ne sauraient justifier un nouveau procès; c’est leur effet cumulatif qu’il invite la Cour à considérer.

La suffisance des motifs

[17]        Les motifs d’un jugement sont suffisants lorsqu’ils remplissent leurs fonctions, soit « expliquer pourquoi l’accusé a été déclaré coupable ou acquitté, rendre compte devant le public et permettre un examen efficace en appel »[2]. Cet objectif est atteint lorsque « les motifs, considérés dans leur contexte, indiquent pourquoi le juge a rendu sa décision »[3]. Les motifs ne doivent pas être considérés isolément, mais plutôt « dans le contexte du dossier, des questions en litige et des observations des avocats au procès »[4]. Il s’agit ainsi d’une approche dite fonctionnelle et contextuelle.

[18]        L’obligation de motiver demeure la même lorsqu’il s’agit d’un acquittement.

[19]        Selon l’alinéa 676 (1)a) C.cr., le ministère public ne peut interjeter appel d’un acquittement que pour un motif comportant une question de droit. Bien que l’obligation de motiver la décision et les conditions sous-jacentes à cette obligation s’appliquent aussi aux acquittements, il faut tenir compte de cette limite au droit d’appel de l’État, comme l’enseigne la Cour suprême dans l’arrêt Walker[5].

[20]        Enfin, « [il] faut prendre garde de ne pas s’arrêter aux lacunes apparentes des motifs formulés par le juge du procès lors de l’acquittement pour créer un motif d’‘‘acquittement déraisonnable’’ »[6]. Il n’existe pas d’acquittement déraisonnable aux yeux du droit criminel canadien.

[21]        Ce n’est donc que « lorsque la cour d’appel estime que les lacunes des motifs font obstacle à un examen valable en appel de la justesse de la décision, [qu’]une erreur de droit a été commise »[7], en tenant compte de l’étendue du droit d’appel de la partie appelante.

[22]        En l’espèce, il est acquis que la preuve présentée par le ministère public était circonstancielle. Personne n’a vu l’intimée secouer l’enfant. La preuve d’expertise revêtait donc ici une importance considérable.

[23]        Il convient donc de s’y arrêter. Deux thèses s’opposent. D’abord, celle de la poursuite soutenue par le docteur Fortin; puis, celle de la défense, par le docteur Crevier.

Docteur Gilles Fortin

[24]        Il exclut la possibilité que la chute sur le plancher de céramique et des troubles de coagulation puissent avoir causé les lésions observées. La combinaison de ces lésions, soit l’hématome sous-dural et les hémorragies rétiniennes, est indicatrice d’un TCNA. Il explique qu’il n’est pas facile de dater les lésions, mais que l’on doit tenir compte des données cliniques et de l’état de l’enfant. Or, il y avait présence d’un hématome aigu (moins de 24 heures) et d’un hématome « en voie d’organisation » ou subaigu (plus de 24 heures), ainsi que des résidus d’un ancien hématome. L’hématome en voie d’organisation n’affecte pas beaucoup les fonctions cérébrales et les résidus sont de trop petite taille pour expliquer ce qui est survenu. Reste donc l’hématome aigu. Il est d’avis que si l’état de l’enfant s’est dégradé sur l’heure du dîner, c’est qu’un nouvel incident s’est produit, et il ne peut s’agir d’un événement survenu plus tôt en matinée si l’enfant allait bien lors du dîner. Il écarte donc la possibilité qu’un ressaignement soit survenu. Enfin, selon lui, les convulsions peuvent uniquement causer des hémorragies rétiniennes isolées et les manœuvres de réanimation ne peuvent pas en causer autant que celles qui ont été observées. Pour lui, c’est une certitude diagnostique que l’enfant a été victime d’un secouement et qu’il en est éventuellement décédé; il ne voit pas d’autres explications possibles aux lésions.

