Bricka c. Procureur général du Québec | 2022 QCCA 85 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
| |||||
CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
| |||||
N° : | |||||
(505-17-012101-202) | |||||
| |||||
DATE : | 21 janvier 2022 | ||||
| |||||
| |||||
| |||||
| |||||
STANISLAS BRICKA | |||||
APPELANT – demandeur | |||||
c. | |||||
| |||||
PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC | |||||
INTIMÉ – défendeur | |||||
| |||||
| |||||
| |||||
[1] L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 8 avril 2021 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Brian Riordan), lequel rejette le pourvoi en contrôle judiciaire visant à obtenir une déclaration d’invalidité de décrets gouvernementaux et un jugement déclaratoire[1].
[2] L’appel porte principalement sur l’interprétation à donner à l’article
[3] Pour les motifs exposés plus amplement ci-après, la Cour conclut au rejet de l’appel. L’article 119 LSP est clair et permet au gouvernement de renouveler l’état d’urgence sanitaire tous les dix jours, tant qu’il y a une menace grave à la santé de la population, réelle ou imminente (art.
[4] Le 13 mars 2020, le gouvernement déclare l’état d’urgence sanitaire dans tout le territoire québécois pour une durée de dix jours, conformément à l’article
[5] En août 2020, l’appelant a déposé un pourvoi en contrôle judiciaire « pour déclaration d’invalidité de décrets gouvernementaux et pour jugement déclaratoire ». Les conclusions recherchées, telles que modifiées le 11 mars 2021, sont les suivantes :
DÉCLARER invalide et inopérant le décret 204-2021 du 10 mars 2021 concernant le renouvellement de l’état d’urgence sanitaire conformément à l’article
SUBSIDIAIREMENT, DÉCLARER QUE les dispositions pénales prévues à l’article 139 LSP ne s’appliquent pas aux mesures réglementaires adoptées par le Gouvernement, le ministre de la Santé ou le directeur de la Santé publique concernant le renouvellement de l’état d’urgence sanitaire et dont la liste figure en annexe.[4]
[6] Le juge souligne d’entrée de jeu que les parties s’entendent sur l’application de la norme de la décision déraisonnable.
[7] Après avoir résumé la position de l’appelant, le juge souligne que « l’argument est imaginatif, mais peu convaincant ». Au soutien de cette affirmation, il mentionne que le texte de l’article 119 LSP est clair et inattaquable quant au droit du gouvernement de renouveler la déclaration de l’état d’urgence pour d’autres périodes maximales de dix jours, et ce, sans imposer quelque limitation ou condition que ce soit, autre que la durée maximale. Il ajoute qu’un amendement à la LSP a fait disparaître l’ancienne obligation de déposer devant l’Assemblée nationale tout décret d’urgence pris par le gouvernement. Il est par ailleurs d’avis que les décrets de renouvellement sont conformes aux objectifs de la LSP, qui est la loi habilitante. En outre, selon le juge, l’appelant n’a pas réussi à renverser la présomption de validité des décisions gouvernementales que sont les décrets. Il souligne que l’Assemblée nationale, en vertu de l’article 122 LSP, peut désavouer par un vote tout renouvellement de l’état d’urgence sanitaire. Or, aucune tentative n’a été faite dans ce sens. Enfin, le juge estime que non seulement il n’y a pas de preuve que les décrets de renouvellement de l’état d’urgence sanitaire ne sont pas raisonnables, mais la preuve le convainc qu’ils le sont[5].
[8] Quant à l’argument de l’appelant que les dispositions pénales prévues à l’article 139 LSP ne seraient pas applicables, le juge le rejette. Alors que les décrets ont une portée générale, sociétale, normative et personnelle, l’appelant plaide que l’article 139 LSP ne peut s’appliquer qu’à un ordre individuel. Le juge est plutôt d’avis que le raisonnement de l’appelant est non fondé. Il ferait en sorte que le gouvernement pourrait édicter des règles sans qu’il soit possible de sanctionner leur non-respect par des individus, ce qui « viderait les règlements et décrets gouvernementaux de tout effet réel et mènerait à un désastre ». Afin d’atteindre leur objet, le juge conclut que, malgré leur nature normative et impersonnelle, « les règlements doivent d’une manière ou d’une autre contrôler ou délimiter le comportement des individus »[6].
[9] L’appelant soulève deux moyens d’appel, lesquels peuvent être ainsi formulés :
[10] Tel que mentionné, les parties reconnaissent que la norme de la décision raisonnable s’applique, conformément aux principes établis dans l’arrêt Vavilov[7].
[11] La Cour d’appel doit, en matière de contrôle judiciaire, s’assurer que la Cour supérieure a choisi la bonne norme de contrôle et l’a appliquée correctement[8]. Son rôle ne se limite pas à déterminer si le juge a commis une erreur manifeste et déterminante[9], elle doit plutôt se mettre à la place du tribunal de première instance et se « concentrer effectivement sur la décision administrative »[10]. En l’espèce, il ne s’agit pas d’une décision d’un tribunal administratif; il faut plutôt contrôler l’exercice du pouvoir législatif délégué au gouvernement de renouveler l’état d’urgence sanitaire pour des périodes de six à dix jours depuis le 13 mars 2020, et ce, sans l’assentiment de l’Assemblée nationale[11].
1) Le juge a-t-il commis une erreur en concluant à la validité des décrets de renouvellement de l’état d’urgence sanitaire?
[12] L’appelant fait valoir que l’article 119 LSP est sujet à interprétation et qu’il faut, dès lors, rechercher l’intention du législateur. Selon lui, cela mène à la conclusion que ce dernier n’a pas voulu que le gouvernement puisse renouveler l’état d’urgence sanitaire, par périodes successives d’un maximum de dix jours totalisant plus de 30 jours, et ce, sans consulter l’Assemblée nationale, sachant que la situation va perdurer et que les mesures à prendre peuvent être anticipées. Le terme « renouveler » mène à un recommencement plutôt qu’à une continuité. Chacun des renouvellements devrait donc être soumis à la même condition que la déclaration d’état d’urgence sanitaire initiale, c’est-à-dire l’urgence.
