Ortiz c. Gargallo |
2018 QCRDL 4030 |
RÉGIE DU LOGEMENT |
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Bureau dE Montréal |
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No dossier : |
275361 31 20160502 G |
No demande : |
1991019 |
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Date : |
02 février 2018 |
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Régisseur : |
André Gagnier, juge administratif |
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Almario Ortiz |
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Locateur - Partie demanderesse |
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c. |
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Donna Gargallo |
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Locataire - Partie défenderesse |
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D É C I S I O N
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[1] Par une procédure déposée le 2 mai 2016, le locateur veut obtenir la résiliation du bail au motif que l’époux de la locataire fume la cigarette ce qui incommoderait grandement 6 voisins qui menaceraient de quitter leurs logements.
[2] La locataire et son époux habitent le logement depuis le 1er avril 2010. Le bail original couvrait la période du 1er avril 2010 au 31 mars 2011 au loyer mensuel de 700 $ (L-1) : aucune clause de ce bail ne vise la consommation de tabac.
[3] Le dernier bail signé entre les parties couvre la période du 1er avril 2015 au 31 mars 2016, au loyer mensuel de 710 $ (L-2) : encore une fois, aucune clause ne vise la consommation de tabac.
[4] Le logement est sis au second étage de l’immeuble qui comporte trois étages.
[5] Lors du procès, le locateur admet qu’il n’y a aucune prohibition de fumer dans le bail mais il invoque que les autres locataires se plaignent, que certains auraient quitté ou veulent quitter leurs logements.
[6] Il affirme que la locataire ne lui a pas dit, lors de la signature du bail initial, que son époux fumait : cette affirmation apparaît curieuse devant la preuve révélant qu’aucune clause reliée à la consommation de tabac n’apparaissait au bail ni à aucun autre bail existant à cette époque dans l’immeuble.
[7] Il affirme avoir tenté de déposer un recours similaire à deux reprises dans le passé mais que la Régie du logement a refusé le dépôt de telles procédures, ce qui affecte l’évaluation de la crédibilité du demandeur, la Régie du logement ne pouvant interdire le dépôt de procédure sauf si le demandeur est visé par des interdictions de déposer des demandes découlant de sa quérulence ou de sa forclusion.
[8] Il fait témoigner une locataire vivant dans le logement numéro 11, sis au-dessus du logement concerné depuis 1993, soit madame Ivy Masters. Elle affirme être allergique aux odeurs et avoir des problèmes respiratoires depuis la prise de possession du logement par la locataire, donc depuis avril 2010: aucune preuve médicale ne corrobore ces prétentions et elle dira en contre-interrogatoire avoir passé des tests d’allergies mais être en attente des résultats.
[9] Elle dit être incommodée par les odeurs durant la nuit et ne pas pouvoir utiliser son balcon depuis 5 années. Bien que l’immeuble soit situé sur le boulevard Décarie, elle ne se plaint pas des odeurs des véhicules routiers et elle n’indique pas souffrir de problèmes respiratoires découlant des émanations de ces véhicules.
[10] Elle ajoute que la fumée s’infiltre par les conduits de chauffage alors que la preuve révèle qu’il ne s’agit pas de chauffage à air pulsé comportant des conduits de ventilations mais plutôt de chauffage à eau chaude qui circule dans de la tuyauterie fermée, ce qui ne permet évidemment pas la propagation des odeurs et de la fumée des logements voisins.
[11] Le locateur fait ensuite entendre la locataire qui vit au logement sous le logement concerné depuis le mois d’août 2016, soit madame Kathy Mae Martin : les doléances de cette locataire ne peuvent donc pas être à la source de la lettre du locateur datée du 13 avril 2016.
[12] Elle a signé un bail comportant une clause lui interdisant de fumer dans le logement ou dans l’immeuble (P-1). Elle dit avoir vu l’époux de la locataire fumer à l’extérieur de l’immeuble et sentir la cigarette dans l’immeuble : elle s’est donc plainte au locateur car la clause de son propre bail lui a fait penser que l’immeuble entier était un immeuble sans fumée, bien qu’elle n’avait visiblement pas demandé quelque information visant à asseoir cette croyance qui est, comme la preuve le démontre, contraire à la réalité.
[13] Encore une fois, aucune preuve médicale ne soutient quelque préjudice de cette locataire qui, également, ne se plaint pas des odeurs des véhicules routiers.
