Décision

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R. c. F.N.

2023 QCCS 1133

COUR SUPÉRIEURE

(Chambre criminelle)

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE LAVAL

 

 

 :

540-01-099271-218

 

 

 

DATE: 

13 avril 2023

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

YVAN POULIN, J.C.S.

 

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI

 

 

    Poursuivant

c.

 

F... N...

 

    Accusée

 

 

JUGEMENT SUR LA PEINE

 

 

Ordonnance de non-publication en vertu de l’article 486.4 C.cr. : il est interdit de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la victime, y compris le nom de l’accusée.

[1]                Mme N... a plaidé coupable à l’infraction d’avoir omis de fournir les choses nécessaires à l’existence de sa fille de 7 ans alors qu’elle se trouvait dans le besoin (alinéa 215(3)a) du Code criminel).  La fillette est décédée le 3 janvier 2021 des suites de sévères brûlures qui n’ont pas été soignées en temps opportun.  Le plaidoyer de culpabilité a été enregistré le 16 février 2023 à la suite de négociations entre les parties.

[2]                Les événements sont tristes et bouleversants.  Ils mettent particulièrement en lumière le désarroi de Mme N... face aux graves problèmes de santé mentale dont souffrait sa fille ainsi que la sérieuse emprise exercée par certaines personnes de son entourage qui avaient à toutes fins pratiques pris charge de la situation sans que Mme N... ne puisse réellement intervenir.

[3]                Le portrait factuel brossé par les parties au moment du plaidoyer de culpabilité tranche de manière significative avec celui que les événements du 3 janvier 2021 laissaient initialement présager.  Bien que les autorités aient au départ reproché à Mme N... d’avoir causé la mort de sa fillette par négligence criminelle, les développements survenus dans l’enquête ont confirmé un tout autre récit, dont le fait que les brûlures n’ont d’aucune façon été causées par elle.

[4]                Par ailleurs, une preuve probante et convaincante a révélé les faits suivants qui ne sont nullement contestés par le ministère public :

      Que dans les mois précédant le décès de la fillette, Mme N... a cherché de l’aide extérieure et entrepris de nombreuses démarches pour aider sa fille à faire face aux problèmes de santé mentale dont elle souffrait malgré son jeune âge;

      Que depuis son arrivée au Canada, Mme N... était elle-même sous l’emprise de la famille élargie de son mari, laquelle avait à toutes fins utiles pris en charge le développement de l’enfant en limitant au strict minimum les interactions entre Mme N... et sa propre fille;

      Que dans les semaines précédant le décès de la fillette, Mme N... a elle-même été victime de violence physique de la part de sa fille, qui s’en prenait à elle avec l’assentiment d’un membre de la famille (Y... Z...) ayant pris en charge l’essentiel de la situation;

      Que le décès de la fillette est survenu alors que le mari de Mme N... se trouvait à Ville A pour le travail;

      Qu’un climat nocif et malsain régnait dans la famille dans les mois précédant le décès; et

      Que sur ordre de l’oncle de la fillette, la famille n’a pas véritablement collaboré à l’enquête visant à faire la lumière sur les circonstances du décès.

[5]                L’expertise psycho-légale mise en preuve lors des observations sur la peine a confirmé que dans les semaines précédant le décès de la fillette, Mme N... se trouvait dans un état mental « perturbé » l’ayant conduite à abdiquer ses responsabilités parentales au profit de Y... Z....

[6]                De plus, l’exposé des faits produit lors des observations sur la peine permet d’inférer que Y... était pleinement consciente de la nature et de la gravité des blessures subies par la fillette ainsi que des circonstances de leur infliction, contrairement à Mme N....

[7]                C’est à la suite des développements faisant davantage la lumière sur les circonstances très particulières de la présente affaire que les parties ont convenu que Mme N... plaide coupable à l’infraction réduite prévue à l’art. 215 du Code criminel.

[8]                Lors de l’enregistrement du plaidoyer de culpabilité, le Tribunal a pu saisir le caractère très malsain de la dynamique familiale avec laquelle Mme N... a continuellement dû composer dans l’exercice de ses responsabilités parentales à l’endroit de sa fille.

[9]                Le Tribunal a aussi pu constater toute la peine et les remords qui habitent Mme N... depuis le décès de sa fille, qui sont entièrement sincères, ressentis et compréhensibles.

[10]           Bien qu’il puisse être difficile pour certains de croire qu’une mère soit à toutes fins pratiques laissée dans la quasi-ignorance de l’état physique et psychologique de sa propre fille, il ressort du présent dossier qu’une dynamique familiale nocive a conduit à un tel état de fait.

