Wassu c. Bourdon | 2025 QCTAL 16971 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT |
Bureau dE Laval |
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No dossier : | 846572 36 20250124 G | No demande : | 4601328 |
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Date : | 21 mai 2025 |
Devant la juge administrative : | Sophie Alain |
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Gisele Wassu | |
Locatrice - Partie demanderesse |
c. |
Eric Bourdon | |
Locataire - Partie défenderesse |
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D É C I S I O N
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- La locatrice demande l'autorisation de reprendre le logement occupé par le locataire afin d’y loger son fils, William Yamga, à compter du 1er juillet 2025.
- Les parties sont liées par un bail reconduit se terminant au 30 juin 2025 au loyer mensuel de 867 $.
QUESTIONS EN LITIGE[1]
- Le Tribunal doit trancher les questions suivantes :
La locatrice a-t-elle démontré sa réelle intention de reprendre le logement concerné pour y loger son fils ?
La preuve démontre-t-elle que la reprise du logement ne constitue pas un prétexte pour atteindre une autre fin ?
Si la reprise est autorisée, à quelle date la reprise du logement doit-elle avoir lieu ? Et quel sera le montant de l’indemnité ?
CONTEXTE[2]
- La locatrice est infirmière. En 2006, la locatrice a acheté un bungalow pour y aménager une résidence pour aînées[3]. Elle a cessé les activités de la RPA en 2013. Ensuite, elle a loué le bungalow au locataire en y laissant les neuf chambres qu’il comportait.
- Puis la municipalité a délivré un permis pour permettre l’aménagement de deux logements distincts dans le bungalow.
- Depuis le 1er juillet 2024, le locataire n’occupe que le rez-de-chaussée et son loyer fut réduit de 1 200 $ à 867 $[4].
- La locatrice explique avoir avisé le locataire depuis très longtemps que le jour où elle prendra sa retraite, elle va reprendre le logement. Ce moment est arrivé, car elle prendra sa retraite dans les prochains mois et ira vivre en Afrique pour rejoindre son mari, déjà retraité. Son plus jeune fils, qui habite avec elle ira vivre dans le logement, car elle doit vendre sa résidence pour subvenir à ses besoins financiers. Son fils paiera le même loyer que le locataire.
- Le bénéficiaire de la reprise, William Yamga, a 24 ans. Il témoigne qu’il s’agit pour lui d’une opportunité de quitter la maison familiale et d’avoir son logement pour y vivre avec sa copine des quatre dernières années. Il déclare ne pas avoir abordé la question du loyer avec sa mère, mais qu’il paiera un loyer d’environ 800 $. Il veut vivre dans le logement aussi longtemps que Dieu le voudra, déclare-t-il.
- Le locataire habite l’immeuble depuis 10 ans et ne souhaite pas le quitter, car les loyers sont trop élevés ailleurs.
- Le locataire conteste la reprise et fait valoir qu’il s’agit d’un prétexte afin d’atteindre d’autres fins. Il doute que le fils de la locatrice y restera plus d’un an, car il ne connaît pas le montant du loyer. Il croit qu’ensuite la locatrice augmentera le loyer, dénonce-t-il.
- Il expose avoir été en conflit avec la locatrice au sujet de travaux de réparations non effectués.
- Il est séparé depuis un an. Sa femme a quitté le bungalow ainsi que son ex-belle-mère. Son fils qui logeait au sous-sol a aussi quitté, car la locatrice a loué le logement du sous-sol.
- Il vit avec sa fille qui souffre de troubles de nature psychologique, par conséquent, il a besoin de stabilité. Elle fréquente un établissement scolaire et ne souhaite pas déménager en plein milieu de l’année scolaire.
- Enfin, le locataire témoigne que la locatrice a déjà eu l’idée de vendre le bungalow par le passé.
- Subsidiairement, si la reprise devait être autorisée, il veut être indemnisé pour son déménagement et les frais de branchement.
- En réplique, la locatrice comprend la colère du locataire qu’elle juge légitime. Elle n’a pas discuté du montant du loyer avec son fils, car culturellement, elle ne fait pas payer de loyer à son enfant qui habite chez elle.
LE DROIT : quel est le fardeau de preuve en matière de reprise de logement ?
- La présente demande se fonde sur l’article 1957 du Code civil du Québec (C.c.Q.) qui prévoit qu’un locateur, qui est également propriétaire, peut reprendre un logement pour l'habiter ou y loger ses ascendants ou descendants[5].
- En cas de refus d’un locataire de quitter le logement, le locateur peut, avec l'autorisation du Tribunal, le reprendre comme l’indique l'article 1963 C.c.Q., s’il démontre deux conditions :
qu'il entend réellement reprendre le logement pour la fin mentionnée dans l'avis et
qu'il ne s'agit pas d'un prétexte pour atteindre d'autres fins.
