Gélinas c. Gareau |
2021 QCCS 1872 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
SAINT-MAURICE |
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N°: |
410-17-001848-204 |
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DATE : |
4 mai 2021 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE JOCELYN GEOFFROY, J.C.S. (JG0688) |
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LOUISE-ANNE GÉLINAS |
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Demanderesse |
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c. |
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DIANE GAREAU |
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Défenderesse |
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LE TRIBUNAL DES PROFESSIONS |
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ROXANNE DAVIAULT |
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Mis en cause |
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JUGEMENT (pourvoi en contrôle judiciaire) |
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L’APERÇU
[1] Le Tribunal est saisi d’une procédure instituée le 24 juillet 2020 par la demanderesse qui n’est pas représentée par avocat, laquelle est intitulée « Avis et déclaration d’appel et demande de permission d’appel : pourvoi en contrôle judiciaire afin de réviser ou annuler le jugement rendu ». Cette procédure vise un jugement du Tribunal des professions (TP) daté du 15 juillet 2020 qui rejette l’appel d’une décision du Conseil de discipline de la Chambre des notaires du Québec (le Conseil) ordonnant sa radiation permanente sur certains chefs d’infraction et la révocation de son permis d’exercice sur d’autres chefs.
[2] Notons tout d’abord que le Code des professions[1] ne prévoit aucun appel des décisions du TP, celles-ci sont donc finales et sans appel[2]. Quoi qu’il en soit, indépendamment de la terminologie utilisée, le Tribunal traitera le dossier en fonction de la véritable nature du recours qui ressort des allégations contenues dans la procédure, c’est-à-dire un pourvoi en contrôle judiciaire au sens de l’article 529 C.p.c..
[3] D’entrée de jeu, mentionnons que le Tribunal devient très chatouilleux lorsqu’un justiciable invoque qu’en première instance, les décideurs ne lui ont pas permis de présenter une défense pleine et entière en refusant un élément de preuve que ce justiciable considère primordial pour sa défense. Il le devient d’autant plus lorsqu’il appert y avoir de l’acharnement à l’égard de la justiciable de la part de son ordre professionnel.
1. LE CONTEXTE
[4] La demanderesse, Louise-Anne Gélinas, est une notaire détentrice d’un MBA qui fait l’objet d’une radiation par son ordre professionnel. Elle est embourbée dans ce dossier de radiation, une véritable saga qui dure depuis plus de 15 ans.
[5] Mme Gélinas commence à pratiquer le notariat à Trois-Rivières à compter de 1992 jusqu’à sa radiation temporaire de 5 ans portant sur neuf chefs d’accusation, ordonnée le 5 décembre 2013 par le Conseil.
[6] Les faits à l’origine de ce dossier sont essentiellement les suivants : Mme Gélinas est liquidatrice avec une dame [JM] de la Succession de M.B.[3]. Mme Gélinas et Mme JM ne se connaissent pas.
[7] Cette Succession est d’une valeur d’environ 45 000 $ et Mme Gélinas est l’une des héritières d’un legs universel d’un peu plus de 5 000 $. Le testament contient également une clause relative à une rémunération de 2 000 $ aux liquidatrices pour leurs services.
[8] C’est Mme Gélinas, à titre de notaire, qui a reçu le testament de M.B. en date du 19 avril 2004.
[9] Le 2 août 2004, M.B. décède.
[10] Aux fins de la liquidation de la Succession, les chèques requis sont préparés par JM, mais le testament prévoit qu’ils doivent être signés par les deux coliquidatrices. Une fois les chèques préparés et signés, JM en conserve certains destinés à trois personnes et les autres demeurent entre les mains de Mme Gélinas afin qu’elle les remette aux héritiers.
[11] Le 4 février 2005, une demande d’enquête est formulée auprès du Bureau du Syndic concernant les agissements de Mme Gélinas quant aux règlements de la Succession de M.B.
[12] À l’issu de son enquête, le 27 octobre 2005 la Syndique dépose une plainte disciplinaire contre Mme Gélinas. Cette plainte comporte neuf chefs d’infractions dont les cinq premiers concernent la Succession de M.B. Il est reproché ce qui suit à Mme Gélinas :
1. Avoir fait défaut d’exercer la charge de liquidatrice à titre gratuit;
2. Avoir détourné ou utiliser à des fins autres des sommes confiées par des clients;
3. Avoir apposé des initiales « JM » pour Mme M., sans son consentement et à son insu sur les chèques numéros 12 et 15 de la Succession de M. B.;
4. Avoir apposé une signature apparaissant à l’endos du chèque numéro 20 de la Succession de M. B.;
5. Avoir entravé l’enquête de la Syndique en lui faisant parvenir des photocopies de chèques et de relevés bancaires ayant été altérés ou modifiés par elle;
[13] Mme Gélinas a plaidé coupable au premier chef et non coupable aux quatre autres chefs.
[14] Le 8 juillet 2009, le Conseil accueille en partie la plainte portant sur l’ensemble des chefs d’accusation déposée contre Mme Gélinas et reporte les représentations sur sanction à une date à être déterminée par le secrétaire du Conseil.
[15] Ce n’est que plus de quatre ans plus tard, soit le 5 décembre 2013 (plus de huit ans après le dépôt de la plainte en octobre 2005) que le Conseil rend sa décision sur sanction. Mme Gélinas est alors radiée pour une période de 5 ans[4].
[16] Entre-temps, en mars 2010, soit après la décision sur culpabilité du 8 juillet 2009 et avant celle de la sanction, Mme Gélinas porte plainte auprès de la police de Trois-Rivières contre JM pour parjure lors de son témoignage devant le Conseil de discipline. C’est le SPVM[5] qui traite la plainte et il clôt son dossier d’enquête le 9 juin 2010 sans porter d’accusation contre JM, « devant les faits et l’impossibilité de corroborer le crime ».
[17] Après la fermeture du dossier d’enquête par le SPVM, la Syndique décide d’enquêter sur les documents que Mme Gélinas a déposé au soutien de sa plainte auprès de ce Service de police.
[18] En août 2010, la Syndique obtient une copie du dossier d’enquête du SPVM en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels[6].
[19] Le dossier d’enquête de police contient aussi la déposition de Mme Gélinas qui se lit comme suit :
« Madame [JM] a signé deux conventions d’honoraires, la première en octobre 2004; et la deuxième en 2005. Je vous transmets ces deux conventions d’honoraires très importantes car elles prouvent que Mme JM ment.
Madame [JM] a signé une convention d’honoraires, et c’est elle qui a l’original en octobre 2004; elle en a signé une deuxième en juin 2005 dont elle possède l’original.
Madame [JM] ne doute pas que j’avais fait des photocopies.
Elle ment partout, elle a inventé une histoire que c’était pour payer la carte de crédit de [FP]… c’est absurde !
Les [JM] servaient à prouver deux chèques d’honoraires qui m’étaient dédiés, et il était de mon plein droit de dire à la dame de faire ces chèques en ma carte de crédit MBNA, c’est ma carte, c’est mes honoraires, c’est loin d’être de la fraude.
Madame [JM] au moment où elle a signé ces deux chèques no 12 et no 15 était dans mon bureau; debout vers la droite. Elle n’avait pas ses chèques de succession avec elle, et elle voulait me régler des honoraires c’est pourquoi moi j’ai rayé [FP] et moi j’ai écrit « Payez à MBNA » elle, madame [JM] a initialé et moi aussi.
[…]
Lorsqu’on apprend que je n’ai pas le droit d’être le notaire et le liquidateur en même temps et d’être payé, je dois exercer à titre gratuit à ce moment-là…j’ai donc induit en erreur madame [JM] et je n’ai jamais fait ses initiales cependant […]»
[20] Mme Gélinas réfère aussi à l’Entente d’honoraires et à l’État des paiements qu’elle a transmis lors de ses échanges par courriel avec l’enquêteur chargé du dossier au SPVM. Dans un de ses écrits, elle mentionne :
« Madame [JM] a signé deux conventions pour mes honoraires comme je le fais signer dans tous les dossiers. Elle a la mémoire courte ! Elle savait très bien que c’était mes honoraires pour régler la Succession. »
[21] Après la réception de ces documents, la Syndique entame une nouvelle enquête. Elle mandate une experte en écriture pour analyser les signatures qui apparaissent à l’Entente d’honoraires et à l’État des paiements dont elle a pris connaissance dans le rapport de police.