[11]           C’est dans ce contexte extrêmement particulier que le Tribunal doit déterminer la peine juste et appropriée devant être imposée à Mme N....

  1. La position des parties

[12]           L’avocate de la poursuite soutient que les circonstances de la présente affaire nécessitent l’imposition d’une peine d’incarcération ferme de deux ans moins un jour.  À l’appui de sa prétention, elle plaide que les objectifs pénologiques de dénonciation et de dissuasion collective doivent prévaloir lorsqu’il est question d’une infraction visant un enfant.  Elle met l’emphase sur les responsabilités qui découlent de la décision de devenir parent et fait valoir qu’une peine privative de liberté est nécessaire malgré le contexte factuel unique de la présente cause.

[13]           Pour sa part, l’avocat de la défense souligne qu’il est essentiel d’individualiser la sentence.  Il fait valoir qu’il s’agit en l’espèce d’un cas exceptionnel militant en faveur d’une peine non privative de liberté.  Au soutien de son argument, il met l’emphase sur le profil de Mme N... ainsi que sur la preuve démontrant un degré de responsabilité significativement réduit.  À la lumière de toutes les circonstances, il plaide qu’une sentence suspendue accompagnée d’une ordonnance de probation avec obligation d’effectuer des travaux communautaires servirait entièrement les intérêts de la justice.

[14]           Pour mieux saisir les particularités de la présente affaire, le Tribunal traitera successivement du profil de Mme N..., des circonstances du décès de sa fille, des conclusions de l’expertise psychologique, des principes applicables en matière de détermination de la peine et de leur application dans la présente affaire.

  1. Le profil de l’accusée
    1.         Le mariage arrangé

[15]           Mme N... immigre au Canada en 2007 à l’âge de 22 ans.  Elle arrive au pays à la suite d’un mariage arrangé avec un homme d’origine [Pays A] de 10 ans son aîné étant déjà citoyen canadien.  Elle ne parle ni l’anglais ni le français et se joint à la famille de son mari (la « famille Z... »).  Elle cohabite à partir de ce moment avec six autres membres de la famille de ce dernier dans une résidence située à Ville B.

[16]           Ne faisant pas personnellement partie de la famille immédiate, Mme N... n’est pas traitée sur le même pied que les autres membres de la famille.  Elle doit obéissance à ses beaux-parents ainsi qu’aux frères et sœurs de son mari.  Ces derniers exercent un contrôle sur elle dans ses sorties et ses activités quotidiennes.

[17]           Entre 2007 et 2021, le mari de Mme N... vit principalement à Ville A en raison de son travail.  Durant cette période, il ne revient au Canada en moyenne qu’un à deux mois par année.  Entre 2009 et 2016, Mme N... donne naissance à leurs trois enfants, A (né en 2009), la victime X (née en 2013) et B (née en 2016).

[18]           En 2011, un des frères du mari de Mme N... vient lui aussi habiter dans la même maison de Ville B, avec sa femme et leur fille.  En 2015, la famille Z... achète une deuxième maison située sur la même rue puisque la première maison est devenue trop petite pour accueillir la famille grandissante.  Mme N... va alors y habiter avec ses enfants ainsi que les parents de son mari et la sœur de son mari.

2.2.           L’arrivée de Y... Z...

[19]           C’est en 2017 que la nièce de son mari, Y... Z..., vient vivre avec eux.  Elle a 20 ans et est étudiante.  Elle est l’ainée de la famille Z..., c’est-à-dire la première petite-fille des beaux-parents de Mme N....  À ce titre, elle revêt une importance particulière au sein de la famille Z....  Selon la preuve, elle s’impliquera auprès de la victime lorsque ses difficultés de comportement deviendront de plus en plus sérieuses.  Au fil du temps, son implication s’avérera de plus en plus malsaine.

2.3.           Sa fille X (la victime)

[20]           Née en 2013, X présente des troubles du comportement et des signes d’anxiété dès son plus jeune âge.  Souffrant d’un retard de langage, la jeune fille commence à s’arracher les cheveux et les sourcils vers l’âge de cinq ans.  Elle tient des propos étranges et fait des crises, ce qui amène Mme N... à consulter des spécialistes.

[21]           Dès les premières consultations, le pédiatre établit un trouble du langage, de la trichotillomanie et des troubles du comportement.  La situation s’aggrave ensuite de manière significative et exponentielle.  À l’été 2019, X devient de plus en plus instable et tient des propos homicidaires envers sa petite sœur alors âgée de trois ans.  Elle doit dès lors être constamment surveillée.  Elle cache des ciseaux sous son oreiller et dit qu’elle aime se faire du mal.  Elle est très sensible et réactive au bruit ambiant.