[14] Le locateur fait ensuite entendre une troisième voisine qui habite le logement numéro 12 qui est sis à côté de celui de madame Masters, soit madame Conception Osano. Elle dit sentir des odeurs de cigarette dans le hall de l’immeuble et en passant devant la porte du logement concernée. Elle dit avoir déjà vu, à une date non précisée, le conjoint de la locataire fumer dans la cuisine de son logement et avoir déjà vu un individu d’origine chinoise qui fume derrière l’immeuble. Elle prétend souffrir d’asthme depuis son arrivée dans l’immeuble et elle attribue cela à la fumée de cigarette de l’époux de la locataire, sans attribuer quelque contribution à son état découlant de l’imposante circulation routière voisine à l’immeuble. Elle précise ensuite avoir souffert d’asthme dans sa jeunesse et que son système immunitaire serait actuellement affecté, par une cause non précisée, ce qui engendrerait un retour de son asthme : elle ajoute que toute sa famille souffrirait d’asthme. Encore une fois, aucune preuve médicale ne supporte ces allégations.
[15] Le locateur fait finalement entendre une autre voisine qui habite le logement 14, qui est sis à l’extrémité de l’immeuble au 3ième étage, soit madame Rosalindo Osano.
[16] Elle dit qu’elle sent la cigarette lorsqu’elle passe devant le logement concerné, surtout lorsque la porte de ce logement est ouverte. Elle affirme qu’il y a des problèmes d’asthme dans sa famille, que ses deux frères qui demeurent aux Philippines en souffrent mais qu’elle n’en souffre pas et qu’ainsi ni les odeurs de cigarettes ni les émanations du trafic routier ne lui ont causé de l’asthme. Elle exhibe son propre bail qui ne contient également aucune clause prohibant l’usage du tabac.
[17] La locataire témoigne ensuite en défense, indiquant qu’elle n’a jamais fumé mais que son époux fume sur le balcon ou à la cuisine, qu’il n’y a aucun appareil de ventilation dans la salle de bain ou la cuisine pouvant comporter un conduit qui propagerait les odeurs chez les voisins (photographies L-3).
[18] Elle dit qu’il n’y a pas d’odeur insupportable de cigarette chez elle, qu’aucun visiteur ne s’en est jamais plaint. Elle ajoute qu’elle a deux enfants âgés maintenant de 6 et 12 ans et qu’elle ne permettrait pas une consommation de tabac dans le logement qui pourrait leur nuire.
[19] Contrairement aux allégations du locateur à l’effet que des locataires ont quitté ou veulent quitter à cause des odeurs de cigarettes, elle affirme que les locataires du logement numéro 3 ont quitté à cause de la présence de punaises de lit.
[20] La locataire prétend avoir informé le locateur que son mari fumait lorsqu’elle a signé le bail, ce qui apparaît tout aussi curieux que l’affirmation du locateur à l’effet contraire.
[21] Finalement, l’époux de la locataire témoigne. Il dit avoir subi deux opérations aux vertèbres ce qui rend l’utilisation des escaliers difficile : c’est pourquoi il ne se rend pas hors du terrain de l’immeuble pour fumer. Il nie être à la source des mégots de cigarettes qui jonchent le terrain, indiquant qu’il dispose des siens dans ses poubelles, après les avoir mouillés, alors que ceux qui jonchent le terrain proviennent plutôt d’un voisin qui fume dehors et des employés et clients d’un garage voisin. Il précise fumer de 10 à 20 cigarettes par jour mais plutôt 20 à 30 lorsqu’il est stressé, ajoutant qu’il a commencé à « vapoter » et avoir ainsi diminué sa consommation de cigarettes de moitié. Il ajoute qu’il se rend souvent faire des activités à l’extérieur de l’immeuble et que sa consommation de cigarettes n’est donc pas entièrement effectuée à l’immeuble.
Analyse :
[22] L'article
[23] Les auteurs Nadeau et Ducharme décrivent ainsi les conséquences de l'absence de preuve ou de son insuffisance :
« Celui sur qui repose l'obligation de convaincre le juge supporte le risque de l'absence de preuve, c'est à dire qu'il perdra définitivement son procès si la preuve qu'il a offerte n'est pas suffisamment convaincante ou encore si la preuve offerte de part et d'autre est contradictoire et que le juge est dans l'impossibilité de déterminer où se trouve la vérité... »[1]
[24] Malgré que les dangers du tabagisme sont bien connus de tous, la consommation du tabac est toujours légale.
[25] Tout comme l’utilisation des véhicules qui produiraient, entres autres, du monoxyde carbone ou comme une foule d’autres produits ou d’habitudes s’avérant nocifs pour la santé tels les pesticides, les colorants alimentaires, les métaux lourds, la radioactivité, etc… Pourtant, tous ces produits ne sont pas interdits et en général il y a des normes quant au niveau de tolérance de leur présence.
[26] Ne dit-on pas que l’Empire Britannique s’est construit sur 4 produits reconnus pour la nocivité de leur consommation sans modération : l’alcool, le tabac, le sucre et la drogue sont pourtant tous des produits qui existent toujours, qui sont en fortes majorités légaux (même la drogue dans certaines formes généralement médicales, sans aborder la légalisation du cannabis) malgré que des études scientifiques imputent souvent à chacun de ces produits la survenance et le développement de nombreux types de cancers.
