Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier
Gabarit EDJ

Presse ltée (La) c. Service des poursuites pénales du Canada

2016 QCCS 2623

JC00B1

 

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

 MONTRÉAL

 

N° :

500-36-007832-150

 

(C.Q. : 500-73-004266-157 et 500-73-004272-155)

 

 

DATE :

31 MAI 2016

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

GUY COURNOYER, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

LA PRESSE LTÉE

Requérante

c.

SERVICE DES POURSUITES PÉNALES DU CANADA

GENDARMERIE ROYALE DU CANADA

MEROUANE GHALMI

DANIEL MINTA DARKO

COUR DU QUÉBEC

L’HONORABLE NATHALIE FAFARD

Mis en cause

et

MÉDIAQMI

CBC / RADIO-CANADA

            Intervenantes

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

 

I - Aperçu

[1]           Quelques mois après la fusillade au Parlement du Canada et quelques semaines après les attentats à l'hebdomadaire satirique Charlie Hebdo à Paris, une enquêteuse de la Gendarmerie royale du Canada (« GRC ») présente deux dénonciations à deux juges de la Cour du Québec pour que soit ordonné à deux personnes de contracter un engagement d'une durée d'une année de ne pas troubler l'ordre public et d'avoir une bonne conduite, en raison de craintes qu'ils se livrent à une infraction de terrorisme.

[2]           L'enquêteuse décrit les motifs justifiant ses craintes dans un affidavit distinct auquel elle réfère dans ses dénonciations.

[3]           Ces affidavits n'ont pas été produits au dossier de la Cour du Québec ce qui a eu pour résultat de soustraire les informations qui y sont contenues à toute discussion publique.

[4]           La requérante, le journal La Presse, souhaite avoir accès à ces affidavits. 

[5]           Elle présente une demande en ce sens au Service des poursuites pénales du Canada (« SPPC »). Devant le refus de celui-ci, elle présente une demande d'accès à ces pièces à la Cour du Québec qui l’entend le 8 octobre 2015. La juge de la Cour du Québec saisie de cette demande refuse d'ordonner au SPPC et à la GRC de les lui communiquer.

[6]           Elle estime qu'ils n'ont pas été produits au dossier de la Cour, qu'ils appartiennent au SPPC et/ou à la GRC, qu'elle n'a pas le pouvoir de les forcer à communiquer ces documents et que les médias constituent des tiers. Elle exprime aussi l'avis que le fait que l'enquêteuse y fasse référence dans ses dénonciations n'entraîne pas leur production au dossier de la Cour[1]

[7]           La juge d'instance refuse également à la requérante le droit de faire entendre la dénonciatrice dans le cadre de sa demande d'accès aux affidavits.

[8]           Le principe de la publicité des débats judiciaires vise à encourager le débat public dans une société libre et démocratique.

[9]           Ce principe existe afin que les décisions des tribunaux, celles des poursuivants, la conduite des corps policiers, celles des accusés ou des personnes qui font l'objet d'une ordonnance judiciaire soient débattues, scrutées, analysées, critiquées ou approuvées.

[10]        Les moyens mis en œuvre pour lutter contre le terrorisme constituent un enjeu incontournable pour les démocraties et les tribunaux. Ils doivent faire l'objet d'un débat vigoureux qui se révèle impossible sans un accès à l'information pertinente qui a été présentée à un juge.

[11]        Dans la présente affaire, les restrictions importantes à la liberté de deux personnes, qui ont été imposées en raison de la crainte qu'ils commettent une infraction terroriste, ne peuvent faire l'objet d'aucun véritable débat public, car les documents présentés à des juges pour les contraindre à comparaître n'ont pas été produits au dossier de la Cour tel qu'ils auraient dû l'être.

[12]        Selon les principes énoncés par la Cour suprême, il y a plus de trente ans, dans l'arrêt A.G. (Nova Scotia) c. MacIntyre[2], les dénonciations de l'enquêteuse et les affidavits présentés au soutien de celles-ci sont des documents auxquels le public et les médias ont le droit d'avoir accès à moins que le SPPC et/ou la GRC ne fassent valoir des motifs justifiant que leur accès ne soit restreint, car cela serait préjudiciable aux fins de la justice selon le paragraphe 487.3(2) C. cr.

[13]        Pour les motifs qui suivent, le Tribunal est d'avis que le principe de la publicité des débats judiciaires exige que les affidavits de l'enquêteuse de la GRC soient communiqués au journal La Presse. Ces documents font partie du dossier de la Cour et celle-ci a le pouvoir d'en ordonner la production au dossier afin d'en permettre l'accès.

II - Les dispositions législatives et règlementaires pertinentes

[14]        L’article 810.01 du Code criminel prévoit:

 (1) Crainte de certaines infractions - Quiconque a des motifs raisonnables de craindre qu’une personne commette une infraction prévue à l’article 423.1 ou une infraction d’organisation criminelle peut, avec le consentement du procureur général, déposer une dénonciation devant un juge d’une cour provinciale.

(2) Comparution des parties - Le juge qui reçoit la dénonciation peut faire comparaître les parties devant un juge de la cour provinciale.

(3) Décision - Le juge devant lequel les parties comparaissent peut, s’il est convaincu par la preuve apportée que les craintes du dénonciateur sont fondées sur des motifs raisonnables, ordonner que le défendeur contracte l’engagement de ne pas troubler l’ordre public et d’avoir une bonne conduite pour une période maximale de douze mois.

(3.1) Prolongation - Toutefois, s’il est convaincu en outre que le défendeur a déjà été reconnu coupable d’une infraction visée au paragraphe (1), le juge peut lui ordonner de contracter l’engagement pour une période maximale de deux ans.

(4) Refus de contracter un engagement - Le juge peut infliger au défendeur qui omet ou refuse de contracter l’engagement une peine de prison maximale de douze mois.

(4.1) Conditions de l’engagement - Le juge peut assortir l’engagement des conditions raisonnables qu’il estime souhaitables pour prévenir la perpétration d’une infraction visée au paragraphe (1), notamment celles intimant au défendeur :

a) de participer à un programme de traitement;

b) de porter un dispositif de surveillance à distance, si le procureur général en fait la demande;

c) de rester dans une région donnée, sauf permission écrite qu’il pourrait lui accorder;

d) de regagner sa résidence et d’y rester aux moments précisés dans l’engagement;

e) de s’abstenir de consommer des drogues — sauf sur ordonnance médicale —, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes;

f) de fournir à des fins d’analyse un échantillon d’une substance corporelle désignée par règlement, à la demande d’un agent de la paix, d’un agent de probation ou d’une personne désignée en vertu de l’alinéa 810.3(2)a) pour faire la demande, aux date, heure et lieu précisés par l’agent ou la personne désignée, si celui-ci a des motifs raisonnables de croire que le défendeur a enfreint une condition de l’engagement lui intimant de s’abstenir de consommer des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes;

g) de fournir à des fins d’analyse un échantillon d’une substance corporelle désignée par règlement, à intervalles réguliers précisés, dans un avis rédigé selon la formule 51 qui est signifié au défendeur, par un agent de probation ou par une personne désignée en vertu de l’alinéa 810.3(2)b) pour préciser ceux-ci, si l’engagement est assorti d’une condition lui intimant de s’abstenir de consommer des drogues, de l’alcool ou d’autres substances intoxicantes.

(5) Conditions — armes à feu - Le juge doit décider s’il est souhaitable d’interdire au défendeur, pour sa sécurité ou celle d’autrui, d’avoir en sa possession des armes à feu, arbalètes, armes prohibées, armes à autorisation restreinte, dispositifs prohibés, munitions, munitions prohibées et substances explosives, ou l’un ou plusieurs de ces objets, et, dans l’affirmative, il doit assortir l’engagement d’une condition à cet effet et y préciser la période d’application de celle-ci.

(5.1) Remise - Le cas échéant, l’engagement prévoit la façon de remettre, de détenir ou d’entreposer les objets visés au paragraphe (5) qui sont en la possession du défendeur, ou d’en disposer, et de remettre les autorisations, permis et certificats d’enregistrement dont celui-ci est titulaire.

(5.2) Motifs - Le juge qui n’assortit pas l’engagement de la condition prévue au paragraphe (5) est tenu de donner ses motifs, qui sont consignés au dossier de l’instance.

(6) Modification des conditions - Tout juge de la cour provinciale peut, sur demande du dénonciateur, du procureur général ou du défendeur, modifier les conditions fixées dans l’engagement.

(7) Autres dispositions applicables - Les paragraphes 810(4) et (5) s’appliquent, avec les adaptations nécessaires, aux engagements contractés en vertu du présent article.

