Clarizio c. V.P. | 2024 QCTAL 596 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT | ||||||
Bureau dE Montréal | ||||||
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No dossier : | 720729 31 20230707 G | No demande : | 3962705 | |||
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Date : | 10 janvier 2024 | |||||
Devant le juge administratif : | Charles Rochon-Hébert | |||||
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Antonio Clarizio |
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Locateur - Partie demanderesse | ||||||
c. | ||||||
V… P… |
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Locataire - Partie défenderesse | ||||||
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CURATEUR PUBLIC DU QUÉBEC |
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Partie défenderesse | ||||||
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D É C I S I O N
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[1] Le Tribunal est saisi d'une demande du locateur suivant laquelle il recherche l’expulsion du locataire et de tous les occupants du logement, l’exécution provisoire de la décision malgré l’appel et le paiement des frais.
[2] Le locateur soutient qu’une entente de non-reconduction du bail est intervenue avec le locataire le 20 mars 2023.
[3] Les parties étaient liées par un bail reconduit du 1er juillet 2022 au 30 juin 2023 pour un loyer mensuel de 680 $.
[4] Le locataire occupant toujours le logement, le locateur a introduit la présente demande le 7 juillet 2023 après l’avoir mis en demeure le 4 juillet 2023.
[5] Le recours du locateur trouve son fondement à l'article 1889 du Code civil du Québec, lequel édicte ce qui suit :
1889. Le locateur d'un immeuble peut obtenir l'expulsion du locataire qui continue d'occuper les lieux loués après la fin du bail ou après la date convenue au cours du bail pour la remise des lieux; le locateur d'un meuble peut, dans les mêmes circonstances, obtenir la remise du bien.
[6] Le Curateur public du Québec est tuteur aux biens du locataire depuis un jugement du 20 juillet 2021. Il a aussi été désigné provisoirement, par jugement du 7 juillet 2023, pour exercer les droits civils du locataire dans l’attente d’une décision sur l’ouverture d’un régime de protection à sa personne.
Les faits
[7] Le locataire habite l’immeuble de huit logements depuis plusieurs années. Le locateur en est devenu propriétaire en 2019.
[8] Le 2 mars 2023, par l’entremise de son ergothérapeute du CIUSSS, Mme Del Vicario, et avec sa tutrice déléguée à ses biens du Curateur public du Québec en copie conforme, Mme Bernard, le locataire transmet son acception au renouvellement du bail du 1er juillet 2023 au 30 juin 2024 pour un loyer mensuel de 695 $.
[9] Le ou vers le 20 mars 2023, le locateur affirme être allé voir le locataire au logement pour quérir le loyer, bien que ce soit normalement le Curateur public qui s’en occupe.
[10] Le locataire lui aurait annoncé, comme plusieurs fois auparavant, qu’il voulait déménager.
[11] Le locateur s’est alors offert pour rédiger un écrit à cet effet. Il a aussi produit une vidéo pour se constituer une preuve du consentement du locataire.
[12] Il rédigea le document le lendemain et le fit signer devant témoin le 22 mars 2023.
[13] Ce témoin, M. Purseth, est en quelque sorte le concierge de l’immeuble et ne connait le locataire que de vue.
[14] Ce jour-là, le locateur lui a demandé d’être témoin pour la signature d’un document dont on ne lui pas expliqué la nature. Ne comprenant pas l’anglais, langue utilisée par le locataire et le locateur, il ignore ce qu’ils se sont dit.
[15] Le locataire aurait confirmé son départ à plusieurs occasions par la suite.
[16] Le locateur soutient aussi que Mme Bernard lui aurait confirmé qu’aucun régime de protection à la personne du locataire n’existait alors et que, de ce fait, le locataire avait légalement le droit de choisir son lieu de résidence.
[17] Madame Del Vicario et madame Bernard ont été informées de la vidéo du locateur captée le 20 mars 2023. Mme Del Vicario, tout en mettant Mme Bernard en copie conforme, informe le locateur, le 22 mars 2023, au matin que le locataire ne comprend pas la notion de temps et doit attendre une place en hébergement dans le réseau avant de mettre fin à son bail.
[18] Le locateur fait néanmoins ensuite signer l’entente de non-reconduction au locataire dans la journée et écrit un long courriel à Mmes Del Vicario et Bernard en soirée dans lequel il mentionne que bien que sensible à l’état mental du locataire, il a de très nombreux reproches à lui faire quant à l’usage qu’il fait du logement.
[19] Il y insiste, tout comme il le fait toujours à l’audience, sur le fait que le locataire n’ayant pas de tuteur à sa personne à ce moment, elles ne peuvent rien faire pour s’opposer à son déménagement.