[22]           Se sentant de plus en plus dépassée et mal outillée pour faire face aux probmes grandissants de sa fille, Mme N... tente d’aller chercher de l’aide.  Elle ne peut toutefois pas parler ouvertement de la situation avec les membres de sa communauté en raison des jugements que cela pourrait engendrer.

[23]           Les événements, qui sont décrits plus en détail dans l’exposé des faits, se déroulent ensuite comme suit :

      Après une évaluation aux urgences à l’été 2019, la victime est référée au service de pédopsychiatrie de l’Hôpital juif où elle sera suivie d’octobre à décembre 2019;

      À l’hiver 2020, le pédiatre pose les diagnostics suivants : TDAH, trouble du langage, trouble anxieux, trouble de l’alimentation et trouble du sommeil. Des médicaments pour le TDAH sont prescrits;

      Durant cette même période, la victime commence à présenter de plus en plus de difficultés à être en public et n’aime pas être en présence d’autres personnes qu’elle ne connaît pas.  Elle mentionne se sentir isolée à l’école.  Elle a aussi de plus en plus de réticence et d’opposition envers sa mère;

      Le 5 février 2020, le rapport d’évaluation en neuropsychologie conclut à un trouble du langage, un TDAH, un trouble anxieux non spécifié, des tics moteurs, des inquiétudes envahissantes de type « phobie d’impulsion » et une hypothèse de syndrome de Gilles La Tourette.  Plusieurs recommandations sont fournies pour l’environnement familial et scolaire;

      En février 2020, des démarches sont entreprises auprès de son école pour trouver une école plus adaptée à ses besoins pour septembre 2020.  La santé mentale de l’enfant est alors de plus en plus fragile.

[24]           Selon la preuve, Y... Z... est systématiquement présente lors des suivis de la victime et est très impliquée dans toutes ces démarches.  Cela rassure Mme N... qui a confiance en Y.

2.4.           La pandémie

[25]           Le 13 mars 2020, en raison du confinement lié à la pandémie de Covid-19, la fillette cesse d’aller à l’école.  À partir de cette période, elle devient de plus en plus anxieuse et de plus en plus agressive lors de ses crises.  Elle a de grandes difficultés à dormir.  Elle commence à crier et à se frapper lorsque les gens ne se conforment pas à ses exigences.  Pendant ses crises, elle s’automutile de plus en plus souvent avec ses ongles au niveau du visage, du cou et de son corps.  Elle se cogne violemment la tête contre les murs au point de faire des trous et s’arrache les cheveux.

[26]           C’est à partir de ce moment que la fillette commence à agresser physiquement sa mère.  Cette dernière est complètement dépassée par la situation et ne parvient pas à contrôler sa fille, qui frappe également sa petite sœur.  Mme N... tente d’imposer des limites à sa fille mais les crises sont très intenses et peuvent parfois durer plusieurs heures.

[27]           Le 17 avril 2020, Mme N... réussit à obtenir un rendez-vous téléphonique d’urgence auprès du pédiatre.  Un antipsychotique est alors prescrit à la fillette afin de réduire son agressivité.

[28]           Le 29 avril 2020, lors d’un rendez-vous à la clinique, le pédiatre constate que la victime est très agressive et refuse de coopérer à l’examen médical.  Mme N... est épuisée et à bout de ressource.  La dose d’antipsychotique prescrite à la fillette est alors augmentée.  Les agressions se poursuivent néanmoins et la fillette continue également de se mutiler.

[29]           En juin 2020, Mme N... apprend que les démarches pour intégrer une classe spécialisée en septembre 2020 n’ont pas pu être effectuées par l’école en raison du confinement.  L’école l’informe alors que sa fille devra intégrer l’école régulière lors de la prochaine rentrée scolaire.

2.5.           Le refus de la fillette de réintégrer l’école et le signalement au Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ)

[30]           À la rentrée 2020-2021, la fillette refuse d’aller à l’école.  Le 16 septembre 2020, un retour est tenté à la suite des pressions de la direction.  À son arrivée à l’école, la fillette est complètement désorganisée et en crise.  Elle pousse des cris incompréhensibles, se cogne la tête contre le sol, s’arrache les cheveux et se mutile.  Les intervenants de l’école doivent la maîtriser à plusieurs pour l’empêcher de se blesser.  Mme N... pleure et est complètement paralysée par la situation.  Le directeur d’école constate qu’il est impossible de scolariser la fillette dans ce contexte.