(8) À l’égard des procédures visées au présent article, procureur général s’entend du procureur général du Canada ou du procureur général de la province où ces procédures sont engagées ou du substitut légitime de l’un ou l’autre.

[15]        Les articles 68 et 69 du Règlement de la Cour du Québec prévoient :

68. Un dossier ou une pièce ne peut être consulté qu’en présence du greffier ou d’une personne qu’il désigne.

69. Un dossier ne peut être retiré du greffe qu’à la demande ou avec l’autorisation d’un juge.

III - Les procédures judiciaires

[16]        Le 23 février 2015, une enquêteuse de la GRC présente une dénonciation à un juge de la Cour du Québec et déclare sous serment qu'elle a des raisons de craindre que Merouane Ghalmi commette une infraction de terrorisme. Les motifs de l'enquêteuse se trouvent dans un affidavit distinct de la dénonciation, mais qui n’est pas produit au dossier de la Cour du Québec.

[17]        Le 27 mars 2015, M. Ghalmi s’engage à ne pas troubler l'ordre public, à observer une bonne conduite durant une période d'une année, à ne pas communiquer avec M. Darko et à respecter plusieurs autres conditions dont celle de porter un dispositif de surveillance à distance[3] durant la durée de son engagement[4].

[18]        Le même jour, l'enquêteuse présente une dénonciation à un autre juge de la Cour du Québec qui vise cette fois monsieur Daniel Minta Darko. Elle déclare sous serment qu’elle a des raisons de craindre qu’il commette une infraction de terrorisme. Là encore, l'affidavit contenant les motifs de l'enquêteuse n’est pas produit au dossier de la Cour du Québec.

[19]        Le 10 avril 2015, M. Darko contracte un engagement similaire à celui de M. Ghalmi.

[20]        Dans les deux cas, le texte de la dénonciation de l'enquêteuse de la GRC est le même:

En raison des motifs mentionnés dans l’affidavit à la partie 1, j’ai des raisons de craindre qu’il commettra une infraction de terrorisme et, en conséquence, demande à ce qu’il contracte un engagement conformément à l’article 810.01 du Code criminel.

[21]        Lors de l'audition de la demande d'accès, la juge d'instance, visiblement préoccupée par la gestion saine et efficace des ressources judiciaires[5], refuse que la requérante fasse entendre l'enquêteuse de la GRC.

[22]        Or, les demandes de la requérante ne devaient pas être rejetées sommairement. La situation exigeait une évaluation rigoureuse des principes constitutionnels applicables[6].

[23]        En effet, comme l'affirme le juge Dufresne de la Cour d'appel dans l'arrêt Pyrioux inc. c. 9251-7796 Québec inc.[7], dans certaines circonstances, « [l]’empressement à conclure, [...] risque de tenir davantage de la précipitation que de la célérité ». C'était le cas en l'espèce.

[24]        Voici pourquoi.

IV - Analyse

A - Introduction

[25]        D’abord, le Tribunal examine l'origine de l'adoption de l'article 810.01 et le contexte de son extension aux infractions de terrorisme. 

[26]        Ensuite, il décrit les principes généraux relatifs à la publicité des débats judiciaires et les règles entourant l'accès aux dossiers judiciaires et aux documents qui y sont contenus.

[27]        Par la suite, il discute des principes énoncés par la Cour suprême à l'égard du niveau de secret exigé par des procédures mettant en cause une infraction de terrorisme.

[28]        Enfin, il évalue comment ces principes doivent être appliqués en l'espèce.


B - L'article 810.01 du Code criminel

[29]        En 1997, le Parlement adopte l'article 810.01 du Code criminel dans le cadre du projet de loi C-95[8] en matière de gangstérisme.

[30]        Par l'article 810.01, le projet de loi crée un engagement de garder la paix, similaire à celui de l'article 810 C.cr.[9], mais destiné aux membres de gangs et visant à les empêcher de se livrer à leurs activités criminelles.

[31]        Après les attentats du 11 septembre 2001 à New York, dans le cadre du projet de loi C-36, le Parlement étend la portée de l'article 810.01 aux infractions de terrorisme[10].

[32]        Le préambule du projet de loi C-36 énonce les objectifs de la Loi:

Attendu :

que les Canadiens et les citoyens des autres pays ont droit à la paix, à la liberté et à la sécurité;

que tout acte de terrorisme constitue une menace importante à la paix et à la sécurité tant nationales qu'internationales;

que les actes de terrorisme menacent les institutions politiques du Canada, la stabilité de son économie et le bien-être de la nation;

que le terrorisme déborde les frontières et dispose de moyens perfectionnés, de sorte que son éradication pose un défi et suppose une collaboration accrue entre les États et l'accroissement de la capacité du Canada de réprimer, de détecter et de désamorcer les activités terroristes;

que le Canada doit combattre le terrorisme de concert avec d'autres nations, notamment en mettant pleinement en œuvre les instruments internationaux, en particulier ceux des Nations Unies, relatifs au terrorisme;

que le Parlement du Canada, reconnaissant que le terrorisme est une question d'intérêt national qui touche la sécurité de la nation, s'engage à prendre des mesures exhaustives destinées à protéger les Canadiens contre les activités terroristes tout en continuant à promouvoir et respecter les droits et libertés garantis par la Charte canadienne des droits et libertés et les valeurs qui la sous-tendent;

qu'au nombre de ces mesures figurent des mesures législatives visant à prévenir et supprimer le financement, la préparation et la commission d'actes de terrorisme et à protéger la sécurité nationale - sur les plans politique, social et économique - de même que les relations du Canada avec ses alliés,

[33]        Les objectifs du projet de loi C-36 et de l'article 810.01 étant bien circonscrits, la nécessité d'avoir accès aux affidavits présentés par l'enquêteuse de la GRC ressort avec plus d’acuité lorsque l'on considère les principes formulés par la Cour suprême du Canada au sujet du principe la publicité des débats judiciaires et leur application en matière de terrorisme dans les arrêts Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re)[11] et Vancouver Sun (Re)[12].

C - La publicité des débats judiciaires et l'accès aux dossiers des tribunaux

1) Principes généraux

[34]        Le principe de la publicité des débats judiciaires est indubitablement d’une importance vitale pour notre système juridique et notre société[13], car « l’administration de la justice s’épanouit au grand jour — et s’étiole sous le voile du secret »[14].

[35]        Voici la description qu'en donne le juge Bastarache dans l'arrêt Personne désignée c. Vancouver Sun[15] :

31        Le « principe de la publicité des débats en justice » est une « caractéristique d’une société démocratique », comme notre Cour l’a déclaré dans l’arrêt Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332, 2004 CSC 43, par. 23.  Comme notre Cour l’a signalé dans cet arrêt, ce principe « est depuis longtemps reconnu comme une pierre angulaire de la common law » (par. 24) et figure au nombre de nos principes de droit depuis les arrêts Scott c. Scott, [1913] A.C. 417 (H.L.), et Ambard c. Attorney-General for Trinidad and Tobago, [1936] A.C. 322 (C.P.), dans lequel lord Atkin s’est exprimé ainsi à la p. 335 : [TRADUCTION] « La justice ne se rend pas derrière des portes closes ».  « La publicité est le souffle même de la justice.  Elle est la plus grande incitation à l’effort et la meilleure des protections contre l’improbité » (J. H. Burton, dir., Benthamiana : or, Select Extracts from the Works of Jeremy Bentham (1843), p. 115).

32        La publicité des débats judiciaires présente plusieurs avantages distincts.  L’accès du public aux tribunaux offre à toute personne qui le souhaite la possibilité de constater « que la justice est administrée de manière non arbitraire, conformément à la primauté du droit » : Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480 (« Société Radio-Canada »), par. 22.  La publicité des débats judiciaires favorise l’indépendance et l’impartialité des tribunaux.  S’il y a apparence de justice, il est alors plus probable que justice soit rendue.  La publicité des débats constitue « l’élément principal » de la légitimité du processus judiciaire : Vancouver Sun, par. 25.

[36]        Ce principe s'applique à toutes les procédures judiciaires y compris celles qui précèdent le procès[16].

[37]        Dans l'arrêt Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario[17], la Cour suprême décide notamment que ce principe s'applique aux ordonnances de mise sous scellé visant les mandats de perquisition et les dénonciations qui en ont justifié la délivrance. 

[38]        Elle confirme aussi que le critère Dagenais/Mentuck s’applique à chaque fois qu’un juge exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression et la liberté de la presse relativement à des procédures judiciaires.