[22] Suite à la réception du rapport d’expertise, la Syndique dépose une nouvelle plainte disciplinaire contre Mme Gélinas lui reprochant sept infractions en lien avec les documents Entente d’honoraires et État des paiements. Cette plainte disciplinaire est ainsi libellée :
1. À Trois-Rivières, à une date inconnue, l’intimée a apposé la signature de JM, par montage et/ou par superposition et/ou par autre moyen, à une entente d’honoraires portant la date du 26 octobre 2004.
Ainsi, l’intimée a contrevenu aux dispositions des articles 1, 13, 56 9o du Code de déontologie des notaires, (RLRQ, c. N-3, r.2), et, à défaut d’application de ces dispositions, elle a posé un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’Ordre aux termes de l'article 59.2 du Code des professions (RLRQ, C-26).
2. À Trois-Rivières, le ou vers le 29 avril 2010, l’intimée a affirmé à un enquêteur du SPVM, que l’entente d’honoraires du 26 octobre 2004 portait la signature de JM, alors que l’intimée savait que cette signature constitue un faux par montage et/ou par superposition et/ou par autre moyen.
Ainsi, l’intimée a contrevenu aux dispositions des articles 1, 13, 56 9o du Code de déontologie des notaires, (RLRQ, c. N-3, r.2), et, à défaut d’application de ces dispositions, elle a posé un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’Ordre aux termes de l'article 59.2 du Code des professions (RLRQ, C-26).
3. À Trois-Rivières, à une date inconnue, l’intimée a apposé la signature de JM, par montage et/ou par superposition et/ou par tout autre moyen, à un état de paiements portant la date du 11 juillet 2005.
Ainsi, l’intimée a contrevenu aux dispositions des articles 1, 13, 56 9o du Code de déontologie des notaires, (RLRQ, c. N-3, r.2), et, à défaut d’application de ces dispositions, elle a posé un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’Ordre aux termes de l'article 59.2 du Code des professions (RLRQ, C-26).
4. À Trois-Rivières, le ou vers le 29 avril 2010, l’intimée a affirmé à un enquêteur du SPVM que l’état de paiements du 11 juillet 2005 portait la signature de JM, alors que l’intimée savait que cette signature constitue un faux par montage et/ou par superposition et/ou un par tout autre moyen.
Ainsi, l’intimée a contrevenu aux dispositions des articles 1, 13, 56 9 o du Code de déontologie des notaires, (RLRQ, c. N-3, r.2), et, à défaut d’application de ces dispositions, elle a posé un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’Ordre aux termes de l'article 59.2 du Code des professions (RLRQ, C-26).
5. À Trois-Rivières, à une date inconnue, l’intimée a apposé la date du 26 octobre 2004, par montage et/ou par superposition et/ou par tout autre moyen, à une entente d’honoraires.
Ainsi, l’intimée a contrevenu aux dispositions des articles 1, 13, 56 9 o du Code de déontologie des notaires, (RLRQ, c. N-3, r.2), et, à défaut d’application de ces dispositions, elle a posé un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’Ordre aux termes de l'article 59.2 du Code des professions (RLRQ, C-26).
6. À Trois-Rivières, le ou vers le 12 janvier 2011, l’intimée a entravé l’enquête menée par Me Diane Gareau, syndic, en lui déclarant faussement que JM a apposé sa signature à une entente d’honoraires portant la date du 26 octobre 2004.
Ainsi, l’intimée a contrevenu aux dispositions des articles 114 et 122 du Code des professions (RLRQ, C-26).
7. À Trois-Rivières, le ou vers le 12 janvier 2011, l’intimée a entravé l’enquête menée par Me Diane Gareau, syndic, en lui déclarant faussement que JM a apposé sa signature à un état de paiements portant la date du 11 juillet 2005.
Ainsi, l’intimée a contrevenu aux dispositions des articles 114 et 122 du Code des professions (RLRQ, C-26).
[23] Les 11 mars et 2 juin 2016, le Conseil procède à l’instruction de cette nouvelle plainte disciplinaire.
[24] La Syndique fait donc entendre son experte en écriture, Michèle Langlois, alors que Mme Gélinas fait entendre l’expert en écriture André Münch.
[25] Après que le Conseil eut pris l’affaire en délibéré, le 28 juin 2016, Me René Duval, l’avocat qui représentait Mme Gélinas à l’époque, écrit au greffe du Conseil pour demander une réouverture d’enquête en l’informant de ce qui suit :
« La personne qui faisait la tenue de livres de Mme Louise-Anne Gélinas m’a apporté ce matin l’état de paiements du 11 juillet 2005 avec signature originale de [JM]. J’ai numérisé ces documents et j’ai déposé l’original dans mon coffret de sûreté [SIC] la Banque royale.
Ce document contredit le témoignage de [JM] et celui de l’experte Langlois ».
[26] Le Conseil a rejeté cette demande de réouverture d’enquête[7].
[27] En se fondant en grande partie sur le témoignage de JM et sur le rapport d’expertise en écriture de Mme Langlois portant sur les initiales JM que l’on retrouve aux photocopies des documents au dossier, le Conseil déclare Mme Gélinas coupable d’avoir apposé la signature de JM par montage ou superposition ou un autre moyen à l’Entente d’honoraires, à l’État des paiements et sur cinq autres chèques en lien avec ces infractions. Il conclut aussi à l’absence de volonté de Mme Gélinas de s’amender et de se repentir et il ordonne sa radiation permanente ainsi que la révocation de son permis d’exercice de la profession de notaire.
[28] Mme Gélinas a porté ces décisions du Conseil en appel au TP. Son appel portait en fait sur les trois décisions suivantes :
1) La décision sur demande en réouverture d’enquête du 12 octobre 2016;
2) La décision sur culpabilité du 27 juillet 2017;
3) La décision sur sanction du 31 juillet 2017;
[29] À l’audience devant le TP, Mme Gélinas a présenté deux requêtes pour preuves nouvelles (PN-1 et PN-2) et suite à la production du mémoire de la Syndique - intimée, elle a déposé un Mémoire de la partie - appelante - INCIDENTE. Le TP mentionne :
[60] Dans PN-1, une requête dans laquelle l’appelante allègue notamment l’incompétence de son avocat, celle-ci désire produire à titre de preuves nouvelles deux documents :
· un état de paiements original daté du 11 juillet 2005 portant la signature originale de JM, retrouvé dans la comptabilité de la notaire par sa comptable, à son domicile professionnel, tel qu’en fait état un affidavit de cette dernière à cet égard(38).
· copie expertisée du double original de la convention d’honoraires signée par JM le 26 octobre 2004 et retrouvée par l’appelante dans une des boîtes de vérifications remises par Revenu Québec après 2014(39).
[30] Dans PN-2, Mme Gélinas cherchait à déposer les documents suivants :
· Un rapport psychiatrique la concernant;
· Des courriels et des échanges avec des avocats dont le sien et un de l’avocat du SPVM;
· Une lettre de Revenu Québec;
· La photocopie de son original de la convention d’honoraires et l’expertise en signature de Mme Pettinati;
[31] Le TP a rejeté séance tenante ces deux requêtes pour preuves nouvelles.
[32] Quant à la production du mémoire INCIDENT de Mme Gélinas, le TP précise :
[52] À la suite de la production du mémoire de l’intimée, l’appelante a déposé un « mémoire de la partie appelante-INCIDENTE », accompagné de diverses pièces. Il s’agit dans les faits d’un mémoire déposé en réplique aux arguments contenus au mémoire de l’intimée. Celle-ci s’est opposée à sa production. À l’audience, le Tribunal n’a pas permis le dépôt de ce mémoire et des pièces qui y sont jointes.
[…]
[55] Dans les circonstances, permettre à l’appelante de produire un mémoire en réplique à celui de l’intimé créerait une situation inéquitable à l’égard de celle-ci.