[31]           Un signalement au DPJ est fait et un dossier est ouvert.  Le 29 septembre 2020, une première rencontre d’évaluation est tenue par l’intervenante du DPJ en compagnie de Mme N... et de Y... Z....  Le DPJ ne relève aucun élément de négligence, mais note que Mme N... semble épuisée, démunie et à court de moyens.  Cette dernière devient d’ailleurs émotive lorsque l’intervenante du DPJ lui propose de l’aide. Elle accepte qu’elle vienne visiter la maison.

[32]           Le 5 octobre 2020, lors d’une visite à domicile, l’intervenante du DPJ constate que Mme N... doit s’isoler dans sa chambre puisque sa fille refuse de lui permettre de socialiser avec des étrangers dans la maison.  La prise en charge par une intervenante du CLSC est organisée.

[33]           Le 14 octobre 2020, la travailleuse sociale constate que la fillette est en bris majeur de fonctionnement à domicile et qu’il est impossible de la scolariser dans le contexte actuel.  Le 23 octobre 2020, compte tenu de la prise en charge par le CLSC et de la volonté de Mme N... de s’impliquer, le DPJ ferme le dossier de signalement.

2.6.           La dégradation de la situation

[34]           Le 2 novembre 2020, la pédiatre augmente sa dose de Risperdal et recommande son hospitalisation en pédopsychiatrie.  La travailleuse sociale suggère une hospitalisation de jour en pédopsychiatrie à l’Hôpital juif.  Après discussion avec Mme N... et Y, il est plutôt envisagé de tenter une intégration scolaire avec l’aide d’un psychologue puis de réévaluer ensuite la situation.

[35]           Pendant cette période, la situation ne cesse de se détériorer à la maison.  La fillette refuse tout contact avec sa mère.  Elle refuse que sa mère la regarde.  Elle lui demande de rester enfermée dans sa chambre sauf sa permission.  Elle impose des « règles » auxquelles toute la famille doit se plier.  Avec l’assentiment de Y..., elle multiplie les agressions contre sa mère lorsque cette dernière ne se plie pas à ses « règles » ou à ses demandes[1].  Il va sans dire que Mme N... est épuisée face à cette situation.

[36]           Au début de décembre 2020, Mme N... se rend dans un magasin avec ses deux filles et Y..., et y croise une ancienne collègue de classe du [Pays A].  Cette dernière constate que Mme N... semble avoir été violemment battue.  Le visage de Mme N... est complètement tuméfié et couvert d’ecchymoses.  Elle semble grièvement blessée et incapable de parler ou de bouger son cou.

[37]           Alors qu’elle essaie d’aborder Mme N..., la fillette frappe cette dernière en lui donnant de forts coups de poing, lui disant d'arrêter de parler.  Y... demande à Mme N... d’aller dans une autre allée pour pouvoir parler.  Cette dernière s’exécute sans rien dire et Y... explique alors à l’ancienne collègue de classe que la petite souffre de troubles mentaux et qu’elle bat souvent sa mère.

[38]           La preuve démontre que Mme N... a été victime de violence et passait la majeure partie de son temps dans sa chambre pour éviter les crises de colère de sa fille.  Il en était ainsi en raison de la dynamique extrêmement malsaine qui avait été graduellement instaurée par Y... et certains autres membres de la famille Z....

  1. Les circonstances du décès de la fillette

[39]           Les faits ayant conduit au décès de la fillette se déroulent entre le 31 décembre 2020 et le 3 janvier 2021.  Ils sont décrits plus en détails dans l’exposé des faits produit en preuve.  Bien qu’elle n’ait fait l’objet d’aucune accusation, il ressort de la preuve que Y... aurait joué un rôle prédominant à cet égard.

3.1.           La blessure au bas du dos

[40]           Le 31 décembre 2020, Mme N... constate que le chandail de sa fille, qui se trouve dans le lavabo de la salle de bain attenante à sa chambre, est taché de sang.  Elle se dit qu’elle s’est peutêtre fait mal, mais n’ose pas sortir de sa chambre pour le demander de peur de provoquer une crise.

[41]           Quelques heures plus tard, Y... frappe à la porte de la chambre de Mme N... et lui remet une liste de choses à acheter à la pharmacie.  Mme N... demande alors ce qui s’est passé et pourquoi le chandail de sa fille est taché de sang.  Y... lui répond qu’elle s’est blessée au dos dans la salle de bain du sous-sol.  Mme N... lui demande comment et Y... lui répond qu’elle ne sait pas, mais que c’est pour cette raison qu’elle doit aller acheter des pansements et de l’eau saline puisque ça saigne.  Y... lui dit qu’elle devra s’y rendre avant la fermeture des magasins.