2) L'accès au dossier judiciaire et aux documents qu'il contient

[39]        Bien que le juge qui reçoit une dénonciation pour faire comparaître une personne aux fins de l'article 810.01, comme dans le cas d'un mandat de perquisition[18], procède en l'absence de la personne visée par celle-ci, le principe de la publicité des débats judiciaires s'applique afin de permettre l'accès à la dénonciation présentée, et, le cas échéant à l'affidavit qui est joint au soutien de celle-ci.

[40]        L'arrêt de principe à l'égard de cette question est la décision de la Cour suprême dans Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre[19] où un journaliste, qui enquêtait sur une affaire de favoritisme politique et de souscription de fonds, demandait l'accès aux motifs ayant justifié la délivrance d'un mandat de perquisition.

[41]        Le juge Dickson formule la question posée de la manière suivante.

Il semble clair qu'une personne qui est directement concernée par le mandat peut examiner la dénonciation et le mandat après que ce dernier a été exécuté. La raison en est, dans ce cas, que la partie concernée a le droit de demander l'annulation ou la cassation du mandat de perquisition qui se fonde sur une dénonciation viciée. (R. v. Solloway Mills & Co., [1930] 3 D.L.R. 293 (C.S. Alta.)). Ce droit ne peut s'exercer que si le requérant peut examiner le mandat et la dénonciation immédiatement après que celui-ci a été exécuté. Le juge MacDonald, de la Cour suprême de l'Alberta, traite ce point dans l'affaire Realty Renovations Ltd. v. Attorney-General for Alberta et al. (1978), 44 C.C.C. (2d) 249, aux pp. 253 et 254:

[TRADUCTION]  Puisque la délivrance d'un mandat de perquisition est un acte judiciaire et non un acte administratif, il me paraît fondamental que, pour pouvoir exercer le droit de contester la validité d'un mandat de perquisition, la partie concernée ou son avocat puisse examiner le mandat de perquisition et la dénonciation sur laquelle il se fonde. Bien qu'il n'existe pas d'appel de la délivrance d'un mandat de perquisition, une cour supérieure a le droit, par bref de prérogative, de réviser l'acte du juge de paix qui délivre le mandat. Pour bien présenter sa requête, le requérant doit en connaître les raisons ou motifs qui tiennent fort probablement à la formulation de la dénonciation ou du mandat. Je ne puis rien voir d'autre qu'un déni de justice si l'on cache la teneur de la dénonciation et du mandat, après l'exécution de celui-ci, jusqu'à ce que la police ait terminé l'enquête ou jusqu'à ce que le substitut du procureur général décide de permettre la consultation du dossier où se trouve le mandat. Une telle restriction pourrait de fait retarder, sinon empêcher, la révision de l'acte judiciaire du juge de paix qui a délivré le mandat. Si un mandat est nul, il faut le déclarer nul dès que possible; le plus tôt on peut présenter la requête en annulation, le mieux on protège les droits de la personne.

Le procureur général de la Nouvelle-Écosse appelant ne conteste pas le droit d'une «partie concernée» d'examiner les mandats et les dénonciations après exécution. Il soutient que M. MacIntyre, un simple citoyen, qui n'est pas directement touché par la délivrance du mandat, n'a pas de droit d'examen. La question est donc de savoir si on peut faire une distinction, en droit, quant à l'accessibilité, entre les personnes qu'on peut qualifier de « parties concernées » et les particuliers qui ne peuvent faire la preuve d'aucun intérêt spécial dans les procédures[20].

[Le soulignement est ajouté]

[42]        Le juge Dickson expose les principes généraux applicables en ces termes:

En raison du petit nombre de décisions judiciaires, il est difficile, et probablement peu sage, de vouloir donner une définition exhaustive du droit de consulter les dossiers judiciaires ou une délimitation précise des facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer s'il faut en permettre la consultation. La question qui nous est soumise est limitée aux mandats de perquisition et aux dénonciations. La solution de cette question me paraît dépendre de plusieurs grands principes généraux, notamment le respect de la vie privée des particuliers, la protection de l'administration de la justice, la réalisation de la volonté du législateur de faire du mandat de perquisition un outil efficace dans la détection du crime et, enfin, d'un principe cardinal d'intérêt public qui consiste à favoriser la « transparence » des procédures judiciaires. Bentham a énoncé de façon éloquente la justification de ce dernier principe dans les termes suivants:

[TRADUCTION]  « Dans l'ombre du secret, de sombres visées et des maux de toutes formes ont libre cours. Les freins à l'injustice judiciaire sont intimement liés à la publicité. Là où il n'y a pas de publicité, il n'y a pas de justice. » « La publicité est le souffle même de la justice. Elle est l'aiguillon acéré de l'effort et la meilleure sauvegarde contre la malhonnêteté. Elle fait en sorte que celui qui juge est lui-même [en] jugement. »

Le fait que les mandats de perquisition peuvent être délivrés par un juge de paix à huis clos n'entame pas cette préoccupation de responsabilité. Au contraire, il donne du poids à la thèse en faveur de la politique d'accessibilité. Le secret qui préside d'abord à la délivrance de mandats peut occasionner des abus et la publicité a une grande influence préventive contre toute inconduite possible.

En bref, ce qu'il faut viser, c'est le maximum de responsabilité et d'accessibilité, sans aller jusqu'à causer un tort à un innocent ou à réduire l'efficacité du mandat de perquisition comme arme dans la lutte continue de la société contre le crime.

[Le soulignement est ajouté]

[43]        Le juge Dickson souligne l'importance de la règle de l'accessibilité du public aux dossiers judiciaires en vue de prévenir les abus et permettre ainsi un débat public :

A chaque étape, on devrait appliquer la règle de l'accessibilité du public et la règle accessoire de la responsabilité judiciaire; tout cela en vue d'assurer qu'il n'y a pas d'abus dans la délivrance des mandats de perquisition, qu'une fois accordés, les mandats sont exécutés conformément à la loi et enfin qu'on dispose conformément à la loi des éléments de preuve saisis. Une décision de la poursuite de ne pas poursuivre nonobstant la découverte d'éléments de preuve qui paraissent établir la perpétration d'un crime peut, dans certains cas, soulever des questions importantes pour le public[21].

[Le soulignement est ajouté]

[44]        Il estime que toute restriction à l'accès du public ne doit être considérée qu'avec réticence en raison d'une présomption de l'accès du public aux dossiers judiciaires :

A mon avis, cependant, la valeur de la thèse de « l'administration de la justice » diminue après l'exécution du mandat, c.-à.-d. après la visite des lieux et la perquisition. Le caractère confidentiel de la procédure a, par la suite, moins d'importance puisque les objectifs que vise le principe du secret sont en grande partie sinon complètement atteints. La nécessité de maintenir le secret a en pratique disparu. L'appelant reconnaît qu'à ce stade les particuliers qui sont directement « concernés » par le mandat ont le droit de le consulter. Dans cette mesure au moins, il tombe dans le domaine public. L'appelant doit cependant d'une certaine manière justifier l'accès aux mandats dont bénéficient les personnes directement concernées et l'interdiction imposée au grand public. Je ne puis voir de raison impérative de distinguer entre le public et l'occupant des lieux où l'on a perquisitionné. C'est avec beaucoup d'hésitation que l'on se résoudra à restreindre l'accès traditionnellement absolu du public aux travaux des tribunaux.

[…]

Il n'y a pas de doute qu'une cour possède le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers. L'accès peut en être interdit lorsque leur divulgation nuirait aux fins de la justice ou si ces dossiers devaient servir à une fin irrégulière. Il y a présomption en faveur de l'accès du public à ces dossiers et il incombe à celui qui veut empêcher l'exercice de ce droit de faire la preuve du contraire.

Je conclus que l'argument relatif à l'administration de la justice justifie que l'on procède à huis clos au moment de la délivrance du mandat, mais qu'une fois celui-ci exécuté, il n'est normalement pas possible d'admettre encore l'exclusion du public en général. La règle générale de l'accès du public doit prévaloir, sauf à l'égard de ceux que j'ai déjà appelés des innocents[22].

[Le soulignement est ajouté]

[45]        La Cour suprême examine à nouveau le pouvoir d’une cour de justice de contrôler ses propres dossiers dans Vickery c. Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (Protonotaire)[23] où elle précise que le tribunal est le dépositaire des pièces et qu'il en contrôle l'utilisation[24].

