Bebawi c. R. | 2023 QCCA 212 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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Nos : | 500-10-007257-205, 500-10-007406-208 | ||||
(500-73-004093-148) | |||||
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DATE : | 14 février 2023 | ||||
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No 500-10-007257-205 | |||||
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SAMI ABDELLAH BEBAWI | |||||
APPELANT – accusé | |||||
c. | |||||
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SA MAJESTÉ LE ROI | |||||
INTIMÉ – poursuivant | |||||
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No 500-10-007406-208 | |||||
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SAMI ABDELLAH BEBAWI | |||||
REQUÉRANT – accusé | |||||
c. | |||||
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SA MAJESTÉ LE ROI | |||||
INTIMÉ – poursuivant | |||||
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RAPPEL : Des ordonnances ont été prononcées le 25 novembre 2019 et le 27 novembre 2019 par le Tribunal de première instance interdisant la publication de toute information permettant d’identifier les adresses et les numéros de téléphone de Messieurs Ben Aïssa et Bebawi de même que des enfants de ce dernier, ainsi que de l’identité réelle ou fictive de l’agent d’infiltration ou de toute autre personne impliquée dans les enregistrements audios ou vidéos.
[1] L’appelant se pourvoit contre un verdict de culpabilité rendu le 15 décembre 2019 par un jury au terme d’un procès présidé par l’honorable Guy Cournoyer de la Cour supérieure, district de Montréal, lequel le déclare coupable de fraude d’une valeur de plus de 5 000 $, de corruption d’un agent public étranger, de recyclage des produits de la criminalité et de recel d’argent et de biens.
[2] Il demande également la permission de se pourvoir contre l’ordonnance d’amende de remplacement prononcée le 2 septembre 2020 par l’honorable Guy Cournoyer, laquelle lui enjoint de payer la somme de 24 690 401,19 $ dans un délai de six mois ou, à défaut de paiement, le condamne à une peine d’emprisonnement de 10 ans consécutive à toute autre peine.
[3] Pour les motifs du juge Doyon, auxquels souscrivent les juges Gagnon et Baudouin, LA COUR :
[4] REJETTE l’appel du verdict de culpabilité;
[5] ACCUEILLE la requête pour permission d’interjeter appel de l’ordonnance de paiement d’une amende de remplacement;
[6] MODIFIE en partie l’ordonnance de paiement;
[7] ANNULE le délai de six mois pour payer l’amende de remplacement;
[8] ORDONNE à l’appelant de payer l’amende de remplacement de 24 690 401,19 $ dans un délai de deux ans à compter du présent arrêt;
[9] ORDONNE à l’appelant de se livrer aux autorités carcérales dans les 48 heures du présent arrêt, conformément au jugement rendu par un juge de la Cour le 10 janvier 2020.
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| FRANÇOIS DOYON, J.C.A. | |
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| GUY GAGNON, J.C.A. | |
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| CHRISTINE BAUDOUIN, J.C.A. | |
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Me Tristan Desjardins | ||
DESJARDINS CÔTÉ | ||
Me Alexandre Bien-Aimé | ||
SHADLEY BIEN-AIMÉ | ||
Me Annie Émond | ||
BORO FRIGON GORDON JONES | ||
Pour Sami Abdellah Bebawi | ||
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Me Anne-Marie Manoukian Me Hans Gervais | ||
SERVICE DES POURSUITES PÉNALES DU CANADA | ||
Pour Sa Majesté le Roi | ||
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Date d’audience : | 17 novembre 2022 | |
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MOTIFS DU JUGE DOYON |
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RAPPEL : Des ordonnances ont été prononcées le 25 novembre 2019 et le 27 novembre 2019 par le Tribunal de première instance interdisant la publication de toute information permettant d’identifier les adresses et les numéros de téléphone de Messieurs Ben Aïssa et Bebawi de même que des enfants de ce dernier, ainsi que de l’identité réelle ou fictive de l’agent d’infiltration ou de toute autre personne impliquée dans les enregistrements audios ou vidéos.
[10] Au cours des années 2000, alors qu’il était vice-président de SNC-Lavalin et président de Socodec, une division de SNC-Lavalin, l’appelant s’est enrichi de quelque 28 millions de dollars, dont environ 4 millions ont depuis été bloqués.
[11] Reconnu coupable par un jury de fraude, recel, recyclage de produits de la criminalité et corruption d’un agent public libyen, puis condamné à une peine d’emprisonnement de 8 ans et 6 mois, de même qu’à une amende en remplacement de confiscation de la somme de 24 690 401,19 $ avec un terme d’emprisonnement supplémentaire consécutif de 10 ans en cas de non-paiement, M. Bebawi interjette appel.
[12] Le 10 janvier 2020, il est mis en liberté pendant l’appel et l’exécution de l’amende de remplacement est suspendue le 28 octobre 2020.
[13] Ces accusations découlent d’une enquête policière d’envergure internationale de la Gendarmerie royale du Canada (« GRC ») qui a commencé en 2011, à la suite d’une demande d’entraide judiciaire de la part des autorités suisses qui enquêtaient sur des allégations de fraude, de corruption d’agents publics étrangers et de blanchiment d’argent impliquant un certain Riadh Ben Aïssa. L’appelant était son supérieur immédiat et tous les deux étaient de hauts dirigeants au sein du groupe SNC-Lavalin inc. (« SNC »).
[14] La thèse de la poursuite, qui a de toute évidence été retenue par le jury, veut qu’ils aient conjointement mis en place un stratagème frauduleux en Libye par lequel ils détournaient à des fins personnelles des fonds publics à l’occasion de l’obtention de contrats majeurs, le tout en versant de colossaux pots-de-vin, notamment à M. Saadi Kadhafi, le fils du dirigeant libyen de l’époque Mouammar Kadhafi. On parle de plus de 40 millions de dollars remis au fils du chef de l’État, sans oublier un yacht d’une valeur de 25 millions de dollars et un deuxième valant plus de 12 millions d’euros. Sans ces commissions astronomiques au fils Kadhafi et à d’autres agents publics, les contrats n’auraient pas été accordés à SNC ou, à tout le moins, ces versements en facilitaient l’obtention.
[15] La poursuite soutient que, pendant plusieurs années, ils auraient ainsi créé un système de corruption de nature à altérer le libre marché libyen. Une preuve volumineuse démontre qu’ils gonflaient artificiellement le prix de contrats de construction majeurs parfois en omettant de divulguer des renseignements importants, notamment que le prix comportait une partie réservée aux pots-de-vin sous le couvert de frais de représentation ou de consultation. Ils auraient eux-mêmes utilisé des sociétés-écrans pour transférer des millions de dollars à leur profit, plusieurs provenant du fractionnement d’une partie importante des commissions qu’ils partageaient entre eux en parts égales.
[16] En d’autres mots, ils auraient créé un régime de corruption qui leur rapportait de fortes sommes grâce à une augmentation fictive des coûts, ceux-ci camouflant d’importantes commissions dont ils profitaient en partie eux-mêmes. Ces augmentations fictives de prix pouvaient engendrer un préjudice économique ou, à tout le moins, un risque de préjudice économique mettant en péril les intérêts pécuniaires des autres parties contractantes. Un tel préjudice ou risque de préjudice économique est un élément essentiel de l’infraction de fraude (objet du premier chef d’accusation) : R. c. Riesberry, 2015 CSC 65, [2015] 3 R.C.S. 1167, paragr. 20, citant R. c. Théroux, [1993] 2 R.C.S. 5, p. 20 et R. c. Zlatic, [1993] 2 R.C.S. 29, p. 43-44.
[17] À compter de 2012, M. Ben Aïssa collabore à l’enquête policière et deviendra le principal témoin de la poursuite.
[18] Toujours selon la thèse soutenue par le poursuivant, en 2013, confronté à la collaboration de M. Ben Aïssa avec les autorités, l’appelant aurait tenté de le soudoyer par l’entremise de son avocat en lui offrant plusieurs millions de dollars pour qu’il change son témoignage afin qu’il prenne seul la responsabilité des crimes, et ce, en livrant un témoignage conforme à la version de l’appelant. Informée de ce fait, la GRC entreprend une opération d’infiltration visant l’avocat pour étayer une allégation d’entrave à la justice qu’auraient pu commettre l’avocat et l’appelant.
[19] Bien que vivement contestée par l’appelant, la preuve relative à cette opération d’infiltration fut admise au procès à titre de comportement postérieur à l’infraction. Cette contestation constitue l’argument principal en appel du verdict de culpabilité. Il plaide aussi que le juge a erré en rejetant une demande de verdict dirigé d’acquittement partiel.
[20] Examinons maintenant plus à fond les deux arguments sur la culpabilité.
[21] Résumée à grands traits, voici en quoi a consisté cette opération.
[22] Alors qu’il est détenu en Suisse depuis avril 2012, M. Ben Aïssa fournit des informations aux autorités selon lesquelles l’appelant et lui étaient impliqués dans un stratagème frauduleux en Libye. Selon la Suisse, dans ce contexte, SNC aurait déboursé en frais de consultation quelque 120 millions d’euros au bénéfice de compagnies sous le contrôle de M. Ben Aïssa, dont Dinova International inc. (« Dinova ») et Duvel Securities Inc. (« Duvel »). Ces deux compagnies avaient le mandat de représenter SNC en l’aidant à obtenir et à exécuter des contrats en Libye.
[23] La GRC ouvre son enquête et, le 13 avril 2012, perquisitionne dans les bureaux de SNC. L’appelant témoigne devant les autorités suisses et dit avoir cru que les sommes reçues des sociétés Duvel et Dinova appartenaient à M. Ben Aïssa aux fins d’investissement en Égypte, aux Émirats arabes unis et à Montréal. Il nie avoir su que l’argent provenait de SNC.
[24] En 2013, l’appelant est à l’extérieur du pays, mais, par l’entremise de ses avocats, s’enquiert auprès des autorités canadiennes de l’existence d’accusations à son endroit. Il ne reviendra pas au pays si sa liberté est en jeu.
[25] Le 7 février 2013, la GRC procède à une perquisition à la résidence de l’appelant à Montréal. Me Constantine Kyres, l’un de ses avocats, se présente sur les lieux.
[26] En juillet 2013, M. Ben Aïssa, toujours détenu en Suisse, signe un accord de coopération avec la GRC.
[27] Au début de septembre 2013, l’avocat canadien de M. Ben Aïssa informe la GRC que son client dit avoir reçu, au cours des derniers jours, une offre de 10 millions de dollars pour donner une version des faits qui corresponde à celle donnée par l’appelant. Son client a reçu cette offre de son avocat suisse, Me Marc Bonnant, offre qui lui a été transmise par Me Kyres, avocat de l’appelant. M. Ben Aïssa confirme cette information le 9 septembre 2013. Les services frontaliers du Canada accréditent cette déclaration en avisant la GRC que Me Kyres est revenu au pays le 27 août 2013, sans toutefois préciser le pays d’origine.