Docteur Louis Crevier

[25]        Après avoir résumé sa position sur les embolies graisseuses causées par l’utilisation de trocarts, il constate que personne n’a observé d’enflure majeure au niveau du cerveau, ni lésions axonales diffuses, ni bleus, ni contusions. Il explique ce qu’est un ressaignement spontané et affirme que cela peut survenir sans aucun traumatisme ou à la suite d’un traumatisme mineur. Il est d’avis que, vu la présence d’hématomes antérieurs anciens, l’enfant a pu ressaigner spontanément et il explique que ce qui est davantage controversé dans la littérature médicale, c’est la question de savoir si le ressaignement peut causer de nouveaux symptômes. Selon lui, le sang peut, par son effet irritatif sur le cerveau, causer des convulsions plus prolongées qui, à leur tour, peuvent entraîner des symptômes importants. Il affirme qu’il est néanmoins difficile de remettre en question le diagnostic de TCNA, d’autant plus qu’il y avait ici une combinaison d’hématomes sous-duraux, en apparence de dates différentes, associés à des hémorragies rétiniennes aux deux yeux, quand même assez importantes, qui ne peuvent pas s’expliquer uniquement par la chute de l’enfant sur le plancher de céramique. Il émet toutefois un bémol quant au moment où serait survenu l’événement fatal, particulièrement en raison des controverses dans la littérature sur la question. Il explique que les hémorragies rétiniennes ne peuvent pas être causées par le ressaignement ni par une chute mineure, mais qu’elles peuvent l’être par un TCNA ou par des manœuvres de réanimation, auquel cas elles seraient toutefois mineures. Il ne peut se prononcer sur cette possibilité dans le cas de X puisque, bien que les hémorragies rétiniennes soient étendues, il y a eu deux tentatives de réanimation. Il explique être incapable de dater l’hématome ancien, mais affirme qu’il est possible qu’il se soit liquéfié et que le liquide ait coulé lors de l’autopsie. Il n’exclut pas la possibilité d’un autre épisode de maltraitance ou de secouement, et conclut que ce qui s’est passé le 4 mai peut avoir été causé par un ressaignement, spontané ou relié à un traumatisme crânien léger.

[26]        Somme toute, les deux experts étaient d’accord pour dire que l’enfant avait été victime d’un TCNA et ce sur quoi leurs opinions divergeaient, c’était essentiellement sur la possibilité d’un ressaignement d’une lésion plus ancienne. Il s’agissait donc pour le juge de première instance de déterminer si la possibilité soulevée par l’expert de la défense pouvait être écartée.

[27]        Dans ses motifs, le juge présente les deux thèses. Il résume la position du docteur Fortin, soit que l’enfant a été victime d’un TCNA survenu après avoir consommé son repas du midi. Il résume également l’opinion du docteur Crevier, selon laquelle le diagnostic tend aussi vers un TCNA, mais, puisque le cerveau de l’enfant montre la présence de traumatismes anciens, il devient possible qu’« il [se soit] passé soit un autre épisode de maltraitance, de secouage ou soit un ressaignement spontané ou relié à la petite chute qui a entrainé la détérioration par la suite »[8].

[28]        L’appelante reproche au juge de ne pas avoir fait état des explications supplémentaires proposées par le docteur Fortin lors de son témoignage au procès. Le reproche n’est ni fondé ni déterminant. Lorsqu’il résume la thèse du docteur Crevier, le juge précise qu’il existe une controverse sur la question de savoir si un tel ressaignement peut causer de nouveaux symptômes[9]. Il souligne également que, selon le docteur Fortin, « il n’y avait pas assez d’hématomes anciens pour qu’il y ait un ressaignement dans l’hématome »[10].

[29]        Il est vrai que le juge ne traite pas explicitement de l’avis du docteur Fortin selon lequel la présence d’hémorragies chez le jeune enfant est incompatible avec la théorie du ressaignement d’un hématome ancien. Mais on ne peut pas dire qu’il passe la question sous silence puisqu’il prend soin d’écrire qu’il retient l’avis du docteur Crevier selon lequel « [les] hémorragies rétiniennes peuvent aussi être causées par les manœuvres de réanimation »[11] pratiquées sur X à deux moments pendant la journée.

[30]        Il ne s’agit donc pas de l’un de ces cas où le juge occulte l’analyse d’un pan complet de la preuve.

[31]        Selon moi, les motifs permettaient au ministère public de bien comprendre pourquoi le juge avait conclu à un acquittement et d’exercer son droit d’appel (limité,          faut-il le rappeler). Les paragraphes 244, 245 et 246 constituent le cœur du raisonnement du juge :

[244]    Le Tribunal ne met pas en doute les conclusions des différents experts. Cependant, il est d’accord avec les conclusions du docteur Crevier.