[13] Selon l’appelant, la méthode d’interprétation téléologique permet de conclure que le législateur, en ajoutant les termes « ou, avec l’assentiment de l’Assemblée nationale, pour des périodes maximales de 30 jours », voulait soumettre le renouvellement de l’état d’urgence sanitaire à l’approbation des élus dès que des mesures prévues à l’article 123 LSP sont adoptées pour plus de dix jours.
[14] L’appelant retient des débats parlementaires entourant l’adoption de la Loi sur la sécurité civile[12] que la déclaration d’un état d’urgence vise « des situations rares et de courtes durées ». Il estime qu’il ressort de ceux-ci une volonté de ne pas mettre à l’écart les élus lorsqu’il est question de renouveler l’état d’urgence. Il est aussi d’avis qu’il est impossible que le législateur ait voulu, en adoptant l’article 119 LSP, que d’aussi larges pouvoirs que ceux prévus à l’article 123 LSP soient exercés de façon occulte et hors du contrôle parlementaire pour une durée qui dépasse ce qui est strictement nécessaire. En ayant le pouvoir de renouveler l’état d’urgence sans l’approbation de l’Assemblée nationale, le gouvernement pourrait suspendre l’application de toute loi et engager toutes les dépenses qu’il juge nécessaires sans déposer de budget, et ce, pour une période illimitée.
[15] L’appelant ajoute qu’il faut interpréter l’article 119 LSP de façon restrictive afin de favoriser les droits et libertés de la personne.
[16] L’intimé, pour sa part, soutient que l’article 119 LSP est clair et que l’interprétation qu’en fait le juge respecte l’historique législatif et réglementaire. Non seulement les décrets sont conformes aux objectifs de la loi habilitante, mais ils sont raisonnables et la forte présomption de validité n’a pas été renversée.
* * *
[17] Ce sont les articles 118 et 119 de la LSP qui permettent au gouvernement de déclarer l’état d’urgence sanitaire par décret et, par la suite, de le renouveler. L’article 123 LSP l’autorise en outre à adopter des mesures pour protéger la santé de la population. Il s’agit ici d’un pouvoir législatif délégué. La Cour suprême, dans l’arrêt Catalyst Paper, mentionne qu’en vertu du principe de la primauté du droit, les cours supérieures peuvent en contrôler l’exercice :
[15] Contrairement au Parlement et aux législatures provinciales, qui jouissent d’un pouvoir législatif inhérent, les organismes de réglementation ne peuvent exercer que les pouvoirs législatifs qui leur ont été délégués. Leur pouvoir discrétionnaire n’est pas sans limites. La primauté du droit exige que le contrôle judiciaire de la législation déléguée s’assure que celle‑ci est bien conforme à la raison d’être et à la portée du régime législatif sous lequel elle a été adoptée. Il faut présumer que le législateur qui délègue un pouvoir s’attend à ce que celui‑ci soit exercé de manière raisonnable. Il a été reconnu dans de nombreux cas que les tribunaux peuvent réviser le contenu des règlements municipaux afin d’assurer l’exercice légitime du pouvoir conféré aux conseils municipaux et à d’autres organismes de réglementation.[13]
[Références omises]
[18] Les décrets dont la validité est contestée sont des actes normatifs de portée générale et impersonnelle[14]. Les parties l’ont d’ailleurs reconnu en première instance[15]. Comme pour un règlement, cela signifie qu’ils s’appliquent à une catégorie d’administrés et non spécifiquement à des personnes ou des situations individualisées[16]. Pour contester un décret avec succès, il faut donc démontrer qu’il est incompatible avec l’objectif de sa loi habitante, comme la Cour suprême l’explique dans l’arrêt Katz :
[24] Pour contester avec succès la validité d’un règlement, il faut démontrer qu’il est incompatible avec l’objectif de sa loi habilitante ou encore qu’il déborde le cadre du mandat prévu par la Loi […]. Ainsi que le juge Lysyk l’a expliqué de manière succincte :
[TRADUCTION] Pour déterminer si le texte législatif subordonné contesté est conforme aux exigences de la loi habilitante, il est essentiel de cerner la portée du mandat conféré par le législateur en ce qui a trait à l’intention ou à l’objet de la loi dans son ensemble. Le simple fait de démontrer que le délégataire a respecté littéralement le libellé (souvent vague) de la loi habilitante lorsqu’il a pris le texte législatif subordonné n’est pas suffisant pour satisfaire au critère de la conformité à la loi. Le libellé de la disposition habilitante doit être interprété comme comportant l’exigence primordiale selon laquelle le texte législatif subordonné doit respecter l’intention et l’objet de la loi habilitante prise dans son ensemble.[17]
[…]
[Renvois omis]
[19] Par ailleurs, les règlements jouissent d’une présomption de validité, comme le souligne le juge de première instance[18]. Lorsqu’un tribunal les examine, il n’évalue ni leur bien-fondé ni l’opportunité politique de l’approche choisie par l’exécutif :
[28] L’analyse ne s’attache pas aux considérations sous‑jacentes « d’ordre politique, économique ou social [ni à la recherche, par les gouvernements, de] leur propre intérêt ». La validité d’un règlement ne dépend pas non plus de la question de savoir si, de l’avis du tribunal, il permettra effectivement d’atteindre les objectifs visés par la loi. Pour qu’il puisse être déclaré ultra vires pour cause d’incompatibilité avec l’objet de la loi, le règlement doit reposer sur des considérations « sans importance », doit être « non pertinent » ou être « complètement étranger » à l’objet de la loi. En réalité, bien qu’il soit possible de déclarer un règlement ultra vires pour cette raison, comme le juge Dickson l’a fait observer, « seul un cas flagrant pourrait justifier une pareille mesure ».[19]
[Références omises]
[20] À la lumière de ces principes, il faut donc déterminer si la LSP autorise le gouvernement à prendre des décrets tous les dix jours afin de renouveler l’état d’urgence sanitaire découlant de la présence d’une grave menace à la santé de la population, réelle ou imminente, et ce, sans obtenir l’assentiment préalable de l’Assemblée nationale. Pour ce faire, il est d’abord nécessaire d’examiner l’objet de la LPS, de même que ses dispositions habilitantes.