[46]        Dans l'arrêt Personne désignée c. Vancouver Sun[25], le principe de l'accès aux dossiers judiciaires et aux documents qui y sont contenus est ainsi décrit:

33        Outre son rôle de longue date comme règle de common law inhérente à la primauté du droit, le principe de la publicité des débats judiciaires est d’autant plus important qu’il est manifestement lié à la liberté d’expression, garantie à l’al. 2b) de la Charte.  Dans le contexte du présent pourvoi, il importe de noter que l’al. 2b) dispose que l’État ne doit pas empêcher les particuliers « d’examiner et de reproduire les dossiers et documents publics, y compris les dossiers et documents judiciaires » (Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1338, citant Nixon c. Warner Communications, Inc., 435 U.S. 589 (1978), p. 597).  Le juge La Forest ajoute au par. 24 de l’arrêt Société Radio-Canada que « [p]our que la presse exerce sa liberté d’informer le public, il est essentiel qu’elle puisse avoir accès à l’information » (je souligne).  L’alinéa 2 b) protège également le droit de la presse d’assister aux instances judiciaires (Société Radio-Canada, par. 23; Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, par. 53)[26].

[Le soulignement est ajouté]

[47]        Plus récemment, dans l'arrêt Société Radio-Canada c. La Reine[27], la juge Deschamps y résume le droit relatif à l'accès aux pièces:

[12]      L’accès aux pièces est un corollaire du caractère public des débats et, en l’absence de disposition législative applicable, il revient au juge du procès de décider de l’usage qui peut en être fait afin d’assurer la bonne marche du procès.  Cette règle est établie dans notre droit depuis fort longtemps. Déjà dans Procureur général de la  Nouvelle-Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, p. 189, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) écrivait :

Il n’y a pas de doute qu’une cour possède le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers. L’accès peut en être interdit lorsque leur divulgation nuirait aux fins de la justice ou si ces dossiers devaient servir à une fin irrégulière.

(Voir aussi P. Béliveau et M. Vauclair, Traité général de preuve et de procédure pénales (15e éd. 2008), p. 499-500; R. c. Canadian Broadcasting Corporation, 2010 ONCA 726 (CanLII); Société Radio-Canada c. Bérubé, [2005] R.J.Q. 1183 (C.S.); R. c. Giroux, 2005 CanLII 12396 (C.S.).)

[48]        Dans le même arrêt, la juge Deschamps confirme que toute restriction à l'accès aux pièces doit être justifiée selon la grille d’analyse établie dans les arrêts Dagenais et Mentuck :

[13]      La grille d’analyse établie dans les arrêts Dagenais et Mentuck s’applique à toutes les décisions discrétionnaires touchant la publicité des débats. Dans Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, les juges Iacobucci et Arbour écrivent que

[m]ême si le critère [Dagenais/Mentuck] a été élaboré dans le contexte des interdictions de publication, il s’applique également chaque fois que le juge de première instance exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression de la presse durant les procédures judiciaires. Le pouvoir discrétionnaire doit être exercé en conformité avec la Charte, peu importe qu’il soit issu de la common law, comme c’est le cas pour l’interdiction de publication (Dagenais et Mentuck, précités); d’origine législative, par exemple sous le régime du par. 486(1) du Code criminel, lequel permet d’exclure le public des procédures judiciaires dans certains cas (Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), précité, par. 69); ou prévu dans des règles de pratique, par exemple, dans le cas d’une ordonnance de confidentialité (Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [2002] 2 R.C.S. 522, 2002 CSC 41).  C’est à la partie qui présente la demande qu’incombe la charge de justifier la dérogation à la règle générale de la publicité des procédures : Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), par. 71. [par. 31]

(Voir aussi Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188, par. 7; Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253, par. 35; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Canada, 2010 CSC 21, [2010] 1 R.C.S. 721, par. 15-16; R. c. Canadian Broadcasting Corporation, par. 21.)

[14] Il n’est donc pas nécessaire de se demander si les faits de l’espèce sont assimilables à ceux des arrêts Dagenais ou Mentuck. Il suffit de constater que l’activité en cause bénéficie de la protection de l’al. 2b) de la Charte et d’observer que l’ordonnance relevait du pouvoir discrétionnaire du juge Lévesque. La question doit donc être décidée en fonction de l’analyse établie dans les arrêts Dagenais et Mentuck. L’obligation faite au juge de procéder à cette analyse ne signifie pas qu’il faille faire appel à une preuve longue ou élaborée, mais il faut tout de même que tous les faits pertinents soient examinés. La responsabilité des juges des procès d’établir les conditions d’accès aux pièces n’est d’ailleurs pas nouvelle. Dans l’exercice de leur discrétion, les juges ont, de tout temps, été appelés à mettre en équilibre des facteurs qui pouvaient être considérés comme pointant dans des directions opposées.  À cet effet, les facteurs énumérés dans l’arrêt Vickery demeurent pertinents mais ils doivent s’insérer dans le cadre élaboré par les arrêts Dagenais et Mentuck.

[49]        Il ressort de ces énoncés que le principe constitutionnel de la publicité des débats judiciaires protège l'accès du public aux dossiers judiciaires et aux documents qui y sont contenus. 

[50]        Le principe est l'accès et les restrictions doivent être justifiées selon les principes établis par le critère Dagenais/Mentuck

[51]        Ainsi, en l'absence d'une restriction établie par une ordonnance judiciaire, les dossiers judiciaires et les pièces qui y sont contenues doivent être accessibles. En d'autres termes, une décision judiciaire n'est pas une exigence préalable à l'accès à un dossier judiciaire ou au droit d'en prendre copie[28].

D - Le niveau de secret des procédures impliquant une infraction de terrorisme

[52]        La lutte au terrorisme présente des défis particuliers à l'égard des moyens qui doivent être mis en œuvre par une société libre et démocratique pour le contrer et quant à la portée du niveau de secret nécessaire des débats judiciaires en certaines circonstances.

[53]        Ces questions retiennent l'attention de la Cour suprême dans l'affaire Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), où la Cour considère la constitutionnalité de l’investigation judiciaire établie à l’art. 83.28 C. cr. et dans l'affaire Vancouver Sun, où elle examine le niveau de secret qui doit entourer cette investigation judiciaire.

[54]        Dans l'arrêt Demande fondée sur l’art. 83.28 du Code criminel (Re), la Cour formule les observations suivantes au sujet du problème posé par le terrorisme dans une société libre et démocratique:

2          La Cour est saisie, pour la première fois, de questions fondamentales relatives à la constitutionnalité des dispositions de la Loi antiterroriste, L.C. 2001, ch. 41 (la « Loi »), adoptées sous forme de modifications du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 (le « Code »). La Loi est l’aspect législatif de la réaction du Canada à l’effroyable tragédie des attaques terroristes survenues aux États-Unis, le 11 septembre 2001.  De nombreux autres pays, dont les États-Unis et le Royaume-Uni, ont également réagi par voie législative : D. Jenkins, « In Support of Canada’s Anti-Terrorism Act : A Comparison of Canadian, British, and American Anti-Terrorism Law » (2003), 66 Sask. L. Rev. 419.

[…]

5          Le défi que les démocraties sont appelées à relever dans la lutte contre le terrorisme n’est pas de savoir si elles doivent réagir, mais plutôt comment elles doivent le faire.  Cela s’explique par l’importance que les Canadiens et les Canadiennes attachent à la vie et à la liberté de l’être humain, ainsi qu’à la protection de la société grâce au respect de la primauté du droit.  En effet, l’existence même d’une démocratie repose sur la primauté du droit.  Par ailleurs, bien que Cicéron ait jadis écrit, dans Pro Milone 14, que « inter arma silent leges » (les lois se taisent quand les armes parlent), nous devons, comme bien d’autres, être en profond désaccord : voir A. Barak, « Foreword : A Judge on Judging :  The Role of a Supreme Court in a Democracy » (2002), 116 Harv. L. Rev. 16, p. 150-151.

6          Quoiqu’il modifie nécessairement le contexte dans lequel doit s’appliquer le principe de la primauté du droit, le terrorisme ne commande pas la renonciation à ce principe.  Mais en même temps, s’il est vrai que la réaction au terrorisme doit respecter la primauté du droit, il reste que la Constitution n’est pas un pacte de suicide, pour paraphraser le juge Jackson, dissident, dans l’arrêt Terminiello c. Chicago, 337 U.S. 1 (1949), p. 37.

7          Par conséquent, le défi qu’un État démocratique doit relever en réagissant au terrorisme consiste à prendre des mesures qui soient à la fois efficaces et conformes aux valeurs fondamentales de la primauté du droit.  Dans une démocratie, tout n’est pas permis pour contrer le terrorisme.  Ce qui peut sembler être un désavantage, au premier abord, n’en est pas un en réalité.  La réaction au terrorisme, qui respecte la primauté du droit, protège et renforce les libertés précieuses qui sont essentielles à une démocratie.  Comme l’a affirmé avec éloquence le président Aharon Barak de la Cour suprême d’Israël :

[traduction] Tel est le destin d’une démocratie : dans un régime démocratique, la fin ne justifie pas tous les moyens et il n’est pas possible non plus de recourir à toutes les méthodes utilisées par l’ennemi.  Il arrive parfois qu’une démocratie doive se battre en ayant une main attachée derrière le dos.  Elle est néanmoins en position de force.  Le maintien de la primauté du droit et la reconnaissance des libertés individuelles représentent un aspect important de sa conception de la sécurité.  En définitive, ils accroissent son enthousiasme et son dynamisme et lui permettent de venir à bout de ses difficultés.