[245]    Il y a deux (2) éléments que le Tribunal retient du témoignage du docteur Crevier; la littérature médicale n’est pas claire. Aussi, il est possible que le quatre (4) mai deux mille onze (2011), il y eût un ressaignement spontané dû à d’anciens hématomes crâniens. Les hémorragies rétiniennes peuvent aussi être causées par les manœuvres de réanimation.

[246]    Le Tribunal a pris en très grande considération ce témoignage du docteur Crevier, qui émet un bémol et cette preuve n’a pas été contredite, soit par une contre-preuve ou autrement ou une enquête plus poussée et sa conclusion, avec l’expérience qu’il a et l’expertise qu’il a, le Tribunal n’a d’autres choix que de l’accepter.

[32]        En somme, le juge n’écarte pas l’avis du docteur Fortin, mais, pour les raisons qu’il exprime, il se dit incapable d’écarter l’hypothèse mise de l’avant par le docteur Crevier et le doute raisonnable que celle-ci suscite dans son esprit.

[33]        Bref, le juge conclut qu’à la lumière de cette preuve, et de l’ensemble de la preuve, la culpabilité de l’intimée ne constitue pas « la seule inférence raisonnable qui peut [en] être tirée »[12]. Il semble bien, selon les deux experts, que l’enfant a été secoué, mais le juge entretient un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’intimée puisqu’il retient la possibilité d’un ressaignement d’un hématome plus ancien.

La référence au rapport Goudge

[34]        Le fait pour un juge de fonder sa décision sur des sources externes qui ne sont pas en preuve constitue une erreur de droit.

[35]        L’appelante plaide que le juge commet une telle erreur en référant au rapport de la Commission d’enquête sur la médecine légale pédiatrique en Ontario (le rapport Goudge) qui n’a pas été déposé en preuve. Et l’erreur serait déterminante en ce que le juge aurait retenu cette information pour analyser de façon défavorable l’expertise du docteur Fortin.

[36]        Selon moi, le reproche n’est pas fondé et, en définitive, il relève plus de l’hypothèse que de la preuve.

[37]        L’existence du rapport Goudge relève de la connaissance d’office, mais pas son contenu, et surtout pas lorsqu’il s’agit d’affirmations ou de constatations relevant d’un domaine spécialisé comme la médecine. Plus précisément, les difficultés de conclure à un TCNA ne constituent ni un fait dont la notoriété rend l’existence raisonnablement incontestable ni un fait dont l’existence peut être démontrée immédiatement et exactement par le recours à des sources facilement accessibles dont l’existence est incontestable[13].

[38]        En principe, un juge ne pourrait donc pas se référer à un tel rapport pour analyser les témoignages des médecins experts, à moins qu’il n’ait été déposé en preuve. Sur ce point, l’appelante a raison.

[39]        Mais, en l’espèce, ce n’est pas ce que le juge a fait.

[40]        D’abord, rien n’indique qu’il a consulté le rapport Goudge. Il n’y fait allusion qu’une seule fois[14], très brièvement, en exprimant ce que la Cour écrivait à ce sujet dans l’arrêt Roy, un « rapport mettant en lumière les difficultés de conclure à un traumatisme crânien non accidentel »[15]. C’est tout.

[41]        De plus, la preuve soutenait ici la conclusion selon laquelle le diagnostic de TCNA comporte des difficultés certaines, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’un diagnostic auquel le médecin ne peut arriver, en l’absence d’un témoignage direct du traitement violent subi par l’enfant ou d’un aveu, qu’après avoir écarté toutes les autres causes.

[42]        Finalement, la facture même du jugement dissipe toute inquiétude quant à l’utilisation que le juge aurait pu faire de cette référence indirecte au rapport Goudge. Les raisons pour lesquelles il ne peut écarter l’avis du docteur Crevier sont énoncées, de même que celles pour lesquelles un doute raisonnable subsiste dans son esprit.