[21] L’objet de la LSP est « la protection de la santé de la population et la mise en place de conditions favorables au maintien et à l’amélioration de l’état de santé et de bien-être de la population en général »[20].
[22] De plus, la loi précise que les actions de la santé publique doivent être prises « dans le but de protéger, de maintenir ou d’améliorer l’état de santé et de bien-être de la population en général et elles ne peuvent viser des individus que dans la mesure où elles sont prises au bénéfice de la collectivité ou d’un groupe d’individus »[21]. Elle indique par ailleurs que l’état d’urgence est une mesure exceptionnelle applicable à la seule fin de faire face à une menace grave à la santé de la population[22] réelle ou imminente et qui exige l’application immédiate de certaines mesures prévues à l’article 123 LSP pour protéger la santé de la population.
[23] Il ressort clairement des dispositions traitant de l’urgence sanitaire que le législateur accorde au gouvernement un large pouvoir discrétionnaire de déclarer l’état d’urgence sanitaire et de prendre des décrets de renouvellement. Toutefois, il va de soi que les mesures prises en vertu de ces pouvoirs d’urgence doivent être en lien avec la menace grave à la santé de la population, réelle ou imminente, ayant justifié la déclaration d’état d’urgence, et ce, « pour éviter et contenir toute dérive dans l’utilisation des pouvoirs d’urgence »[23].
[24] En ce qui concerne la déclaration d’état d’urgence et ses renouvellements, ce sont les articles 118, 119 et 122 LSP qui encadrent le pouvoir discrétionnaire du gouvernement. Ils sont ainsi rédigés :
SECTION III DÉCLARATION D’ÉTAT D’URGENCE SANITAIRE 118. Le gouvernement peut déclarer un état d’urgence sanitaire dans tout ou partie du territoire québécois lorsqu’une menace grave à la santé de la population, réelle ou imminente, exige l’application immédiate de certaines mesures prévues à l’article 123 pour protéger la santé de la population.
119. L’état d’urgence sanitaire déclaré par le gouvernement vaut pour une période maximale de 10 jours à l’expiration de laquelle il peut être renouvelé pour d’autres périodes maximales de 10 jours ou, avec l’assentiment de l’Assemblée nationale, pour des périodes maximales de 30 jours.
Si le gouvernement ne peut se réunir en temps utile, le ministre peut déclarer l’état d’urgence sanitaire pour une période maximale de 48 heures.
122. L’Assemblée nationale peut, conformément à ses règles de procédure, désavouer par un vote la déclaration d’état d’urgence sanitaire et tout renouvellement.
Le désaveu prend effet le jour de l’adoption de la motion.
Le secrétaire général de l’Assemblée nationale doit promptement publier et diffuser un avis du désaveu avec les meilleurs moyens disponibles pour informer rapidement et efficacement la population concernée. Il doit, de plus, faire publier l’avis à la Gazette officielle du Québec. | DIVISION III PUBLIC HEALTH EMERGENCY
118. The Government may declare a public health emergency in all or part of the territory of Québec where a serious threat to the health of the population, whether real or imminent, requires the immediate application of certain measures provided for in section 123 to protect the health of the population.
119. A public health emergency declared by the Government is effective for a maximum period of 10 days at the expiry of which it may be renewed, as many times as necessary, for a maximum period of 10 days or, with the consent of the National Assembly, for a maximum period of 30 days.
If the Government is unable to meet immediately, the Minister may declare a public health emergency for a maximum period of 48 hours.
122. The National Assembly may, in accordance with its rules of procedure, vote to disallow the declaration of a public health emergency or any renewal thereof.
The disallowance takes effect on the day the motion is passed.
Notice of the disallowance shall be promptly published and disseminated by the Secretary General of the National Assembly by the most efficient means available to ensure that the populations concerned are rapidly informed. It shall also be published by the Secretary General in the Gazette officielle du Québec.
[Soulignement ajouté] |
[25] Tant à la lumière de l’objet et de l’esprit de la LSP que du texte des dispositions, la Cour est d’avis que le juge de première instance les a bien interprétées en concluant que le gouvernement peut renouveler les décrets comme il l’a fait et que ces derniers sont par conséquent valides.
[26] En présence d’un texte en apparence clair, il faut examiner le contexte global dans lequel s’inscrit la disposition analysée[24]. Toutefois, « [l]orsqu’il est précis et non équivoque, le texte de loi joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation »[25]. Le principe fondamental d’interprétation des lois peut se résumer ainsi[26] :
10 Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur ». L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.[27]
[Référence omise]
[27] En l’espèce, tel que le retient le juge de première instance, l’article 119 LSP n’est pas ambigu et permet le renouvellement des décrets d’urgence sanitaire aux six à dix jours. Plusieurs arguments appuient la conclusion à laquelle il en est arrivé.
[28] En effet, le législateur, à l’article 119, indique que le gouvernement peut déclarer l’état d’urgence sanitaire « pour une période maximale de 10 jours à l’expiration de laquelle il peut être renouvelé pour d’autres périodes maximales de 10 jours […] ». Outre l’existence d’une menace grave à la santé de la population, réelle ou imminente, nécessitant la déclaration d’un état d’urgence, le législateur ne pose qu’une seule autre condition, soit la durée maximale de dix jours. S’il avait voulu que le gouvernement obtienne l’assentiment de l’Assemblée nationale dès que la durée totale des décrets atteint 30 jours, il l’aurait prévu expressément. Par exemple, il aurait pu écrire que « [l]’ état d’urgence […] vaut pour une période maximale de 10 jours à l’expiration de laquelle il peut être renouvelé pour deux autres périodes maximales de 10 jours […] ». Cela aurait indiqué que les décrets d’une durée maximale de dix jours ne peuvent être renouvelés sans limite de temps. Or, ce n’est pas ce que l’article 119 LSP édicte. Il laisse l’alternative au gouvernement de prendre des décrets d’une durée maximale de dix jours ou, à son choix, de prendre un décret plus long, d’une durée maximale de 30 jours, avec l’assentiment de l’Assemblée nationale.