[28] L’opération d’infiltration auprès de Me Kyres est en conséquence mise en place.
[29] La GRC prévoit demander une autorisation judiciaire pour procéder à l’écoute électronique des communications de Me Kyres, mais auparavant, le 30 septembre 2013, un agent d’infiltration communique avec le cabinet de l’avocat pour prendre rendez-vous afin de discuter de l’offre. Le but poursuivi est à double volet : 1) s’assurer que Me Kyres acceptera de lui parler, ce qui permettra de croire que l’écoute pourrait faire progresser l’enquête; et 2) corroborer l’existence de l’offre ce qui, selon le policier Alexandre Guillaume Beaulieu, permettrait de « rencontrer les critères d’obtention pour l’autorisation d’écoute ».
[30] L’agent d’infiltration ne réussit pas à parler à l’avocat, mais un appel téléphonique se tiendra le lendemain.
[31] Par conséquent, le 1er octobre, l’agent d’infiltration informe l’avocat que ses services ont été retenus pour permettre la conclusion d’une entente à la suite de l’offre. Il précise qu’il ne veut pas discuter de cette affaire au téléphone, de sorte qu’un rendez-vous est fixé au 7 octobre au bureau de Me Kyres. Le même jour, l’agent téléphone de nouveau à l’avocat à la demande des enquêteurs qui recherchent des informations plus précises. Lors de ce deuxième appel, l’agent lui demande s’il a en sa possession les déclarations que l’appelant a pu faire en Suisse[1]. L’avocat répond qu’il a tout ce qu’il faut.
[32] Le 2 octobre, les policiers obtiennent une autorisation d’écoute électronique. Pour ce faire, l’auteur de la déclaration sous serment dévoile toutes les informations en possession des enquêteurs, dont les démarches du 30 septembre et du 1er octobre. L’interception des conversations privées de l’avocat avait pour but d’amasser de la preuve concernant sa participation aux infractions d’entrave à la justice et d’avoir composé avec un acte criminel. Elle cherchait également à déterminer si l’appelant était impliqué dans l’offre faite à M. Ben Aïssa.
[33] L’écoute électronique se terminera en janvier 2014 et le bureau de l’avocat Kyres sera l’objet d’une perquisition au même moment. Au cours de l’interception, deux juges de la Cour du Québec rendront des décisions selon lesquelles aucun des éléments de preuve obtenus de cette façon n’était couvert par le secret professionnel, sauf deux qui ont été exclus de la preuve, soit 1) l’argument que la défense entendait présenter sur le statut du fils Kadhafi qui ne pouvait peut-être pas être qualifié d’agent public étranger au sens de la Loi sur la corruption d'agents publics étrangers et 2) la négation de l’appelant sur sa participation à un transfert d’argent en 2001, ce qui par ailleurs démontre, selon l’appelant, que l’agent d’infiltration avait l’intention illégitime d’outrepasser les limites de l’autorisation en posant des questions pour soutirer des informations sur ses moyens de défense. À ce sujet, je précise immédiatement que le juge de première instance déduit que la preuve ne permet pas d’inférer que l’agent d’infiltration a partagé ces informations avec d’autres policiers ni qu’il en a résulté quelque préjudice pour l’appelant. De plus, la preuve démontre que, pour le premier élément, l’agent d’infiltration a tenté d’interrompre l’appelant dans son discours pour ramener la conversation à l’entente envisagée entre eux, alors que, pour le second, l’agent d’infiltration a demandé à l’appelant ce que M. Ben Aïssa dirait à ce sujet, et non quel était le degré de participation de l’appelant. Dans les circonstances, j’estime qu’aucun préjudice ni mauvaise foi ne sont établis.
[34] Selon l’appelant, dès le départ, cette opération requérait une autorisation judiciaire, plus précisément un mandat général selon l’art. 487.01 C.cr. La protection du secret professionnel exigeait une décision judiciaire préalable puisque les policiers intervenaient dans une relation privilégiée entre l’avocat et son client, ce qui mettait en cause la protection de l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés contre les saisies abusives. Puisque l’exception de crime, qui annihile la protection conférée par le secret professionnel, n’a pas été démontrée selon la prépondérance des probabilités, il ne pouvait légalement y avoir intrusion dans cette relation privilégiée en ayant accès aux communications de Me Kyres. De plus, des informations importantes ayant été obtenues sans mandat, la saisie est présumée abusive et la preuve recueillie grâce à l’opération d’infiltration doit être exclue selon le paragr. 24(2) de la Charte. Ceci nécessiterait une ordonnance de nouveau procès, vu l’importance de l’opération d’infiltration au regard du verdict. Finalement, l’appelant reproche au juge de première instance d’avoir traité ses arguments comme s’ils s’étaient limités à la Charte, ce qui l’a empêché de les traiter à leur juste valeur en omettant notamment le fait qu’il n’y a eu aucune mesure pour minimiser la dissémination d’informations privilégiées au sein de la GRC.
[35] Pour l’intimé, une opération d’infiltration n’exige en principe aucune autorisation judiciaire et il cite à cet égard R. c. Mills, 2019 CSC 22, [2019] 2 R.C.S. 320. De toute façon, l’exception de crime s’applique manifestement, rendant sans objet l’argument du secret professionnel. De plus, même s’il y avait violation de la protection conférée par l’art. 8 de la Charte, la preuve ne devait pas être exclue selon le paragr. 24(2), comme l’a conclu le juge, dans le contexte où une autorisation d’écoute électronique a été accordée trois jours après le début de l’opération.
[36] Dans un jugement exhaustif et fouillé, le juge de première instance estime qu’une autorisation judiciaire était requise et conclut que la protection de l’art. 8 a été brimée en l’absence d’une telle autorisation. Selon lui, une opération d’infiltration auprès d’un avocat s’immisce « dans une zone protégée aux fins de la préparation des litiges à laquelle l’État ne doit pas avoir droit d’accès sans, au minimum, une autorisation judiciaire préalable ». Il est aussi d’avis que l’importance du secret professionnel et du privilège relatif au litige rend nécessaire une autorisation judiciaire dans le cas d’une opération d’infiltration visant un avocat et son client parce que, malgré la règle générale, une opération d’infiltration de cette nature s’avère une fouille ou une perquisition au sens de l’art. 8 de la Charte puisqu’elle « empiète sur un droit raisonnable à la vie privée d’un particulier ». Il refuse néanmoins d’exclure la preuve après avoir considéré les facteurs de R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, en rapport avec le paragr. 24(2) de la Charte.
[37] En ce qui concerne le secret professionnel, il conclut, malgré la nécessité d’une interprétation restrictive : Ménard c. Québec (Agence du revenu), 2014 QCCA 589, paragr. 55-56 et R. c. Campbell, [1999] 1 R.C.S. 565, que l’exception de crime s’applique lorsque les communications ont lieu « dans le but criminel d’entraver la justice » : R. c. Wijesinha, [1995] 3 R.C.S. 422, paragr. 65, ce qui annihilait tout privilège rattaché au secret professionnel.
[38] Je partage son avis.
[39] D’abord, il est erroné de prétendre, comme le fait l’appelant, que le juge aborde « uniquement le caractère privilégié des communications avec un avocat sous l’angle de la question de la Charte soumise à titre subsidiaire ». La décision révèle plutôt l’inverse. En ce qui a trait au secret professionnel, le seul véritable débat en première instance portait sur l’application de l’exception de crime par rapport aux communications privilégiées. Or, le juge y répond clairement aux paragr. 127 à 129 et 131 à 138 de sa décision alors qu’il écrit, notamment :
[…]
[128] Dans la présente affaire, la nature de l’enquête policière et les gestes enquêtés, à savoir une tentative d’entrave à la justice par la subornation d’un témoin, justifie, à première vue et sans difficulté, l’application de l’exception de crime.
[…]
[136] Même s’il existe une distinction entre ces critères, l’information en possession des enquêteurs et présentée au juge ayant délivré les autorisations judiciaires le 2 octobre 2013 établissait clairement la probabilité de la poursuite d’une fin illégale soit la commission d’une entrave à la justice, c’est-à-dire, même selon la balance des probabilités si ce critère s’avère plus exigeant que la probabilité fondée sur la crédibilité.
[…]
[Italiques dans l’original]
[40] Même si ces concepts sont plutôt analysés dans le contexte de l’exigence d’une autorisation judiciaire, il reste que ces conclusions s’appliquent tout autant à l’argument du secret professionnel. Par ailleurs, contrairement à ce que soutient l’appelant, je ne vois pas comment le contexte de cette analyse (en rapport avec une autorisation judiciaire plutôt que le secret professionnel) ait pu avoir quelque impact sur la décision de permettre la preuve. L’exception de crime fermait la porte à l’argument, ce qui devait aussi être pris en compte au moment d’analyser l’exclusion de la preuve selon le paragr. 24(2) de la Charte.
[41] Il va de soi que le secret professionnel de l’avocat est un principe de justice fondamentale bien établi dans notre droit : Canada (Revenu national) c. Thompson, 2016 CSC 21, [2016] 1 R.C.S. 381, paragr. 17; Société d'énergie Foster Wheeler ltée c. Société intermunicipale de gestion et d'élimination des déchets (SIGED) inc., 2004 CSC 18, [2004] 1 R.C.S. 456, paragr. 34; Lavallée, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209, paragr. 49. Il revêt un caractère constitutionnel en lien avec le respect de la vie privée. Essentiel au bon fonctionnement du système de justice, « le secret professionnel de l’avocat doit demeurer aussi absolu que possible et [on] ne doit y porter atteinte qu’en cas de nécessité absolue » : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. University of Calgary, 2016 CSC 53, [2016] 2 R.C.S. 555, paragr. 43. Le client doit pouvoir se confier en toute franchise à son avocat sans craindre que ses propos, partagés dans le cadre d’une relation client-avocat, ne soient disséminés. Cette condition est essentielle à une représentation effective par avocat.
[42] Il existe néanmoins certaines exceptions à cette règle, dont celle du crime. Comme il est écrit dans Descôteaux et autre c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, p. 893 :
Le principe de la confidentialité des communications client-avocat connaît toutefois des exceptions. Ainsi, entre autres, ne jouiront pas du privilège de confidentialité les communications qui sont en elles-mêmes criminelles ou qui sont faites en vue d'obtenir un avis juridique devant faciliter la perpétration d'un crime.