[27] Ainsi, rien dans la loi ne dit qu’une personne qui consomme du tabac dans son propre logement doit être expulsée.
[28] Le rôle d’un tribunal n’est pas de créer des interdictions là où la société, via le législateur qu’elle a élu, ne crée pas d’interdiction.
[29] Il n’y a donc aucune interdiction législative ou contractuelle qui soutient la demande du locateur.
[30] Au-delà des interdictions apparaissant dans la loi ou dans un contrat, tout comportement créant des préjudices sérieux au locateur ou aux autres locataires peut mener à une résiliation du bail ou à une ordonnance interdisant ce comportement. Mais la démonstration des préjudices sérieux doit reposer sur la preuve et sur le droit applicable.
[31] Ici, aucune expertise médicale ne démontre l’existence de préjudices médicaux sérieux pouvant être attribués à la consommation de cigarettes du mari de la locataire, plutôt qu’à une autre cause telle, par exemple, la génétique, la pollution externe découlant entre autres de la circulation automobile ou encore les présences de pesticides ou de produits cancérigènes que l’on retrouve dans l’air, dans l’eau ou dans l’alimentation : un tribunal ne peut pas conclure ici sans expertise, en se fondant sur des croyances populaires. Il y a donc absence totale de preuve permettant de conclure qu’il y a un lien de causalité entre les symptômes invoqués par les voisins et la fumée émanant des cigarettes du mari de la locataire. Il y a aussi absence totale de preuve médicale quant à la présence de quelque maladie.
[32] Quant aux odeurs, la survenance de différentes odeurs peut être incommodante pour l’un et agréable pour l’autre, que ces odeurs proviennent des habitudes alimentaires, hygiéniques, ménagères, de l’industrie ou de l’agriculture.
[33] Car le fait d’habiter dans un immeuble comportant plusieurs logements emporte que les odeurs émanant des habitudes des voisins pourront se rendre à l’odorat de tous. L’un aimera les encens, l’autre le steak bien cuit, l’un aimera le tabac, l’autre le parfum. De la même façon, certains aiment le jazz, la musique classique ou le « heavy métal » alors que d’autres peuvent ressentir un grand déplaisir à entendre ces genres musicaux.
[34] Tout comme l’ouïe, l’odorat peut tolérer mais difficilement ignorer : il y a donc en ces matières la présence d’un seuil de tolérance acceptable qui ne repose pas sur des normes précises et inflexibles.
[35] L’établissement de la norme du caractère dérangeant d’une odeur, de l’incommodité, ne peut reposer sur la subjectivité ou la sensibilité de l’un : cela nécessite une démonstration objective du caractère incommodant inhabituel et élevé. Tout comme lorsqu’un voisin écoute de la musique.
[36] Conclure que toute détection d’une odeur particulière par des voisins justifie la résiliation d’un bail emporterait la mise en place d’une norme d’intolérance qui est contraire au contrat social apparaissant dans le droit en vigueur.
[37] En effet, l’article
« Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux. »
[38] En ce qui a trait aux odeurs, ii peut être utile de se rappeler que, comme l’indique l’auteur Denis Lamy dans son livre intitulé « La diminution de loyer » (Wilson & Lafleur, Édition 2004, page 107), la norme permettant d’invoquer la survenance de préjudice sérieux découlant d’odeurs, dans le cadre de demandes de diminution de loyer, exige la démonstration de la source et de la provenance des odeurs ainsi qu’une preuve démontrant la présence d’odeurs « fortes, persistantes, désagréables et insupportables au point de l’incommoder en permanence ».
[39] Des décisions
judiciaires ont dit cela en d’autres termes similaires en soutenant qu’un
locateur ne peut pas modifier un bail afin d’interdire dorénavant l’usage du
tabac qui n’était pas auparavant interdit par le bail, tel par exemple le juge
administratif Serge Adam dans l’affaire Klein c. Veilleux
(
[40] Tous se doivent donc de faire preuve de tolérance. Le tribunal conclut que la preuve en l’espèce ne permet pas de conclure en la survenance d’incommodités qui dépassent le seuil de la tolérance que se doivent les voisins en l’espèce : la demande doit donc être rejetée.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[41] REJETTE la demande.
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André Gagnier |
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Présence(s) : |
le locateur la locataire |
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Date de l’audience : |
21 novembre 2017 |
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[1] Nadeau, André et Ducharme, Léo, Traité de droit civil du Québec, Volume 9, 1965, Montréal, Wilson & Lafleur, pages 98-99.
AVIS :
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