[33] Le TP a rendu son jugement le 15 juillet 2020, par lequel il confirme la décision du Conseil de discipline sur la demande de réouverture d’enquête, la culpabilité et la sanction. C’est ce jugement qui fait maintenant l’objet du présent pourvoi en contrôle judiciaire.
2. LA POSITION DES PARTIES
2.1 La position de la demanderesse
[34] De la volumineuse procédure de la demanderesse, le Tribunal comprend que cette dernière soulève que le TP a excédé sa compétence et que sa décision contrevient aux règles de justice naturelle, notamment à son droit fondamental à une défense pleine et entière.
[35] Mme Gélinas soumet qu’il y a acharnement de la part de la Syndique à son égard. Elle dit concevoir que son propre comportement et toutes les procédures qu’elle entreprend pour se défendre puissent sembler de la quérulence mais ajoute que c’est malheureusement le lot des personnes injustement accusées de paraître quérulent.
[36] Elle ajoute que peu importe le résultat du jugement à venir, sa réputation est maintenant ternie à jamais. Ce à quoi elle a consacré toute sa vie, soit sa carrière, est maintenant démolie. Elle est particulièrement amère en lien avec le reproche d’absence de volonté de s’amender et de se repentir formulé à son endroit puisque, soumet-elle, on ne peut regretter ou se repentir de ce que l’on n’a pas commis.
[37] Elle s’insurge contre le fait que sa radiation permanente et sa révocation de permis d’exercice du notariat soient principalement basés sur un rapport d’expertise en écriture provenant de Michèle Langlois, soit la même experte dont elle met en doute la neutralité puisque c’est en raison d’un rapport de cette même personne qu’elle a été radiée pour cinq ans, en lien avec les mêmes faits, huit ans auparavant.
[38] Mme Gélinas plaide principalement que dans sa décision du 15 juillet 2020, le TP fait fi des règles de justice naturelle en cautionnant la décision du Conseil de ne pas permettre la réouverture d’enquête alors que son avocat de l’époque a clairement exposé qu’il était en mesure de déposer un élément démontrant sa non-culpabilité.
[39] Mme Gélinas reproche aussi au TP de ne pas avoir accepté ses requêtes pour preuves nouvelles qui auraient, selon elle, démontré son innocence quant au fait que c’est bien JM qui a signé l’Entente d’honoraires et apposé ses initiales sur les deux chèques concernés par cette entente.
2.2 La position de la Syndique
[40] La Syndique plaide que la décision du TP est tout à fait raisonnable, tout comme l’est le raisonnement qui a mené à cette décision. Elle précise que même s’il y avait eu dépôt du document invoqué par la demanderesse, cela ne changerait rien à l’issue du dossier. Selon elle, les seuls documents pertinents dans cette affaire sont les copies qui se retrouvent déjà au dossier.
3. LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE
[41] Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle applicable. Mme Gélinas soumet que les questions soulevées comme fondement à son pourvoi en contrôle judiciaire soulèvent un enjeu de justice naturelle et qu’en conséquence, la norme de contrôle qui doit s’appliquer est celle de la décision correcte.
[42] En revanche, la Syndique soutient l’application de la norme de la décision raisonnable.
[43] Le Code des professions contient une clause privative[8] prévoyant qu’une demande en contrôle judiciaire ne peut être exercée contre un Conseil de discipline.
[44] En présence d’une telle clause, la Cour supérieure doit normalement faire preuve de déférence judiciaire et appliquer la norme de la décision raisonnable.
[45] D’ailleurs, dans l’arrêt Vavilov[9] la Cour suprême enseigne « qu’à chaque fois qu’une Cour examine une décision administrative, elle doit partir de la présomption que la norme de contrôle applicable à l’égard de tous les aspects de sa décision, est celle de la décision raisonnable. Si cette présomption vise l’interprétation de sa loi habilitante par le décideur administratif, elle s’applique aussi de façon plus générale aux autres aspects de sa décision. »[10].
[46] Cette présomption lance le message que la déférence est de mise à l’égard des décisions administratives provenant d’organismes spécialisés. Cependant, elle n’est pas irréfragable et la Cour suprême précise qu’elle peut être renversée ou qu’on peut y déroger dans cinq situations : (1) lorsqu’une disposition législative prévoit expressément l’application de la norme de la décision correcte; (2) lorsque le contrôle intervient dans le cadre d’un mécanisme d’appel prévu par la loi, auquel cas les normes de l’appel s’appliquent; (3) lorsqu’il s’agit d’une question constitutionnelle; (4) lorsque la question en est une de droit générale d’importance capitale pour le système de justice dans son ensemble; et (5) lorsque la question concerne la délimitation des compétences respectives d’organismes administratifs[11].
[47] Par ailleurs, cette présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne vaut que pour le contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond[12].
[48] Lorsque l’examen judiciaire porte plutôt sur un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale, il y a plutôt lieu d’appliquer la norme de la décision correcte[13] ou le critère de l’équité suivant les circonstances[14], à moins que la question ne s’inscrive en contexte d’interprétation législative.
[49] Quoiqu’il en soit, si le droit à l’équité procédurale n’a pas été respecté, le Tribunal doit intervenir. L’arrêt Vavilov n’a pas changé l’état du droit relatif à l’équité procédurale.
3.1 Quant à la décision portant sur la demande en réouverture d’enquête
[50] Le refus d’admettre une preuve pertinente qui, tel qu’en l’espèce, a un impact majeur sur l’équité du procès, voire sur le droit d’être entendu[15], constitue une question d’équité procédurale qui justifiera l’intervention du Tribunal en cas de manquement.
3.2 Quant à la décision sur culpabilité
[51] Tel que mentionné ci-haut, en application de l’arrêt Vavilov, la norme de révision présumée dans le cadre d’un pourvoi en contrôle judiciaire est celle de la raisonnabilité de la décision du décideur administratif. Cette présomption demeure ainsi applicable à l’instance.
[52] Ceci dit, puisque le jugement entrepris résulte de l’exercice par le TP de sa compétence en appel, l’application de la norme de la décision raisonnable consistera en l’espèce à déterminer si le TP a raisonnablement exercé sa compétence en appel en appliquant les bons paramètres d’interventions et si ses conclusions relèvent d’un raisonnement cohérent et intelligible et se justifient au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables[16].
[53] Compte tenu que le TP devait appliquer les normes de l’appel à l’égard de la décision du Conseil[17], il s’agira donc de savoir si les conclusions du TP quant à l’absence d’erreur de droit ou d’erreur manifeste et déterminante dans la décision du Conseil sont raisonnables.
3.3 Quant à la décision sur sanction
[54] Dans Drolet c. Savoie[18], relativement à la norme applicable au TP dans le cadre d’une décision sur sanction, Madame la juge Savard, j.c.a. écrit qu’il s’agit de déterminer s’il a raisonnablement exercé sa compétence d’appel, au sens propre. Sauf une erreur de droit ou une erreur de principe ayant une incidence sur la détermination de la peine, il ne pouvait la modifier que si elle était manifestement non indiquée[19].
4. LES QUESTIONS EN LITIGE
[55] Vu ce qui précède, le présent pourvoi en contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :
1) Le droit à l’équité procédurale
a. Le Conseil a-t-il manqué aux règles d’équité procédurale en rejetant la demande de réouverture d’enquête formulée par Mme Gélinas?
b. Le TP a-t-il manqué aux règles d’équité procédurale en rejetant les demandes pour preuves nouvelles présentées par Mme Gélinas et en lui refusant la production d’un mémoire incident?
2) La décision sur culpabilité
a. Le TP a-t-il raisonnablement exercé sa compétence en appel d’une décision du Conseil en appliquant les bons paramètres d’intervention?
b. Le cas échéant, les conclusions du TP relèvent-elles d’un raisonnement cohérent et intelligible et se justifient-elles au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables?