[43] Dans Ménard c. Québec (Agence du revenu), précité, la Cour ajoute ce qui suit :
[54] Cela étant, il tombe sous le sens qu'il ne peut être question d'exception de crime que « si le client poursuit sciemment un dessein criminel », que si la communication est en elle-même de nature criminelle ou que si la relation professionnelle établie vise à faciliter, à encourager ou à préparer la commission d'un « crime » et que cette exception soit appliquée strictement et restrictivement, tant au niveau de la règle de preuve que de la règle de fond.
[Références omises]
[44] L’arrêt R. c. Durham Regional Crime Stoppers Inc., 2017 CSC 45, [2017] 2 R.C.S. 157, est au même effet :
[25] Or, les communications entre un avocat et son client ne sont pas toutes privilégiées. En effet, seules les communications faites « dans le but légitime d’obtenir une aide ou des conseils professionnels licites » le sont. Ainsi, le privilège n’existe pas lorsque les communications entre l’avocat et son client « sont de nature criminelle ou qu’elles visent à obtenir un avis juridique pour faciliter la perpétration d’un crime ». Comme la Cour l’a signalé dans l’arrêt Descôteaux c. Mierzwinski, citant l’arrêt R. c. Cox and Railton (1884), le secret professionnel de l’avocat ne s’applique pas à ces communications, parce que « [leur] confidentialité [. . .] ne pourrait que nuire aux intérêts de la justice et de son administration ». Dans ces conditions, les communications ne relèvent plus « de la portée ordinaire des secrets professionnels » entre un avocat et son client : il s’agit plutôt de communications entre deux complices ou entre un individu en train de planifier un crime et « une dupe ». L’application du privilège à ce type de communications protégerait l’identité des personnes qui sollicitent des conseils juridiques dans le but de faciliter la perpétration d’un crime ou de comploter pour commettre un crime. Si le privilège du secret professionnel de l’avocat existait pour protéger de telles communications, [TRADUCTION] « il s’ensuivrait que l’individu qui a l’intention de commettre une trahison ou un meurtre pourrait en toute sécurité consulter un avocat dans le but d’avoir le loisir de le faire en toute impunité ».
[26] La règle relative au secret professionnel de l’avocat reconnaît donc que, dans certaines circonstances exceptionnelles — lorsque les communications entre l’avocat et son client sont d’ordre criminel ou que les conseils juridiques sont sollicités dans le but de faciliter la perpétration d’un crime —, le privilège n’existe pas parce qu’il nuirait aux intérêts de la justice, ce qui contreviendrait à sa raison d’être même. […]
[Références omises]
[45] Pour ce qui est du fardeau de preuve requis pour conclure à l’application de l’exception, une certaine confusion a existé en jurisprudence. Selon R. c. Campbell, précité, paragr. 62 « [i]l faut quelque élément tendant à établir que […] » alors que dans Itanium Corporation c. Banque Royale du Canada, 2016 QCCA 92, paragr. 32, il est écrit : « une preuve prima facie, qui conduirait une personne raisonnable à conclure, sur la base de la prépondérance de preuve, à l’existence d’une […] » et que dans Amadzadegan-Shamirzadi c. Polak, [1991] R.J.Q. 1839, p. 1850 (C.A.), on renvoie à une notion différente : « un ensemble de circonstances qui, par des inférences logiques et concordantes, rendaient probable la conclusion que […] ». Les notions de preuve prima facie et de prépondérance de preuve sont évidemment différentes.
[46] Le fardeau de la prépondérance de preuve ou prépondérance des probabilités s’accorde mieux avec la common law lorsqu’il est question d’admissibilité de preuve : R. c. L.T.H., 2008 CSC 49, [2008] 2 R.C.S. 739. D’ailleurs, c’est ce que l’arrêt anglais R. v. Cox and Railton (1884), 14 Q.B.D. 153, p. 175, retient comme test lorsqu’il est question du secret professionnel.
[I]n each particular case, the Court must determine upon the facts actually given in evidence or proposed to be given in evidence, whether it seems probable that the accused person may have consulted his legal adviser, not after the commission of the crime for the legitimate purpose of being defended, but before the commission of the crime for the purpose of being guided or helped to commit it.
[Soulignement ajouté]
[47] Je suis par conséquent d’accord avec le juge de première instance lorsqu’il retient une norme qui exige la probabilité « conformément à un critère de balance des probabilités ».
[48] Je suis également d’accord avec sa conclusion voulant qu’en l’espèce, cette probabilité est démontrée :
[136] […], l’information en possession des enquêteurs et présentée au juge ayant délivré les autorisations judiciaires le 2 octobre 2013 établissait clairement la probabilité de la poursuite d’une fin illégale soit la commission d’une entrave à la justice, […].
[…]
[138] Dans les circonstances de la présente affaire, le secret professionnel et le privilège relatif au litige étaient détournés de leurs fins […].
[Italique dans l’original]
[49] L’appelant voit une erreur dans ces extraits. Selon lui, il est erroné de tenir compte du 2 octobre comme moment clé pour établir la connaissance des policiers, puisque l’opération d’infiltration a commencé le 30 septembre. Or, le 30 septembre, plaide-t-il, les policiers ne pouvaient savoir que l’appelant était impliqué dans l’offre qui aurait été faite par Me Kyres et, par conséquent, la preuve ne pouvait démontrer la probabilité qu’il ait retenu ses services dans l’intention de commettre un crime. En effet, ce serait uniquement le 1er octobre que les policiers auraient pu confirmer l’information (obtenue initialement par double ouï-dire) selon laquelle l’avocat avait formulé l’offre et qu’il détenait des déclarations de l’appelant. En outre, dit-il, comme l’implication de l’appelant n’était pas connue avant ce moment, il serait ironique de permettre aux agents de l’État d’enfreindre le secret professionnel de l’avocat le 1er octobre et se servir ensuite des informations ainsi obtenues pour invoquer l’exception de crime.
[50] Cet argument se heurte à deux obstacles.
[51] D’une part, les renseignements en possession des enquêteurs le 30 septembre 2013 sont nombreux et précis, et les informations glanées le 1er octobre sont tout au plus accessoires. L’ensemble des informations obtenues avant le 1er octobre établissent l’existence de motifs probables de croire à l’existence d’une tentative d’entrave à la justice impliquant l’appelant et tendant à établir, par la prépondérance des probabilités, que la relation professionnelle en cause visait à faciliter la perpétration de ce crime. Les informations précises données par M. Ben Aïssa, l’information transmise à la GRC par l’entremise de deux avocats liés par l’entente de collaboration qu’il avait signée, le tout confirmé par le retour au pays de Me Kyres de façon contemporaine, le fait que l’appelant était la seule personne pouvant tirer profit d’un témoignage de complaisance de M. Ben Aïssa, de même que la relation professionnelle de longue date entre l’appelant et Me Kyres (rappelons que celui-ci, avocat fiscaliste de l’appelant, s’est même présenté à son domicile lors de la perquisition du 7 février 2013) permettaient de croire raisonnablement qu’à compter du mois de septembre 2013, la relation professionnelle entre l’avocat et son client s’inscrivait dans la poursuite d’un dessein criminel. Aux yeux des enquêteurs, la crédibilité de M. Ben Aïssa était acquise en raison de toute l’information qu’il avait fournie et des engagements qu’il avait pris. L’appelant ne me convainc pas qu’ils ont eu tort de tirer cette inférence. C’est d’ailleurs ce que conclut le juge après une analyse approfondie de la preuve et je n’y vois pas d’erreur :
[179] La GRC pouvait considérer que l’exigence de corroboration n’était pas aussi intense, car la collaboration de M. Ben Aïssa était crédible et fiable.
[180] Dans les circonstances, la GRC n’avait pas de raisons de douter de la crédibilité ou de la fiabilité de M. Ben Aïssa […].
[Référence omise]
[52] D’autre part, même si l’on devait venir à la conclusion qu’avant le 1er octobre, la preuve connue par les policiers ne pouvait soutenir l’implication de l’appelant dans l’offre, de sorte que l’avocat aurait agi seul, sans mandat (hypothèse qui frise toutefois l’invraisemblance), il reste que l’avocat lui-même pouvait vraisemblablement avoir commis un crime, même sans la participation de son client : en effet, si elle était avérée, l’offre pouvait constituer une infraction puisqu’elle cherchait à modifier la version d’un témoin. L’avocat pouvait donc légitimement être l’objet d’une enquête policière comportant une opération d’infiltration alors que les informations en possession de la GRC laissaient voir que le secret professionnel ne pouvait, dans ces circonstances, mettre ses communications à l’abri d’une intervention policière.
[53] Comme je le mentionnais plus haut, le juge estime qu’une autorisation judiciaire de la nature d’un mandat général était requise avant l’opération d’infiltration, donc avant le 30 septembre 2013, en raison de la protection conférée aux communications entre le client et son avocat. Il écrit entre autres :
[7] Dans la présente affaire, l’opération d’infiltration visant un avocat et son client devait être préalablement autorisée selon l’art. 487.01 du Code criminel. L’absence de cette autorisation viole l’article 8 de la Charte.
[…]
[97] En effet, l’article 8 de la Charte protège un citoyen à l'encontre des intrusions de l'État qui visent son avocat dans le cadre de la préparation d'un dossier.
[…]
[110] En raison de la protection accordée au secret professionnel de l'avocat et au privilège relatif au litige, lorsqu'une enquête policière empiète sur un droit raisonnable à la vie privée d'un particulier, l'action gouvernementale en cause constitue une "fouille ou perquisition" au sens de l'art. 8 de la Charte.
[111] Il en découle nécessairement qu'une opération d'infiltration visant un avocat et son client s'avère une fouille au sens de l'article 8 de la Charte, car elle constitue une entrée subreptice ou un empiètement dans une zone protégée aux fins de la préparation des litiges à laquelle l'État ne doit pas avoir droit accès sans, au minimum, une autorisation judiciaire préalable.
[112] L'article 487.01 du Code criminel prévoit la possibilité d'une telle autorisation. En effet, cet article « habilite un juge à décerner un mandat général autorisant un agent de la paix à “utiliser un dispositif ou une technique ou une méthode d'enquête, ou à accomplir tout acte qui y est mentionné, qui constituerait sans cette autorisation une fouille, une perquisition ou une saisie abusive” ».
[113] En l'absence d'une telle autorisation judiciaire, l'opération d'infiltration qui débute le 30 septembre 2013 transgresse la protection accordée par l'article 8 de la Charte au secret professionnel de l'avocat et au privilège relatif au litige.
[114] Sans une telle autorisation, l'opération d'infiltration est présumée abusive.
[Références omises; italiques dans l’original]
[54] Ici encore, je suis d’accord.
