T.M. c. Dis son nom |
2020 QCCS 3938 |
COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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No : |
500-17-114602-207 |
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DATE : |
25 novembre 2020 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
MARTIN F. Sheehan, J.C.S. |
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JS1699 |
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Demandeur |
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c. |
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DIS SON NOM |
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DELPHINE BERGERON |
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et |
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A.A. |
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Défenderesses |
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TRANSCRIPTION d’UN JUGEMENT RENDU SÉANCE TENANTE [1] |
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[1] Le demandeur désire intenter un recours en injonction et en dommages-intérêts contre les administratrices des pages Facebook et Instagram « Dis son nom » ainsi que du site web www.dissonnom.ca.
[2] Il présente une requête in limine litis pour obtenir la permission d’intenter sa procédure de façon anonyme en utilisant ses seules initiales.
[3] À l’été 2020, dans la foulée des dénonciations autour du mot-clic #MeToo en 2017, une nouvelle vague de dénonciations frappe les médias sociaux.
[4] Plusieurs membres de la communauté artistique et autres sont visés. Les gestes reprochés couvrent un large spectre variant entre des comportements déplacés à des agressions sexuelles violentes.
[5] Cette nouvelle vague entraîne la création de pages sur les réseaux sociaux et sur le web. Ces pages contiennent souvent des dénonciations anonymes à l’égard de personnes qui, elles, sont nommées spécifiquement.
[6] En juillet et août 2020, les défenderesses créent les pages « Dis son nom » sur Facebook et Instagram. Elles sont aussi détentrices du nom de domaine www.dissonnom.ca, dont le site est mis en ligne le 5 octobre 2020[2].
[7] Ces pages réfèrent à une liste de noms qui, à une certaine époque, comprend le nom du demandeur[3].
[8] Le 7 août 2020, le demandeur apprend que son nom est sur la liste. Il communique avec les responsables de la page « Dis son nom » pour en demander le retrait puisque, selon lui, son nom s’y retrouve sans fondement[4].
[9] Le 20 août 2020, le demandeur est congédié. Selon lui, le seul motif de ce congédiement est la présence de son nom sur la liste.
[10] Le demandeur plaide que les défenderesses n’ont effectué aucune démarche pour obtenir sa version des faits ni par ailleurs celle de la personne qui l’aurait dénoncé.
[11] Il désire intenter contre elles une action en injonction et en dommages.
[12] Par contre, il désire le faire anonymement afin d’éviter d’accentuer les dommages qu’il a déjà subis.
[13]
L’article
[14] Dans l’arrêt S. c. Lamontagne[6], la Cour d’appel reprend les principes qui s’appliquent à une demande d’anonymat. Ces principes peuvent se résumer comme suit :
14.1. L’article
14.2. Le caractère public des débats judiciaires constitue une composante essentielle de la démocratie canadienne. Le respect de ce principe maintient le niveau de transparence requis pour l’examen critique des tribunaux et de leur fonctionnement[9]. Cette transparence favorise « la confiance du public dans la probité du système judiciaire et la compréhension de l’administration de la justice »[10].
14.3. Une justice publique participe à la promotion et à la reconnaissance de ces valeurs constitutionnelles que sont l’indépendance et l’impartialité des tribunaux, des composantes fondamentales qui permettent d’assurer la légitimité du processus judiciaire[11].
14.4. L’identité des intervenants au processus judiciaire constitue l’un des aspects de la publicité des débats. Une personne qui recherche le secours des tribunaux doit en principe le faire ouvertement en accord avec la transparence dont doit faire preuve le système de justice. Le fait d’ester en justice comporte donc le risque implicite pour le justiciable d’être contraint de dévoiler des questions de nature strictement personnelle.
14.5. La possibilité d’une atteinte à la réputation, la honte et l’embarras ne sont généralement pas suffisants pour justifier une demande d’anonymat[12]. Le principe de la publicité des débats devant normalement primer, le secret demeure l’exception[13].