[29] Il faut également souligner, comme le mentionne le juge de première instance, que le 21 décembre 2001, l’article 119 LSP a remplacé les articles 17, 22 et 23 de la Loi sur la protection de la santé publique[28], lesquels étaient rédigés ainsi :
17. Le gouvernement peut, sur avis du ministre, déclarer que la santé publique est en danger dans l’ensemble ou dans une partie du Québec à cause d’une épidémie ou d’une catastrophe réelle ou appréhendée et ordonner que le ministre prenne charge des opérations d’urgence nécessaires pour une période qu’il indique, mais qui ne doit pas excéder trente jours.
[…]
| 17. The Government may, upon a notice by the Minister, declare that the public health is endangered in all or part of Québec because of an epidemic or real or apprehended danger and order the Minister to take charge of the emergency operations necessary, for a period not to exceed thirty days that it indicates.
[…]
|
22. Le ministre doit déposer à l’Assemblée nationale tout arrêté en conseil adopté en vertu de l’article 17 au plus tard le troisième jour au cours duquel siège l’Assemblée, après l’adoption de l’arrêté.
| 22. The Minister must lay before the Assemblée nationale any order in council made under section 17 not later than the third day during which the Assemblée is sitting, after the making of the order.
|
23. Dès qu’un arrêté en conseil est ainsi déposé, tout député peut, par une motion non annoncée, demander la révocation de cet arrêté; cette motion doit être étudiée d’urgence et sa présentation interrompt tout débat en cours; si elle est adoptée, l’arrêté en conseil cesse d’être en vigueur.
| 23. As soon as an order in council is so laid, any member may, by a motion without notice, request the revocation of such order; such motion must be studied with urgency and its presentation shall interrupt any debate in progress; if it is adopted, the order in council shall cease to be in force.
[Soulignements ajoutés] |
[30] Plus particulièrement, l’article 22 prévoyait que « [l]e ministre doit déposer à l’Assemblée nationale tout arrêté en conseil adopté en vertu de l’article 17 au plus tard le troisième jour au cours duquel siège l’Assemblée, après l’adoption de l’arrêté ». En ne reprenant pas l’obligation de déposer à l’Assemblée nationale tous les décrets de renouvellement de l’état d’urgence sanitaire, à l’article 119 LSP, le législateur a clairement modifié la façon dont cette dernière pouvait les contrôler.
[31] Comme le plaide l’intimé, on constate en effet que le pouvoir de désaveu que l’article 122 LSP reconnaît à l’Assemblée nationale s’inscrit dans la continuité du caractère généralement a posteriori de ce contrôle[29]. Il n’appartient pas à l’Assemblée nationale d’exercer le pouvoir exécutif dans notre tradition démocratique, mais elle doit toutefois en contrôler l’exercice. C’est au gouvernement que revient la décision de déclarer l’état d’urgence et il en est responsable devant l’Assemblée nationale. Cette dernière « peut désavouer par un vote la déclaration d’urgence sanitaire et tout renouvellement » (art. 122 LSP).
[32] La LSP crée un déséquilibre entre les pouvoirs législatifs et exécutifs afin de permettre au gouvernement d’agir rapidement pour lutter efficacement contre la crise :
Dans les États démocratiques, une crise de l’ampleur de celle dans laquelle l’émergence de la COVID-19 nous a plongés n’a pas pour effet d’abroger cette séparation des pouvoirs, mais de modifier de manière très importante l’équilibre en fonction duquel on répartira les responsabilités entre ses trois composantes [exécutive, législative et judiciaire] : l’exécutif étant appelé à prendre une place beaucoup plus importante.[30]
[33] Dans une telle situation d’urgence sanitaire, ce déséquilibre s’explique pour des raisons de gestion de la crise[31], mais l’Assemblée nationale conserve tout de même un contrôle a posteriori qui lui permet de désavouer tant la déclaration d’urgence sanitaire que ses renouvellements (art. 122 LSP).
[34] Par ailleurs, en vertu de la Loi sur l’Assemblée nationale[32], l’Assemblée établit ses règles de procédure et est la seule compétente pour les faire observer. Le règlement qu’elle a adopté à cette fin prévoit le calendrier parlementaire, lequel comprend deux séances ordinaires établies de la façon suivante :
Art. 19 : Calendrier parlementaire – Au cours d’une législature, l’Assemblée se réunit en séances ordinaires pendant deux périodes de travaux par année, soit :
1° à compter du deuxième mardi de février, en travaux réguliers pendant seize semaines, suivies de deux semaines de travaux intensifs;
2° à compter du troisième mardi de septembre, en travaux réguliers pendant dix semaines, suivies de deux semaines de travaux intensifs.[33]
[35] Seules les séances extraordinaires sont convoquées par le Premier ministre[34].
[36] L’Assemblée nationale a siégé à plusieurs reprises depuis la déclaration de l’état d’urgence le 13 mars 2020 et aucune motion de désaveu n’a été présentée. La Cour est d’avis que le juge de première instance ne commet pas d’erreur révisable en inférant de cette preuve une sorte d’assentiment indirect des décrets[35]. Depuis le début de l’état d’urgence sanitaire, l’Assemblée nationale aurait pu provoquer un débat et remettre en question les décrets de renouvellement de l’état d’urgence sanitaire par une simple motion de désaveu[36]. Elle a choisi de ne pas exercer ce pouvoir de contrôle sur les décisions de l’exécutif.
[37] Le juge de première instance souligne en outre que l’intimé réfère à la version anglaise de l’article 119 LSP pour appuyer son interprétation selon laquelle le gouvernement peut renouveler tant qu’il est nécessaire l’état d’urgence sanitaire pour des périodes maximales de dix jours, et ce, sans l’assentiment de l’Assemblée nationale. En effet, la version anglaise indique que l’état d’urgence « […] may be renewed as many times as necessary, for a maximum period of 10 days […] ». Il en conclut que s’il était nécessaire de chercher à comprendre un sens obscur à l’article 119 LSP, cet argument appuierait sa position. Toutefois, il est d’avis que la version française suffit pour rejeter l’argument de l’appelant.