3) La décision sur sanction
a. Le TP a-t-il raisonnablement exercé sa compétence en appel d’une décision du Conseil en appliquant les bons paramètres d’intervention?
b. Le cas échéant, les conclusions du TP relèvent-elles d’un raisonnement cohérent et intelligible et se justifient-elles au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables?
5. L’ANALYSE
5.1 Le droit à l’équité procédurale
a) Relativement à la décision du Conseil rejetant la demande de réouverture d’enquête formulée par Mme Gélinas
[56] Le TP pose ainsi la question en litige qui lui est soumise et son cadre d’intervention en lien avec la demande en réouverture d’enquête qui a été rejetée par le Conseil.
[6] (…)
1. Le Conseil de discipline a-t-il erré de façon manifeste et dominante en rejetant la demande en réouverture d’enquête de l’appelante?
[57] Quant à son cadre d’intervention, il spécifie :
[8] Eu égard à la décision du Conseil de rejeter la demande en réouverture d’enquête, le Tribunal rappelle qu’il s’agit là d’une décision discrétionnaire de la part du Conseil(10). (…)
[58] Puis du paragraphe [73] au paragraphe [84] de son jugement, le TP relate les faits en lien avec cette demande en réouverture d’enquête, pour conclure :
[84] Le Conseil conclut donc qu’en raison du fait que l’un n’est pas l’original de l’autre (ce que prétendait l’avocat de l’appelante pour justifier la réouverture d’enquête), les éléments de preuve ne sont pas pertinents au litige et ils ne peuvent donc avoir une influence déterminante sur la décision à rendre(52).
[85] Dans les circonstances, le Conseil s’est bien dirigé en droit, il a bien exercé sa discrétion et rien ne justifie l’intervention du Tribunal.
[59] Notons que la preuve que le Conseil a analysée consistait en une copie. Mme Gélinas voulait produire un original que le Conseil a refusé car cet original ne semblait pas identique à la copie sur laquelle celui-ci se fondait pour décider de sa culpabilité. Mme Gélinas souligne dans sa procédure :
« …Le double original apporté en réouverture d’enquête en 2016 démontre que je ne mentais pas, que [JM] avait bel et bien signé les chèques 12 et 25 pour payer mes honoraires tel que convenu par son dispositif et qu’elle avait signé les conventions d’honoraires en double original. »
[60] Le refus express du Conseil d’entendre la preuve que Mme Gélinas cherchait à faire relativement à l’original de l’Entente d’honoraires et la signature des chèques en cause équivaut certainement à une violation du droit à l’équité procédurale. D’ailleurs dans UQTR c. Larocque[20], la Cour suprême rappelle que la négation du droit à une audition équitable rend toujours une décision invalide, que la Cour qui exerce le contrôle considère ou non que l’audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. L’Honorable juge Rousseau-Houle s’exprime ainsi dans cet arrêt[21] :
(…) les règles de justice naturelle consacrent certaines garanties au chapitre de la procédure, et c’est la négation de ces garanties procédurales qui justifie l’intervention des tribunaux supérieurs. L’application de ces règles ne doit par conséquent pas dépendre de spéculations sur ce qu’aurait été la décision au fond n’eût été la négation des droits des intéressés. Je partage à cet égard l’opinion du juge Le Dain qui affirmait, dans l’arrêt Cardinal c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S » 643, à la p. 661 :
(…) la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l’audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentiellement dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit.
(Nos soulignés)
[61] Le TP se devait donc d’intervenir au lieu de se limiter à déclarer :
[8] Eu égard à la décision du Conseil de rejeter la demande en réouverture d’enquête, le Tribunal rappelle qu’il s’agit là d’une décision discrétionnaire de la part du Conseil(10). (…)
[62] Le TP cite l’arrêt Verdi[22] de la Cour d’appel relativement à la décision discrétionnaire du Conseil de refuser la réouverture d’enquête.
[63] Il y a une grande distinction à faire entre le présent dossier et l’arrêt Verdi, principalement en ce que cet arrêt concerne une transaction commerciale et la demande de réouverture d’enquête ne mettait pas en cause les règles de justice naturelle comme dans le présent cas.
[64] Le Tribunal des professions ajoute :
[8] (…)
Le Tribunal ne peut donc intervenir que s’il est démontré que le Conseil a mal exercé son pouvoir discrétionnaire et qu’il en est résulté un préjudice irréparable pour l’appelante ou que la preuve aurait pu changer le sort du litige. Dit autrement, pour réussir, l’appelante doit démontrer que le Conseil a commis une erreur manifeste et dominante dans l’exercice de sa discrétion.
[65] Et il cite deux autres jugements, l’arrêt Parizeau c. Barreau du Québec[23] de la Cour d’appel et l’affaire Omoregie c. R.[24] de la Cour supérieure. Ces deux affaires confirment que pour qu’une Cour d’appel intervienne sur une question de fait ou une question mixte, une erreur manifeste et dominante doit être démontrée. Dans l’affaire Omeregie c. R., le juge François Dadour de notre Cour présente l’analogie suivante :
[22] Diverses métaphores décrivent aussi cette norme : l’erreur s’apparente à la poutre dans l’œil plutôt que l’aiguille dans la botte de foin. Elle abat l’arbre plutôt que de tirer sur ses feuilles ou ses branches.[25]
[66] En l’espèce, la preuve nouvelle que Mme Gélinas demandait d’introduire aurait pu servir à mieux évaluer la crédibilité du témoin JM sur laquelle reposait presqu’entièrement la preuve faite au Conseil. Se limiter à s’appuyer sur le pouvoir discrétionnaire du Conseil pour refuser cette preuve nouvelle fait en sorte de perpétuer l’erreur qui, dans les circonstances, s’apparente effectivement à la poutre dans l’œil. Suivant l’enseignement de la Cour suprême dans UQTR c. Larocque[26], la décision sera invalidée.
b) Relativement aux demandes pour preuves nouvelles rejetées par le TP ainsi qu’à son refus de permettre la production d’un mémoire incident
[67] Vu ce qui précède, il peut apparaître inutile de traiter de ces permissions refusées. Le Tribunal tient cependant à indiquer que par ces refus, le TP a manqué une belle opportunité de rétablir un certain équilibre dans le droit de la demanderesse à l’équité procédurale. Il y a d’ailleurs un vieil adage qui veut que l’apparence de justice soit encore plus importante que la justice elle-même.
[68] Particulièrement quant à la permission de produire un mémoire incident, le Tribunal considère ironique que le TP mentionne dans sa décision que de permettre à Mme Gélinas de produire ce mémoire serait inéquitable pour la Syndique comme il le mentionne à son paragraphe [55].
[55] Dans les circonstances, permettre à l’appelante de produire un mémoire en réplique à celui de l’intimé créerait une situation inéquitable à l’égard de celle-ci.
[69] Pour en venir à cette conclusion d’inéquité envers la Syndique, le Tribunal dit se fonder sur l’affaire Elmaraghi[27] qui prévoit que la règle de 30 pages d’un mémoire doit être suivie à moins de circonstances singulières et exceptionnelles.
[70] Or, dans l’affaire Elmaraghi citée par le TP, il est fait référence à l’arrêt Charland c. Lessard[28] de la Cour d’appel, un dossier dans lequel la Cour d’appel, sous la plume du juge Jean-François Émond, écrit :
[11] Il ajoutait que le comportement de la partie à qui l’on reproche d’avoir utilisé la procédure de façon déraisonnable doit être évalué sous l’œil de la personne prudente et diligente qui, en considérant les coûts et le temps exigés, la finalité de la demande, l’importance des principes qu’elle soulève ou de l’intérêt en jeu, conclurait à une utilisation déraisonnable ou excessive de la procédure :
[197] […] il y aura abus si une personne prudente et diligente, au regard du déroulement de l’instance et du procès, conclurait à une utilisation excessive ou déraisonnable de la procédure et donc, à la faute ou à la négligence de son auteur, en considérant les coûts et le temps exigés, la finalité de la demande, l’importance des principes qu’elle soulève ou de l’intérêt en jeu.