14.6. Néanmoins, la jurisprudence tempère la portée du principe général de la publicité des débats dans les cas où « la protection des valeurs sociales doit prévaloir sur la transparence des procédures judiciaires »[14].
14.7. Ainsi, les tribunaux ont permis de procéder de façon anonyme en matière de cyberintimidation à caractère sexuel envers une mineure[15], dans les cas d’aide médicale à mourir[16], dans une action collective réclamant le remboursement des frais d’avortement[17], dans un cas où le demandeur avait subi des menaces de mort[18] ou encore lorsque la déconsidération des proches était susceptible de causer un tort évitable à une partie[19].
14.8. Le
législateur accorde aussi d’emblée l’anonymat aux parties impliquées dans
certains litiges, notamment en matières familiales (articles
14.9. Ces dérogations reposent pour l’essentiel sur l’application judicieuse de la notion de la bonne administration de la justice. Le principe de la publicité des débats judiciaires doit donc être modulé lorsque nécessaire pour préserver la capacité du justiciable à recourir aux tribunaux pour exercer ses droits, incluant ses droits fondamentaux. Il faut éviter que l’application sans nuance du principe de la publicité des débats puisse constituer un frein à l’accès à la justice.
[15] Le test applicable à une ordonnance d’anonymat est celui établi dans les arrêts Dagenais c. Société Radio-Canada[20] et R. c. Mentuck[21]. Ce test s’applique « chaque fois qu’un juge de première instance exerce son pouvoir discrétionnaire de restreindre la liberté d’expression de la presse durant les procédures judiciaires »[22]. Dans Globe and Mail c. Canada (Procureur général)[23], la Cour suprême du Canada reformule ce test ainsi :
a) L’ordonnance est-elle nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice vu l’absence d’autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque?
b) Les effets bénéfiques de l’ordonnance de non-publication sont-ils plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public, notamment ses effets sur le droit à la libre expression et sur l’efficacité de l’administration de la justice?
[16] Le risque en cause doit être réel, important et bien étayé par la preuve[24].
[17] L’auteur Léo Ducharme[25] enseigne que pour qu’une personne soit autorisée à exercer un recours sous un pseudonyme ou par l’utilisation de ses initiales, « il faut que la divulgation de son identité soit de nature à lui causer un préjudice qui excède les effets préjudiciables de l’atteinte qui en résultera au caractère public de l’administration de la justice. En principe, le préjudice en question doit être autre que celui résultant pour une partie de l’atteinte à sa vie privée causée par la divulgation de faits personnels et intimes ».
[18] En matière spécifique d’abus sexuels, l’on considère généralement favorablement des demandes d’anonymat de la part des victimes qui désirent poursuivre leur agresseur[26], et ce, même si on ne saurait en faire une règle générale[27].
[19] On juge que toute limite imposée à la publicité des débats par l’interdiction de divulguer l’identité d’une victime d’abus est « minime »[28] et que « les avantages de la protection de ces victimes au moyen de l’anonymat l’emportent sur le risque pour le principe de la publicité des débats »[29]. Ainsi, le « risque sérieux pour l’administration de la justice » s’exprime en termes d’intérêt public et non en termes des intérêts purement privés de la victime[30].
[20] Par ailleurs, une conclusion différente s’impose lorsqu’il est question de la diffusion des noms d’agresseurs présumés. Dans un tel cas, on considère plutôt que l’intérêt public milite à l’encontre d’une ordonnance d’anonymat[31].
[21] À titre d’exemple, dans Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain c. Institut Raymond-Dewar,[32] la juge Eva Petras note que le risque d’atteinte à la réputation et au droit à la vie privée d’un abuseur présumé n’est pas reconnu comme un risque sérieux présentant un caractère d’intérêt public suffisant pour remplir le premier critère du test des arrêts Dagenais c. Société Radio-Canada et R. c. Mentuck. Ainsi, elle refuse d’émettre une ordonnance d’anonymat pour protéger l’identité des personnes visées par une action collective contre une congrégation religieuse. Elle note au passage que dans la plupart des actions collectives alléguant des inconduites sexuelles, les abuseurs présumés sont spécifiquement nommés[33].