[38] La Cour partage ce point de vue. La version française reflète de façon claire l’intention du législateur. Quant à la version anglaise de l’article, elle mène à la même conclusion, soit que les décrets de renouvellement de l’état d’urgence sanitaire d’un maximum de dix jours peuvent être renouvelés tant qu’il existe une menace grave, réelle ou imminente, à la santé de la population (article 118 LSP).
[39] La LSP a remplacé la Loi sur la protection de la santé publique[37] en 2001. Il est à noter que les articles 118 et 123 LSP ont été utilisés pour la première fois en mars 2020 dans le cadre de la lutte contre la COVID-19[38].
[40] En 2001, soit le même jour que la LSP, le législateur adopte également la Loi sur la sécurité civile, laquelle permet au gouvernement de déclarer l’état d’urgence national en présence d’un sinistre majeur, réel ou imminent, ou d’un autre événement qui perturbe le fonctionnement de la communauté au point de compromettre la sécurité des personnes[39].
[41] Les dispositions pertinentes de la Loi sur la sécurité civile[40] sont rédigées ainsi :
88. Le gouvernement peut déclarer l’état d’urgence national, dans tout ou partie du territoire québécois, lorsqu’un sinistre majeur, réel ou imminent, ou un autre événement qui perturbe le fonctionnement de la communauté au point de compromettre la sécurité des personnes exige, pour protéger la vie, la santé ou l’intégrité des personnes, une action immédiate qu’il estime ne pas pouvoir se réaliser adéquatement dans le cadre des règles de fonctionnement habituelles des autorités responsables de la sécurité civile ou des ministères et organismes gouvernementaux concernés ou dans le cadre du plan national de sécurité civile.
89. L’état d’urgence déclaré par le gouvernement vaut pour une période maximale de dix jours à l’expiration de laquelle il peut être renouvelé pour d’autres périodes maximales de dix jours ou, avec l’assentiment de l’Assemblée nationale, pour des périodes maximales de 30 jours.
Si le gouvernement ne peut se réunir en temps utile, le ministre peut déclarer l’état d’urgence pour une période maximale de 48 heures.
[…]
92. L’Assemblée nationale peut, conformément à ses règles de procédure, désavouer par un vote la déclaration d’état d’urgence et tout renouvellement.
Le désaveu prend effet le jour de l’adoption de la motion.
Le secrétaire général de l’Assemblée nationale doit promptement publier et diffuser un avis du désaveu avec les meilleurs moyens disponibles pour informer rapidement et efficacement les autorités et les populations concernées. Il doit, de plus, faire publier l’avis à la Gazette officielle du Québec. | 88. The Government may declare a national state of emergency in all or part of the territory of Québec where, in an actual or imminent major disaster situation or other event that interferes with the life of the community to the point of compromising human safety, immediate action is required to protect human life, health or physical integrity which, in the Government’s opinion, cannot be taken within the scope of the normal operating rules of the civil protection authorities or government departments and government bodies concerned or within the scope of Québec’s national civil protection plan.
89. The state of emergency declared by the Government is effective for a maximum period of 10 days at the expiry of which it may be renewed, as many times as necessary, for a maximum period of 10 days or, with the consent of the National Assembly, for a maximum period of 30 days.
If the Government is unable to meet immediately, the Minister may declare a state of emergency for a maximum period of 48 hours.
[…]
92. The National Assembly may, in accordance with its rules of procedure, vote to disallow the declaration of a state of emergency or any renewal thereof.
The disallowance takes effect on the day the motion is passed.
Notice of the disallowance shall be promptly published and disseminated by the Secretary General of the National Assembly by the most efficient means available to ensure that the authorities and population concerned are rapidly informed. It also shall be published by the Secretary General in the Gazette officielle du Québec.
[Soulignements ajoutés] |
[42] Puisque la LSP a été adoptée sans faire l’objet de débats, les parties s’entendent pour se référer aux discussions tenues en commission parlementaire et en chambre lors de l’adoption de la Loi sur la sécurité civile puisque les deux lois contiennent des dispositions analogues concernant le renouvellement de l’état d’urgence.
[43] Il est souvent utile d’examiner les travaux parlementaires afin de bien comprendre le contexte de l’adoption d’une loi. Ces derniers sont complémentaires aux principes d’interprétation usuels, comme le rappelait la Cour récemment[41]. En l’espèce, les discussions n’ont pas porté sur les conditions de renouvellement de l’état d’urgence, mais plutôt sur le pouvoir de désaveu, a posteriori, de l’Assemblée nationale. Lorsque la Commission des institutions a étudié le Projet de loi 173 (Loi sur la sécurité civile), le ministre a déclaré que la possibilité de désavouer la déclaration d’état d’urgence constituait d’une garantie constitutionnelle du pouvoir de l’Assemblée sur un exécutif qui voudrait abuser d’une déclaration d’urgence :
Le Président (M. Bertrand, Portneuf): Très bien. Alors, sur 92 tel qu'amendé, M. le ministre, voulez-vous faire la présentation?
M. Dupuis: Je peux peut-être faire mon...
M. Ménard: Bien, c'est très simplement — oui, ça le dit bien dans le commentaire: Par cette disposition, la déclaration d'état d'urgence est soumise au contrôle de l'Assemblée nationale même s'il n'est pas utile de la prolonger.
Je ne m'attends pas à ce que cet article soit utilisé très souvent, mais, enfin, il s'agit d'une des garanties constitutionnelles du pouvoir de l'Assemblée nationale sur un Exécutif qui voudrait abuser d'une déclaration d'urgence qui serait faite dans des circonstances qui ne sont pas... Je ne m'attends pas à connaître ça dans le temps de mon existence, quoiqu'on ne sait jamais. […]
[…]
M. Dupuis : […] Or, les règles de procédure prévoient que seul le premier ministre peut convoquer l'Assemblée dans une réunion extraordinaire, de telle sorte que, pour une déclaration d'urgence qui interviendrait au moment où l'Assemblée nationale ne siège pas, il n'y aurait pas convocation de l'Assemblée nationale parce que vous n'obligez pas le ministre à déposer la déclaration d'urgence devant l'Assemblée nationale. Donc, l'Assemblée pourrait ne pas être convoquée si le premier ministre décidait qu'il ne la convoque pas. Et il y avait une garantie, donc, supplémentaire dans la rédaction que vous aviez déposée au moment de l'avant-projet de loi, qui faisait en sorte que, dans tous les cas de déclaration d'état d'urgence, le ministre se voyait obligé de la déposer devant l'Assemblée nationale. Et, lorsque l'Assemblée ne siège pas, il était prévu qu'une séance extraordinaire était convoquée. Alors, le nouvel article fait en sorte que, si le premier ministre décide que l'Assemblée sera convoquée, elle est convoquée, mais on pourrait vivre une situation où un état d'urgence est déclaré et l'Assemblée nationale ne siège pas.