[55] L’article 8 de la Charte offre une protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives. Il a pour objectif de « protéger les particuliers contre les intrusions injustifiées de l’État dans leur vie privée » : Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 160. Pour en réclamer l’application, la personne visée doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle « a des attentes raisonnables en matière de vie privée relativement à l’objet de l’action de l’État et aux renseignements auxquels cet objet donne accès » : R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 334, paragr. 34, repris dans R. c. Marakah, 2017 CSC 59, [2017] 2 R.C.S. 608, paragr. 10. Tout est alors question d’attentes subjectives raisonnables évaluées à la lumière de l’ensemble des circonstances. Autrement dit, « l’accusé doit démontrer qu’il pouvait subjectivement, et de façon objectivement raisonnable, s’attendre au respect de sa vie privée à l’égard de l’objet de la prétendue fouille » : R. c. Mills, 2019 CSC 22, [2019] 2 R.C.S. 320, paragr. 12.
[56] Il s’agit de savoir « si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s’immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d’assurer l’application de la loi » : Hunter et autres c. Southam Inc., précité, p. 159-160. On recherche ainsi « un équilibre acceptable dans une société libre et démocratique entre les intérêts parfois contradictoires que constituent, d’une part, les intérêts en matière de respect de la vie privée nécessaires à la dignité et à l’autonomie de la personne, et, d’autre part, le besoin de vivre dans une société sûre et sécuritaire » : R. c. Mills, précité, paragr. 38.
[57] La légalité des opérations d’infiltration a été reconnue au Canada; elles ne constituent pas une fouille, ne briment pas une attente raisonnable au respect de la vie privée puisque la personne visée accepte volontairement de parler à l’agent d’infiltration et elles ne mettent donc pas en cause l’art. 8 de la Charte, sauf s’il y a enregistrement électronique de la conversation : R. c. Mills, précité, paragr. 42-43; R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30, p. 57; Contant c. R., 2008 QCCA 2514, paragr. 28 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 28 mai 2009, no 33038); Tremblay c. R., 2020 QCCA 1131, paragr. 31 et 35. Par conséquent, en principe, elles ne requièrent pas une autorisation judiciaire. Ajoutons que leur importance et leur légitimité ont également été reconnues : R. c. Friesen, 2020 CSC 9, paragr. 94.
[58] La situation diffère lorsqu’il est question du rapport entre un avocat et son client alors que l’État « ne peut avoir accès aux renseignements protégés par le secret professionnel de l’avocat » : Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, précité, paragr. 24. Le motif sous-jacent à la recevabilité d’une preuve d’infiltration sans la nécessité d’une autorisation judiciaire (le consentement de la personne visée de parler aux policiers) ne s’applique pas sans restriction à l’avocat puisque celui-ci parlera vraisemblablement dans le contexte d’une relation privilégiée avec son client et qu’il ne pourra évidemment pas se relever lui-même de l’obligation de conserver le secret. Bref, le principe de l’absence de nécessité d’une autorisation judiciaire ne s’applique pas ici sans nuance.
[59] L’importance de ce privilège requiert des règles particulières, parfois sous forme de modalités d’exécution d’un moyen d’enquête (comme un mandat de perquisition au cabinet d’un avocat qui doit prévoir un mécanisme protégeant le privilège), parfois sous forme d’une obligation légale. Je n’ai aucune hésitation à formuler une telle obligation lorsqu’une opération policière cherche à infiltrer une relation client-avocat : tout citoyen possède un intérêt marqué en matière de vie privée lorsqu’il est question de ses interactions avec son avocat dans le cadre d’un mandat. C’est l’essence même du privilège du secret professionnel. Que ce mandat cache une activité légale ou illégale n’importe guère en ce qui a trait à l’attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.
[60] Par ailleurs, même si, dans le présent dossier, l’avocat Kyres a pu dévoiler une information à un confrère (Me Bonnant) dans le but qu’elle soit transmise à un tiers (M. Ben Aïssa), il reste que le client (l’appelant) conservait totalement son intérêt de protéger la relation professionnelle privilégiée qu’il entretenait avec son avocat. Bref, une autorisation judiciaire préalable à l’opération d’infiltration du 30 septembre 2013 était nécessaire en raison de ma conclusion selon laquelle elle constituait une fouille selon l’art. 8 de la Charte puisqu’elle consistait en une intrusion de l’État mettant à mal les attentes raisonnables en matière de protection de la vie privée. Les droits de l’appelant protégés par cet article ont donc été enfreints par une fouille sans mandat, présumée abusive, sans renversement de cette présomption.
L’autorisation d’écoute électronique
[61] Sur un autre sujet, et sans remettre en question la suffisance comme telle de la déclaration sous serment ayant mené à l’autorisation d’écoute électronique et la légalité de celle-ci, l’appelant insiste sur trois aspects pour en ébranler la valeur. L’affiant n’a pas fait preuve de transparence en ne dévoilant pas les faiblesses apparentes de la crédibilité de M. Ben Aïssa; les policiers devaient rechercher davantage d’éléments de preuve pouvant confirmer sa version; l’affiant ne pouvait utiliser la preuve obtenue illégalement les 30 septembre et surtout 1er octobre 2013.
[62] Je suis sensible à ce dernier argument. Les appels téléphoniques des 30 septembre et 1er octobre de même que l’écoute électronique qui a suivi font partie de la même opération d’infiltration. Normalement, il aurait fallu extirper de la déclaration sous serment la preuve obtenue le 1er octobre, sinon on cherche à étayer une demande d’écoute électronique en utilisant un élément de preuve obtenu de manière inconstitutionnelle, ce qui n’est pas acceptable : R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, paragr. 74. Le juge commet donc une erreur en écrivant, sans apporter cette précision ou sans que l’on sache s’il fait abstraction de l’élément de preuve en question, ce qui suit :
[162] Le contenu de la déclaration sous serment présentée par le caporal Beaulieu respecte les principes applicables aux demandes d'autorisations judiciaires.
[163] La déclaration énonce les faits d'une manière complète, sincère, claire et concise. Elle ne trompe pas le lecteur. Elle évite le recours à un libellé standard qui peut inciter le lecteur à penser que la déclaration a un sens qu'elle n'a pas.
[164] Il existait suffisamment d'éléments de preuve crédibles et fiables pour permettre au juge de délivrer l'autorisation d'écoute électronique.
[Références omises]
[63] La déclaration contenait des faits qui ne devaient pas s’y trouver et l’on ne peut donc affirmer, comme le fait le juge, qu’elle « respecte les principes applicables ». En revanche, il est vrai que, même en faisant abstraction de la preuve obtenue lors de ces appels téléphoniques, il existait suffisamment d’éléments de preuve crédibles et fiables justifiant une autorisation d’écoute électronique. En effet, tous les faits décrits précédemment, dévoilés par l’enquête policière préalable à la demande d’écoute, ont été fournis par un témoin dont la crédibilité était établie selon les policiers et dont la version était confirmée par une preuve documentaire.
[64] Le juge souligne, à bon droit, qu’ils pouvaient entretenir cette opinion : « la GRC n’avait pas de raisons de douter de la crédibilité ou de la fiabilité de M. Ben Aïssa » et les faits rapportés par celui-ci justifient amplement sa conclusion. Se référant à R. c. Campbell, 2011 CSC 32, [2011] 2 R.C.S. 549, paragr. 14 et R. v. Paryniuk, 2017 ONCA 87, paragr. 43 (demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 15 juin 2017, no 37471), le juge rappelle qu'il « appartient à l'accusé de démontrer que la dénonciation ne justifiait pas l'autorisation », ce qu’il n’a pas réussi à faire. Je le répète : même en faisant abstraction de la preuve litigieuse (celle des 30 septembre et 1er octobre), cette conclusion survit en raison de tout l’historique de l’enquête policière amplement documenté et des motifs raisonnables de croire que Me Kyres, avocat de longue date de l’appelant, avait participé à un crime tendant à favoriser son client et dont l’existence avait été rapportée par un témoin fiable qui, lui-même, tenait l’information d’un avocat, Me Bonnant. L’instrument d’enquête que représente l’écoute électronique devenait alors tout à fait justifié.
[65] Je précise d’ailleurs que l’autorisation d’écoute et son renouvellement du 19 novembre 2013 comprenaient des modalités strictes pour préserver le privilège. Par exemple, dans l’autorisation initiale du 2 octobre 2013, le juge autorisateur prévoit l’exigence qui suit : dès que Me Kyres « participe à une conversation, les enregistrements devront être placés sous scellés. Ces enregistrements ne devront pas être écoutés par qui que ce soit d'autre, avant que j’aie personnellement pris connaissance de leur contenu et aie vérifié si le privilège de confidentialité entre un client et son avocat s'y applique ». Toutes les conversations enregistrées au bureau de l’avocat ou à son domicile sont couvertes par la même exigence. Le juge autorisateur ajoute : « L'écoute par moi-même de ces conversations se fera de façon régulière et dans un délai raisonnable après leur interception. Si je ne suis pas en mesure d'exercer les pouvoirs prévus par la présente clause, ils pourront être exercés par un autre juge de la Cour du Québec ». Somme toute, les autorités, tant judiciaires que policières, ont pris les dispositions nécessaires pour protéger adéquatement le privilège.
[66] Quant aux deux autres arguments (la crédibilité douteuse de M. Ben Aïssa dont ne pouvait avoir connaissance le juge autorisateur parce que non dévoilée par l’affiant et la nécessité de confirmer davantage sa version), le juge les examine avec attention et résume toute la preuve pertinente à cet égard de même que tous les arguments de l’appelant avant de conclure :
[176] Par ailleurs, la GRC n'avait pas l'obligation de corroborer tout un chacun des éléments fournis par M. Ben Aïssa. L'ensemble de l'information devait être évalué à l'aune de l'ensemble des circonstances.
[177] Finalement, M. Ben Aïssa n'était pas un informateur anonyme. Il collaborait déjà à l'enquête et il avait signé un engagement écrit en ce sens avec les autorités.
[178] Au moment où la GRC reçoit l'information de son avocat, les renseignements qu'il avait communiqués avaient été évalués et vérifiés.
[179] La GRC pouvait considérer que l'exigence de corroboration n'était pas aussi intense, car la collaboration de M. Ben Aïssa était crédible et fiable.
[180] Dans les circonstances, la GRC n'avait pas de raisons de douter de la crédibilité ou de la fiabilité de M. Ben Aïssa contrairement à la situation à laquelle les policiers étaient confrontés dans l'affaire R. c. Guttman.
[Références omises]
[67] L’appelant ne fait voir aucune erreur dans ces conclusions.
Le paragraphe 24(2) de la Charte
[68] La fouille étant abusive, il reste donc à considérer le paragr. 24(2) de la Charte.
[69] L’examen sous le paragr. 24(2) de la Charte est le résultat de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge du procès qui, s’il tient compte des bons critères, requiert déférence de la part d’une cour d’appel : R. c. Lafrance, 2022 CSC 32, paragr. 91. En l’espèce, le juge de première instance a refusé d’ordonner l’exclusion de la preuve et l’appelant ne démontre pas l’existence d’une erreur.
