Boulet c. Stiverne |
2019 QCRDL 30950 |
RÉGIE DU LOGEMENT |
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Bureau dE Montréal |
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No dossier : |
337268 31 20170517 S |
No demande : |
2810883 |
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Date : |
26 septembre 2019 |
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Régisseure : |
Francine Jodoin, juge administrative |
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Geneviève Boulet
Gregory Abel
Stephane Pigeon |
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Locateurs - Partie demanderesse |
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c. |
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Vyardley Stiverne |
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Locataire - Partie défenderesse |
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D É C I S I O N
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[1] Les locateurs demandent la résiliation de bail fondée sur le non-respect d’une ordonnance de payer le loyer le premier jour du mois. Ils demandent également la résiliation du bail pour non-paiement de loyer et recouvrement du loyer dû.
[2] Lors de l’audience, tous les loyers réclamés ont été payés aux dates suivantes, 1er août et 2 août 2019.
[3] Les locateurs ne peuvent, donc, obtenir la résiliation du bail pour le motif de non-paiement.
[4] Le 19 juillet 2017, le Tribunal prononce à l’encontre de monsieur Jean-Steve Pierre, une ordonnance de payer le loyer le premier jour du mois. Monsieur Pierre a depuis quitté le logement.
[5] La défenderesse, Vyardley Stiverne, est l’ex-conjointe de monsieur Pierre.
[6] Le 18 juillet 2019, le Tribunal de la Régie du logement lui reconnaît un droit au maintien dans les lieux en application de l’article 1938 du Code civil du Québec[1].
[7] Cette décision n’est toujours pas exécutoire au moment où les locateurs introduisent le présent recours. Elle a acquis en date du 18 août 2019 seulement, l’autorité de la chose jugée.
[8] Madame Stiverne a effectué le paiement du loyer pour juillet et août 2019 aux dates susmentionnées.
[9] Les locateurs veulent opposer à la partie défenderesse les conséquences du non-respect de l’ordonnance prononcée en 2017 à l’encontre de son ex-conjoint.
[10] Ils précisent, par ailleurs, que monsieur Pierre s’est conformé à l’ordonnance depuis 2017. Les défauts reprochés à madame Stiverne sont liés au paiement du 1er août 2019 qu’elle a transmis par virement bancaire.
[11] Monsieur Pigeon lui transmet alors un message lui indiquant qu’il a décidé d’imputer ce paiement sur le mois de juillet 2019 qui n’est pas payé.
[12] Le lendemain, madame Stiverne fait un deuxième paiement. Le locateur lui répond :
« Vous êtes souvent en retard sur vos paiements de votre logement et cette situation nous cause préjudice. […] »
[13] Le paiement est imputé sur le loyer du mois d’août 2019.
[14] Au jour de l’audience, tous les loyers sont payés.
[15] Tel que discuté lors de l’audience, la demande des locateurs soulève de nombreuses questions de droit, notamment sur le caractère exécutoire de l’ordonnance prononcée en 2017 et sur son opposabilité à la partie défenderesse.
[16] Malgré les explications du Tribunal, les locateurs insistent pour procéder anticipant que madame Stiverne ne pourra, de toute façon, rencontrer ses obligations dans le futur.
[17] À cela s’ajoute le caractère prématuré de la demande alors que la décision conférant des droits à madame Stiverne n’est devenue exécutoire qu’en date du 18 août 2019.
[18] Finalement, le Tribunal rappellera les règles applicables à l’imputation des paiements.
- Le caractère exécutoire de la décision du 18 juillet 2019
[19] L'article 82 de la Loi sur la Régie du logement[2] prévoit ce qui suit :
« Art. 82. Sauf si l'exécution provisoire est ordonnée, une décision est exécutoire à l'expiration du délai pour permission d'appeler, ou, selon le cas, du délai de révision. Une décision visée dans la section II du chapitre III est exécutoire dès qu'elle est rendue.
Dans le cas d'une décision relative à une demande ayant pour seul objet le recouvrement d'une créance visée dans l'article 73, la décision est exécutoire à l'expiration d'un délai de 20 jours de sa date, sauf si le régisseur en a ordonné autrement. » [Notre soulignement]
[20] L'article 92 de cette même Loi précise que la requête pour permission d'appeler doit être signifiée et produite dans les 30 jours de la date de la décision.
[21] Ainsi, la décision conférant des droits à madame Stiverne ne devient exécutoire que le 18 août 2019.
[22] Par conséquent, au moment de l’introduction du recours dirigé contre madame Stiverne en date du 23 juillet 2019, cette dernière ne peut encore bénéficier des effets de la décision.
[23] Les locateurs, de leur côté, n’ont encore acquis aucun intérêt légal pour poursuivre cette dernière ayant nié ses droits de cessionnaire auparavant et bénéficiant du droit d’appel.