Les déclarations de l’intimée

[43]        Le 30 avril 2018, les parties déposent une liste d’admissions, dont quatre portent sur des déclarations faites par l’intimée :

13.       L’accusée reconnaît le caractère libre, volontaire et émanant d’un esprit conscient de sa déclaration pure effectuée le 11 mai 2011[16];

14.       L’accusée reconnaît le caractère libre, volontaire et émanant d’un esprit conscient de sa déclaration effectuée en tant que témoin le 11 mai 2011[17];

15.       L’accusée reconnaît le caractère libre, volontaire et émanant d’un esprit conscient de sa déclaration effectuée aux assurances le 25 novembre 2011[18];

16.       L’accusée reconnaît le caractère libre, volontaire et émanant d’un esprit conscient de sa déclaration audiovisuelle effectuée le 15 mars 2012 en respect de ses droits constitutionnels. Celle-ci sera utilisée pour fins de contre-interrogatoire.

[44]        L’intimée n’a pas témoigné. Le juge résume donc sa version des événements à partir des déclarations produites par la poursuivante[19]. Dans la dernière section de son jugement, il écrit : « [croire] aussi les différentes déclarations de l’accusée qui ont été mises en preuve par la Poursuite, elles sont toutes au même effet, de la première (1re) à la dernière »[20].

[45]        L’appelante lui en fait reproche, plaidant qu’il a erré en droit en considérant que la cohérence des déclarations ajoutait à la crédibilité du récit de l’intimée.

[46]        Le reproche est ici, à mon avis, mal fondé.

[47]        Règle générale, les déclarations extrajudiciaires disculpatoires d’un accusé sont inadmissibles pour prouver la véracité de leur contenu notamment parce qu’intéressées et dépourvues de valeur probante[21]. Il existe toutefois plusieurs exceptions à cette règle, par exemple lorsqu’il s’agit d’une déclaration mixte (comportant à la fois des éléments disculpatoires et inculpatoires)[22] et lorsque c’est le ministre public, et non l’accusé, qui la produit en preuve, auquel cas « tant le ministère public que les intimés [peuvent] se fonder sur elle pour prouver la véracité de son contenu »[23].

[48]        En l’espèce, les déclarations auxquelles le juge se réfère ont été produites par la poursuite. Tant l’appelante que l’intimée pouvaient donc les utiliser pour prouver la véracité de leur contenu, ce que la première a d’ailleurs fait en plaidoirie pour renforcer la crédibilité de S... P..., la mère du jeune enfant.

[49]        Sans ces déclarations, il aurait été impossible de faire la preuve de ce qui s’était passé à la garderie le matin du 4 mai 2011. Seule l’intimée pouvait en témoigner. Le dépôt en preuve de ces déclarations est le résultat d’un choix stratégique du ministère public. Cependant, ce choix comportait comme conséquence possible que le juge tienne pour véridiques non seulement les faits favorables à la poursuite, mais également ceux favorables à la défense.

[50]        Si ces déclarations avaient comporté des contradictions, le juge aurait pu en tenir compte pour en évaluer la fiabilité et la valeur probante. De la même façon, selon moi, il pouvait tenir compte de leur cohérence pour en tirer une inférence favorable à la véracité de la version de l’intimée.

[51]        Quant à savoir si le juge a accordé trop d’importance à la cohérence des déclarations par rapport à d’autres éléments de preuve, il s’agit d’une question qui relève de l’évaluation de la preuve pour laquelle le ministère public n’a pas de droit d’appel.

[52]        De toute manière, et pour en finir avec ce moyen d’appel, l’intimée a raison de dire que la remarque du juge au sujet de la cohérence des déclarations ne peut pas avoir eu d’impact significatif sur le verdict lorsqu’on lit les motifs dans leur ensemble.

Le test du polygraphe

[53]        Dans la dernière section du jugement entrepris, le juge se penche sur le comportement de l’intimée. Il conclut que celui-ci a toujours été le même, avant et pendant les quelques semaines où elle a gardé l’enfant, de même qu’après son décès (paragr. 235). Il note également que l’intimée a toujours pleinement collaboré avec les autorités et, enfin, que rien dans la preuve ne démontre une conscience coupable de sa part ou une froideur ou indifférence à l’égard de l’enfant et ses parents, « comme le prétendait la Poursuite » (paragr. 239). Le juge cite ensuite en exemple son acquiescement à se soumettre au test du polygraphe (paragr. 240).