[22] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal ne considère pas que l’ordonnance demandée est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice.
[23] Le demandeur plaide qu’il ne s’agit pas ici d’un dossier typique d’abus sexuel puisque personne ne prétend que les défenderesses ont été abusées par le demandeur.
[24] Selon le demandeur, le dossier en est un de diffamation.
[25] Il justifie sa demande par le fait qu’il a déjà perdu un emploi lorsque son employeur a appris que son nom était mentionné sur la liste. Or, il s’est récemment retrouvé un nouvel emploi et il craint de le perdre à nouveau si son nouvel employeur apprend aussi que son nom est associé à la liste.
[26] Il va jusqu’à dire que si sa requête en anonymat est rejetée, cela pourrait remettre en cause sa demande. Ainsi, le rejet de sa requête entraînerait la perte irrémédiable de ses droits.
[27] Il fait sien le passage suivant de la Cour d’appel dans S. c. Lamontagne[34] :
[35] En effet, il serait plutôt paradoxal que l’appelant soit placé dans la position de devoir renoncer à exercer un droit en raison d’une atteinte à sa dignité causée par des procédures judiciaires, alors que le recours lui-même vise justement à obtenir une réparation pour une atteinte à ce même droit. Encourager une telle antinomie ne peut que dissuader les justiciables placés dans une situation semblable à celle de l’appelant à exercer librement leurs droits légitimes devant un tribunal. Ce résultat, s’il ne pouvait être contré, aurait pour effet de déconsidérer la bonne administration de la justice.
[28] Or, ce passage ne doit pas être considéré hors contexte. L’affaire s’inscrit dans le cadre de chantage proféré par le défendeur Lamontagne qui menaçait de rendre publiques des photos intimes de S. si celui-ci mettait fin à leur relation amoureuse.
[29] Dès lors, il s’agissait d’un cas analogue aux exceptions déjà reconnues en matière de poursuites par des victimes d’abus à l’encontre de leur abuseur présumé ou de poursuite visant la cyberintimidation à caractère sexuel.
[30] Dans le cas présent, le demandeur décrit lui-même son action comme une action en diffamation.
[31] Ainsi, ce sont plutôt les enseignements de la Cour d’appel dans 3834310 Canada Inc. c. R.C.[35] qui s’appliquent ici :
[29] Tout demandeur qui veut obtenir une réparation contre celui qui a tenu à son endroit des propos diffamants porte nécessairement son débat sur la place publique. Il accepte alors qu’une certaine publicité entoure son action et son procès. À cet égard, la situation [du demandeur] n’est pas différente de celle de tout autre requérant. […]
[30] Je reconnais que l’élargissement du bassin des personnes informées […] a un effet sur le préjudice et par conséquent, sur la qualité des dommages. Cela est cependant insuffisant pour mettre de côté la règle de la publicité des procédures judiciaires. En effet, les inconvénients réels subis et l’intérêt individuel à obtenir la mesure réclamée ne visent pas ni ne peuvent être assimilés à un intérêt public. Ce n’est pas la protection de la dignité et du droit à la vie privée [du demandeur] qui est en cause, car ces garanties constitutionnelles sont déjà violées par la diffamation si elle est démontrée; on en est maintenant au stade de la réparation de la faute commise.
[31] Il s’ensuit que le principe de la publicité du débat judiciaire doit ici primer puisque l’intérêt [du demandeur] « se rapporte uniquement et spécifiquement » à lui à titre de requérant, et « ne peut se définir en termes d’intérêt public à la confidentialité », pour reprendre les paroles mêmes du juge Iacobucci dans l'arrêt Sierra Club.
[32] Le Tribunal est parfaitement conscient de l’injustice que peut vivre le demandeur ainsi que les autres personnes dont le nom se retrouve, possiblement sans fondement, sur une page web associée à des abus. Cela est d’autant moins acceptable lorsque personne n’a validé la véracité des faits au soutien de la dénonciation[36].