(H.C. 5100/94, Public Committee Against Torture in Israel v. Israel, 53(4) P.D. 817, p. 845, cité dans Barak, loc. cit., p. 148.)

8          Même si, en définitive, ce sont les tribunaux, en tant qu’arbitres des différends constitutionnels au Canada, qui se prononceront sur la constitutionnalité d’une approche législative destinée à contrer le terrorisme, il ne faut pas oublier qu’en leur qualité d’agents démocratiques du plus haut rang les pouvoirs législatif et exécutif souhaitent, eux aussi, trouver des solutions et des approches conformes aux droits et libertés fondamentaux.

[55]        Au sujet du niveau de secret qui doit entourer l'investigation judiciaire prévue à l'art. 83.28 C.cr., voici les commentaires formulés par la Cour suprême:

50        Compte tenu de nos déclarations au sujet de la nouveauté de la présente affaire, les faits de l’espèce illustrent clairement le préjudice découlant de la présomption de secret. Le secret devient alors la norme, s’applique dans tous les cas, et la mise sous scellés des ordonnances s’ensuit automatiquement.

51        Lorsque la personne désignée a indiqué qu’elle avait l’intention de contester la constitutionnalité de l’ordonnance, les impératifs du principe de la publicité des débats en justice se sont faits encore plus pressants.  La contestation constitutionnelle et tous les renseignements portant sur l’affaire qui pouvaient être communiqués sans compromettre l’investigation auraient dû être rendus publics, sous réserve, au besoin, d’une ordonnance de non-publication totale ou partielle.  Lorsque l’investigation a repris devant la juge Holmes, il était manifeste que les avocats de MM. Malik et Bagri, et plus tard le Vancouver Sun, étaient déjà au courant de l’existence d’une investigation judiciaire liée à l’affaire Air India.

52        Le déroulement des événements en l’espèce montre également à quel point le huis clos est l’antithèse du processus judiciaire. Les palais de justice sont des endroits publics. Dans une audience publique, le juge peut ordonner qu’une partie des procédures se déroule à huis clos, excluant ainsi le public de cette partie de l’investigation. Mais naturellement, dans ce genre d’affaire, le fait qu’une audience se déroule à huis clos, de même que le contexte global de l’ordonnance, sont du domaine public, susceptibles d’être contestés, notamment par la presse, et d’être critiqués par les intéressés et le public. La question de l’opportunité de mieux renseigner la presse ou d’autres parties intéressées sur les procédures qui se tiennent à huis clos ou qui font l’objet d’une ordonnance de non-publication n’entre pas dans le cadre des questions soulevées en l’espèce, mais nous répétons qu’à notre avis la question devrait être sérieusement examinée par les avocats, les médias et les tribunaux.

[Le soulignement est ajouté]

[56]        Bien que la nature de l'investigation judiciaire prévue à l'article 83.28 C.cr. soit substantiellement différente de celle envisagée par l'article 810.01 C.cr., notamment celle de l'espèce, les réticences énoncées par la Cour suprême à l'égard du secret des procédures judiciaires trouvent application dans le cadre de la présente affaire. 

[57]        L'approche adoptée par la Cour suprême dans ces deux arrêts favorise l'accès du public aux informations concernant le processus judiciaire, car elle assure la vitalité du débat public à l'égard des questions d'intérêt public.

[58]        À cet égard, certains commentaires de la juge d'instance laissent croire qu'elle a confondu l'intérêt des médias et l'intérêt public dans son approche des questions soulevées par la demande d'accès de la requérante[29].

[59]        Or, dans l'affaire Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances)[30], le juge Iacobucci trace les différences entre l'intérêt du public et l'intérêt des médias de la manière suivante:

J’estime toutefois avec égards que, dans la mesure où il se fonde sur l’intérêt des médias comme indice de l’intérêt du public, le juge Evans fait erreur.  À mon avis, il est important d’établir une distinction entre l’intérêt du public et l’intérêt des médias et, comme le juge Robertson, je note que la couverture médiatique ne peut être considérée comme une mesure impartiale de l’intérêt public.  C’est la nature publique de l’instance qui accentue le besoin de transparence, et cette nature publique ne se reflète pas nécessairement dans le désir des médias d’examiner les faits de l’affaire.  Je réitère l’avertissement donné par le juge en chef Dickson dans Keegstra, précité, p. 760, où il dit que même si l’expression en cause doit être examinée dans ses rapports avec les valeurs fondamentales, « nous devons veiller à ne pas juger l’expression en fonction de sa popularité ».

[60]        Dans la présente affaire, c'est indéniablement l'intérêt public qui est en cause.

[61]        L'intérêt public et le besoin de transparence est accru en raison de la présentation à un juge de motifs de craindre qu'une infraction de terrorisme ne soit commise par les défendeurs et de l'utilisation d'un mécanisme de restriction de la liberté, l'ordonnance de garder la paix, assortie du port d'un dispositif de surveillance à distance.

[62]        Comme l'explique la Cour suprême dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)[31] « ce serait une victoire à la Pyrrhus que de vaincre le terrorisme au prix de notre adhésion »[32] à « des valeurs jugées fondamentales par notre société démocratique »[33].

[63]        Ainsi, dans la présente affaire, la pondération entre les exigences démocratiques et les impératifs sécuritaires pourrait donner lieu à un débat public[34], mais à la condition que les motifs justifiant l'utilisation d'une ordonnance de garder la paix soient rendus publics.

[64]        Bien que les questions en cause soient différentes, les raisons invoquées par le juge Iacobucci dans l'arrêt R. c. Mentuck[35] pour justifier la divulgation de la technique d'enquête Monsieur Big utilisée par les corps policiers canadiens, supportent aussi la conclusion que la requérante doit avoir accès aux affidavits présentés à la Cour du Québec afin de faire comparaître les défendeurs pour les fins d'une audience visant à déterminer s'ils devaient être contraints de s'engager à ne pas troubler l'ordre public:

50        Par contre, les effets préjudiciables seraient plutôt considérables.  En premier lieu, il y aurait atteinte grave à la liberté de la presse relativement à une question susceptible de justifier un grand débat public.  Notre système politique et juridique est imprégné du principe fondamental selon lequel la police doit demeurer sous le contrôle et la surveillance des autorités civiles, que représentent nos mandataires  démocratiquement élus; notre pays n’est pas un État policier.  Les tactiques utilisées par la police et les autres aspects de ses opérations sont présumés être des questions d’intérêt public.  Limiter la liberté de la presse en l’empêchant de rapporter les détails des opérations secrètes qui ont recours à la supercherie et qui incitent les suspects à avouer des crimes précis en contrepartie d’avantages financiers et autres empêche le public de porter un jugement critique éclairé sur ce qui peut constituer des actions policières controversées.

51        Comme la Cour l’a reconnu dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 976, « la participation à la prise de décisions d’intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée », principe fondamental sur lequel repose une société libre et démocratique (voir Switzman c. Elbling, [1957] R.C.S. 285; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877).  Cette participation est futile sans les renseignements que la presse peut fournir sur les pratiques du gouvernement, y compris celles de la police.  À mon sens, une interdiction de publication limitant l’accès du public à l’information relative à l’organisme gouvernemental qui manie publiquement des instruments de force et qui recueille des éléments de preuve en vue d’emprisonner des présumés contrevenants aurait un effet préjudiciable grave.  Le rôle capital de la police pour le maintien de la loi et de l’ordre et pour la sécurité de la société canadienne ne fait aucun doute.  Mais on s’est toujours demandé, et on continuera à se demander, quelles sont les limites acceptables de l’action policière.  L’utilisation à mauvais escient des interdictions relatives à la conduite policière de manière à la mettre à l’abri de l’examen public nuit gravement à la capacité des Canadiens de connaître les pratiques policières et de réagir à ces pratiques, qui, en l’absence de surveillance, pourraient éroder les bases mêmes de la société et de la démocratie canadiennes.

[Le soulignement est ajouté]

[65]        Les motifs du juge Iacobucci expliquent éloquemment pourquoi il n'y a pas lieu, en principe, de rendre inaccessibles au public les motifs présentés en l'espèce aux juges de la Cour du Québec pour justifier que les défendeurs contractent un engagement de ne pas troubler l'ordre public.