Moi, je suis d'accord avec vous... Je vais vous laisser écouter ce qu'on vous dit, à moins que vous m'écoutiez, là. Je parle...
M. Ménard: J'écoute. Ils discutent ensemble.
M. Dupuis: O.K., bon, c'est beau. Alors, moi, je suis d'accord avec vous, probablement que c'est des situations qu'on ne vivra pas longtemps, mais j'en fais, si vous voulez, une question de principe de garantie fondamentale que les membres de l'Assemblée nationale, quels qu'ils soient, pas seulement le premier ministre, mais que tous les membres de l'Assemblée nationale, qu'ils soient de l'opposition ou qu'ils soient au pouvoir, ne voient pas leurs pouvoirs être érodés dans différentes lois. Et je vous soumets respectueusement que, dans le cas qui nous occupe, les pouvoirs des membres de l'Assemblée nationale — tous, quels qu'ils soient, de quelque côté soient-ils — sont érodés par le fait que vous avez remplacé l'article qui était prévu dans l'avant- projet de loi par celui que vous déposez maintenant.[42]
[…]
[44] On constate donc que les parlementaires ont discuté de la déclaration d’état d’urgence. Toutefois, l’article 88 du Projet de loi 173, qui porte sur le renouvellement de la déclaration d’urgence par période de dix ou 30 jours, a été adopté sans débat. C’est l’article 92, sur le désaveu par l’Assemblée nationale, qui a retenu l’attention des parlementaires. Il est clair que c’est le contrôle a posteriori qui est consacré par la LSP, sauf si le gouvernement choisit de déclarer l’état d’urgence pour une période de plus de 10 jours, mais d’un maximum de 30 jours.
[45] La lecture de ces passages des travaux parlementaires suggèrent également que personne n’anticipait qu’un état d’urgence puisse durer aussi longtemps que ce que nous vivons actuellement.
[46] L’appelant a par ailleurs raison de soutenir que le gouvernement ne peut pas renouveler l’état d’urgence pour une période illimitée si la menace grave, réelle ou imminente, à la santé de la population n’est plus présente. Il demeure cependant que l’état d’urgence prend fin lorsque le gouvernement estime qu’il n’est plus nécessaire. L’article 128 LSP prévoit ceci :
128. Le gouvernement peut mettre fin à l’état d’urgence sanitaire dès qu’il estime que celui-ci n’est plus nécessaire.
Un avis doit être publié et diffusé avec les meilleurs moyens disponibles pour informer rapidement et efficacement la population concernée.
La décision doit, de plus, être publiée à la Gazette officielle du Québec. | 128. The Government may terminate the public health emergency as soon as it considers that it is no longer necessary.
A notice must be published and disseminated by the most efficient means available to ensure that the population concerned is rapidly informed.
Moreover, the decision must be published in the Gazette officielle du Québec. |
[47] Ici encore, la décision de mettre fin à l’état d’urgence revient au gouvernement. Elle relève de son pouvoir discrétionnaire, mais il ne peut en user d’une manière déraisonnable.
[48] À la suite de la Première Guerre mondiale, le Conseil privé de Londres a eu à se pencher sur une question similaire dans l’arrêt Fort Frances and Paper Co. v. Manitoba Free Press Co. Dans cette affaire, les producteurs canadiens de papiers journaux s’opposaient aux mesures de régulation du prix du papier prises par le Canada en vertu de ses pouvoirs exceptionnels de contrôle du commerce en temps de guerre, mesures qui devaient se poursuivre jusqu’en décembre 1919[43]. Le vicomte Haldane explique quelles circonstances pourraient justifier l’intervention judiciaire en cas d’exercice ultra vires de tels pouvoirs :
The question of the extent to which provision for circumstances such as these may have to be maintained is one on which a Court of law is loathe to enter. No authority other than the central government is in a position to deal with a problem which is essentially one of statesmanship. It may be that it has become clear that the crisis which arose is wholly at an end and that there is no justification for the continued exercise of an exceptional interference which becomes ultra vires when it is no longer called for. In such a case the law as laid down for distribution of powers in the ruling instrument would have to be invoked. But very clear evidence that the crisis had wholly passed away would be required to justify the judiciary, even when the question raised was one of ultra vires which it had to decide, in overruling the decision of the Government that exceptional measures were still requisite.[44]
[49] Bien que le contexte soit différent, cette affaire souligne que la période au cours de laquelle un état d’urgence peut être maintenu relève du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif et les tribunaux doivent faire montre d’une grande déférence envers cette décision. Il faudrait une preuve claire que l’état d’urgence n’est plus requis et que le gouvernement abuse de ses pouvoirs pour permettre une telle intervention. Or, il importe de souligner que l’appelant n’a pas fait cette démonstration. Il n’a administré aucune preuve pour établir que l’état d’urgence n’existait plus au moment où il a introduit son pourvoi en contrôle judiciaire en août 2020.
[50] Ce moyen d’appel est donc rejeté.
2) Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que les dispositions pénales prévues à l’article 139 LSP s’appliquent aux mesures adoptées par décrets gouvernementaux?
[51] De façon subsidiaire, l’appelant soutient que les dispositions pénales prévues à l’article 139 LSP ne s’appliquent qu’aux ordres individuels et non aux mesures à portée réglementaire adoptées par décret ou par arrêté en vertu de l’article 123 LSP. Il serait contraire au principe de prévisibilité du droit que le non-respect d’une disposition réglementaire entraîne une sanction sans qu’un ordre individuel soit préalablement donné aux fautifs.
* * *
[52] Ce moyen d’appel doit également échouer.