(Nos soulignés)
[71] En l’espèce, c’est toute la carrière de Mme Gélinas qui était en jeu. De toute évidence, cet intérêt en jeu aurait pu être déclaré suffisamment important pour lui permettre de déposer son mémoire en réponse aux arguments contenus dans le mémoire de la Syndique. Le droit à l’équité procédurale ne s’en serait que mieux porté.
5.2 La décision sur culpabilité
Le TP a-t-il raisonnablement exercé sa compétence en appel d’une décision du conseil en appliquant les bons paramètres d’intervention? Le cas échéant, les conclusions du TP relèvent-elles d’un raisonnement cohérent et intelligible et se justifient-elles au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables?
[72] Il ne relève effectivement pas du rôle d’un Tribunal siégeant en contrôle judiciaire de refaire l’examen complet qui a mené à la décision sur culpabilité. Tel que le mentionne Madame la juge Savard, j.c.a. dans Drolet c. Savoie[29], il s’agit de déterminer si le TP a raisonnablement exercé sa compétence, au sens propre.
[73] Dans notre contexte, nous avons vu que la décision du Conseil repose principalement sur le témoignage de [JM] et sur l’expertise d’écriture de Mme Langlois. Le Conseil a écarté le témoignage de Mme Gélinas et celui de son expert, M. Münch qui n’était pas assez complet puisqu’il n’avait jamais vu le chèque numéro 4 aux fins de son expertise[30].
[74] Aux paragraphes [14] à [35] de son jugement, le TP relate le contexte factuel et les faits reprochés à Mme Gélinas et aux paragraphes [98] à [130], il relate l’analyse de la décision sur culpabilité faite par le Conseil.
[75] Au paragraphe 135, le TP précise :
[135] Ces chefs peuvent se résumer ainsi :
▪ Chefs 1 et 3 : à une date inconnue, avoir apposé la signature de JM, par montage ou superposition ou un autre moyen, à une entente d’honoraires et un état de paiements;
▪ Chefs 2 et 4 : le 29 avril 2010, avoir affirmé à un enquêteur du SPVM que l’entente d’honoraires et l’état de paiements portent la signature de JM alors qu’elle savait que cette signature constituait un faux par montage ou superposition ou un autre moyen;
▪ Chef 5 : à une date inconnue, avoir apposé une date par montage ou superposition ou un autre moyen, à l’entente d’honoraires;
▪ Chefs 6 et 7 : le 12 janvier 2011, avoir faussement déclaré à la syndique que JM avait apposé sa signature à l’entente d’honoraires et l’état de paiements.
[76] Comme il le mentionne à quelques reprises, le TP expose clairement au paragraphe 113 :
[113] Le Conseil, comme c’est son rôle, a pesé la preuve présentée, il a évalué la crédibilité des témoins et a conclu comme il l’a fait. À cet égard, le Tribunal doit faire preuve de retenue.
[77] S’appuyant sur cette retenue dont il doit faire preuve, le TP rejette l’appel sur les chefs[31] 6 et 7 et l’accueille partiellement sur les chefs 1 à 5, à la seule fin de prononcer une suspension conditionnelle des procédures en regard de l’article 59.2 du Code des professions[32].
[78] Le TP explique que le Conseil, bien qu’il se soit prononcé à l’égard des articles 1 et 13 du Code de déontologie des notaires[33], a omis de s’expliquer à cet égard et, surtout, il omet de statuer quant à l’article 59.2 du Code des professions, pourtant inclus au libellé des chefs :
[116] Dans ses conclusions, le Conseil prononce une suspension conditionnelle des procédures sur les chefs 1 à 5 quant aux articles 1 et 13 du C.D.N. Il omet cependant de se prononcer sur 59.2 du C. prof. Cependant, dans tous les cas, dans le « corps » de sa décision, il n’explique pas pourquoi l’appelante est coupable en regard des autres liens de rattachement, avant de prononcer la suspension conditionnelle des procédures.
[79] Le TP y voit là une erreur manifeste et déterminante du Conseil, justifiant son intervention dans la mesure où la Syndique est maître du libellé des chefs qu’elle porte et le Conseil ne peut s’immiscer dans ce processus[34].
[80] N’eût été la violation du droit à l’équité procédurale qui justifie d’invalider le jugement, le Tribunal ne serait pas intervenu quant à la décision sur culpabilité, le TP ayant raisonnablement exercé sa compétence d’appel. Ses conclusions à cet égard relèvent également d’un raisonnement cohérent et intelligible qui se justifient au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables.
[81] Soulignons enfin, avant de procéder à l’analyse de la décision sur sanction, cette remarque du TP selon laquelle, malgré que sept (7) chefs soient reprochés à Mme Gélinas, ce qui lui est véritablement imputé tient à seulement quatre (4) transactions différentes, sous-entendant une tendance à la sévérité de la part de la Syndique vers Mme Gélinas :
[136] Cela étant, il importe de souligner qu’en l’espèce, même s’ils font l’objet de chefs d’infraction distincts, certains des gestes reprochés à l’appelante peuvent être considérés comme faisant partie de la même « transaction ».
[137] En effet, les chefs 1 et 5 visent la même « transaction », soit d’avoir apposé la signature de JM et la date du 26 octobre 2004 à la même entente d’honoraires. La syndique a choisi de déposer deux chefs d’infraction, un pour les initiales et l’autre pour la date. C’est son droit. Mais dans les faits, ils auraient pu (d’aucuns prétendront qu’ils auraient dû) être englobés dans un seul chef, s’agissant de la même transaction(84).
[…]
[139] De la même façon, les chefs 2 et 4 découlent de la même fausse déclaration faite à un enquêteur du SPVM relativement à l’état de paiement et à l’entente d’honoraires. Encore là, la syndique a choisi de déposer deux chefs d’infraction distincts. C’était son droit. Mais dans les faits, il s’agit essentiellement de la même « transaction », de la même fausse déclaration.
[140] De la même manière, les chefs 6 et 7 découlent de la même déclaration faite à la syndique relativement à l’état de paiements et à l’entente d’honoraires. On a choisi de déposer deux chefs. Dans les faits, il s’agit essentiellement de la même « transaction », de la même fausse déclaration.
[…]
[142] L’ensemble des sept chefs d’infraction reproche donc véritablement à l’appelante quatre transactions différentes.
5.3 La décision du TP sur sanction
Le TP a-t-il raisonnablement exercé sa compétence en appel d’une décision du Conseil en appliquant les bons paramètres d’intervention? Le cas échéant, les conclusions du TP relèvent-elles d’un raisonnement cohérent et intelligible et se justifient-elles au regard des contraintes juridiques et factuelles applicables?
[82] En plus de s’insurger contre le fait d’être reconnue coupable dans ce dossier, Mme Gélinas s’en prend à la sévérité des sanctions imposées. Ayant déjà fait l’objet de 5 ans de radiation temporaire en lien avec ses agissements dans ce même dossier de succession, elle est outrée d’être maintenant radiée de façon permanente et de se faire révoquer son permis d’exercice.
[83] En fait, sa radiation permanente a été ordonnée sur les chefs 1, 3, 5, 6 et 7 et la révocation de son permis d’exercice sur les chefs[35] 2 et 4.
[84] Dans un jugement récent[36], notre collègue Monsieur le juge Pierre Nolet, j.c.s. explique avec justesse qu’en exerçant son pouvoir de surveillance, notre Cour ne doit pas se substituer aux tribunaux administratifs car le législateur a clairement voulu une justice spécialisée, dont l’expertise dépasse celle de la Cour supérieure.
[85] En l’espèce, pour pouvoir accueillir l’appel de Mme Gélinas, le TP devait en arriver à la conclusion que les sanctions étaient basées sur une erreur de droit, une erreur de principe ayant une incidence sur la détermination de ces sanctions ou encore qu’elles étaient manifestement non indiquées.
[86] Pour que le Tribunal considère déraisonnable la décision du TP, il doit conclure que ses explications ou son manque d’explication sont telles qu’elles mènent à l’arbitraire, à l’incohérence du droit dans ce domaine particulier d’application, ou à une sanction non indiquée[37].