[24] L’article
« La personne qui forme une demande en justice doit y avoir un intérêt suffisant. L'intérêt du demandeur qui entend soulever une question d'intérêt public s'apprécie en tenant compte de son intérêt véritable, de l'existence d'une question sérieuse qui puisse être valablement résolue par le tribunal et de l'absence d'un autre moyen efficace de saisir celui-ci de la question ». [Notre soulignement]
[25] Lors de l'introduction de la procédure, le droit que l'on désire faire valoir doit être né et actuel sans quoi le demandeur n'a aucun intérêt juridique à exercer un recours[3]. Son intérêt n'est alors qu'éventuel et hypothétique et ne saurait être considéré.
[26] Pour cette seule raison, la demande est rejetée, mais il y a plus.
- L’opposabilité de l’ordonnance prononcée en 2017
[27] Le Tribunal estime que la décision qui prononce cette ordonnance ne peut s’étendre au cessionnaire, qu’il soit légal ou consensuel.
[28] En cas de cession, la
loi prévoit le transfert des droits et obligations résultant du bail, mais non
d’un jugement préalablement rendu (article
[29] Le cédant ni le cessionnaire du bail ne sont tenus responsables pour une période qui va au-delà de la date à laquelle le bail est cédé.
[30] Imaginons une décision qui condamne un locataire à payer une somme d’argent, il serait incongru qu’on lui oppose le jugement simplement du fait que le bail lui est cédé.
[31] À la différence, lorsque le manquement est acquis avant la cession du bail, par le débiteur visé par l’ordonnance, la cession ne pourrait avoir pour effet de purger le défaut.
[32] En conséquence, l’ordonnance rendue dans la décision du 19 juillet 2017 s’adresse à l’ancien locataire à l’égard des faits particuliers le concernant.
[33] Cette ordonnance ne peut être opposée à la cessionnaire du bail.
- La validité de l’ordonnance
[34] Il va de soi que sans cette ordonnance, la situation ne justifierait pas pour l'instant la résiliation du bail, madame Stiverne s’étant acquittée des loyers dus depuis la décision rendue en sa faveur.
[35] Cette ordonnance datée du 19 juillet 2017 ne devenait exécutoire que 30 jours après avoir été prononcée. Elle ne comporte aucune échéance contrairement à la jurisprudence applicable[5]. Elle s’adresse à monsieur Jean-Yve Pierre.
[36] Dans l’affaire Marcellus c. Rosito, datant de 2010, la Cour du Québec rappelle, en effet, ce qui suit :
« [17] L'ordonnance d'un Tribunal, en matière d'injonction, d'ordonnance de sauvegarde ou dans les sphères d'intervention de la Régie, doit toujours être claire, précise et susceptible d'exécution. Le justiciable a le droit de connaître exactement la nature de ses obligations. L'ambiguïté est à proscrire. Le Tribunal conclut, qu'en principe, la Régie doit se limiter à l'émission d'une ordonnance qui vise le bail touché par la demande du locateur.
[18] Toutefois, la Régie peut rendre une ordonnance qui touche une période subséquente si on lui démontre qu'il y a eu reconduction, et si elle connaît les conditions de la reconduction. Dans un tel cas, la Régie doit rendre une ordonnance précise pour indiquer qu'elle couvre aussi la reconduction du bail jusqu'à son échéance. Les conséquences du non-respect d'une ordonnance (par exemple, l'expulsion du locataire) sont souvent trop graves pour qu'une ordonnance imprécise soit une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête d'un locataire. » [Notre soulignement]
[37] Dans l’affaire Brodeur c. Joly[6], la Cour du Québec réitère :
« [51] Il faut
considérer ici que la sanction prévue à l'article
[52] Une ordonnance
émise aux termes de l'article
[53] Dans le cas présent, non seulement l'ordonnance émise par le régisseur, Me Harvey, ne détermine aucun délai durant lequel elle sera en vigueur, mais elle annule en quelque sorte la sanction prévue au deuxième alinéa en cas de non-respect. En effet, le régisseur se limite à mentionner que le locateur « pourra s'adresser de nouveau au tribunal […] », le renvoyant ainsi à l'application de la loi plutôt qu'à la sanction de l'ordonnance en elle-même. » [Notre soulignement]
[38] Ainsi, le Tribunal de la Régie du logement, lorsqu’il émet une telle ordonnance, est tenu de fixer celle-ci pour une durée déterminée.
[39] Lorsque cela n’est pas le cas et sans se prononcer sur l’invalidité de ladite ordonnance, il y a lieu de s’interroger sur la durée de vie de celle-ci ou même sur son application.
[40] Dans l’affaire Carrier c. Coop La Voie lactée[7], rendue avant les enseignements de la décision Rosito, ci-avant citée, la Cour du Québec énonce :
« [30] Nous en comprenons que le juge Tellier ne considère pas une telle ordonnance comme étant une exécution d'un jugement. Nous pouvons même ajouter que si cette ordonnance est imprécise, par exemple, quant à sa durée, la résiliation ne sera pas automatique.