[53] L’article 123 LSP permet au gouvernement de prendre des mesures pour protéger la santé de la population lorsque qu’il existe des menaces graves, réelles ou imminentes :
123. Au cours de l’état d’urgence sanitaire, malgré toute disposition contraire, le gouvernement ou le ministre, s’il a été habilité, peut, sans délai et sans formalité, pour protéger la santé de la population:
1° ordonner la vaccination obligatoire de toute la population ou d’une certaine partie de celle-ci contre la variole ou contre une autre maladie contagieuse menaçant gravement la santé de la population et, s’il y a lieu, dresser une liste de personnes ou de groupes devant être prioritairement vaccinés;
2° ordonner la fermeture des établissements d’enseignement ou de tout autre lieu de rassemblement;
3° ordonner à toute personne, ministère ou organisme de lui communiquer ou de lui donner accès immédiatement à tout document ou à tout renseignement en sa possession, même s’il s’agit d’un renseignement personnel, d’un document ou d’un renseignement confidentiel;
4° interdire l’accès à tout ou partie du territoire concerné ou n’en permettre l’accès qu’à certaines personnes et qu’à certaines conditions, ou ordonner, lorsqu’il n’y a pas d’autre moyen de protection, pour le temps nécessaire, l’évacuation des personnes de tout ou partie du territoire ou leur confinement et veiller, si les personnes touchées n’ont pas d’autres ressources, à leur hébergement, leur ravitaillement et leur habillement ainsi qu’à leur sécurité;
5° ordonner la construction de tout ouvrage ou la mise en place d’installations à des fins sanitaires ou de dispensation de services de santé et de services sociaux;
6° requérir l’aide de tout ministère ou organisme en mesure d’assister les effectifs déployés;
7° faire les dépenses et conclure les contrats qu’il juge nécessaires;
8° ordonner toute autre mesure nécessaire pour protéger la santé de la population. | 123. Notwithstanding any provision to the contrary, while the public health emergency is in effect, the Government or the Minister, if he or she has been so empowered, may, without delay and without further formality, to protect the health of the population,
(1) order compulsory vaccination of the entire population or any part of it against smallpox or any other contagious disease seriously threatening the health of the population and, if necessary, prepare a list of persons or groups who require priority vaccination;
(2) order the closing of educational institutions or of any other place of assembly;
(3) order any person, government department or body to communicate or give to the Government or the Minister immediate access to any document or information held, even personal or confidential information or a confidential document;
(4) prohibit entry into all or part of the area concerned or allow access to an area only to certain persons and subject to certain conditions, or order, for the time necessary where there is no other means of protection, the evacuation of persons from all or any part of the area or their confinement and, if the persons affected have no other resources, provide for their lodging, feeding, clothing and security needs;
(5) order the construction of any work, the installation of sanitary facilities or the provision of health and social services;
(6) require the assistance of any government department or body capable of assisting the personnel deployed;
(7) incur such expenses and enter into such contracts as are considered necessary;
(8) order any other measure necessary to protect the health of the population.
[Soulignements ajoutés] |
[54] Les mesures adoptées par le gouvernement étant assimilables à un règlement, chaque décret de santé publique constitue « un acte normatif, de caractère général et impersonnel, édicté en vertu d'une loi qui, lorsqu'il est en vigueur, a force de loi »[45]. Dans la plupart des cas, la loi habilitante érige en infraction le fait de contrevenir à ses règlements d'application[46]. Elle fixe également la peine applicable. C’est le cas en l’espèce à l’article 139 LSP :
139. Commet une infraction et est passible d’une amende de 1 000 $ à 6 000 $ quiconque, dans le cadre de l’application du chapitre XI, entrave ou gêne le ministre, le directeur national de santé publique, un directeur de santé publique ou une personne autorisée à agir en leur nom, refuse d’obéir à un ordre que l’un d’eux est en droit de donner, refuse de donner accès ou de communiquer un renseignement ou un document que l’un d’eux est en droit d’exiger ou cache ou détruit un document ou toute autre chose utile à l’exercice de leurs fonctions. | 139. Any person who, within the scope of application of Chapter XI, impedes or hinders the Minister, the national public health director, a public health director or a person authorized to act on their behalf, refuses to obey an order they are entitled to give, refuses to give access to or communicate the information or documents they are entitled to require, or conceals or destroys documents or other things relevant to the exercise of their functions is guilty of an offence and is liable to a fine of $1,000 to $6,000.
[Soulignements ajoutés] |
[55] Le terme « ordre » dont il est fait mention à l’article 139 n’étant pas défini dans la LSP, il faut rechercher son sens en examinant le contexte global de la loi, en suivant le sens ordinaire grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de celle-ci, son objet et l’intention du législateur[47].
[56] Ce terme est défini, dans le Dictionnaire de droit québécois et canadien, comme « un acte par lequel une personne en autorité manifeste sa volonté et enjoint à une autre personne de s’y soumettre et par extension l’objet d’un ordre ou le document qui le concrétise »[48]. Par ailleurs, la Loi d’interprétation[49] précise ceci :
54. Le nombre singulier s’étend à plusieurs personnes ou à plusieurs choses de même espèce, chaque fois que le contexte se prête à cette extension. Le nombre pluriel peut ne s’appliquer qu’à une seule personne ou qu’à un seul objet si le contexte s’y prête. | 54. The singular number shall extend to more than one person or more than one thing of the same sort, whenever the context admits of such extension. The plural number can apply to one person only or to one thing only if the context so permits. |
[57] Le terme « ordre », que l’on retrouve à l’article 139 LSP, peut donc viser l’ensemble de la collectivité. Il faut également noter qu’on retrouve à plusieurs alinéas de l’article 123 LSP le verbe « ordonner ».
[58] Tel que déjà mentionné, l’objet de la LSP est la protection de la santé de la population et la mise en place de conditions favorables au maintien et à l’amélioration de l’état de santé de bien-être de la population en général (art. 1 LSP). À cette fin, le législateur attribue aux autorités gouvernementales de vastes pouvoirs pour leur permettre d’intervenir lorsque la santé de la population est menacée (art. 2 LSP).