[70] D’entrée de jeu, je signale que, contrairement aux arguments de l’intimé, l’opération d’infiltration s’est tenue du 30 septembre 2013 au 8 janvier 2014, et ce, selon les mots mêmes de l’affiant et de l’agent d’infiltration; elle ne se limite donc pas aux appels téléphoniques des 30 septembre et 1er octobre, comme semble le prétendre l’intimé. L’attente en matière de vie privée dépasse donc largement les événements survenus au cours de ces deux journées. Il faut toutefois rappeler que cette preuve ne fut acceptée que pour démontrer un comportement postérieur à l’infraction. Il est possible que son impact sur le verdict fût déterminant, mais il demeure que sa portée a ainsi été limitée par le juge, ce dont il ne faut pas faire abstraction au moment de l’examen du paragr. 24(2) de la Charte.
[71] Abordons maintenant plus spécifiquement les facteurs décrits dans R. c. Grant, précité.
[72] En ce qui a trait à la gravité de la conduite attentatoire de l’État et comme le note le juge, il n’existait, jusqu’à sa décision, aucun jugement exigeant une autorisation judiciaire « avant de procéder à une opération d'infiltration visant un avocat ». En réalité, c’était tout le contraire puisque, selon la jurisprudence, aucune autorisation judiciaire n’était requise dans le cas d’une opération d’infiltration. Il y avait donc, à tout le moins, incertitude, ce qui permet de croire que, malgré l’erreur, les policiers ne voulaient pas contourner la loi ou faire preuve d’un mépris délibéré envers les droits de l’appelant. La gravité de la conduite attentatoire en est donc atténuée. Comme le rappelle le juge :
[225] Tout comme dans l'affaire Vu [2013 CSC 60, [2013] 3 R.C.S. 657, paragr. 69], on peut penser que « [l]a présente affaire devrait permettre de clarifier le droit sur cette question et de prévenir ce genre de confusion à l'avenir ».
[73] En somme, la bonne foi semble acquise, d’autant que les policiers ont demandé et obtenu une autorisation d’écoute électronique en toute transparence en informant le juge autorisateur de tous les détails de l’opération. Comme le juge, je suis d’avis que, dans ces circonstances, « la violation du secret professionnel de l'avocat et du privilège relatif au litige est sérieuse, mais pas grave ».
[74] Au bout du compte, le seul impair commis par les policiers fut de ne pas demander une autorisation judiciaire alors que la jurisprudence de l’époque ne l’exigeait pas. La gravité de leur conduite n’est donc pas démontrée, alors que, l’eurent-ils demandé, ils auraient indubitablement obtenu un mandat général. Tout ceci ne favorise évidemment pas l’exclusion de la preuve. En effet, comme le juge de première instance, je suis convaincu qu’un mandat général aurait été délivré si la demande avait été faite puisque cela aurait servi « au mieux l’administration de la justice », selon les termes mêmes de l’art. 487.01 C.cr.
[75] Pour ce qui est de l’incidence de la violation sur les droits de l’appelant, il suffit de reproduire le point de vue du juge de première instance qui renvoie à R. c. Vu, précité, paragr. 72, pour conclure, ici aussi, que ce facteur ne favorise pas l’exclusion de la preuve :
[227] L'incidence sur l'intrusion dans le secret professionnel et le privilège relatif au litige a été minimale et s'avérait nécessaire pour la conduite d'une enquête de cette nature.
[228] Tout comme dans l'affaire Vu, le dossier n'établit pas que « les policiers ont eu accès à plus d'informations que ce qui était opportun, eu égard aux objectifs » de l'opération d'infiltration.
[Référence omise; italique dans l’original]
[76] Quant à l’intérêt de la société que l’affaire soit jugée au fond, il est indéniable. Comme le mentionne le juge, quoique « la preuve du comportement postérieur à l'infraction de M. Bebawi ne soit pas essentielle, elle s'avère hautement pertinente », ce qui milite en faveur de son admissibilité.
[77] Enfin, prenant en compte l’ensemble des circonstances, soit une violation des droits qui n'est pas grave et qui a une incidence limitée sur les droits de l’appelant alors que l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond en tenant compte d’une preuve hautement pertinente est évident, l’appelant ne fait pas voir en quoi la décision du juge serait erronée.
[78] La requête est plutôt intitulée Requête en verdict dirigé d’acquittement et en limitation de la plaidoirie de la poursuivante.
[79] L’appelant cherche alors à être acquitté du premier chef de l’acte d’accusation en ce qui concerne Lican Drilling Co. Ltd (« LICAN »). Il veut aussi que le juge limite la plaidoirie de l’intimé et la possibilité d’un verdict de culpabilité sur les chefs 1, 3, 4 et 5 en se référant à LICAN en tant qu’entité lésée ou au contrat relatif aux puits d’exploration de Giaghbub ou encore aux contrats entre Tresca et Kudko, Kiswire et LG.
[80] Pour comprendre cet argument, il faut évidemment d’abord tenir compte des chefs d’accusation, puis considérer certains aspects de la preuve.
[81] Le premier chef reproche une fraude à l’endroit de la Great Socialist People's Libyan Arab Jamahiriya (« État libyen »), de la Management and Implementation Autority of the Great Man Made River Project (« GMRA ») et/ou de LICAN. Les chefs 3, 4 et 5 renvoient à des infractions de recyclage de produits de la criminalité et de recel de biens provenant de cette fraude.
[82] Voici les événements qui ont mené à ces accusations.
[83] En 1983, l’État libyen et son chef d’État, Mouammar Kadhafi, lancent un vaste projet d’infrastructures en vue de capter les eaux des nappes phréatiques situées sur l’ensemble du territoire pour les acheminer vers les villes. Est ensuite créée la GMRA dont la fonction sera de gérer le projet.
[84] En 1995, par l’entremise de sa filiale Socodec, SNC obtient son premier contrat avec la GMRA. Il s’agit du projet Tazerbo Wellfield Design (« Tazerbo »), qui prévoit la construction d’un champ de captage ainsi que le forage et l’installation de plus de 100 puits d’accès aux nappes phréatiques. Le contrat, clé en main, est d’une valeur approximative de 300 millions de dollars.
[85] En 1997, M. Ben Aïssa entre chez Socodec. Il sera responsable du développement des affaires en Libye et verra aux relations avec la GMRA. En 1999, l’appelant est nommé vice-président exécutif et président de la division Socodec. À ce titre, il sera le supérieur hiérarchique de M. Ben Aïssa. À la même époque, SNC présente une réclamation substantielle en raison d’imprévus dans le projet Tazerbo, réclamation à laquelle la GMRA n’est pas très réceptive. On confie à M. Ben Aïssa la tâche d’obtenir satisfaction. Au cours de ses multiples démarches, celui-ci constate que, sans appui politique, la tâche est irréalisable. De fil en aiguille, il est présenté à Saadi Kadhafi avec qui il développe des relations professionnelles et personnelles. La GMRA devient plus compréhensive. Il faut savoir que Saadi Kadhafi n’est pas seulement le fils du chef d’État; il est à la fois chef du Lybian Corps of Engineers et des forces spéciales libyennes; il est aussi président de la Lybian and Canadian Engineer Construction Company et accède au statut de colonel en 2008.
[86] M. Ben Aïssa sera en contact constant avec Saadi Kadhafi pour recueillir son aide dans l’obtention de divers contrats. Avec l’aide d’un avocat et avec l’appui de l’appelant, il incorpore une nouvelle société : Duvel. Elle servira à percevoir les sommes dues et à payer les dépenses afférentes de même que les pots-de‑vin.
[87] Selon M. Ben Aïssa, grâce à l’intervention de Saadi Kadhafi, en 2001, SNC obtient un contrat de réparation de conduites d’eau appelé Sarir/Sirt Benghazi PCCP Lines. Un autre témoin dira que c’est plutôt la GMRA qui a directement sollicité SNC parce que l’entreprise responsable du chantier avait fait faillite. Quoi qu’il en soit, une convention signée entre SNC et Duvel prévoit que celle-ci recevra 6 % de la valeur du contrat de 60 millions de dollars en frais de représentation.
[88] À l’été 2001, une entente intervient dans la réclamation du dossier Tazerbo. Comme convenu avec SNC, la moitié de ce montant est versé à Duvel à titre de bonus incitatif. M. Ben Aïssa distribue une partie de cette somme à des individus et entités qui ont facilité le règlement de la réclamation, dont Dorion Business Ltd, qui a pour ayant droit économique Saadi Kadhafi. La balance est partagée entre lui-même et l’appelant. Ce type de partage est observé dans la majorité des contrats conclus dans le présent dossier.
[89] En juin 2001, SNC conclut une autre entente avec la GMRA. Afin de pouvoir se départir de façon efficace des équipements et de la machinerie utilisés pour le projet Tazerbo, qui est maintenant complété, SNC s’entend avec la GMRA pour créer une coentreprise, LICAN, à laquelle elle pourra vendre ses équipements, ce qui permettra de continuer à exécuter des projets de forage au profit des deux parties. SNC et la GMRA sont les uniques actionnaires et détiennent l’entreprise en parts égales.
[90] En 2002, la coentreprise LICAN exécute un premier contrat pour la GMRA, soit le forage de puits d’exploration dans l’aquifère de Giaghbub. Il s’agit d’un contrat d’une valeur de 26 millions de dollars signé de gré à gré. Comme à l’habitude, Duvel obtient une commission d’agent pour ce contrat; elle est de plus de 1,5 million de dollars, montant qui, comme toujours, est inclus dans le prix du contrat.
[91] Toujours en 2002, SNC décroche un nouveau contrat d’une valeur de 425 millions de dollars pour la fabrication de 15 000 conduites en béton précontraint (« Sarir 1 »). Sans être un contrat obtenu au terme d’un appel d’offres public, la GMRA a tout de même sollicité une offre d’une entreprise compétitrice pour obtenir un point de comparaison et de négociation. À nouveau, M. Ben Aïssa témoigne qu’il a pu compter sur le soutien de Saadi Kadhafi.
[92] Une entente de commission d’agent entre SNC et Duvel est également conclue pour ce projet. Les sommes reçues servent encore une fois à payer les personnes qui ont contribué à l’obtention du contrat et la balance est répartie également entre M. Ben Aïssa et l’appelant.