[42]           Mme N... quitte alors le domicile et se rend à la pharmacie.  Elle achète un paquet de bandages, du ruban adhésif, deux bouteilles d’eau saline et un paquet de lingettes humides.  De retour à la maison, elle donne le sac à Y... qui lui dit que le bandage acheté est trop petit.

[43]           Peu après, Y... demande à Mme N... de venir voir le dos de sa fille.  Mme N... voit alors sa fille debout dans le bain, dos à elle.  Mme N... est capable de voir une blessure au bas du dos qui ressemble à une coupure ou à une rougeur circulaire d’environ deux centimètres de diamètre.

[44]           Pour éviter de provoquer une crise, Mme N... n’interagit pas avec sa fille et s’assure de ne pas être vue par elle.  Mme N... laisse Y... s’occuper de la blessure de sa fille et retourne dans sa chambre.

3.2.           L’achat d’autres articles à la pharmacie

[45]           Le lendemain, Mme N... demeure dans sa chambre.  Y... vient la voir et lui dit qu’elle devra retourner à la pharmacie pour acheter beaucoup plus de pansements et d’eau saline, indiquant qu’elle doit changer le bandage plusieurs fois par jour.  Y... ajoute que les cannettes d’eau saline ne durent pas longtemps et qu’elle doit en acheter d’autres.  Elle lui demande également d’acheter quelques tubes de crème antibiotique puisqu’ils n’en ont plus.

[46]           Mme N... ne pose pas de question et se rend dans trois pharmacies pour trouver les articles.  Elle achète des pansements de différentes tailles, des tubes d’onguent antibiotique et des bouteilles d’eau saline.  Quand elle revient à la maison, elle remet les articles à Y... qui l’informe que sa fille est dans le bain et lui demande de ne pas aller la voir pour éviter une crise.  Mme N... monte dans sa chambre et se rend compte que Y... passe un long moment dans la salle de bain avec sa fille.  Mme N... reste confinée dans sa chambre et ne voit pas sa fille de la journée.

3.3.           La photo du visage de la fillette et l’achat d’autres articles

[47]           Dans l’après-midi du 2 janvier 2021, Y... frappe à la porte de la chambre de Mme N... et lui montre une photo du visage de sa fille sur son téléphone portable.  Mme N... peut voir qu’un côté du visage de la petite est tout rouge.  Elle interroge Y... pour savoir ce qui s’est passé et cette dernière répond qu’elle s’est fait ça toute seule dans la douche du sous-sol.  Elle ajoute qu’il s’agit probablement d’une réaction cutanée à l’eau chaude.

[48]           Y... dit à Mme N... qu’elle devra aller acheter davantage de pansements et d’eau saline.  Elle dit qu’ils en auront besoin car elle doit changer les pansements très souvent, ajoutant que chaque bonbonne ne dure qu’une seule utilisation.  Elle lui dit d’acheter beaucoup d’Aloès et lui demande aussi d’apporter des gants médicaux pour éviter les infections.

[49]           Mme N... ne pose pas de question et se rend encore une fois à la pharmacie.  À son retour, elle donne le tout à Y... qui lui dit que sa fille est dans le bain et lui demande à nouveau de ne pas aller la voir pour éviter une crise.

[50]           Mme N... s’en remet entièrement à Y... pour les soins de sa fille.  Elle s’enferme dans sa chambre pour éviter de provoquer une crise et ne voit pas sa fille de la journée.  Pendant une bonne partie de la soirée, la plus jeune fille de Mme N... est également présente dans la salle de bain, avec sa sœur et Y....

3.4.           Le corps inerte de la fillette est déposé par Y... Z... dans la chambre de l’accusée

[51]           Le lendemain, Y... amène la fillette dans la chambre de Mme N... et la couche sur un matelas au pied du lit.  Mme N... remarque alors qu’un côté du visage de sa fille est complètement rouge-brun.  Elle essaie de la réveiller en l’appelant par son nom sans aucune réaction.  Elle place sa main devant sa bouche et ne sent pas d’air.  Elle demande aussitôt à Y... d’appeler son oncle, N... Z....

[52]           Y... loge alors un appel et demande à son oncle de venir immédiatement à la maison. Ce dernier arrive deux ou trois minutes plus tard et examine la petite.  Il les informe alors qu’elle est décédée.  Il quitte aussitôt les lieux en mentionnant qu’il reviendra sous peu.

[53]           Mme N... est en état de choc.