[59] C’est le chapitre XI de la LSP qui énonce les pouvoirs des autorités de la santé publique et du gouvernement en cas de menace à la santé. La section I traite des enquêtes épidémiologiques, la section II des pouvoirs du ministre et la section IV de maladies transmises par un agent vecteur, dont le virus du Nil. C’est toutefois à la section III que l’on retrouve les pouvoirs les plus importants accordés aux autorités gouvernementales lorsqu’une menace grave à la santé de la population, réelle ou imminente, exige l’application de mesures prévues à l’article 123 LSP. Elles peuvent être prises par le gouvernement ou le ministre, s’il a été habilité à le faire. La seule disposition pénale s’appliquant à tout le chapitre XI est l’article 139 LSP.
[60] Le juge de première instance a eu raison de rejeter la prétention de l’appelant, même si la rédaction de l’article 139 LSP n’est pas des plus heureuses. En effet, comme le plaide l’intimé, l’interprétation du juge est la seule qui soit compatible avec le texte de la LSP ainsi qu’avec la réalisation de ces objets. Accepter la position de l’appelant ferait en sorte de stériliser le pouvoir discrétionnaire que possède le gouvernement en vertu de l’article 123 LSP d’imposer des mesures de façon urgente afin de lutter efficacement contre une menace grave à la santé publique, laquelle justifie l’état d’urgence sanitaire. Par ailleurs, les mesures prises par le gouvernement sont publiées dans la Gazette officielle du Québec et largement publicisées sur ses sites Internet ainsi que par les médias.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[61] REJETTE l’appel, avec les frais de justice.
| ||
|
| |
| YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A. | |
| ||
|
| |
| JULIE DUTIL, J.C.A. | |
| ||
|
| |
| MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A. | |
| ||
M. Stanislas Bricka | ||
Non représenté | ||
| ||
Me Lizann Demers Me François-Alexandre Gagné | ||
bernard, roy (justice – québec) | ||
Pour l’intimé | ||
| ||
Date d’audience : | 16 décembre 2021 | |
[1] Bricka c. Procureur général du Québec,
[2] Loi sur la santé publique, RLRQ, c. S-2.2.
[3] Décret 117-2020 du 13 mars 2020.
[4] Pourvoi en contrôle judiciaire, 11 mars 2021.
[5] Jugement entrepris.
[6] Id., paragr. 52-53.
[7] Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov,
[8] Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile),
[9] Agraira c. Canada (Santé publique et Protection civile),
[10] Id., paragr. 46.
[11] Voir à titre d’exemple : Janssen inc. c. Ministre de la Santé et des Services sociaux,
[12] Loi sur la sécurité civile, RLRQ, c. S-2.3.
[13] Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District),
[14] Racicot c. Procureure générale du Québec,
[15] Jugement entrepris, paragr. 48.
[16] Patrice Garant,
[17] Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée),
[18] Jugement entrepris, paragr. 33-38; Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée),
[19] Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée),
[20] Loi sur la santé publique, RLRQ, c. S-2.2, art. 1.
[21] Id., art. 5.
[22] Voir la définition de « menace à la santé de la population » à l’art. 2 al. 2 LSP.
[23] Marie-Claude Prémont, Marie-Ève Couture-Ménard et Geneviève Brisson, « L’état d’urgence sanitaire au Québec : un régime de guerre ou de santé publique? »
[24] Pharmascience inc. c. Binet,
[25] Placer Dome Canada Ltd. c. Ontario (Ministre des Finances),
[26] Québec (Procureur général) c. Paulin,
[27] Hypothèques Trustco Canada c. Canada,
[28] L.R.Q. 1977, c. P-35 (abrogée).
[29] L’article
[30] Louis-Philippe Lampron, « Les droits en temps de crise – première partie », dans le Soleil, 16 avril 2020, en ligne : https://www.lesoleil.com/2020/04/16/les-droits-en-temps-de-crise--premiere-partie-2ab94679bd188756e77bbdd711855b15 (page consultée le 10 novembre).
[31] Victoria Carmichael and Grégoire Webber, « The Rule of Law in a Pandemic » (2021) 46:2 Queen’s L.J. 317, p. 324.
[32] RLRQ, c. A-23.1.
[33] Assemblée nationale, Règlement et les autres règles de procédure de l’Assemblée nationale, 42e législature, 18e édition (novembre 2018), en ligne : http://www.assnat.qc.ca/fr/abc-assemblee/fondements-procedure-parlementaire/reglement-assemblee.html (page consultée le 21 décembre 2021).
[34] Id., art. 23.
[35] Jugement entrepris, paragr. 41.
[36] Id., paragr. 42.
[37] Loi sur la protection de la santé publique, LRQ, c. P-35.
[38] Marie-Claude Prémont, Marie-Ève Couture-Ménard et Geneviève Brisson, « L’état d’urgence sanitaire au Québec: un régime de guerre ou de santé publique? »
[39] Loi sur la sécurité civile, RLRQ, c. S-2.3, art. 88.
[40] Loi sur la sécurité civile, RLRQ, c. S-2.3.
[41] Association des chirurgiens-dentistes du Québec c. Ministre de la Santé et des Services sociaux,
[42] Assemblée nationale, Journal des débats, 36e lég., 2e sess., 29 août 2001, vol. 37, no 33, p. 12-16.
[43] Fort Frances Pulp and Paper Co. v. Manitoba Free Press Co., [1923] AC 695, 1923 CanLII 429 (UK JCPC).
[44] Id., p. 635.
[45] Loi sur les règlements, RLRQ, c. R-18.1, art. 1.
[46] Pierre Issalys et Denis Lemieux, L'action gouvernementale – Précis de droit des institutions administratives, 4e éd., Montréal, Yvon Blais, 2020, p. 706.
[47] Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 3e ed., Toronto, Irwin Law, 2016, p. 49; Elmer A. Driedger, The Construction of Statutes, 2e éd., Toronto, Butterworths, 1983, p. 87.
[48] « ordre » dans Dictionnaire de droit québécois et canadien, en ligne : https://dictionnairereid.caij.qc.ca/recherche#q=ordre&t=edictionnaire&sort=relevancy&m=search (page consultée le 15 novembre 2021).
[49] Loi d'interprétation, RLRQ, c. I-16.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.