[31] D'ailleurs, une régisseure, dans l'affaire Place d'Argenteuil et Locong c. Tardif et Tardif [5] a écrit qu'il serait déraisonnable d'appliquer une ordonnance rendue le 1er juin 2001, après un délai de plus de deux ans (cette cause porte également sur une ordonnance au locataire à payer le loyer le premier de chaque mois).
[32] De tout ceci, nous sommes d'opinion que l'ordonnance rendue contre un débiteur, dans le cadre d'un bail qui se reconduit, est valable même après le terme de ce bail pendant lequel l'ordonnance fut rendue.
[33] Mais ceci étant dit, si cette ordonnance ne contient pas de délai ou de terme, il peut en résulter une foule de circonstances (comme une renonciation tacite de la part des créanciers, etc.) pouvant nous faire croire qu'un débiteur, malgré tout, s'est conformé à une ordonnance. Il serait dangereux d'y voir une exécution automatique.
[34] Exactement, d'ailleurs, comme dans les circonstances de la présente affaire, où le débiteur locataire a démontré qu'il s'était conformé à l'ordonnance, après plus d'un an de paiements réguliers. Il y a même lieu, selon la preuve présentée devant la Régie, de rendre le jugement qui aurait dû être rendu. [Notre soulignement]
[41] Dans cette affaire, la Cour du Québec casse la décision de la Régie du logement et rejette la demande de résiliation de bail du locateur au motif que le locataire s’est acquitté de son obligation pendant plus d’un an.
[42] De la même façon, le Tribunal estime que cette ordonnance prononcée en 2017 et ayant été suivie depuis près de 2 termes de reconduction ne peut être opposable à la cessionnaire, le cas échéant, vu le délai encouru depuis qu’elle a été prononcée rendant celle-ci caduque.
-L’imputation effectuée par les locateurs
[43] Le 1er août 2019, les locateurs reçoivent un paiement qu’ils choisissent d’imputer à juillet 2019.
[44] Lorsque madame Stiverne en est informée, elle achemine aussitôt un deuxième paiement (2 août 2019) qui paie le mois en cours.
[45] L’article
« 1572. À défaut d'imputation par les parties, le paiement est d'abord imputé sur la dette échue.
Entre plusieurs dettes échues, l'imputation se fait sur celle que le débiteur a, pour lors, le plus d'intérêt à acquitter.
À intérêt égal, l'imputation se fait sur la dette qui est échue la première, mais si toutes les dettes sont échues en même temps, elle se fait proportionnellement. »
[46] Dans l’affaire Succession de Wong c. Noel[8], le juge administratif Robin Martial Guay réfère aux principes suivants :
« [32] Dans l'affaire Couillard c. Gonzalez
(
[33] Mais qu'est-ce qu'une quittance ? Bien que la quittance soit un acte juridique étroitement lié au paiement, certaines distinctions s'imposent. Tandis que le paiement représente l'exécution monétaire d'une obligation, la quittance est un acte qui atteste à la fois du paiement, mais aussi que, par elle, le débiteur se trouve libéré de son obligation. C'est donc dire qu'un simple reçu, ou une simple opération comptable réalisée dans le bureau du locateur, ne saurait équivaloir à quittance.
[34] L'article
[35] Selon les auteurs Baudoin et Jobin(1) il « s'agit là d'une question de fait qui varie selon les circonstances ». Il appartient donc au Tribunal d'instance, lorsque s'applique cette disposition, de soupeser ce qui constitue le meilleur intérêt du débiteur, eu égard aux faits présentés en preuve. » [Citations omises] [Notre soulignement]
[47] Considérant ces principes et les règles sur l’imputation du paiement, le locateur ne pouvait imputer le loyer reçu le 1er août 2019 comme étant le paiement du mois de juillet[9].
[48] En somme, la demande des locateurs est irrecevable puisque la partie défenderesse n’est pas cessionnaire au moment où ils introduisent leur recours. Par ailleurs, l’ordonnance émise en 2017 n’est plus opposable en raison du délai écoulé et du changement de débiteur.
[49] Par ailleurs, aucun défaut ne peut être reproché à la partie défenderesse le 23 juillet 2019, date d’introduction d’instance.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[50] REJETTE la demande.
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Francine Jodoin |
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Présence(s) : |
deux des locateurs |
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Date de l’audience : |
26 août 2019 |
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[1] Stiverne c. Pigeon 2019 QCRDL.
[2] RLRQ c. R-8.1.
[3]
Denis FERLAND et Benoit EMERY, Précis de procédure civile du Québec,
Volume I, 4e édition, Cowansville, Les éditions Yvon Blais, p. 137. Safco
Construction inc. c. Agraan,
[4] Joël Simard, « Sous-location et cession de bail-bail de logement » dans Pierre-Claude Lafond, dir., Juris Classeur Québec, collection de droit civil, Contrats nommés 1, Montréal, Lexis Nexis, mise à jour-juin 2013, 29/7 à la section Effets de la cessions, paragraphe 15.
[5]
Marcellus c. Rosito,
[6]
Brodeur c. Joly,
[7]
Carrier c. Coop La Voie lactée,
[8]
Succession de Wong c. Noël,
[9]
Articles
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