[93] Des problèmes d’approvisionnement en matériaux surviennent. À l’époque, il n’y a que quelques fournisseurs autorisés par la GMRA, ce qui crée un quasi-monopole pour certains matériaux, dont le prix devient exorbitant et fluctue sans cesse. En conséquence, avec l’approbation de l’appelant et dans l’objectif de réduire les coûts, M. Ben Aïssa entreprend des démarches pour rencontrer des fournisseurs coréens (Kiswire, Kukdo et LG) afin qu’ils deviennent fournisseurs autorisés par la GMRA. Les démarches portent leurs fruits. En contrepartie, ces fournisseurs acceptent de rémunérer M. Ben Aïssa à titre de représentant en Libye. Toujours à la connaissance de l’appelant selon M. Ben Aïssa, ce dernier perçoit les honoraires de représentation par l’intermédiaire de la société Tresca Holdings Inc. (« Tresca »), dont il est l’ayant droit économique.
[94] En avril 2006, ce projet mène à un autre contrat encore plus imposant, soit la production de 45 000 conduites cylindriques additionnelles (« Sarir 2 »). Puisque SNC possède déjà l’expérience, le personnel, l’usine et le matériel, elle obtient ce contrat en négociation directe, mais avec l’aide de Saadi Kadhafi. L’accréditation des fournisseurs coréens et la rémunération versée à Tresca se poursuivent pour le projet Sarir 2 de sorte que, selon M. Ben Aïssa, Tresca reçoit quelque 2,8 millions de dollars entre 2003 et 2010, somme séparée également entre lui et l’appelant.
[95] En septembre 2006, M. Ben Aïssa se rend au boat show de Cannes avec Saadi Kadhafi. On examine quelques yachts. Un peu plus tard, Saadi Kadhafi manifeste son intérêt pour l’acquisition d’un yacht d’une valeur de 25 millions de dollars. En octobre, un contrat d’agent au taux majoré de 7,5 % intervient entre Duvel et SNC. Ce contrat prévoit le versement d’avances équivalant à 50 % des paiements anticipés et, toujours selon M. Ben Aïssa, a servi à financer l’achat du yacht. La preuve documentaire démontre d’ailleurs des transferts d’argent à cette époque entre Duval et Dorion Business Ltd, la société de Saadi Kadhafi.
[96] En janvier 2007, l’appelant prend sa retraite et est remplacé par M. Ben Aïssa.
[97] Outre l’acte malhonnête (supercherie, mensonge ou autre moyen dolosif), l’infraction de fraude exige la preuve d’un préjudice économique (ou privation) ou, à tout le moins, d’un risque de préjudice économique (ou mise en péril des intérêts pécuniaires de la victime). En effet, « [l]a fraude consiste en un comportement malhonnête qui crée à tout le moins un risque de privation pour la victime » : R. c. Riesberry, précité, paragr. 17. Voir également R. c. Zlatic, précité, et R. c. Théroux, également précité, p. 20.
[98] Selon l’appelant, aucune preuve de préjudice ou même de risque de préjudice économique n’existe à l’égard de certaines transactions visées par le chef de fraude, de sorte qu’un verdict de culpabilité ne peut légalement être rendu sans exclure ces transactions de l’analyse du jury. L’argument vaut aussi pour la fraude de laquelle proviendraient les produits de la criminalité et les biens recelés.
[99] Par exemple, malgré ce que plaidait la poursuite, il estime que la preuve ne démontre aucun risque de perte économique pour LICAN au motif, notamment, que le patrimoine de LICAN ne pouvait être mis en péril étant donné que seuls ses deux actionnaires (SNC et GMRA) auraient pu subir une perte monétaire; comme il faut distinguer le patrimoine de LICAN de celui de ses deux actionnaires, et comme seuls ceux-ci peuvent encourir des pertes, la preuve de perte subie par LICAN est inexistante. Selon cet argument, LICAN ne pouvait donc être victime de fraude, de sorte que cette victime alléguée dans le chef ne pouvait être prise en compte pour déterminer si une fraude avait été commise, d’où la demande de verdict dirigé d’acquittement « partiel ».
[100] Il fait aussi valoir que la preuve ne peut démontrer quelque risque de préjudice pour ce qui est du contrat de Giaghbub et des contrats entre Tresca et les fournisseurs coréens. C’est donc erronément, soutient-il, que le juge de première instance a rejeté sa requête pour verdict imposé partiel quant à ces deux volets du dossier.
[101] Il appartient au jury, en tant que juge des faits, de juger de la question de l’existence du risque de privation eu égard à la preuve. Lorsque la preuve est essentiellement circonstancielle, comme en l’espèce, la responsabilité de trancher parmi les différentes inférences raisonnables pouvant être tirées de la preuve échoit donc au jury.
[102] Même si, par hypothèse, la preuve ne permettait pas d’identifier un risque de préjudice économique du côté de LICAN, par opposition à ses deux actionnaires, il reste que l’argument ne peut réussir. Que l’on précise dans le chef de fraude LICAN ou l’un des deux actionnaires, cela ne change rien : il y a néanmoins un risque de préjudice économique pour la GMRA et l’identité de la victime comme étant LICAN n’empêche aucunement l’appelant de comprendre l’accusation et de se défendre pleinement. De toute façon, même si la conduite malhonnête ne mettait en péril que les intérêts économiques de la GMRA, il reste que ce préjudice, dans les circonstances, devait passer par LICAN. En somme, il n’y aurait aucune injustice et le procès demeure tout à fait équitable.
[103] Il était aussi prévu que LICAN soit financée à même le budget des projets exécutés ou, à défaut, par un prêt remboursable avancé conjointement par les actionnaires. En raison de cette structure organisationnelle, tout préjudice causé aux deux actionnaires compromet les activités de LICAN. De plus, la mention de la GMRA à titre de victime de la fraude rend tout au plus théorique l’argument de l’appelant. Que ce soit LICAN ou la GMRA qui est la véritable victime, cela ne change rien : la preuve est la même et les vases communicants que sont LICAN et la GMRA réduisent d’autant la valeur de l’argument. Enfin, au bout du compte, c’est d’abord et avant tout l’État libyen qui était victime, ce dont le chef tient compte en l’identifiant comme telle.
[104] Pour ce qui est du contrat de Giaghbub, l’appelant fonde son argument en grande partie sur le témoignage de M. André Béland voulant que SNC ait accepté à contrecœur de réaliser ce projet, et ce, au même prix négocié avec une entreprise italienne qui devait s’en charger initialement. Cette identité de prix démontrerait l’absence de préjudice économique. Il pointe aussi l’absence de preuve quant au paiement de frais d’agent par LICAN et à l’implication de Saadi Kadhafi dans l’obtention de ce contrat.
[105] Or, comme la Cour l’a déjà rappelé dans Drouin c. R., 2020 QCCA 1378, paragr. 91, « [l]a présence d’inférences alternatives favorables à l’accusé ne signifie pas nécessairement qu’un verdict imposé d’acquittement doit être prononcé puisque la culpabilité de l’accusé n’a pas, à ce stade, à être la seule conclusion raisonnable possible ».
[106] Il ne faut pas faire fi d’un pan important de la preuve présentée, dont le témoignage de M. Ben Aïssa. Ce dernier relate à plusieurs reprises l’importance de l’influence de Saadi Kadhafi dans les relations avec la GMRA et l’obtention des contrats en Libye. Tous les projets en Libye devaient passer par lui : « Le channel, c’est Saadi Kadhafi. On devait avoir l’approbation de Saadi Kadhafi pour tous les projets qu’on suivait ».
[107] De plus, selon M. Ben Aïssa, toutes les commissions d’agent devaient être incluses dans le prix soumis au client. SNC ne déboursait pas ces sommes :
Q | Q. Et cette rémunération-là aux agents, elle vient d’où? Cette somme-là d’argent qui va aller à l’agent, elle provient d’où, de façon générale ? […] |
R | R. Alors, l’argent, c’est jamais la… c’est jamais la compagnie qui paie de ses poches. C’est de… cet argent-là est incorporé dans les prix des… dans les prix, de, comment dire, dans l’offre qu’on fait à un client, par exemple. D’accord ? C’est toujours… c’est toujours de l’argent qui est récupéré du client et qui est rétrocédé à un agent. D’accord ? Donc, la compagnie paie jamais de sa poche. |
[108] La preuve montre aussi que SNC a payé à Duvel 1 229 078 $US en frais d’agent pour le contrat Giaghbub, et cela, en toute confidentialité.
[109] En définitive, si le jury concluait à la majoration du prix forfaitaire d’un contrat aux fins d’un paiement non justifié par SNC d’une commission d’agent, il y aurait malhonnêteté entraînant un risque de perte, celle-ci se répercutant sur LICAN et, incidemment, sur la GMRA. Autrement dit, le jury disposait d’une preuve suffisante pour conclure qu’en payant un montant forfaitaire majoré à SNC en raison de l’inclusion de frais d’agent fictifs, LICAN assumait une perte injustifiée ayant un impact sur ses profits et ceux de la GMRA. Quoi qu’il en soit, pour me répéter, les intérêts économiques de l’État libyen, mentionné à titre de victime de la fraude, seront toujours affectés, par le biais de la GMRA ou autrement.
[110] Au final, il existe une preuve d’actes malhonnêtes posés par l’appelant, soit la dissimulation de faits importants et le gonflement artificiel de prix en vue d’un détournement de fonds à des fins personnelles et du paiement de pots-de-vin, notamment à Saadi Kadhafi, qui ont créé un marché empreint de corruption mettant en péril les intérêts économiques de LICAN, de la GMRA et de l’État libyen. Sans cette conduite, LICAN aurait pu signer le contrat à un prix inférieur. Les sommes ainsi obtenues constituent donc des produits de la criminalité.
[111] En ce qui concerne les contrats d’agent entre Tresca et les fournisseurs coréens, l’appelant plaide que le risque de perte pour la GMRA ou l’État libyen relevait de la pure spéculation. Il va plus loin et soutient que les ententes ont même permis de briser un monopole et d’exercer une pression à la baisse sur le prix des matériaux, ce qui ne pouvait que bénéficier à tous.
[112] Cet argument nous entraîne dans une zone réservée au jury. Il ne revient pas à la Cour, pas plus qu’il ne revenait au juge de première instance, de s’ingérer dans l’évaluation de la preuve. Seul le caractère raisonnable des inférences doit être évalué.
[113] Les ententes entre Tresca et les fournisseurs coréens sont survenues avant la détermination du prix demandé pour le projet Sarir 2. Les commissions d’agent perçues par M. Ben Aïssa et l’appelant sont demeurées secrètes. Celles-ci étaient payées par les fournisseurs coréens eux-mêmes. En raison de ces ententes et du partage qui a suivi, l’appelant a reçu, directement et indirectement, pour ce seul contrat, quelque 2 778 890 $.
[114] Les jurés pouvaient raisonnablement conclure que le choix des fournisseurs de matériaux par M. Ben Aïssa et l’appelant était dicté par leur intérêt caché, tout comme il leur était permis d’inférer que les soumissions des trois fournisseurs coréens tenaient forcément compte de l’existence de la commission d’agent à payer. Il s’agit d’inférences raisonnables se fondant sur une appréciation logique de la preuve, suivant l’expérience humaine et le bon sens.