[20] Le locataire maintenant sous tutelle provisoire à sa personne n’a pas témoigné lors de l’audience, mais Mme De Vicario est venue témoigner tout comme le travailleur social Yves‑Jean‑Côté qui est chef d’équipe de suivi du locataire depuis 2018. Les notes ainsi que les rapports médicaux et psychosociaux du locataire ont aussi été déposés lors de l’audience.
[21] Il s’avère que le locataire est atteint de déficience intellectuelle, est atteint de démence, à savoir un trouble cognitif majeur, et qu’il a reçu un diagnostic de schizophrénie au début des années 1990.
[22] Une des pensées délirantes du locataire, qui est récurrente depuis plusieurs années, veut qu’il doive faire le nécessaire pour aller rejoindre sa femme et ses enfants à Ottawa pour vivre avec eux et remplir des fonctions politiques de haut niveau au sein du gouvernement canadien.
[23] Or, le locataire est célibataire, jamais marié et sans enfants.
[24] Des rapports médicaux et psychosociaux de 2020, 2022 et 2023 attestent de l’inaptitude partielle du locataire tant à ses biens qu’à sa personne.
[25] Le dossier pour étendre la tutelle du locataire à sa personne a été remis en branle en juin 2022 après que le locataire a à nouveau manifesté ses idées de déménager à Ottawa pour rejoindre sa famille imaginaire et diriger l’État.
[26] Malheureusement, le dossier a été mal classé et il n’eut pas de suite avant 2023 où de nouvelles procédures ont été relancées lorsqu’il eut été appris que le locataire avait signé une entente de non‑reconduction de son bail.
[27] Le locataire doit être placé dans établissement spécialisé, mais les délais sont imprécis quant à savoir quand ce sera possible.
[28] Enfin, il est pertinent d’ajouter qu’à l’été 2022, le locateur avait opposé à Mmes Del Vicario et Bernard une entente de résiliation de bail signée par le locataire alors que le locateur voulait faire des rénovations majeures au logement, mais ce dernier s’était désisté par suite d’un courriel de Mme Del Vicario indiquant que le locataire était médicalement incapable de prendre de telles décisions par lui‑même.
Analyse et conclusion
[29] Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir et il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
[30] C’est ainsi que l’on peut le mieux décrire l’attitude du locateur en lien avec la capacité du locataire à signer l’entente de non-reconduction du bail.
[31] Comme l’écrivait la juge administrative Francine Jodoin dans l’affaire Succession de Arseneau c. Nalawatee Christendat[1] où elle a déclaré nul un bail conclu par une personne inapte avant l’ouverture de son régime de protection, les principes suivants s’appliquent ici :
[20] Le contrat de bail se forme par le seul échange de consentement. Par contre, l’article
[21] L’aptitude étant présumée[2], il appartient à celui qui veut renverser cette présomption d’en faire la preuve[3].
[22] Cette inaptitude doit avoir existé au moment où le contrat de bail a été conclu.
[23] La Cour Suprême précise la notion de capacité dans Thibodeau c. Thibodeau[4], où cette délicate question était soulevée, dans un contexte ou on attaquait la validité d’un contrat de vente d’une personne atteint de démence :
« Si le contractant [...] n'a pas la capacité de comprendre la portée de son acte, s'il n'a pas la volonté de l'apprécier, d'y résister ou d'y consentir, si à raison de la faiblesse de son esprit, il ne peut peser la valeur des actes qu'il pose ou les conséquences qu'ils peuvent entraîner, si en un mot il ne possède pas le pouvoir de contrôler son esprit, son acte sera nul, faute de consentement valide ».
[24] Certes, au moment où la locataire contracte le bail, elle n’est pas, encore, déclarée inapte légalement. Ce n’est que deux ans plus tard qu’un jugement de tutelle est prononcé.
[25] Toutefois, au moment où le bail est signé, la locataire a reçu un diagnostic de la maladie d’Alzheimer et la preuve révèle qu’elle présentait déjà des signes d’inaptitude ce qui est confirmé dans les évaluations médicales et psychosociales qu’elle subit en août 2016.
[26] L’article
[27] Cela évite, évidemment, d’avoir à démontrer la lésion[5].
[28] Le législateur a voulu protéger la personne qui en raison de son état n’est pas en mesure de formuler un consentement pleinement conscient.
[29] Comme mentionné, au moment de signer le bail, la locataire n’est pas encore sous tutelle. Le processus d’ouverture d’un régime de protection est toutefois engagé et des évaluations, médicales et psychosociales, ont été réalisées.
[32] La preuve médicale et psychosociale en l’instance démontre sans l’ombre d’un doute que le locataire n’avait pas la capacité de conclure l’entente de non-reconduction de son bail en mars 2023.
[33] La preuve est prépondérante que l’inaptitude du locataire était notoire et connue du locateur qui, au mieux, a fait preuve d’aveuglement volontaire.