[54]           Y... semble alors paniquée.  Elle répète à Mme N... qu’elle doit dire que la petite était avec elle ces derniers jours, même si cela est inexact.  Elle lui dit que si elle leur dit qu’elle n’a pas eu de contact avec sa fille, ils penseront qu’elle est une mauvaise mère et lui enlèveront ses enfants.

[55]           Dans les minutes qui suivent, plusieurs autres membres de la famille Z... commencent à arriver à la maison et viennent voir la petite dans la chambre.  Plusieurs personnes crient et pleurent.  Ayant entendu les pleurs de sa plus jeune fille, Mme N... descend et la voit qui tremble de peur.  Elle la prend aussitôt dans ses bras et va la reconduire, avec son garçon, à l’autre maison familiale qui est située à quelques pas.

[56]           Mme N... revient aussitôt auprès de sa fille puis appelle le 911, expliquant à la répartitrice qu’elle ne bouge plus et ne respire plus.  Elle tente alors de lui faire le bouche-à-bouche mais la mâchoire de sa fille est déjà rigide et elle n’arrive pas à ouvrir sa bouche.

[57]           À leur arrivée, les ambulanciers constatent que la petite est en arrêt cardio-respiratoire et remarquent qu’elle est déjà froide et rigide.  Les policiers arrivent aussi sur les lieux et demandent à tous les occupants de demeurer dans le salon du rez-de-chaussée.  Compte tenu de la situation, les policiers décident de détenir tous les adultes présents pour fins d’enquête.

3.5.           La loi du silence et les révélations postérieures

[58]           Après le départ de l’ambulance, les policiers expliquent à tout le monde qu’ils devront rencontrer les occupants un à un pour leur poser des questions.  Ils font une lecture collective du droit au silence et du droit à l’avocat à l’ensemble de la famille.  Y... agit à ce moment à titre d’interprète.  Selon l’exposé des faits, l’oncle N... Z... dit alors à tout le monde, dans sa langue natale, de ne pas parler à la police.

[59]           À l’hôpital, le décès de la fillette est constaté par le médecin à 15h07.  La cause du décès est décrite comme suit : « brûlures très sévères s’étendant sur 70% de son corps ».  Selon le rapport d’expertise, les brûlures sont compatibles avec des brûlures à l’eau chaude.

[60]           Vers 15h20, un policier annonce à la famille que la petite est décédée.  Mme N... s’effondre aussitôt en larmes.  Elle crie, hyperventile, pleure et vomit.  Elle se frappe les cuisses et le visage.  Elle reste en état de choc pendant près de deux heures avant d’être en mesure de se calmer.  Une ambulance doit même être appelée sur les lieux pour évaluer son état de santé.

[61]           Toutes les personnes présentes sont rencontrées le soir même par les enquêteurs.  En raison du secret imposé au sein de la famille, les policiers n’arrivent pas à faire la lumière sur ce qui s’est réellement produit.

[62]           Y... tentera rapidement d’attribuer la responsabilité du décès à Mme N.... Entre autres choses, elle prétendra faussement qu’elle ne s’occupe jamais elle-même du bain des enfants et dira que la petite dormait dans la chambre de sa mère, ce qui est contredit par la preuve.

3.6.           Les verbalisations de la sœur cadette

[63]           Dans les mois suivant le décès, la petite sœur (B) de la victime fera plusieurs révélations troublantes à sa famille d’accueil et aux intervenantes de la DPJ.

[64]           Étant elle-même terrorisée par Y..., B expliquera que c’est cette dernière qui donnait les bains aux deux sœurs.  Elle dira qu’elle se souvient que Y... a versé un « hot bucket of water » sur sa sœur pour la punir et expliquera que Y... leur mettait de la crème après avoir fait des blessures.  Elle mentionnera aussi en avoir parlé à son grand-père mais que ce dernier lui aurait dit de ne rien dire ou sinon Y... et sa sœur iraient en prison.

[65]           Depuis les événements, B est très préoccupée par la possible présence de Y... au domicile familial.  Selon la preuve, elle a plus d'une fois verbalisé sa peur de rentrer à la maison malgré les gens qui essaient de la rassurer que Y... n'est plus là.  En juillet 2021, lors d’une rencontre supervisée avec sa mère, B demandera à voir son visage afin de vérifier s'il y a des blessures.  B racontera alors que sa cousine (Y...) et sa sœur lui ont fait du mal.  Elle dira aussi que Y... la pinçait et pouvait lui mettre de l'eau chaude sur le corps.