- Dans l'affaire Dagostino c. Sabourin[6], le juge administratif Jean Bisson a rappelé que lors de la reprise d’un logement, deux droits importants se rencontrent et s'opposent ; d'une part, le droit du propriétaire d'un bien d'en jouir comme bon lui semble et, d'autre part, le droit d’un locataire au maintien dans les lieux loués.
- Le législateur impose des conditions au locateur pour protéger le droit du locataire qui perd irrévocablement son droit au maintien dans les lieux.
- Le locateur a le fardeau de démontrer, de manière prépondérante, que son projet repose sur des faits raisonnables et probables et non sur des prétextes et d'en convaincre le Tribunal[7]. Son témoignage (ainsi que celui du bénéficiaire) sera scruté par le Tribunal pour tester la sincérité, la crédibilité, la cohérence et la plausibilité du projet[8].
- La motivation de faire la reprise et la réelle intention d’habiter le logement doivent être de bonne foi[9]. La bonne foi doit exister à toutes les étapes de la reprise, à partir du moment de la conception du projet des locateurs, jusqu’à l’instance devant le Tribunal. En effet, plusieurs décisions des tribunaux démontrent que la reprise de logement constitue un « terrain propice aux manœuvres répréhensibles de certains locateurs »[10] pour mettre fin au droit au maintien dans les lieux.
DÉCISION
La locatrice a-t-elle vraiment l’intention de reprendre le logement pour y loger son fils ou s’agit-il d’un prétexte ?
- En l’instance, certes la question du loyer qui n’a pas été discuté entre la locatrice et son fils est préoccupante. Toutefois, le locataire ne soulève aucun autre argument susceptible de douter du projet de la locatrice.
- En effet, le témoignage de la locatrice est crédible; elle donne des explications simples et précises. Elle a convaincu le Tribunal de sa bonne foi et que son projet n’est pas un prétexte. Elle a témoigné avec beaucoup d’empathie, compréhension et sincérité. Elle a clairement convaincu le Tribunal que son ambition n’est pas d’augmenter le loyer, mais d’y loger son fils et que la division du bungalow en 2024 était dans l’objectif d’avoir un revenu à sa retraite.
- Le témoignage du bénéficiaire est tout aussi crédible et sincère. Il a convaincu le Tribunal de sa bonne foi et que son projet n’est pas un prétexte. Il connaît le logement.
- Enfin, il est tout à fait concevable que le bénéficiaire veuille quitter la maison familiale pour habiter avec sa copine.
- Puis, la preuve ne démontre pas que l’article 1964 C.c.Q. puisse s’appliquer en l’instance.
- La preuve est prépondérante de la réelle intention de la locatrice de reprendre le logement pour la fin mentionnée, et qu’il ne s’agit pas d’un prétexte pour atteindre d’autres fins. Par conséquent, le Tribunal autorise la reprise du logement.
À quelle date la reprise du logement doit-elle avoir lieu ?
- Comme le permet l’article 1961 du Code civil du Québec, la date de reprise peut prendre effet à une date postérieure à celle prévue dans l’avis du locateur.
- La détermination d’une nouvelle date de reprise s’effectue après avoir soupesé les inconvénients pour chacune des parties.
- En l’instance, les parties se sont entendues sur la date du 1er septembre 2025.
- Partant, le terme du bail liant les parties sera prolongé jusqu’au 31 août 2025, avec droit de la locatrice de percevoir le loyer.
- L’article 1967 C.c.Q. prévoit que, lorsque le Tribunal autorise la reprise, il peut imposer des conditions justes et raisonnables, y compris le paiement d’une indemnité équivalente aux frais de déménagement.
- Le Tribunal juge que le locataire doit être indemnisé pour les dépenses et inconvénients à subir, en raison du déménagement et de la perte du droit au maintien dans les lieux[11].
- Pour établir le montant de l’indemnité, la jurisprudence[12] a énuméré les critères à considérer dans l'évaluation de cette indemnité. En revanche, l’indemnité ne doit pas créer une contrainte financière pour la locatrice. L’objectif de cette indemnité est de compenser et non de dédommager, vu l’exercice d’un droit légitime reconnu par la loi.
- Les parties n’ont pas déposé de soumissions de déménageurs.
- Dans ces circonstances, le Tribunal invoque le caractère discrétionnaire de l'attribution de l’indemnité en cas de reprise de logement et d’imposer des modalités, comme le juge administratif François Leblanc l’a décrit dans la décision Serrecchia c. Derrouche[13].