[87] Or, si le TP considère qu’il y avait absence d’erreur de principe de la part du Conseil qui lui permettait d’intervenir à l’égard des sanctions imposées par ce dernier, le Tribunal estime au contraire que la gravité des sanctions imposées, « manifestement non indiquées », justifiait son intervention. Comme nous le verrons plus loin, sa décision en ce sens s’avère déraisonnable vu les explications offertes qui ne tiennent pas.
[88] Tout d’abord, rappelons qu’il est acquis qu’en matière d’appel de sanctions disciplinaires, la norme d’intervention du TP « coïncide pour l’essentiel, avec celle applicable aux peines criminelles »[38]. Dans Drolet-Savoie c. Tribunal des professions[39], Madame la juge Savard, j.c.a. cite monsieur le juge Wagner qui écrit au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Lacasse[40] :
[60] (…)
« Au final, sauf dans les cas où le juge qui fixe la peine commet une erreur de droit ou une erreur de principe ayant une incidence sur la détermination de cette peine, une cour d’appel ne peut la modifier que si cette peine est manifestement non indiquée. »
[89] La juge Savard ajoute que :
« Le juge Wagner au nom de la majorité justifie en ces termes le corridor étroit d’intervention d’une Cour d’appel (ici le TP) dans ce domaine. »
(Nos soulignés)
[12] […] Fixer une peine proportionnée est une tâche délicate. En effet, comme je l’ai souligné plus tôt, tant les peines trop clémentes que les peines trop sévères peuvent miner la confiance du public dans l’administration de la justice. Qui plus est, si les tribunaux d’appel interviennent sans retenue pour modifier des peines perçues comme trop clémentes ou trop sévères, leurs interventions risquent d’éroder la crédibilité du système et l’autorité des tribunaux de première instance. […]
[90] Cependant, tout aussi étroit que soit le corridor d’intervention du TP, cela ne signifie pas qu’il ne doit absolument pas intervenir. Il se doit de le faire lorsque la peine est « manifestement non indiquée », comme c’est le cas en l’espèce.
[91] Avec égards, le TP erre dans son analyse en ce qu’il n’a pas raisonnablement exercé sa compétence d’appel, au sens propre.
[92] Le TP reconnaît la grave sévérité des sanctions.
[182] À l’évidence, les sanctions imposées par le Conseil à l’appelante sont sévères, voire très sévères. Non seulement le Conseil lui impose une radiation permanente, mais au surplus, comme le lui permet l’article 156 e) C.prof., il ordonne la révocation de son permis, et ce qui rend plus difficile une éventuelle demande de réinscription par l’appelante(104).
[93] Et il se pose même la question :
[183] Cela dit, en tenant compte de l’ensemble des circonstances du dossier, ces sanctions sont-elles manifestement non indiquées ? (…)
[94] Le TP continue en exposant les raisons que le Conseil invoque pour justifier la sévérité de ses sanctions.
[95] Là où le TP erre de façon à rendre sa décision déraisonnable, c’est qu’il acquiesce sans en mesurer véritablement l’ampleur, à l’entier des facteurs aggravants que le Conseil soulève pour justifier ses sanctions, que l’on peut qualifier de peine capitale dans les circonstances.
[96] Le TP note :
[190] Subjectivement, le Conseil note que le dossier de l’appelante recèle de très nombreux facteurs aggravants dont l’ampleur doit prévaloir sur sa réhabilitation. Selon le Conseil, ces circonstances militent en faveur d’une sanction fortement dissuasive qui soit en mesure d’assurer définitivement(105) la protection du public.
[191] En fait, selon le Conseil, le seul facteur atténuant en faveur de l’appelante est le fait qu’elle participe pleinement au processus disciplinaire(106). Selon le Tribunal, il s’agit là au mieux d’un facteur neutre et non d’un facteur atténuant. Le Tribunal ne voit rien d’atténuant dans le fait pour un professionnel de participer pleinement au processus disciplinaire. Ne pas le faire pourrait cependant, dans certains cas, s’avérer un facteur aggravant.
[192] Le Conseil tient compte du profil disciplinaire de l’appelante qui, selon lui, constitue un facteur aggravant important(107) :
· 5 décembre 2013, pour avoir, en 2004-2005, frauduleusement altéré des documents (5 ans) et avoir entravé le travail de la syndique en lui faisant parvenir des documents altérés (3 ans).
· 2 décembre 2015 : notamment, pour avoir, entre 2002 à 2013, modifié ou altéré des chèques tirés du compte d’une succession, modifié ou altéré un testament(108) reçu par un autre notaire et modifié ou altéré un codicille : radiation permanente.
[193] Le Conseil était donc appelé à imposer une sanction à une notaire pour des gestes semblables à ceux pour lesquels elle a déjà été reconnue coupable et pour lesquels elle a déjà été radiée une première fois pour une période de 5 ans, puis de façon permanente.
(Nos soulignés)
[194] Le Conseil tient ensuite compte du contexte de la commission des infractions et de la préméditation(109), de la conduite de l’appelante à l’endroit de JM(110) et de l’absence de volonté de s’amender et de repentir(111).
[195] Sur cette question d’absence de volonté de s’amender et de repentir, le Conseil note plutôt chez l’appelante une attitude belliqueuse et qui démontre peu de respect envers les lois professionnelles. Concernant le processus disciplinaire, elle déclare que « c’est une vraie farce »(112).
[…]
[198] Il poursuit qu’en perpétrant les infractions pour lesquelles elle est déclarée coupable, elle enfreint les valeurs d’honnêteté, d’intégrité et de probité auxquelles souscrivent les membres de la Chambre des notaires du Québec. Il rappelle aussi le profil disciplinaire de l’appelante de même que le contexte des infractions et sa conduite antérieure.
[199] Dans ces circonstances, peut-on le blâmer d’avoir conclu ainsi(114) :
[106] Compte tenu des facteurs objectifs et subjectifs décrits précédemment, il est impensable que le Conseil puisse permettre à madame Gélinas de continuer une carrière comme notaire ou lui donner la possibilité de réintégrer la pratique notariale. Le Conseil juge que madame Gélinas ne possède pas les qualités requises pour pouvoir exercer la profession de notaire.
[107] Comme l’indique le Tribunal des professions, « tout compromis sur la protection du public n’est pas acceptable.
[108] Le Conseil est d’avis qu’en l’espèce, la protection du public contre-indique la réintégration de madame Gélinas.
[109] La sanction doit aussi être exemplaire. Les membres de l’Ordre doivent comprendre que les privilèges reliés à leur profession ne peuvent servir à de telles fins.
[97] De la décision du Conseil sur sanction et de celle du TP, force est de constater que le véritable « facteur aggravant important » sur lequel s’appuie le Conseil pour imposer la peine capitale (la radiation permanente et la radiation du permis d’exercice) est celui du « profil disciplinaire » de Mme Gélinas. Le TP mentionne à ce propos :
[165] (…) le Conseil aborde le « profil disciplinaire » de l’appelante en le qualifiant de « facteur aggravant important »(93).
[166] Il procède ensuite à la confection d’un tableau(94) dans lequel il expose pour chacun des quatre dossiers disciplinaires de l’appelante (dont le présent dossier) la date de la plainte disciplinaire, la date de la décision sur culpabilité, la date de la décision sur sanction et les sanctions imposées, l’état actuel du dossier et un résumé des faits à l’origine des infractions. Le Conseil est donc bien au fait de chacun des antécédents disciplinaires de l’appelante.
[167] Il considère ensuite que le seul « antécédent » disciplinaire de l’appelante date de mai 2011 alors qu’elle a été déclarée coupable d’infractions dont les faits n’ont aucun lien avec la présente affaire. Selon le Conseil, les fautes reprochées en l’espèce ne constituent donc pas une récidive par rapport à ce dossier disciplinaire antérieur.
[168] Il poursuit en écrivant qu’il s’agit du seul dossier disciplinaire qui soit terminé et qui fasse l’objet d’une décision finale puisque les autres dossiers disciplinaires font l’objet de différentes demandes auprès de la Cour supérieure et du Tribunal des professions. De ce fait, il ne considère pas ces autres dossiers disciplinaires comme des « antécédents disciplinaires »(95).