[66]           Lors de rencontres ultérieures, B maintiendra ses verbalisations antérieures et dira que Y... se fâchait très souvent.  Elle dira plus précisément qu’elle leur mettait de l’eau chaude sur le corps pour les punir quand elle était fâchée.  Elle dira aussi que Y... leur mentionnait qu'il s'agissait d'un secret et leur demandait de n’en parler à personne.  Elle ajoutera par ailleurs que sa cousine (Y...) demandait à sa sœur de faire du mal à sa mère, que Y... lui a demandé de ne pas en parler, et que cela se passait dans la chambre de Y....

3.7.           Les verbalisations du frère aîné

[67]           Pour sa part, le frère de la victime confirmera que sa mère était tout le temps enfermée dans sa chambre, que c’est Y... qui s’occupait de donner le bain aux filles, et que c’est sa sœur X, et dans une moindre mesure Y..., qui faisaient les règles dans la maison.

  1. L’expertise psychologique

[68]           L’expertise psycho-légale produite en preuve lors des observations sur la peine confirme qu’en raison de l’évolution de la situation, Mme N... a développé de graves « perturbations psychiques et mentales » la rendant incapable de se mobiliser.  Le rapport stipule aussi que « par mécanisme de survie », ces perturbations ont conduit Mme N... à abdiquer « sa propre personne au profit d’une autre [Y...] », qui était perçue par elle comme étant « salvatrice ».

  1. Les principes de détermination de la peine

[69]           L'article 718 du Code criminel énonce les objectifs visés par le prononcé d'une peine:

718.  Le prononcé des peines a pour objectif essentiel de contribuer, parallèlement à d'autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d'une société juste, paisible et sûre par l'infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants :

 a) dénoncer le comportement illégal;

 b) dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions;

 c) isoler, au besoin, les délinquants du reste de la société;

 d) favoriser la réinsertion sociale des délinquants;

 e) assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité;

 f) susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants, notamment par la reconnaissance du tort qu'ils ont causé aux victimes et à la collectivité.

[70]           Selon l'article 718.1 du Code criminel, la peine imposée doit toujours être proportionnelle à la gravité de l'infraction et au degré de responsabilité de l'accusée.  Selon l'article 718.2, le Tribunal doit tenir compte des facteurs aggravants et atténuants propres au dossier, notamment le fait qu’il s’agit comme ici d’une infraction impliquant un enfant : voir les al. 718.2a) (ii.1) et (iii) du Code criminel.

[71]           Sur le plan objectif, le législateur a prévu que l'infraction d’avoir omis de fournir les choses nécessaires à l’existence est objectivement passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans, sans toutefois prévoir de peine minimale.  Le législateur a aussi prévu que les tribunaux doivent toujours envisager la possibilité de sanctions moins contraignantes que la privation de liberté lorsque les circonstances le justifient : voir l’al. 718.2d) du Code criminel.

[72]           La jurisprudence enseigne que la détermination de la peine constitue un processus individualisé exigeant la prise en compte de toutes les circonstances d’un cas donné.  Le contexte de l’infraction, ses conséquences, la situation personnelle de l’accusée et sa véritable culpabilité morale sont tous des facteurs dont la Cour doit tenir compte.

[73]           Comme l’a dit la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Lacasse : « la détermination d’une peine juste et appropriée est un exercice hautement individualisé qui va au-delà d’un calcul purement mathématique ».[2]  En définitive, il s’agit dans tous les cas de déterminer la peine juste et appropriée en considérant tous les éléments pertinents en conjonction avec les principes applicables.

  1. Application au cas en l’espèce

[74]           S’il est vrai que le décès de la fillette est d’une tristesse inouïe, il ressort de la preuve que la responsabilité morale de l’accusée est en l’espèce réduite.  Bien qu’il soit admis par les avocats que Mme N... a omis de fournir les choses nécessaires à l’existence de sa fille alors qu’elle était dans le besoin, les circonstances décrites plus haut révèlent que cette omission est survenue dans le contexte d’un véritable épuisement mental découlant de l’effet conjugué de plusieurs facteurs.

[75]           Selon la preuve, il ne fait pas de doute que Mme N... a initialement cherché de l’aide extérieure et entrepris de nombreuses démarches pour aider sa fille à faire face aux problèmes de santé mentale dont elle souffrait malgré son jeune âge.  Il ne fait également pas de doute que devant la dégradation de l’état mental de sa fille, Mme N... a fait confiance aux bonnes intentions d’une membre de la famille qu’elle percevait comme une alliée.

[76]           Il ressort du dossier que la situation a évolué de façon malsaine et toxique sur une période de plusieurs mois.  Se trouvant elle-même dans un état d’épuisement mental sévère, et cédant à des pressions familiales indues, Mme N... a progressivement abdiqué ses responsabilités parentales au profit de Y... et de la famille Z... afin d’éviter les crises et les manifestations de violence de sa fille.