[54]        L’appelante plaide que le juge a erré en donnant cet exemple puisque la preuve n’a pas été faite qu’au moment de passer le test, l’intimée croyait qu’un résultat défavorable (négatif) pourrait être utilisé contre elle au procès ou encore, que l’appareil était infaillible. L’appelante plaide également que le juge erre lorsqu’il tire du fait de donner une déclaration aux policiers ou d’être triste une inférence compatible avec l’innocence de l’accusée. De plus, selon l’appelante, rien dans la preuve ne permettait de conclure que l’intimée avait pleinement collaboré avec les autorités.

[55]        Le reproche est, selon moi, mal fondé.

[56]        Dans R. c. Simon[24], la Cour se penche sur cette question de l’offre faite par un accusé de se soumettre à un test polygraphique. Je suis l’auteur des motifs auxquels ont souscrit mes collègues Proulx et Fish. La preuve d’une telle offre n’aura de valeur que dans la mesure où les circonstances permettent d’en inférer que l’accusé était ainsi prêt à faire quelque chose qu’une personne coupable n’accepterait pas de faire, par exemple si la preuve est faite que l’accusé croyait (à tort) « qu'un résultat négatif pourrait être utilisé contre lui au procès » ou « que l’appareil était infaillible. » J’ajoutais, et c’est important, que chaque cas est un cas d’espèce et que « même si je ne suis pas prêt à dire que la preuve de l'offre sera, dans tous les cas, inadmissible, je ne suis pas prêt à dire non plus qu'elle sera, dans tous les cas, admissible. »

[57]        La preuve que l’accusé croit que le résultat du test polygraphique peut être utilisé contre lui au procès ou que l’appareil est infaillible ne constitue en somme qu’une façon, parmi plusieurs, de prouver qu’en offrant de s’y soumettre, l’accusé était prêt à faire quelque chose qu’une personne coupable ne ferait pas. Mais ce n’est pas la seule. Chaque cas est un cas d’espèce, comme la Cour le rappelle dans l’arrêt Simon.

[58]        En l’espèce, ce n’est pas l’intimée qui a offert de se soumettre au test du polygraphe, ce sont les policiers qui lui ont demandé le 22 novembre 2011, ce à quoi elle a tout d’abord acquiescé. Ce n’est qu’après avoir discuté avec sa belle-fille (qui est policière), qu’à sa suggestion elle prendra conseil auprès de deux avocats et décidera finalement de ne pas passer le test. Jusqu’alors, elle ne comprenait pas que son statut n’était plus celui d’un simple témoin, mais celui d’un suspect, ce que le juge retient en sa faveur (« Ça ne dénote sûrement pas une conscience coupable. », paragr. 240).

[59]        Il faut aussi tenir compte de la façon dont les parties ont présenté leurs arguments au juge de première instance pour apprécier pleinement son raisonnement. Une partie de la plaidoirie du ministère public visait à démontrer une conscience coupable de la part de l’intimée en s’appuyant sur certains de ses comportements ainsi que sa prétendue « froideur » face aux événements. Les motifs du jugement répondent aux arguments du ministère public.

[60]        Dans ces circonstances, j’estime que le juge ne commet pas d’erreur en utilisant cette preuve.

[61]        Quant aux autres points soulevés par le ministère public sous ce moyen d’appel, ils relèvent de l’appréciation de la preuve par le juge de première instance et le ministère public ne fait pas voir d’erreur, et encore moins d’erreur de droit, à ce sujet. Ainsi, le juge n’a certes pas tort de conclure à la collaboration de l’intimée avec les policiers, vu notamment les deux déclarations qu’elle a faites et son acquiescement initial à la demande de passer le test polygraphique.

La preuve de bonne réputation

[62]        Le juge estime que la défense de bonne moralité est sérieuse et crédible[25]. Selon la preuve que le juge retient, l’intimée était une « mamie » pour les enfants. Elle les aimait, les consolait et leur donnait tout ce qui était nécessaire[26].