[66]        Dans Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers' Association[36], une affaire mettant en cause une demande d'accès à l'information, la juge en chef McLachlin et la juge Abella exposent les conséquences d'un accès limité à l'information pertinente sur un débat public complet:

36     Pour démontrer que l'accès réaliserait l'objet de l'al. 2b), le demandeur doit établir que l'accès est nécessaire pour qu'on puisse s'exprimer librement de manière significative sur des questions d'intérêt public ou politique : voir Irwin Toy, p. 976 et 1008; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877. En se fondant sur ce principe, la Cour a reconnu l'accès à l'information comme composante de l'al. 2b) dans le contexte judiciaire, statuant que "le public a le droit d'être informé de ce qui se rapporte aux institutions publiques et particulièrement aux tribunaux" (Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1339). "Le principe de la publicité des débats en justice est inextricablement lié aux droits garantis à l'al. 2b). Grâce à ce principe, le public [...] [peut] ensuite [...] discuter des pratiques des tribunaux et des procédures qui s'y déroulent, et [...] émettre des opinions et des critiques à cet égard." (Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, par. 23, le juge La Forest).

37     En somme, il est établi prima facie que l'al. 2b) peut contraindre le gouvernement à divulguer les documents qu'il détient lorsqu'il est démontré que, sans l'accès souhaité, les discussions publiques significatives sur des questions d'intérêt public et les critiques à leur égard seraient considérablement entravées. Comme l'a écrit Louis D. Brandeis dans son célèbre article de 1913 publié dans le Harper's Weekly et intitulé "What Publicity Can Do" : [TRADUCTION] "La lumière du soleil est le meilleur des désinfectants...". Pour que le gouvernement œuvre de manière transparente, il faut que l'ensemble des citoyens puisse avoir accès aux documents gouvernementaux lorsque cela est nécessaire pour la tenue d'un débat public significatif sur la conduite d'institutions gouvernementales.

[Le soulignement est ajouté]

[67]        Seul l'accès aux affidavits présentés par l'enquêteuse de la GRC permettra un véritable débat public, si, bien entendu, ces affidavits ont été produits dossier de la Cour du Québec, ou, aurait dû l'être.

E - Application des principes aux faits de l'espèce

1) Le jugement d'instance

[68]        Tel qu'indiqué antérieurement, la juge de la Cour du Québec saisie de cette demande refuse d'ordonner au SPPC et à la GRC de communiquer ces documents à La Presse.

[69]        Elle estime qu'ils n'ont pas été produits au dossier de la Cour, qu'ils appartiennent au SPPC et/ou à la GRC, qu'elle n'a pas le pouvoir de les forcer à communiquer ces documents et que les médias sont des tiers. Elle exprime aussi l'avis que le fait que l'enquêteuse y fasse référence dans ses dénonciations n'entraîne pas leur production au dossier de la Cour[37]

[70]        La juge d'instance refuse également à la requérante le droit de faire entendre la dénonciatrice dans le cadre de sa demande d'accès aux affidavits.

2) Analyse

a- Le refus d'entendre l'enquêteuse de la GRC

[71]        Il convient de discuter d'abord du refus de la juge d'instance d'autoriser la requérante de faire entendre l'enquêteuse de la GRC dans le cadre de sa demande d'accès.

[72]        Comme on l'a vu antérieurement, la demande d'accès au dossier de la cour et aux documents qu'il contient fait intervenir le principe de la publicité des débats judiciaires dont la Cour suprême confirme la dimension constitutionnelle dans une jurisprudence constante.

[73]        Puisque la Cour suprême enseigne qu'il « faut se garder de statuer sur des litiges constitutionnels en l'absence d'un dossier factuel adéquat »[38], la requérante avait le droit de faire entendre l'enquêteuse de la GRC afin de déterminer pourquoi les affidavits ne se trouvent pas au dossier de la Cour. Il pouvait s'agir d'un oubli ou d'un choix intentionnel, avec ou sans l'autorisation des juges de la Cour du Québec.

[74]        L'enquêteuse est le seul témoin contraignable[39] susceptible d'éclairer le tribunal sur les raisons expliquant l'absence des affidavits du dossier de la Cour où, comme on le verra plus loin, ils auraient dû être produits.

[75]        La requérante a ainsi été privée de la possibilité d'administrer une preuve pertinente aux questions que devait trancher la juge d'instance.

[76]        Dans l'arrêt Université du Québec c. Larocque, la Cour suprême conclut que « le rejet d'une preuve pertinente [ne] constitue [pas] automatiquement une violation de la justice naturelle »[40]

[77]        Cela dit, dans les circonstances de l'espèce, ce refus n'a pas eu d'impact sur l'équité du processus, car la principale question est de savoir si les affidavits aurait dû être produits au dossier de la Cour et si, en leur absence, elle pouvait en ordonner la production afin d'en permettre l'accès à la requérante.

[78]        Le témoignage de l'enquêteuse ne pouvait être déterminant à l'égard de cette question.

b- Les affidavits font-il partie du dossier de la Cour du Québec?

(i) Le recours

[79]        La décision de la juge d'instance de refuser d'ordonner la production des affidavits peut faire l'objet d'une révision devant la Cour supérieure si elle constitue une erreur de droit à la lecture du dossier selon l'interprétation donnée par la Cour suprême dans l'arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada[41]

[80]        En effet, si la conséquence pratique de l'interprétation adoptée par la juge entraîne une interdiction d'accès à une pièce d'un dossier judiciaire, cette décision équivaut, pour les fins du recours qui peut être exercé, à une interdiction de publication qui aurait été établie d'une manière incompatible avec les principes qui sous-tendent la Charte[42].

(ii) Le contenu du dossier de la Cour du Québec

[81]        Les parties ont longuement débattu la question de savoir si la procédure tenue devant les juges de la Cour du Québec lors de la réception des dénonciations équivaut à la tenue d'une pré-enquête formelle selon l'article 507 du Code criminel

[82]        Le SPPC et les défendeurs font valoir que la situation en l'espèce est similaire à l'assermentation d'une dénonciation qui enclenche la comparution d'un prévenu lors du dépôt d’une accusation criminelle.

[83]        Selon eux, normalement, les motifs en possession du policier lors de la présentation de la dénonciation initiale ne font pas partie du dossier et ne sont jamais accessibles.

[84]        Dans sa dissidence dans l'affaire R. c. Kalanj[43], le juge Lamer décrit le processus entourant la délivrance d'une dénonciation alléguant la commission d'un crime:

De manière générale, une accusation commence par une dénonciation.  À moins que l'accusé ne soit présent au moment du dépôt de la dénonciation, ce qui se produit rarement, le juge ou le juge de paix délivre un mandat ou une sommation pour amener l'accusé à répondre devant lui à l'accusation.

[…]

Essentiellement, notre système fonctionne ainsi:  quand la chose est possible, on obtient un mandat ou une sommation d'un juge de paix ou d'un juge.  Pour l'obtenir, la personne qui demande cette procédure doit déposer une dénonciation sous serment, c'est-à-dire déposer une accusation.

[…]

[85]        Les auteurs de l'ouvrage Criminal Procedure in Canada[44] présentent ce processus en ces termes:

§5.6 The information is a document sworn under oath before a “justice”. With charges laid by the police, the informant is usually an officer assigned to court duties. The informant can, however, be “any one”; hence the potential for criminal charges laid by private persons (discussed in Part 5, below).

§5.7 The information sets out the key aspects of a criminal allegation, including the name of the person(s) charged and the particulars of the allegation(s), for example, the time, place and nature of the offence(s) alleged as well as the name(s) of the alleged victim(s). This ex parte and in camera procedure requires that the informant make a sworn declaration that he or she has “personal knowledge” or “believes on reasonable grounds” that the person to be charged committed the offence(s) specified. The informant’s basis for this sworn assertion may simply come from reading a report or synopsis prepared by the arresting officer.

§5.8 At this very preliminary stage, when the information is initially laid, there is no obligation on the informant to apprise the justice of the grounds supporting a charge. Rather, the Criminal Code mandates that the “justice shall receive the information”. This means that, absent some facial defect, the justice must complete this “ministerial” function and receive the charge; there is no discretion to refuse it. Once the facially valid information is sworn, the person named therein is “charged” with an offence.

§5.9 The swearing of the information is therefore largely a pro forma exercise — it is not designed to serve a substantive screening function with the receiving justice ferreting out unjustified charges. Rather, as explained below, a limited form of judicial screening occurs when the time comes to confirm or issue process.