[169] Le Conseil écrit cependant que pour évaluer le risque de récidive de l’appelante, il peut tenir compte du fait que quatre plaintes disciplinaires sont déposées contre elle entre 2005 et 2014. En effet, selon le Conseil, la jurisprudence enseigne que les radiations provisoires, les avertissements et les comportements antérieurs, les précédents administratifs, les recommandations de comité d’inspection professionnelle sont pertinents à cet égard(96).
[170] Il décide donc que la preuve des dossiers disciplinaires de l’appelante est admissible et pertinente, bien qu’une seule plainte fasse l’objet d’une décision finale. Toutefois, écrit le Conseil, il ne peut accorder à ces autres dossiers disciplinaires autant de poids que s’il s’agissait d’antécédents disciplinaires à proprement parler. Il doit cependant leur accorder la juste valeur pour déterminer les risques de récidive(97).
[98] C’est ici que le bât blesse et que le TP se devait d’intervenir. Pour justifier une autre radiation permanente et la radiation du permis d’exercice, le Conseil s’appuie sur des facteurs qu’il mentionne comme étant des facteurs aggravants alors que la majorité de ceux-ci n’en sont pas.
[99] Par exemple, sur les quatre dossiers que l’on retrouve dans le profil disciplinaire, il y a le premier dossier qui ne peut être considéré comme un antécédent, ce dossier étant en lien avec celui sous étude soit celui (#26-05-01033) dans lequel Mme Gélinas s’est fait radiée pour 5 ans. Quant au dossier (#24-01260) il s’agit du dossier actuel, qui n’est donc pas un antécédent. Des deux autres dossiers apparaissant au profil, il y a le dossier (#26-10-01165) que le Conseil admet lui-même « que les faits en l’espèce ne constituent pas une récidive par rapport au dossier antérieur ». Ainsi, il ne demeure qu’un seul dossier dans le profil disciplinaire qui peut véritablement être pris en considération, soit le dossier (#24-14-01251) portant sur trois chefs d’accusation dont le premier chef concerne aussi les chèques altérés en lien avec le dossier sous étude. À noter que dans ce dernier dossier, Mme Gélinas fait déjà l’objet d’une radiation permanente prononcée par le Conseil le 18 avril 2016.
[100] Et le TP conclut :
[200] À l’évidence, le Conseil était d’opinion que dans les circonstances, une « simple » radiation permanente ne suffisait plus, vu la radiation temporaire de 5 ans et la première radiation permanente déjà imposées à l’appelante (pour des infractions de semblable nature, voire des faits quasi-identiques).
[201] De ce fait, il conclut qu’il est impensable qu’il puisse permettre à l’appelante de continuer une carrière comme notaire ou de lui donner la possibilité de réintégrer la pratique notariale et qu’en l’espèce, « la protection du public contre-indique la réintégration de madame Gélinas »(115).
[202] Le Conseil décide donc d’imposer à l’appelante, en plus de la radiation permanente, la révocation de son permis. Il en avait le pouvoir et il explique pourquoi. Le Tribunal estime que cette décision du Conseil ne rend pas les sanctions imposées manifestement déraisonnables.
[101] Pourtant le TP s’interroge :
[203] En terminant, d’aucuns pourraient s’interroger sur la raison pour laquelle la révocation de permis a été ordonnée sur les chefs d’infraction portant sur la fausse déclaration faite aux enquêteurs du SPVM plutôt que sur les chefs d'altération de documents qui, pour une notaire, représentent des actes beaucoup plus graves, surtout en cas de récidive.
[102] Le Tribunal s’étonne de constater que le TP endosse entièrement la position du Conseil qui accorde une très grande importance à la personnalité de Mme Gélinas comme facteur aggravant. Après plus de 22 ans de pratique comme notaire avant les événements, avec évidemment la même personnalité qu’actuellement, le TP aurait dû tempérer l’importance à accorder à ce facteur. Par ailleurs, vu le nombre d’années de pratique de Mme Gélinas et tout le temps qui s’est écoulé depuis sa radiation temporaire de 5 ans, cette dernière est certainement près de l’âge où les professionnels envisagent la retraite. Tenant compte qu’elle est aussi déjà radiée de façon permanente dans un autre dossier, il n’y a pas grand-chose à craindre pour la protection du public.
[103] Le TP note également que Mme Gélinas reproche au Conseil de l’avoir condamnée au paiement de l’entièreté des déboursés[41], incluant les frais de publication de l’avis de radiation ainsi que les frais d’expertise. Il explique sa position comme suit :
[209] Le pouvoir d’intervention du Tribunal sur cette question est très limité. Il ne peut intervenir que si le Conseil n’a pas exercé sa discrétion de manière judiciaire ou d’une manière qui puisse être justifiée dans les circonstances(117). Vu le sort de l’appel, le Tribunal ne peut conclure ainsi.
[104] Dans la présente affaire, la radiation permanente et la révocation du permis d’exercice constituent une peine manifestement non indiquée, particulièrement parce que la gravité des actes reprochés ne requiert pas une telle sanction pour la protection du public[42]. La non-intervention du TP relativement à l’utilisation par le Conseil de facteurs non pertinents reliés à son pouvoir discrétionnaire constitue une autre raison d’accueillir le pourvoi[43].
6. DISCUSSION ET DÉCISION
[105] Mme Gélinas allègue du harcèlement à son égard. Elle mentionne dans son mémoire :
[127] La deuxième plainte portée par Me Gareau elle-même est le résultat d’acharnement et de harcèlement dans l’enchaînement des plaintes…[44]
[106] Mme Gélinas plaide également que les délais des procédures entamées contre elle dans cette affaire sont « inhumains et outrageants »[45].
[107] Ces éléments soulevés par la demanderesse portent effectivement à réflexion. Est-ce que la fonction de notaire justifiant l’intervention de la Syndique était en cause dans la plainte de parjure contre JM que Mme Gélinas a portée au Service de police ? Quoi qu’il en soit, nous avons vu que le Tribunal se doit d’intervenir dans ce dossier.
[108] Plus de 15 ans s’est écoulé depuis l’avènement des faits. Au cours de toutes ces années, Mme Gélinas a dû se présenter environ une dizaine de fois devant les tribunaux administratifs dont le Conseil et le TP. Elle a déjà fait l’objet d’une radiation de 5 ans et elle est présentement sous le coup d’une radiation permanente dans un autre dossier qui inclut des chefs d’accusation en lien avec le présent dossier.
[109] Il est entendu que le rôle de la Syndique consiste notamment à assurer la protection du public. En l’espèce cependant, Mme Gélinas étant déjà radiée de façon permanente, le public ne sera pas davantage protégé si elle fait l’objet de radiation supplémentaire.
[110] Quant aux délais qu’elle considère « inhumains et outrageants », ce n’est pas la première fois que Mme Gélinas s’en plaint, elle les a soulignés à maintes reprises au TP.[46]
[111] Il est aussi acquis qu’en matière disciplinaire, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable constitue un principe de justice naturelle applicable dans les procédures quasi-judiciaires et administratives.[47] Dans l’arrêt Ptack c. Comité de l’ordre des dentistes du Québec[48], la Cour d’appel du Québec rappelle ce principe et en fait l’historique en ouvrant la porte à un arrêt des procédures dans certaines circonstances lorsque la longueur des délais est déraisonnable. Cette possibilité a d’ailleurs été reconnue par la suite par la Cour suprême[49].
[112] La longueur du délai ne justifie pas à lui seul un arrêt des procédures. Un délai, même long, peut ne pas constituer un abus de procédures suivant les circonstances.
[113] Dans la présente affaire cependant, le Tribunal est convaincu que le long délai constitue un déni flagrant de justice.
[114] Les événements sont survenus en 2005. La Syndique a reçu les copies des documents du SPVM le 9 juin 2010. La plainte a été portée le 31 mars 2014, l’audition sur culpabilité s’est tenue les 11 mars et 2 juin 2016 et la décision sur culpabilité a été rendue le 27 janvier 2017.