[115] La preuve était donc raisonnablement susceptible d’étayer les inférences que le ministère public voulait que le jury fasse. Il en résulte la possibilité pour le jury de conclure à l’existence d’un risque de perte économique, les intérêts financiers des victimes ayant pu être affectés par l’augmentation artificielle du prix, l’omission de divulguer des informations pertinentes, l’utilisation d’une société-écran et le détournement de fonds. Le juge était donc fondé à écrire :
[87] Les éléments de preuve concernant l’entité Lican, le projet Giaghbub et la société Tresca satisfont la norme de la pertinence, car selon la logique et l’expérience humaine, ils tendent, dans une certaine mesure, à rendre la thèse de la fraude alléguée contre M. Bebawi plus vraisemblable qu’elle ne le paraîtrait sans ces éléments de preuve.
[116] Par ailleurs, tout comme le juge de première instance, je souligne que les transactions dont il est question « constituent des éléments relativement marginaux par rapport au cœur de la volumineuse preuve présentée par la poursuite ». Pour contrer ce constat et rejeter la possibilité d’appliquer la disposition réparatrice du paragr. 686 (1)b)(iii) C.cr., l’appelant plaide qu’il est néanmoins possible que le jury n’ait retenu que ces événements pour conclure à la culpabilité, de sorte que l’appel devrait être accueilli. Je ne partage pas cet avis. J’estime qu’il est déraisonnable de croire que le jury aurait pu retenir uniquement ces événements, sans retenir les autres. Le témoignage de M. Ben Aïssa et l’ensemble de la preuve forment un tout et il me paraît impossible, par exemple, que M. Ben Aïssa n’ait été cru que sur ces événements.
[117] Pour ces motifs, je propose le rejet de l’appel du verdict de culpabilité.
[118] La peine d’emprisonnement n’est pas remise en question par l’appelant, pas plus que le montant de l’amende de remplacement qu’il admet. Comme en première instance, le débat ne porte que sur le délai pour payer l’amende (six mois), établi par le juge et la peine d’emprisonnement imposée en cas de défaut de paiement (dix ans).
[119] Le montant de l’amende est établi de la façon suivante : l’appelant a reçu 28 903 503 $ au chapitre des produits de la criminalité dont 4 213 101,81 $ ont été confisqués. Il reste donc 24 690 401,19 $ pour l’amende de remplacement.
[120] L’article 673 C.cr. prévoit que ce type d’ordonnance est assimilé à une sentence en ce qui concerne l’appel, de sorte qu’une autorisation d’interjeter appel est requise selon l’al. 675(1)b) C.cr. Le paragr. 462.37(3) C.cr. précise que le Tribunal peut infliger une amende en remplacement d’une ordonnance de confiscation de biens obtenus illégalement dont le contrevenant a bénéficié lorsqu’une ordonnance de confiscation ne peut être rendue en raison de l’indisponibilité des biens, par exemple, lorsqu’il est impossible de les retrouver : R. c. Vallières, 2022 CSC 10, paragr. 26. La confiscation de tels biens vise à ce que « le crime ne paie pas » : R. c. Rafilovich, 2019 CSC 51, [2019] 3 R.C.S. 838, paragr. 33, citant R. c. Lavigne, 2006 CSC 10, [2006] 1 R.C.S. 392, paragr. 10, en privant le contrevenant des fruits de son crime.
[121] L’amende en remplacement de la confiscation empêche le contrevenant d’échapper à cette confiscation en cachant ou en dilapidant des produits de la criminalité. Elle vise donc à remplacer les biens qui devaient normalement être confisqués, de sorte que l’incapacité de payer ne constitue pas un motif valable pour ne pas imposer l’amende de remplacement même si elle demeure pertinente, notamment en ce qui a trait à la détermination d’un délai de paiement : R. c. Lavigne, précité, paragr. 35, 44, 47,48.
[122] Aux fins de la détermination de l’ordonnance, l’appelant invoque une situation financière désastreuse. Il plaide qu’il n’a plus la possession de 22 886 556,85 $ en raison de pertes de natures diverses, en plus d’avoir des dettes s’élevant à 167 212 692 $. Au soutien de ses prétentions, il dépose une liasse de documents, mais il ne témoigne pas et aucune expertise n’est déposée. Il réclame un délai de 10 ans après la fin de sa détention et estime qu’une détention de 5 ans en cas de défaut de paiement serait suffisante.
[123] Le juge de première instance est d’avis que le contrevenant qui soulève son incapacité de payer et qui demande un délai pour ce faire doit présenter « une preuve fiable et exacte de sa situation financière », ce que l’appelant n’a pas fait. Étant donné que le poursuivant contestait ses prétentions, l’appelant devait établir sa situation financière par prépondérance des probabilités. Or, la preuve de l’appelant présente de nombreuses carences.
[124] Quoique la preuve par ouï-dire soit permise, le juge souligne qu’une bonne partie de la documentation produite ne constitue que les observations des procureurs de l’appelant, sans possibilité de contre-interrogatoire, ce qui n’équivaut pas à une preuve fiable, surtout qu’elle était vivement contestée. Qui plus est, il souligne qu’il s’agit d’une preuve « volumineuse présentée pêle-mêle », ce qui rend difficile l’évaluation de sa fiabilité, alors que l’intimé avait présenté une expertise juricomptable contraire au cours du procès.
[125] Dans les circonstances, et à bon droit, le juge précise que l’appelant « constituait la source première et la plus logique de sa propre situation financière » et que « [n]ul autre que lui ne saurait éclairer le Tribunal sur sa capacité de payer l’amende de remplacement et dans quel délai ». Pourtant, il préfère « plaider que les inférences quant à la possession des sommes d’argent qui lui ont été payées ne sont pas raisonnables en raison de l’écoulement du temps » (un délai de 10 ans entre le transfert des biens à l’étranger et l’imposition de l’amende de remplacement). À ce sujet, le juge rappelle ces propos du juge Fish dans R. c. Topp, 2011 CSC 43, [2011] 3 R.C.S. 119 sur l’incapacité de payer une amende :
[7] Le fait d’avoir reçu des fonds obtenus illégalement n’impose pas au délinquant le fardeau de prouver qu’il ne les a plus en sa possession. Toutefois, il arrive souvent que le tribunal puisse déduire de l’absence de toute explication crédible de la part du délinquant que celui‑ci est en mesure de payer une amende. Cependant, le tribunal n’est pas tenu par la loi de faire une telle déduction, dont la valeur probante dépendra des circonstances de chaque cas et variera donc d’une affaire à l’autre.
[126] Bref, tout est question de circonstances et j’ajoute que le juge du procès a droit à la déférence d’une cour d’appel à l’endroit de ses conclusions de fait et de son évaluation de la preuve. Or, pour celui-ci, la preuve présentée par l’appelant pour contester la possession des biens ou leur disponibilité est insuffisante. Il s’exprime en ces termes :
[50] Certes, l'écoulement du temps justifie de se demander si la preuve permet de conclure qu'il dispose toujours des sommes qui lui ont été versées en marge de la fraude en Libye, mais la preuve présentée doit tout de même être évaluée.
[51] À titre d'exemple, M. Bebawi produit, le matin même de l'audition au sujet de la fixation de l'amende de remplacement, une déclaration non assermentée d'un comptable, mais « signée de sa main et étampée par son entreprise » pour appuyer la fiabilité des compilations comptables qui établiraient que les investissements de M. Bebawi à Dubai ont fondu de manière accélérée réduisant à néant une somme de près de 14 000 000 $.
[52] Cette preuve suscite l'incrédulité, car il s'avère impossible d'en vérifier la véracité, la force probante et la fiabilité.
[53] Qu'il soit bien clair à cet égard que nul ne remet en cause l'intégrité professionnelle des avocats de M. Bebawi.
[54] Mais, dans le présent dossier, comme l'explique la Cour d'appel de !'Ontario dans l'arrêt R. v. Waxman dans un contexte différent, M. Bebawi ne peut se plaindre que la preuve qu'il a présentée soit jugée insatisfaisante :
[27] ln imposing the restitution order, the trial judge did not explicitly indicate that he was considering the appellant's ability to pay, but he did so implicitly by reviewing the lack of evidence of the appellant's finances. lt hardly lies in the mouth of the appellant to complain that his ability to pay was not considered given his decision not to provide any evidence during sentencing regarding his financial position. ln any event, the ability to pay is but one consideration in deciding whether to impose a restitution order, it is not determinative: R. v. Eizenga, 2011 ONCA 113, at paras. 99-103.
[Le soulignement est ajouté]
[55] La meilleure preuve de la situation financière véritable de M. Bebawi aurait été son témoignage assujetti au contre-interrogatoire de la poursuite.
[56] M. Bebawi peut choisir de s'en remettre aux inférences qui peuvent être tirées de la preuve plutôt que de présenter un portrait vérifiable de sa situation financière.
[57] Cela dit, il sollicite un délai pour acquitter le paiement de l'amende de remplacement, mais il choisit de se soustraire à l'exigence du contre-interrogatoire. Il convient de tirer une inférence défavorable de ce choix. Le Tribunal partage les préoccupations formulées par la poursuite dans son aide-mémoire.
[58] La question qui se pose est de savoir si la preuve documentaire présentée justifie d'accorder un long délai à M. Bebawi après la fin de son incarcération pour payer l'amende de remplacement à la confiscation.
[59] Certes, un tel délai est souvent accordé lorsque le contrevenant n'est pas en mesure de payer, mais, compte tenu de ses multiples malversations, M. Bebawi n'a pas établi qu'il n'avait plus les sommes d'argent à sa disposition pour payer l'amende de remplacement.
[60] Le Tribunal déduit de l'absence de toute explication crédible de la part de M. Bebawi que celui-ci est en mesure de payer l'amende de remplacement. Les créances invoquées ne sont pas actuelles, mais potentielles.
[Références omises]
[127] Il convient de noter que les créances auxquelles réfère le juge sont d’éventuelles créances contre l’appelant (donc des dettes) en rapport avec une déclaration de faillite fondée sur ses propres dires et dont l’issue n’était pas encore connue.
[128] Comme on le voit, une bonne partie du jugement de première instance est basée sur les inférences factuelles du juge et l’appelant ne fait voir à cet égard aucune erreur manifeste et déterminante.
[129] Il est vrai que le juge semble aller trop loin en exigeant « une preuve fiable et exacte de sa situation financière ».