[Le soulignement est ajouté]

[86]        Béliveau et Vauclair confirment que les dénonciations sont habituellement présentées par un agent de liaison :

            1752.   L’article 504 du Code criminel prévoit que quiconque croit, pour des motifs raisonnables, qu’une personne a commis un acte criminel, peut faire une dénonciation devant un juge de paix. Parfois, cette dénonciation est l’œuvre d’un citoyen, le plus souvent la victime de l’infraction, mais, dans la majorité des cas, la victime communique avec le service de police qui se chargera ensuite de déposer la dénonciation qui a pour effet d’initier la procédure. Souvent, un policier spécialisé, appelé agent de liaison, se chargera de déposer toutes les dénonciations pour ses confrères. Selon qu’il s’agit d’un citoyen ou d’un agent de l’État, la dénonciation suivra une procédure différente[45].

[Le soulignement est ajouté]

[87]        Le parallèle avec la réception d'une dénonciation alléguant la commission d'une infraction est superficiellement séduisant.

[88]        Selon la doctrine précédemment citée, il est vrai que la présentation d'une dénonciation n'exige pas que les motifs raisonnables soient exposés au juge de paix, ce dernier doit recevoir la dénonciation selon l'article 504 et il doit entendre et examiner les allégations du dénonciateur avant de décerner une sommation ou un mandat d'arrestation[46].

[89]        Cependant, en l'espèce, la lecture de la dénonciation fournit une réponse complète au débat. Rappelons qu’elle se lit comme suit dans les deux dossiers:

En raison des motifs mentionnés dans l’affidavit à la partie 1, j’ai des raisons de craindre qu’il commettra une infraction de terrorisme et, en conséquence, demande à ce qu’il contracte un engagement conformément à l’article 810.01 du Code criminel.

[Le soulignement est ajouté]

[90]        Lorsqu'une dénonciation réfère spécifiquement à un affidavit, celui-ci fait partie du dossier judiciaire. L'affidavit est ainsi rattaché à la dénonciation dont le juge doit prendre connaissance[47], car celui-ci entend et examine les allégations du dénonciateur[48]. Que le juge de paix (ou le juge de la cour provinciale sous l'article 810.01) ne possède aucune discrétion à cette étape[49], ne change pas le fait que le document fait partie du dossier judiciaire, quelle que soit la définition adoptée du dossier judiciaire[50].

[91]        Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire que la dénonciation réfère à une déclaration assermentée, mais dès qu'elle le fait, celle-ci est rattaché à la dénonciation, fait partie du dossier judiciaire et doit être accessible selon les principes constitutionnels fermement établis au Canada.

[92]        De plus, même si les principes formulés par la Cour suprême concernent généralement l'accès aux pièces, une procédure judiciaire et un affidavit entrent dans une catégorie différente.

[93]        Voici ce qu'écrit le juge Stevenson dans l'arrêt Vickery lorsqu'il examine la nature des pièces en tant que partie du "dossier" du tribunal:

Une pièce n'est pas un document du tribunal au même titre que les dossiers produits par le tribunal, ou que les actes de procédure et les affidavits préparés et déposés en conformité des exigences du tribunal. Les pièces appartiennent souvent à des tiers qui ont ordinairement sur elles un droit de propriété. Lorsqu'elles ont servi la fin pour laquelle elles ont été déposées, elles sont généralement mises à la disposition de la personne qui les a produites. Pendant qu'il en est dépositaire, le tribunal a l'obligation de statuer sur toute demande d'accès. Ce sont ordinairement les officiers du tribunal, comme le protonotaire en l'occurrence, qui exercent cette fonction, mais le tribunal étant dépositaire des pièces, il en contrôle l'utilisation. Le juge en chambre fait mention de la règle de la Nouvelle-Écosse qui prescrit la remise des pièces à la partie qui les a produites (règle 30.11(6), précitée). Elle souligne que cette règle a pour but d'éviter au tribunal d'avoir à conserver des pièces dont elle n'a plus besoin. La règle reflète cependant le fait que les pièces n'appartiennent pas au tribunal.

[Le soulignement est ajouté]

[94]        Ainsi, l'arrêt Vickery établit clairement que les dossiers produits par le tribunal, les actes de procédures, les affidavits préparés et déposés en conformité des exigences applicables se distinguent des pièces.

[95]        Ceci dispose de la conclusion de la juge d'instance selon laquelle l'affidavit appartient au SPPC et à la GRC.

[96]        Or, il n'en est rien. Il s'agit d'un document produit au dossier de la Cour du Québec et celle-ci en exerce le contrôle.

[97]        Les fruits d'une enquête policière[51] et les témoins[52] n'appartiennent pas à la poursuite ou aux corps policiers. La même conclusion s'applique à un affidavit présenté à un juge.

[98]        Le fait que l'affidavit ne constitue pas une exigence essentielle à la délivrance d'une dénonciation ne change rien au fait qu'il lui était joint en l’espèce. Ce faisant, il fait partie du dossier judiciaire. 

[99]        À la lumière de l'arrêt MacIntyre, nul ne suggèrerait que les annexes au soutien d'une dénonciation pour l'obtention d'un mandat de perquisition ne font pas partie du dossier judiciaire. La situation n'est pas différente ici. 

[100]     Par ailleurs, la Cour du Québec dispose des pouvoirs qui sont raisonnablement nécessaires à l’accomplissement de son mandat d'administrer pleinement et efficacement la justice[53], y compris celui d'ordonner la production des affidavits aux dossiers de la Cour afin d'en permettre l'accès. 

[101]     Avec égard pour la juge d'instance, elle possédait le pouvoir d'ordonner la production des deux affidavits.

[102]     Lors de l'audition du pourvoi, les parties ont reconnu que si le Tribunal ordonnait la production des affidavits, le SPPC et/ou la GRC feraient valoir des observations afin de caviarder certaines informations contenues dans ceux-ci.

[103]     Selon les principes habituellement applicables[54], le dossier doit être retourné à la Cour du Québec afin qu'elle entende les observations des parties à l'égard de ces questions.

[104]     Dans les circonstances de l'espèce, compte tenu des commentaires formulés par le juge Lamer dans l'arrêt Université du Québec c. Larocque[55], il est préférable d'ordonner que le dossier soit entendu par un juge différent.

[105]     POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

[106]     ANNULE la décision de la Cour du Québec;

[107]     ORDONNE à l'enquêteuse Brenda Makad de l’équipe intégrée sur la sécurité nationale de la GRC et au SPPC de produire sous scellé au greffe de la Cour du Québec les affidavits présentés au soutien de ses dénonciations dans les dossiers 500-73-004266-157 et 500-73-004272-155;

[108]     RETOURNE le dossier à un autre juge de la Cour du Québec afin d'entendre les observations des parties au sujet des informations qui doivent être caviardées avant que l'accès aux affidavits ne soit autorisé.

 

 

__________________________________

GUY COURNOYER, J.C.S.

 


 

 

Me Sébastien Pierre-Roy

Procureur pour la requérante et CBC / Radio-Canada

 

Me Silviu Bursanescu

Procureur pour MédiaQMI

 

Me Lyne Décarie

Me François Blanchette

Procureurs pour le Service des poursuites pénales du Canada

 

Me Mathieu Bédard

Procureur pour Merouane Ghalmi

 

 

Date d’audience :

25 avril 2016

 


ANNEXE I (Annexe A de l’engagement de Daniel Minta Darko)

 

  • Demeurer au [domicile];
  • Prévenir préalablement la cour et la GRC ([téléphone]) de tout changement d’adresse;
  • Donner à tous les policiers de l’EISN accès, incluant les noms d’ordinateur et les mots de passe, pour tout appareil électronique, afin de permettre d’accéder à un tel appareil et en consulter le contenu;
  • Ne pas communiquer via les réseaux sociaux avec toute personne en Syrie, en Turquie, en Malaisie ou avec toute personne ayant un lien avec un groupe terroriste, tel que défini par le Code criminel;
  • Ne pas accéder ou consulter ou tenter d’accéder ou de consulter, sous quelque support que ce soit, du matériel terroriste qui promouvoit ou encourage la violence, ou tout matériel qui promouvoit des idées extrémistes ou radicales à des fins politiques, religieuses ou idéologiques;
  • Ne pas avoir en sa possession un téléphone cellulaire et ne pas en utiliser;
  • Ne pas être en présence de personnes ayant un dossier criminel à sa connaissance;
  • Ne pas avoir de contact avec un groupe terroriste ou toutes personnes ayant un lien avec un tel groupe, tel que défini par le Code criminel;
  • Ne pas quitter la province du Québec;
  • Se présenter au poste de police [identifié] situé au [adresse], entre 9h00 et 17h00 pour signer un registre de présence, une fois par semaine, [identifié];
  • Porter un appareil de type GPS (système de localisation mondial) en tout temps et selon les modalités indiquées par la GRC et se soumettre aux conditions d’installation, de restrictions et d’entretien requises par la GRC;
  • Interdiction d’appliquer pour un passeport de toute nationalité;
  • Déposer son ou ses passeports au quartier général de la GRC situé au 4225, boulevard Dorchester, Westmount, QC, H3Z 1V5, dans les 24 heures de la signature desdites conditions.