[34] Les rapports des professionnels en ce sens n’avaient pas été communiqués au locateur comme tels par sa famille ou son équipe de suivi pour des raisons de confidentialité médicale; mais à de nombreuses reprises, depuis des années, verbalement et par écrit, dans les limites prescrites par la loi, le locateur a été informé que l’état de santé mentale du locataire ne lui permettait pas de comprendre l’impact de la fin de son bail de logement.
[35] Par exemple, l’année précédente, le locateur s’était désisté de ses prétentions découlant d’une entente de résiliation de bail lorsque Mme Del Vicario lui a écrit que le locataire était médicalement incapable de prendre de telles décisions par lui-même.
[36] Le locateur lui-même admet dans son courriel du 22 mars 2023 qu’il sait que le locataire n’a pas toutes ses facultés mentales. Il n’est nul nécessaire d’être médecin pour comprendre que le désir du locataire de déménager dans une autre province pour rejoindre une famille imaginaire et diriger l’État est une idée délirante.
[37] C’est pourtant sur la base cette prémisse que le consentement du locataire à la non‑reconduction du bail repose, de façon évidemment viciée.
[38] Le locataire qui est incapable de gérer ses finances et ses affaires personnelles est manifestement incapable d’organiser seul son déménagement dans une autre province.
[39] Même une fois ces preuves connues du locateur par leur production à l’audience, celui-ci persiste dans sa demande d’expulsion.
[40] Or, on peut être inapte mentalement à prendre des décisions sans pour autant être sous un régime de protection légal.
[41] Par exemple, dans l’affaire Société de gestion Jarica inc. c. I.K.C.[2], l’honorable Emmanuelle Saucier J.C.Q. rejette une demande d’homologation d’une transaction résiliant un bail de logement au motif qu’au moment de la conclure, le locataire n’avait pas la capacité d’y consentir de manière éclairée, et ce, bien que rien ne démontre que la locatrice avait une connaissance de ces éléments de nature médicale.
[42] Alors que le locateur échange normalement pour tout ce qui est en lien avec le bail avec la famille du locataire, sa tutrice déléguée aux biens du Curateur public du Québec, les travailleurs sociaux et l’équipe d’intervention du CIUSSS, entre le 20 et le 22 mars 2023, le locateur a été échanger directement avec le locataire à son logement, et ce, malgré toutes les mises en garde voulant que locataire n’eût pas la capacité cognitive pour renoncer à son droit au maintien dans les lieux.
[43] Le Tribunal ne croit pas du tout le locateur qui affirme s’être présenté au logement du locataire pour simplement quérir le loyer puisque c’est le Curateur public qui le lui paye directement. Rien ne démontre d’ailleurs que le loyer était alors en souffrance.
[44] S’appuyant uniquement sur le fait qu’un régime de protection à la personne du locataire n’était pas ouvert comme on lui avait confirmé, il a maladroitement mis en scène la vidéo captée le 20 mars 2023.
[45] On ne voit ou on n’entend pas ce qui s’est dit précédemment à celle-ci. La vidéo débute alors que le locateur cogne à la porte et le locataire, qui se trouve de façon surprenante déjà derrière, l’ouvre immédiatement. Le locataire y répond par l’affirmative et parfois avec réticence et dans la confusion aux questions très suggestives du locateur.
[46] Tout porte à croire que le locateur est allé à la rencontre du locataire puisqu’il a plusieurs reproches à lui faire en lien avec l’état du logement et qu’il souhaite depuis longtemps son départ afin de faire des rénovations sans avoir à assumer les coûts de son évacuation temporaire.
[47] Pour ce faire, il a sciemment contourné l’entourage habituel du locataire pour l’isoler et tirer avantage de sa vulnérabilité et de sa suggestivité afin d’arriver à ses fins.
[48] Le Tribunal ne peut pas donner effet à une entente conclue dans de telles circonstances alors que le consentement du locataire était vicié et que le locataire ne tire aucun avantage ou aucune considération de celle-ci.
[49] La disproportion entre les avantages qu’en tirerait le locateur et les conséquences qui en découleraient pour le locataire qui se retrouverait sans toit ni compensation sont de la nature de la lésion.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[50] DÉCLARE nulle l’entente de reconduction du bail signée le 22 mars 2023;
[51] REJETTE la demande du locateur.
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Charles Rochon-Hébert | ||
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Présence(s) : | le locateur Me Nino Izzi, avocat du locateur Me Yorrick Bouyela, avocat des défendeurs | ||
Date de l’audience : | 7 décembre 2023 | ||
Présence(s) : | le locateur Me Nino Izzi, avocat du locateur le locataire Me Yorrick Bouyela, avocat des défendeurs | ||
Date de l’audience : | 21 septembre 2023 | ||
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[1] Succession de Arseneau c. Nalawatee Christendat (Rise & Shine Residence)
[2] Société de gestion Jarica inc. c. I.K.C.
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