[130] En effet, dans R. c. Rafilovich, précité, sur lequel se fonde le juge, il était question de modifier une ordonnance de blocage et d’imposer une amende compensatoire pour permettre la remise de biens en vue du paiement de frais juridiques pour sa défense. Or, dans ce contexte, le paragr. 462.34(4) C.cr. prévoit que le demandeur doit démontrer qu’il « ne possède pas d’autres biens ou moyens » de sorte « qu’il est absolument essentiel d’avoir recours aux fonds » bloqués : Rafilovich, paragr. 35 et 37. C’est donc dans l’esprit d’un « mécanisme distinct et particulier » que l’arrêt renvoie à la notion de situation financière exacte. Ce n’est pas le cas ici.
[131] Le Code criminel demeure silencieux en ce qui a trait à la détermination d’un délai de paiement et il vaut mieux s’en remettre aux règles habituelles et aux principes généraux régissant la détermination de la peine, comme dans R. c. Lavigne, précité, paragr. 45, et accorder le délai nécessaire lorsque que le demandeur établit son incapacité d’acquitter l’amende immédiatement selon la prépondérance des probabilités : R. v. Noseworthy, 2000 NFCA 45, paragr. 18 à 20; R. v. Waxman, 2014 ONCA 256, paragr. 28-29. Une telle interprétation est d’ailleurs conforme au principe retenu à l’al. 724(3)d) C.cr. selon lequel l’existence d’un fait contesté sur la détermination de la peine doit être démontrée par une preuve prépondérante.
[132] Par ailleurs, l’erreur du juge en ce qui a trait à la nature du fardeau n’a pas eu de véritable impact sur le résultat final. D’une part, il a accordé un délai, même s’il est court. D’autre part, le juge n’a pas rejeté la preuve présentée par l’appelant pour le motif qu’il ne s’agissait pas d’une preuve juricomptable ou encore parce qu’elle n’était pas suffisamment « fiable et exacte ». En réalité, la lecture complète du jugement indique qu’il a plutôt tenu compte de son manque de crédibilité et de fiabilité. Il retient également, à bon droit, l’absence d’explications crédibles pour rejeter les inférences suggérées par la défense. Ce faisant, il ne retient pas contre l’appelant son choix de ne pas témoigner. Il constate tout au plus l’absence d’explications crédibles pouvant permettre de croire l’appelant. Au final, il retient de la preuve à charge que, « compte tenu de ses multiples malversations », l’appelant n’a pas su démontrer qu’il n’avait plus les sommes à sa disposition. Cette inférence quant au manque de crédibilité de l’appelant et son impact de même que ce raisonnement sont largement tributaires du pouvoir d’appréciation dont jouit le juge du procès.
[133] L’appelant se plaint aussi que le juge n’a pas tenu compte de l’appel interjeté à l’encontre du verdict, ce qui pouvait expliquer sa décision de ne pas témoigner sur la question du délai. Pourtant, cet appel n’avait aucun impact sur le débat qui était fortement circonscrit : seul le délai était en cause puisque le montant de l’amende était admis et que l’appelant reconnaissait avoir transféré en Égypte 23 553 593 $ entre le 11 juillet et le 22 août 2012. Il ne restait donc qu’à savoir si le délai d’une dizaine d’années et les autres arguments de l’appelant permettaient de conclure qu’il ne pouvait payer immédiatement. La preuve à cet égard n’avait aucune influence sur l’appel du verdict, d’autant que les questions en contre-interrogatoire pouvaient être limitées.
[134] De plus, l’absence d’avis selon le paragr. 30(7) de la Loi sur la preuve au Canada (L.R.C. 1985, ch. C-5), avis qui permet à l’autre partie de contester efficacement les éléments de preuve que l’on se propose de déposer, rendait inadmissible en preuve bon nombre de documents alors que les arguments des avocats de l’appelant sur sa capacité financière ne pouvaient pallier cette absence d’avis.
[135] Enfin, les arguments de l’intimé sur la preuve documentaire, que le juge semble avoir retenus et qu’il résume de la façon suivante, soutiennent les conclusions du jugement :
1) La résidence en Égypte
Il est impossible de vérifier les documents et les informations qu'ils contiennent;
Le Tribunal n'a aucune connaissance d'office du droit égyptien;
Ces documents ne sont d'aucune utilité puisque même vus sous l'angle le plus favorable à la défense, il est affirmé à la page 34 de 735 que M. Bebawi pourrait reprendre ses biens suite à la fin de la sentence qu'il a à purger au Canada. Il est donc prématuré de considérer ces montants comme perdu à tout jamais.
2) Résidence à St-Martin
Il nous est impossible de vérifier qui est Geracon Gulf, dans quel pays cette société est constituée et qui en sont les ayant droit économique. Nous pouvons toutefois inférer de la preuve faite au procès que c'est une autre entreprise constituée par M. Bebawi pour mettre à l'abri ses actifs.
Il nous est également impossible de vérifier la validité du certificat d'action qui se trouve à la p. 37 de 735. Notons que M. Sami Salib semble être un nom issu du nom de M. Sami Bebawi et de son oncle. Un autre exemple de la volonté de ce dernier de dissimuler le bien et en révéler l'existence que lorsque cela lui sert.
3) Placement à Dubaï
Il est impossible de vérifier les documents et les informations qu'ils contiennent. Considérant le volume de pièces que M. Bebawi a soumis à la justice suisse et aux autorités canadiennes qui se sont avérés faux, il s'agit d'une preuve complaisante à laquelle il ne faudrait pas ajouter foi.
4) Créanciers en faillite
Ces documents ne sont d'aucune utilité pour deux raisons :
• La déclaration de faillite est basée sur les dires de M. Bebawi au niveau de ses actifs, et comme mentionné ci-haut, on ne peut accorder foi à ses dires;
• Il est prématuré de considérer les montants des créances car nous ignorons l'issue finale du dossier des autorités fiscales et de la poursuite civile, cette dernière visant par ailleurs d'autres défendeurs.
• Cette preuve est prématurée. Le montant des créances réellement payées sera pertinent en cas de de non-paiement de l'amende après l'expiration du délai de paiement.
[136] Pour ce qui est des placements à Dubaï, comme le soulignait le juge de première instance lors d’un échange avec la défense, il faudrait faire un véritable « acte de foi » pour conclure, en l’absence de témoignages et sur la seule base de documents contenant des affirmations de l’appelant, que des investissements de l’ordre de 14 millions de dollars auraient fondu comme neige au soleil pour être réduits à quelque 85 000 $ en cinq ans. Comme l’admettait l’avocat de l’appelant à cette occasion, il s’agissait d’une question de valeur probante et rien ne permet de contredire les conclusions du juge à ce sujet.
[137] En revanche, je m’interroge sur l’à-propos du court délai de six mois accordé à l’appelant pour payer une amende de remplacement de l’ordre de 24 millions de dollars.
[138] Après avoir conclu que l’appelant avait accès aux argents, le juge ajoute que « vu les sommes en cause et les démarches nécessaires pour assembler celles-ci », un délai de six mois est approprié. Il s’agit de la seule motivation dans le jugement. Pourtant, à eux seuls, le paiement de 24 millions de dollars et la récupération préalable de cette somme requièrent un certain délai qui, à première vue du moins, excède les six mois alloués. D’ailleurs, l’intimé suggérait un délai de deux à quatre ans pour tenir compte notamment de l’appel. De plus, on peut s’interroger sur l’absence de considération du moment de l’ordonnance, soit en pleine pandémie de COVID-19.
[139] Un délai raisonnable eu égard à l’ensemble des circonstances doit être accordé lorsque le contrevenant est dans l’incapacité de payer sa dette immédiatement (ce qui est le cas, puisque le juge lui accorde six mois même s’il détient toujours les sommes) afin de lui permettre d’organiser ses affaires. Dans les circonstances, je rappelle ces propos tenus dans R. v. Chung, 2021 ONCA 188 (demande d’autorisation à la Cour suprême rejetée, 4 novembre 2021, no 39705) :
[159] […] As stated above, the purpose of giving offenders time to pay is not to inflict further punishment by indenturing them to lives of servitude. It is to ensure that crime does not pay. In some cases, giving an offender time to pay is a means of allowing the offender to arrange his or her affairs so as to realize on existing assets and pay the fine. This includes offenders who are able to recall proceeds of crime they have put into the hands of third parties. In other cases, an offender may have dissipated the proceeds and not have assets, but it is not unreasonable to require offenders to compensate for their use of proceeds of crime by requiring them to make payment over time from superfluous income. In other cases, whether because the amount of the fine is so large, or the offender’s ability to earn income so minimal, it may not be realistic to expect an offender will be able to use the time given to make much of a contribution.
[Soulignement ajouté]
[140] Dans ce contexte, je vois mal pourquoi il fallait rejeter la suggestion de l’intimé et j’accorderais un délai de deux ans à compter du présent arrêt pour payer l’amende.
[141] L’amende de remplacement, tout comme la confiscation, n’a pas pour objectif de punir le délinquant; c’est la peine qui doit y voir. Par conséquent, le délai pour payer l’amende ne sert pas de sanction ou de punition. Il ne sert qu’à s’assurer que le délinquant ait un délai suffisant pour la payer, étant entendu que, si l’on veut que le crime « ne paie pas », il faut faire en sorte que le délinquant ait le temps requis pour rassembler les fonds. Le délai de six mois ne le permet pas. La somme est fort imposante et le délinquant sera détenu, ce qui restreint d’autant sa marge de manœuvre. Un délai de deux ans, qui est conforme à la suggestion de la poursuite en première instance (de deux à quatre ans), me paraît par conséquent devoir être imposé.
[142] Pour ce qui est de la période de détention en cas de défaut, le sous‑al. 462.37(4)a)(vii) C.cr. précise qu’elle doit se situer entre cinq et dix ans pour une amende de plus d’un million de dollars. Je ne peux voir en quoi une période de détention de dix ans serait inacceptable pour une amende de quelque 24 millions de dollars et la suggestion de cinq ans de l’appelant me paraît par ailleurs déraisonnable au regard de ce montant.
[143] Pour ces motifs, je propose que la Cour rejette l’appel du verdict de culpabilité et accueille la requête pour permission d’appeler de l’ordonnance de remplacement, uniquement pour porter à deux ans le délai accordé pour payer l’amende.
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FRANÇOIS DOYON, J.C.A. |
[1] Il y a eu une certaine confusion durant l’interrogatoire de l’agent d’infiltration au procès sur les propos exacts qu’il aurait tenus. Il a d’abord parlé de « documents » que l’avocat pouvait avoir en sa possession, mais l’ensemble de la preuve, notamment ses notes contemporaines qu’il lisait au moment de témoigner, démontre qu’il a plutôt parlé de « statements ». Cette distinction a son importance, vu que les déclarations de l’appelant données en Suisse étaient déjà connues des enquêteurs, contrairement à d’autres documents que l’avocat pouvait avoir en sa possession.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.