ANNEXE II

 

Dans le cas de l’engagement de Merouane Ghalmi, seule la condition suivante varie de celle figurant dans l’engagement de Daniel Minta Darko :

  • Ne pas communiquer via les réseaux sociaux avec toute personne en Syrie ou toute personne ayant un lien avec un groupe terroriste, tel que défini par le Code criminel;


[1]     Notes sténographiques, 8 octobre 2015, aux pages 47 à 51.

[2]     [1982] 1 R.C.S. 175.

[3]     La version anglaise du paragraphe 810.01(4)b) C.cr. utilise les termes : « electronic monitoring device ».

[4]     L'engagement de M. Ghalmi comporte plusieurs autres conditions qui sont reproduites en annexe à la fin du présent jugement.

[5]     Notes sténographiques, 8 octobre 2015, à la p. 47.

[6]     Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592, par. 68; voir aussi Droit de la famille - 16784, 2016 QCCA 582, par. 11.

[7]     2016 QCCA 651, par. 28.

[8]     L.C. 1997, c. 23, article 19. Le projet de loi a été sanctionné le 25 avril 1997 et est entré en vigueur le 2 mai 1997.

[9]     Martin Vauclair et Pierre Béliveau, Traité général de preuve et de procédure pénales, 22e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, par. 1738-1739, à la p. 794.

[10]    Le paragraphe 810.01(4.1), qui comporte notamment la condition intimant au défendeur de porter un dispositif de surveillance à distance, est ajouté en 2009. L.C. 2009, c. 22, art. 19.

[11]    [2004] 2 R.C.S. 248, 2004 CSC 42.

[12]    [2004] 2 R.C.S. 332, 2004 CSC 43.

[13]    Personne désignée c. Vancouver Sun, [2007] 3 R.C.S. 253, 2007 CSC 43, par. 4.

[14]    Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, [2005] 2 R.C.S. 188, 2005 CSC 41, par. 1.

[15]    [2007] 3 R.C.S. 253, 2007 CSC 43.

[16]    Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332, 2004 CSC 43, par. 23, 27; Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, [2005] 2 R.C.S. 188, 2005 CSC 41, par. 5, 7-8.

[17]    [2005] 2 R.C.S. 188, 2005 CSC 41.

[18]    Vancouver Sun (Re), [2004] 2 R.C.S. 332, 2004 CSC 43, par. 36.

[19]    [1982] 1 R.C.S. 175.

[20]    [1982] 1 R.C.S. 175, aux pp. 181-182.

[21]    [1982] 1 R.C.S. 175, à la p. 186.

[22]    [1982] 1 R.C.S. 175, aux pp. 188 et 189.

[23]    [1991] 1 R.C.S. 671.

[24]    Ibid., aux pp. 681-682.

[25]    [2007] 3 R.C.S. 253, 2007 CSC 43

[26]    L'opinion du juge LeBel est au même effet, Ibid., par. 81.

[27]    [2011] 1 R.C.S. 65, 2011 CSC 3.

[28]    Le Tribunal a résumé ces principes dans R. c. Magnotta, 2013 QCCS 4395, par. 29-33.

[29]    Notes sténographiques, 8 octobre 2015, à la p. 49.

[30]    [2002] 2 R.C.S. 522, 2002 CSC 41.

[31]    [2002] 1 R.C.S. 3, 2002 CSC 1.

[32]    Ibid, par. 4.

[33]    Ibid.

[34]    Voir par example Hugh Segal, « Freedom and Security: The Gordian Knot for Democracies », dans Edward M. Iacobucci et Stephen J. Toope, After the Paris Attacks - Responses in Canada, Europe, and around the Globe, Toronto : University of Toronto Press, 2015, 175; Kent Roach et Craig Forcese, « Legislating in Fearful and Politicized Times : The limits of Bills C-51’s Disruption Powers in Making Us Safer » dans Edward M. Iacobucci et Stephen J. Toope, After the Paris Attacks - Responses in Canada, Europe, and around the Globe, Toronto : University of Toronto Press, 2015, 141.

[35]    [2001] 3 R.C.S. 442.

[36]    [2010] 1 R.C.S. 815, 2010 CSC 23.

[37]    Notes sténographiques, 8 octobre 2015, aux pages 47 à 51.

[38]    Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, [2007] 1 R.C.S. 873, 2007 CSC 21, par. 28.

[39]    MacKeigan c. Hickman, [1989] 2 R.C.S. 796, à la p. 830; R. c. Moran (1987), 36 C.C.C. (3d) 225 (C.A. Ont.), aux pp. 242-244.

[40]    [1993] 1 R.C.S. 471, à la p. 491; Cardinal c. Directeur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la p. 661; Droit de la famille - 16784, 2016 QCCA 582; Murphy c. Chambre de la sécurité financière, 2010 QCCA 1079, autorisation d'appel refusée [2011] 1 R.C.S. ix.

[41]    [1994] 3 R.C.S. 835; voir Martin Vauclair et Pierre Béliveau, Traité général de preuve et de procédure pénales, 22e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015; James Rossiter, Law of Publication Bans, Private Hearing and Sealing Orders, Toronto, Carswell, 2006 (feuilles mobiles, mise à jour 2015, release 2), aux pp. 8-13 à 8-15.

[42]    Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, à la p. 865.

[43]    [1989] 1 R.C.S. 1594.

[44]    S. Penney, V. Rondirelli et J. Stribopoulos, Criminal Procedure in Canada, Markham, Ont., 2011, LexisNexis, p. 344 à 346.

[45]    Martin Vauclair et Pierre Béliveau, Traité général de preuve et de procédure pénales, 22e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015.

[46]    Duterville c. Québec (Procureur général), 2015 QCCA 1944, par. 5; McHale v. Ontario (Attorney General), 2010 ONCA 361, 256 C.C.C. (3d) 26 (C.A. Ont.), autorisation d'appel refusée [2011] 1 R.C.S. vi, par. 43-44; R. c. Vasarhelyi, 2011 ONCA 397, 272 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), par. 34-39; Voir aussi Steve Coughlan, Criminal Procedure, 3è éd., Toronto (Ontario), Irwin Law, 2016, aux pp. 201-205.

[47]    Voir par analogie Syndicat national des employés de l'hôpital Saint-Charles Borromée c. Lapointe, [1980] C.A. 568, à la p. 569.

[48]    Voir les articles 507(1)a)(ii), 788, 795, 810(5) et 810.01(7) du Code criminel.

[49]    Duterville c. Québec (Procureur général), 2015 QCCA 1944, par. 5.

[50]    Hubert Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien, 5è éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, « dossier », à la p. 225, « pièce », à la p. 474; Bryan A. Garner, Black's Law Dictionary, 10è éd., St. Paul (Minn.), Thomson Reuters, 2014, « exhibit », à la p. 694, « record », à la p. 1465.  Voir aussi par analogie la définition du mot « archives » dans l'arrêt récent Groupe de la Banque mondiale c. Wallace, 2016 CSC 15, où la Cour affirme que « le mot « archives » s’entend souvent de l’ensemble des dossiers et documents que possède une organisation » (par. 68).

[51]    R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, à la p. 333.

[52]    R. c. Khela, [1995] 4 R.C.S. 201, par. 18.

[53]    R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575, par. 70 et 71;R. c. Cunningham, 2010 CSC 10, [2010] 1 R.C.S. 331, par. 19.  Voir aussi CTV Television Inc. v. Ontario Superior Court of Justice (2002), 163 C.C.C. (3d) 321 (C.A. Ont.); R. v. Canadian Broadcasting Corp., 2010 ONCA 726, 262 C.C.C. (3d) 455 (C.A. Ont.).

[54]    R. c. Construction De Castel inc., 2014 QCCA 1125, par. 72; Giguère c. Chambre des notaires du Québec, [2004] 1 R.C.S. 3, 2004 CSC 1, par. 63-69 (la juge Deschamps dissidente); Montréal (Ville de) c. Gyulai, par. 40; United States of America v. Leonard, 2012 ONCA 622, 291 C.C.C. (3d) 549 (C.A. Ont.), par. 92, autorisation d'appel refusée [2012] 1 R.C.S. v.

[55]    [1993] 1 R.C.S. 471, aux pp. 493-494.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.