[33] Par ailleurs, le Tribunal n’est pas saisi du mérite du recours entrepris par le demandeur.
[34] Ce que le Tribunal doit décider à ce stade est : 1) si l’ordonnance est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour la bonne administration de la justice; et 2) si les effets bénéfiques de l’ordonnance sont plus importants que ses effets préjudiciables sur les droits et les intérêts des parties et du public?
[35] Or, le Tribunal conclut que ce n’est pas le cas.
[36] D’ailleurs, le demandeur n’a soumis aucun précédent supportant sa prétention qu’il est dans l’intérêt public de protéger l’identité des demandeurs qui se prétendent injustement accusés de conduite inappropriée.
[37] Dans le cas présent, il n’existe pas d’intérêt public à la confidentialité qui l’emporte sur le droit constitutionnel à une justice publique et transparente.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[38] REJETTE la requête du demandeur.
[39] LE TOUT avec les frais de justice.
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__________________________________MARTIN F. SHEEHAN, j.c.s. |
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Me Pierre-Hugues Miller |
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Pierre-Hugues Miller avocat |
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Avocat du demandeur |
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Me Virginie Dufresne-Lemire |
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Me Alain Arsenault |
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Me Justin Wee |
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Arsenault Dufresne Wee Avocats s.e.n.c.r.l. |
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Avocats des défenderesses |
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Date d’audience : |
24 novembre 2020 |
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[1]
Le jugement a été rendu séance tenante. Comme le permet Kellogg's
Company of Canada c. P.G. du Québec,
[2] Pièce P-4.
[3] Pièces P-1, P-2, P-3 et P-5.
[4] Pièce P-6.
[5]
Art.
[6]
S. c. Lamontagne,
[7] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.
[8]
Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général),
[9]
Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances),
[10] Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), préc., note 8, par. 22.
[11]
Personne désignée c. Vancouver Sun,
[12]
E.R. c. Robinson,
[13] A.B. c. Vaillancourt, préc., note 12, par. 11.
[14]
A.B. c. Bragg Communications inc.,
[15] A.B. c. Bragg Communications inc., préc., note 14.
[16] A.A. (Re), 2016 BCSC 511; A.B. v. Attorney General of Canada, 2016 ONSC 1571; H.S. (Re), 2016 ABQB 121.
[17]
Association pour l'accès à l'avortement, Re,
[18] G. (M.) c. Gazette (The),
[19] Commission
des droits de la personne et des droits de la jeunesse (M.D.) c. 124670
Canada ltée (Clinique de médecine industrielle et préventive du Québec),
[20]
Dagenais c. Société Radio-Canada, 1994 CanLII 39 (CSC),
[21]
R. c. Mentuck,
[22]
Vancouver Sun (Re),
[23]
Globe and Mail c. Canada (Procureur général),
[24] E.R. c. Robinson, préc., note 12, par. 21.
[25] Léo DUCHARME, L’administration de la preuve, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, par. 138.
[26]
S. c. Lamontagne, préc., note 6; M.G. c. Association
Selwyn House,
[27] E.R. c. Robinson, préc., note 12, par. 50.
[28]
A.B. c. Bragg Communications inc., préc., note 14, par. 28,
citant Canadian Newspaper Co. c. Canada (P. G.), 1988 CanLII 52
(CSC),
[29] A.B. c. Bragg Communications inc., préc., note 14, par. 29.
[30]
Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), préc.,
note 9, par. 55; 3834310 Canada inc. c. R.C.,
[31]
Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain c.
Institut Raymond-Dewar,
[32] I.d., par. 43.
[33] I.d., par. 63 à 65.
[34] S. c. Lamontagne, préc., note 6.
[35] 3834310 Canada inc. c. R.C., préc., note 30, par. 29 à 31.
[36] Jugement du juge Yves Poirier, C.S.M. : 500-17-113069-200, 7 août 2020.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.