[63]        L’appelante plaide que puisque l’intimée n’a pas témoigné, seule une preuve de réputation générale pouvait être faite. Pourtant, la preuve présentée porte sur des actes ou gestes spécifiques ainsi que sur l’opinion personnelle des témoins. Même si elle ne s’est pas opposée à ce que cette preuve soit faite, elle soutient qu’il revenait au juge de l’écarter parce que non pertinente.

[64]        Dans l’arrêt Brault Fortier c. R.[27], la Cour écrit qu’un juge peut inférer d’une preuve de bonne réputation « que l’accusé n’est pas le genre de personne à commettre l’infraction reprochée ». Toutefois, lorsque l’accusé ne témoigne pas et que la preuve repose sur les témoignages de tiers, certaines limites s’imposent. Ainsi, la preuve ne peut pas être simplement l’expression de l’opinion personnelle des témoins ou s’appuyer sur des actes ou gestes spécifiques; elle doit plutôt être le reflet de la connaissance par les témoins de la réputation de l’accusé au sein de la communauté[28].

[65]        La preuve de mauvaise réputation que peut produire le ministère public pour réfuter la preuve de l’accusé comporte aussi certaines limites, selon la façon dont la preuve de bonne réputation a été faite.

[66]        Il est donc vrai que, en théorie, puisque l’intimée n’a pas témoigné, seule une preuve de bonne réputation générale pouvait être faite[29].

[67]        En l’espèce, j’estime toutefois que l’appelante a implicitement renoncé à son droit de soulever en appel l’irrégularité, ou l’inadmissibilité, de cette preuve.

[68]        Les auteurs Lederman, Bryant et Fuerst écrivent : « if defence counsel fails to object in the hope of a tactical advantage at the close of the trial or in order to create grounds of appeal, a court might treat this as a tacit waiver of a right to object »[30]. Il n’y a aucune raison ici, à mon avis, de traiter la conduite du ministère public différemment de celle de la défense. La position adoptée par l’appelante au procès découle d’un choix stratégique qui lui a permis de faire elle-même une preuve de mauvaise réputation à partir d’actes spécifiques qu’elle n’aurait pas pu autrement faire. Bien qu’il n’y ait pas de règle stricte selon laquelle l’omission de s’opposer à l’admissibilité d’une preuve au procès empêche une partie d’en faire ensuite un moyen d’appel, il serait inéquitable ici de traiter les parties différemment.

[69]        Il ne s’agit pas ici, comme le souligne l’intimée, d’un simple défaut de s’opposer. Les déclarations de Micheline Macchabée (la tante du père de l’enfant), D... B..., C... L..., E... B..., G... M... et V... Bu... (des parents dont les enfants fréquentaient la garderie de l’intimée) ont fait l’objet d’une admission écrite entre les parties; elles « seront déposées en preuve pour valoir témoignage ».

[70]        Il s’agissait de déclarations faites aux policiers. Elles étaient en possession du ministère public qui a pu en prendre connaissance bien avant le procès, avant d’en admettre le dépôt en preuve. Cette admission est le résultat d’un choix stratégique dont le ministère public ne peut pas, dans les circonstances, demander la révision en appel.

[71]        Le 1er mai 2018, dans le cadre de sa preuve à charge, l’appelante faisait aussi entendre Mme A... H... au sujet de certaines expériences qu’elle avait eues avec l’intimée et de l’opinion défavorable qu’elle entretenait à son sujet. Le 3 mai 2018, c’était au tour des témoins de la défense d’être entendus au sujet de l’opinion (favorable) qu’ils avaient de l’intimée, et ce, sans opposition de la part du ministère public.

[72]        De toute manière, il faut bien dire que l’utilisation par le juge de cette preuve de bonne réputation est somme toute limitée. Il en tire certaines conclusions sur le caractère de l’intimée et sur le genre de personne qu’elle est, mais, contrairement à ce que plaide l’appelante, il ne conclut pas que cette preuve renforce la crédibilité de son récit des événements.

[73]        Bref, compte tenu du choix stratégique de l’appelante de ne pas s’opposer à l’admissibilité de cette preuve, de son consentement au dépôt de celle-ci et de l’utilisation limitée que le juge de première instance en fait, ce moyen d’appel est mal fondé.