- Selon l'information recueillie au cours de l’audience, le Tribunal juge qu’il apparaît juste et raisonnable d’accorder 2 000 $ au locataire à titre d’indemnité équivalente aux frais raisonnables reliés au déménagement, incluant les frais de branchement aux utilités publiques et de suivi postal.
Autre condition juste et raisonnable
- Comme condition juste et raisonnable, il sera permis au locataire d'opérer compensation de l'indemnité obtenue à même les loyers à échoir.
- Il sera également permis au locataire de quitter le logement avant la date de reprise sur préavis écrit de 15 jours, à sa convenance et sans pénalité[14]. Ainsi, le loyer sera réduit au prorata des jours utilisés pour le mois.
- Advenant que l'indemnité n'ait pas été totalement acquittée au départ, le Tribunal estime raisonnable d'accorder, à compter du 1er septembre 2025, les intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle y afférant.
À titre informatif
- Si l’avenir devait confirmer les craintes du locataire d’une reprise de mauvaise foi, la loi prévoit un recours en recouvrement de dommages-intérêts et même de dommages punitifs[15]. De plus, un logement qui a fait l’objet d’une reprise ne peut, sans l’autorisation du Tribunal administratif du logement, être reloué ou utilisé pour une autre fin que pour celle pour laquelle le droit a été exercé[16].
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- AUTORISE la locatrice à reprendre le logement concerné afin d’y loger son fils, William Yamga, à compter du 1er septembre 2025;
- PROLONGE le bail jusqu’au 31 août 2025, moyennant paiement du loyer;
- PERMET au locataire de quitter le logement avant la date de reprise, à sa convenance et sans pénalité[17], sur préavis écrit de 15 jours;
- À défaut d’un départ volontaire à midi le 1er septembre 2025, ORDONNE l’éviction du locataire et de tous les autres occupants du logement après cette date;
- CONDAMNE la locatrice à payer au locataire une indemnité de 2 000 $, laquelle peut être compensée à même les derniers mois de loyers, avec les intérêts au taux légal et l'indemnité additionnelle prévue à l'article 1619 du Code civil du Québec à compter du 1er septembre 2025;
- SANS FRAIS.
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| Sophie Alain |
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Présence(s) : | la locatrice le locataire |
Date de l’audience : | 9 avril 2025 |
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[1] Le contenu de l’avis de reprise, les délais légaux pour l’avis et la production de la présente demande, ainsi que la double qualité (propriétaire - locateur) ne sont pas contestés.
[2] Le Tribunal a bien pris note de l’ensemble des témoignages et de la preuve administrée devant lui, mais il ne sera fait mention dans la présente décision que des éléments pertinents retenus pour fonder celle-ci.
[3] Preuve de propriété produite après audience, conformément à l’article 37 du Règlement sur la procédure devant le Tribunal administratif du logement, RLRQ, c. T-15.01, r. 5.
[5] Au premier degré ou tout autre parent ou allié dont il est le principal soutien.
[6] Dagostino c. Sabourin, SOQUIJ AZ-50736447, R. L. Montréal, 31-991119-037G.
[7] Articles 2803 et 2804 du Code civil du Québec.
[8] Comme le mentionne le juge David Cameron dans la décision Handfield c. Fafard, 2012 QCCQ 7152, par. 12. Voir Article 2845 C.c.Q.
[9] Pierre-Gabriel JOBIN, Traité de droit civil : Le louage, 2e édition, Les Éditions Yvon Blais, 1996, p. 567-568.
[11] Boulay c. Tremblay [1994] J.L. 132 (C.Q.).
[12] Voir notamment : Carlin c. Dec, 500-02-063681-980, 99-03-26, j. L. Dansereau (C.Q.) et Mill c. Wolf, 31-011031-070G, 7 février 2002, r. Me D. Dumont (R.L.). Ainsi, l'âge et la condition physique des locataires, la durée d'occupation du logement, l’enracinement dans le logement et la valeur du mobilier sont des critères pertinents auxquels s’ajoutent le coût du transport des biens, les frais de branchement aux services publics (téléphone, électricité, câblodistribution, etc.) et suivi postal.
[13] Serrecchia c. Derrouche, 2018 QCRDL 36087. Voir aussi Pierre GAGNON, Commentaire sur la décision Serrecchia c. Derrouche – L'indemnité payable en raison d'une reprise de logement doit-elle être réclamée par le locataire au moment de l'audience portant sur le droit à la reprise ? Repères, Janvier 2019, EYB2019REP2632.
[14] Cela veut dire qu’aucun loyer n’aura à être payé à compter du départ.
[17] Cela veut dire qu’aucun loyer n’aura à être payé à compter du départ.