[77]           Bien que Mme N... ait engagé sa responsabilité criminelle en ne poussant pas suffisamment ses vérifications concernant l’étendue des blessures de sa fille, il ne fait pas de doute qu’elle croyait à ce moment aux bonnes intentions de Y....  Ayant été mise à l’écart et laissée dans l’ignorance en raison d’un climat familial malsain, il est clair que Mme N... ignorait la nature véritable des brûlures subies par sa fille de même que l’étendue de celles-ci.

[78]           Ayant eu l’opportunité de soupeser l’ensemble de la preuve, le Tribunal n’a aucun doute quant à la responsabilité réduite de Mme N....  Les développements dans l’enquête ont confirmé que les blessures subies par la fillette n’ont aucunement été causées par Mme N....  Ces développements ont aussi révélé qu’avec l’accord de Y..., Mme N... a elle-même été victime d’agressions lui causant des lésions corporelles, ce qui a été corroboré par les verbalisations ultérieures de ses deux autres enfants.

[79]           Le fait que Mme N... n’ait pas poussé davantage ses vérifications pour ne pas provoquer de crises supplémentaires de la part de sa fille s’inscrit dans le cadre du climat toxique s’étant développé au sein de la famille élargie.  Or, il est à noter que ce climat toxique s’est manifesté de nouveau par le défaut de la famille Z... de collaborer avec les autorités policières ainsi que par les tentatives de Y... de faussement faire porter le blâme à Mme N....

[80]           Après avoir procédé à la mise en balance des différents facteurs pertinents, le Tribunal est d’avis que la peine proposée par la défense est en l’espèce juste et appropriée.  S’il est vrai que le décès de la jeune fille est dramatique, de nombreuses circonstances atténuantes militent ici en faveur d’une peine non privative de liberté.

[81]           Outre les nombreuses circonstances déjà énumérées démontrant un degré de responsabilité morale réduit, le Tribunal retient que Mme N... a plaidé coupable, qu’elle est sans antécédent judiciaire, qu’elle est lourdement affectée par le décès de sa fille, qu’elle a cherché de l’aide extérieure et entrepris plusieurs démarches pour aider sa fille à faire face à ses problèmes de santé mentale, qu’elle a elle-même été sous l’emprise malsaine de sa belle-famille, qu’elle a été victime d’abus physique avec l’assentiment de Y..., et qu’elle était dans un état mental perturbé.

[82]           Par ailleurs, le Tribunal note que depuis les événements, Mme N... a coupé les liens avec sa belle-famille, qu’elle a su développer une réelle autonomie, qu’elle a renoué contact avec sa propre famille, qu’elle travaille présentement à temps plein, et qu’elle peut visiter ses deux autres enfants avec l’accord du DPJ.

[83]           À la lumière des circonstances uniques et exceptionnelles de la présente affaire, le Tribunal conclut que la mise en balance du contexte de l’infraction, de la situation personnelle de Mme N... et de sa véritable culpabilité morale requiert l’imposition de la peine proposée par la défense.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[84]           SURSOIT au prononcé de la peine conformément à l’alinéa 731(1)a) du Code criminel;

[85]           ORDONNE que l’accusée soit soumise à une ordonnance de probation, avec suivi, pour une période de deux ans, et ce, aux conditions suivantes :

      Ne pas troubler l’ordre public, avoir une bonne conduite et répondre aux convocations du Tribunal;

      Prévenir le Tribunal ou l’agent de probation de ses changements d’adresse ou de nom, et de ses changements d’emploi ou d’occupation;

      Ne pas communiquer, de quelque façon que ce soit, avec la famille Z...;

      Suivre toutes les recommandations de l’agent de probation;

      Effectuer 240 heures de travaux communautaires dans un délai de 18 mois; et

      Se présenter à un agent de probation dans les deux jours ouvrables de la présente ordonnance, et aussi souvent que nécessaire, et ce, aux fins d’établir les paramètres d’exécution des travaux communautaires et du suivi probatoire.

 

 

 

 

 

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YVAN POULIN, J.C.S.

 

 

Me Karine Dalphond

 

Pour le poursuivant

 

Me Kaven Morasse

Pour l’accusée

 

Date d’audition: 

 

16 février 2023

 


[1]  Voir les événements décrits aux paragraphes 13 à 49 de la pièce SD-1 : exposé des faits complémentaires.

[2] R. c. Lacasse, [2015] 3 R.C.S. 1089, 2015 CSC 64, paragr. 58.

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