*          *           *

 

Conclusion

[74]        En conclusion, je souligne que cette affaire n’en est pas une où le juge du procès n’a eu qu’un simple doute raisonnable. En effet, celui-ci prend soin de mentionner que, fort « de son expérience (…) c’est dans ce dossier qu’il s’approche le plus de la certitude absolue, certitude absolue que l’accusée n’est pas coupable »[31].

[75]        Selon moi, il n’y a pas ici matière à intervenir. Je propose donc le rejet de l’appel.

 

 

 

JACQUES CHAMBERLAND, J.C.A.

 



[1]     R. c. Bélanger, C.Q. Terrebonne, n° 700-01-137099-159, 14 juin 2018, Garneau, j.c.q., [jugement entrepris]. Les motifs transcrits et révisés portent la date du 9 juillet 2018.

[2]     R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, paragr. 15.

[3]     Id., paragr. 17.

[4]     Id., paragr. 37 et 41.

[5]     R. c. Walker, 2008 CSC 34, [2008] 2 R.C.S. 245, paragr. 2 et 21.

[6]     Ibid.; LSJPA — 1730, 2017 QCCA 2018, paragr. 6 (Doyon, Bouchard et Mainville, jj.c.a.).

[7]     R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, paragr. 28.

[8]     Jugement entrepris, paragr. 217.

[9]     Id., paragr. 196.

[10]    Id., paragr. 209.

[11]    Id., paragr. 245.

[12]    R. c. Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 R.C.S. 1000, paragr. 30. Voir également Dubourg c. R., 2018 QCCA 1999, paragr. 19-21 (motifs du juge Healy).

[13]    R. c. Williams, [1998] 1 R.C.S. 1128, paragr. 54; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863, paragr. 48.

[14]    Jugement entrepris, paragr. 232.

[15]    R. c. Roy, 2018 QCCA 396, paragr. 7.

[16]    Il s’agit d’une déclaration manuscrite; elle sera déposée par la poursuivante le 1er mai 2018 (P-11).

[17]    Elle sera déposée par la poursuivante le 1er mai 2018 (P-12).

[18]    Elle sera déposée par la poursuivante le 1er mai 2018 (P-13).

[19]    Jugement entrepris, paragr. 105-115.

[20]    Id., paragr. 242.

[21]    R. c. Rojas, 2008 CSC 56, [2008] 3 R.C.S. 111, paragr. 36.

[22]    Id., paragr. 37.

[23]    R. c. Simpson, 2015 CSC 40, [2015] 2 R.C.S. 827, paragr. 41.

[24]    R. c. Simon, 154 C.C.C. (3d) 562, J.E. 2001-828 (C.A.), paragr. 51. Voir également R. v. B.(S.), 36 O.R. (3d) 516 (C.A. Ont.).

[25]    Jugement entrepris, paragr. 234.

[26]    Id., paragr. 236-237.

[27]    Brault Fortier c. R., 2018 QCCA 891, paragr. 24-25.

[28]    Sidney N. Lederman, Alan W. Bryant, Michelle K. Fuerst, Sopinka, Lederman Bryant: The Law of Evidence in Canada, 5e éd., Markham, LexisNexis, 2018, p. 657. Voir également David M. Paciocco, Palma Paciocco et Lee Stuesser, The Law of Evidence, 8e éd., Toronto, Irwin Law, 2020, p. 105 : « The accused cannot call witnesses to show that they have engaged in specific acts demonstrating theirs good character. »; S. Casey Hill, David M. Tanovich et Louis P. Strezos, McWilliam’s Canadian Criminal Evidence, 5e éd., vol. 1, Toronto, Thomson Reuters Canada Limited, 9:40.30.10.

[29]    Or, un seul témoignage, celui de M. B... D..., contient une preuve de réputation générale. Les autres témoins donnent essentiellement leur opinion sur les traits de caractère de l’intimée, certains donnant des exemples d’actes spécifiques, pour appuyer leur opinion. Un témoin, Mme A... H..., exprime une opinion défavorable au sujet de l’intimée.

[30]    Sidney N. Lederman, Alan W. Bryant, Michelle K. Fuerst, Sopinka, Lederman Bryant: The Law of Evidence in Canada, 5e éd., Markham, LexisNexis, 2018, p. 85.

[31]    Jugement entrepris, paragr. 248.

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