[115] Relativement aux allégations de préjudice, nous avons vu au paragraphe 30 que Mme Gélinas a tenté d’en faire la preuve par le dépôt du rapport psychiatrique la concernant mais que cette possibilité lui a été refusée.[50] Dans son mémoire au TP, Mme Gélinas allègue notamment « son choc post-traumatique »[51] au moment de la plainte portée contre elle.
[116] En outre, Mme Gélinas allègue la « grande médiatisation de son dossier » qui lui porte également un préjudice considérable. Dans sa décision, le TP écarte cette preuve de « grande médiatisation » sans commenter le fait que Mme Gélinas vit et exerçait sa profession en région, dans un petit milieu où même une simple médiatisation peut s’apparenter à une « grande médiatisation » dans une région beaucoup plus populeuse comme Montréal ou Québec.
[117] Tel que précisé par la Cour suprême dans Morin c. La Reine[52], les facteurs pour déterminer si un délai est déraisonnable au sens de l’article 11 b) de la Charte canadienne des droits comprennent :
a) La longueur du délai;
b) La renonciation par l’accusé à invoquer le délai;
c) Les raisons du délai;
d) Le préjudice subi par l’accusé.
[118] En analysant ces facteurs les uns par rapport aux autres, il en ressort ce qui suit :
a) Il s’est écoulé 11 ans entre la survenance des faits et l’audition sur culpabilité. La plainte a été portée près de 4 ans après que la Syndique ait reçu la copie des documents du SPVM et l’audition sur culpabilité a débuté deux ans après que la plainte fut portée. Ce qui est somme toute déraisonnablement long.
b) Mme Gélinas n’a jamais renoncé à invoquer le délai.
c) Les raisons des délais ne sont pas justifiées.
d) Mme Gélinas a convaincu le Tribunal qu’elle en subit des préjudices notamment en ce que le TP lui a refusé de produire son rapport psychiatrique[53]. Et il a ignoré la preuve de médiatisation de son dossier en refusant de le considérer comme une « grande médiatisation ». Il n’a en conséquence pas apprécié ces éléments de preuve substantiels.
[119] Le Tribunal est conscient que le remède d’arrêt des procédures constitue un remède draconien qui n’est qu’exceptionnellement accordé. Dans la présente affaire, l’ensemble des circonstances ne laisse place à aucune autre réparation, justice nécessite de mettre un terme à la situation vécue par Mme Gélinas.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[120] ACCUEILLE le pourvoi en contrôle judiciaire;
[121] ORDONNE l’arrêt définitif des procédures disciplinaires intentées contre la demanderesse Louise-Anne Gélinas;
[122] LE TOUT, avec frais de justice contre la défenderesse.
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__________________________________ JOCELYN GEOFFROY, J.C.S. |
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Mme Louise-Anne Gélinas |
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St-Boniface (Québec) [...] |
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Demanderesse |
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Me Yannick Chartrand |
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Chambre des notaires du Québec |
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Avocat de la défenderesse |
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Date d’audience : |
19 novembre 2020 |
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[1] RLRQ, c. C-26.
[2] Fournier c. De Wever, 2006 QCCA 1078, par. 31.
[3] Des ordonnances de non publication ont été émises dans cette affaire.
[4] Ce dossier s’est finalisé par un jugement de notre Cour, rendu par Monsieur le juge Étienne Parent qui rejette le pourvoi en contrôle judiciaire de Mme Gélinas, voir Gélinas c. Gareau, 2018 QCCS 2363.
[5] Service policier de la Ville de Montréal.
[6] RLRQ, c. A-2.1.
[7] Notaires (Ordre professionnel des) c. Gélinas, 2016 CanLII 76752 (QC CDNQ).
[8] Article 194 Code des professions, RLRQ, c. C-26.
[9] Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, par. 16, 23 et 25 (« Vavilov »).
[10] Id., par. 25.
[11] Id., par. 34-64.
[12] Id., par. 16 et 23.
[13] Voir, par exemple : Réseau de transport de la Capitale c. Ménard, 2020 QCCS 1790, par. 19 et suiv.
[14] Certains sont en effet d’avis qu’il n’est pas opportun d’appliquer une norme de contrôle à l’examen d’une question de justice naturelle ou d’équité procédurale. Voir, par exemple : Pages jaunes solutions numériques et médias ltée c. Martin, 2020 QCCS 1155, par. 37 et suiv., demande pour permission d’appeler rejetée (2020 QCCS 860); Syndicat des travailleurs du chantier naval de Lauzon inc. c. Chantier Davie Canada inc., 2017 QCCA 1252; CIUSSSMCQ c. Gareau, C.S. 400-17-005339-201, 27 octobre 2020, j. Bolduc.
[15] Université du Québec à Trois-Rivières c. Larocque, [1993] 1 R.C.S. 471.
[16] Bochi c. Tribunal des professions, 2020 QCCS 2453.
[17] Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, préc., note 9, par. 37; Parizeau c. Barreau du Québec, 2011 QCCA 1498, par. 78, demande pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada rejetée (C.S. Can., 15-03-2012), 34495.
[18] 2017 QCCA 842, par. 62.
[19] Id., par. 37. Voir également : Malus c. Gareau, 2020 QCCA 1317.
[20] Préc., note 17.
[21] Id., p. 16.
[22] Entreprises Verdi inc. c. Québec (Société des alcools), 1996 CanLII 5835 (QC CA).
[23] Préc., note 20, par. 81.
[24] 2018 QCCS 5205.
[25] Id., par. 22.
[26] UQTR c. Larocque, préc., note 17.
[27] Elmaraghi c. Avocats (Ordre professionnel des), 2018 QCTP 51, par. 31.
[28] 2016 QCCA 452.
[29] Préc., note 21, par. 62.
[30] Paragraphe 110 du jugement du 15 juillet 2020.
[31] Paragraphe 133 du jugement du 15 juillet 2020.
[32] RLRQ, c. C-26. Cet article se lit comme suit : « 59.2 Nul professionnel ne peut poser un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession ou à la discipline des membres de l’ordre, ni exercer une profession, un métier, une industrie, un commerce, une charge ou une fonction qui est incompatible avec l’honneur, la dignité ou l’exercice de sa profession. ».
[33] RLRQ, c. N-3, r. 2. Ces articles se lisent comme suit : « 1. Le notaire doit agir avec dignité et éviter toutes les méthodes et attitudes susceptibles de nuire à la bonne réputation de la profession et à son aptitude à servir l’intérêt public.
13. Le notaire doit observer les règles de probité, d’objectivité et d’intégrité les plus rigoureuses. ».
[34] Voir à cet effet Cloutier c. Sauvageau et Roy (Avocats), 2004 QCTP 5, par. 14.
[35] Paragraphe 3 du jugement du TP du 15 juillet 2020.
[36] Malus c. Tribunal des professions, 2020 QCCS 1681, par. 39, conf. par 2020 QCCA 1317.
[37] Id., paragraphe 38.
[38] Drolet-Savoie c. Tribunal des professions, préc., note 21, par. 60.
[39] Id..
[40] R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, par. 11.
[41] Paragraphes 206 et 207 du jugement du 15 juillet 2020.
[42] D’autant plus qu’au moment de la décision du Conseil (le 31 juillet 2017) cela faisait déjà plus d’un an que Mme Gélinas avait fait l’objet d’une radiation permanente (le 18 avril 2016) dans le dossier Conseil #24-14-01251.
[43] Voir au même effet les commentaires du juge Bastarache au paragraphe 29 dans S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539.
[44] Mémoire de la partie appelante, page 20.
[45] Plan de plaidoiries de la demanderesse déposé à l’audience du 19 novembre 2020.
[46] Mémoire de l’appelante au TP - page 3.
[47] Nicholson c. Haldimand - Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311.
[48] 1992 CanLII 3303 (C.A.).
[49] Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44.
[50] Paragraphe [178] de la décision du 15 juillet 2020.
[51] Page 30 du mémoire au TP de la partie appelante.
[52] [1992] 3 RCS 286.
[53] Voir le paragraphe 67 ci-haut relativement à l’opportunité manquée par le TP de rétablir un certain équilibre dans le droit de la demanderesse à l’équité procédurale.
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