Décision

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Caisse populaire Desjardins de Saint-Raymond--Sainte-Catherine c. Girard

2022 QCCA 1171

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

 :

200-09-010136-197

(200-17-023686-165)

 

DATE :

1er septembre 2022

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.

JULIE DUTIL, J.C.A.

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

 

CAISSE POPULAIRE DESJARDINS DE SAINT-RAYMOND–SAINTE-CATHERINE

APPELANTE / INTIMÉE INCIDENTE – défenderesse

c.

 

MANON GIRARD

INTIMÉE / APPELANTE INCIDENTE – demanderesse

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                Les parties, par voie d’appel et d’appel incident, se pourvoient contre un jugement de la Cour supérieure, district de Québec (l’honorable Bernard Tremblay), qui, le 11 novembre 2019, accueille en partie la demande en justice de Mme Manon Girard et condamne la Caisse populaire Desjardins de Saint-RaymondSainte-Catherine au paiement d’indemnités totalisant 213 404,17 $, avec intérêts au taux légal majoré de l’indemnité additionnelle à compter de l’assignation, rejette l’offre de 81 057,30 $ formulée dans la défense parce qu’insuffisante et conditionnelle, le tout avec frais de justice[1].

[2]                Pour les motifs de la juge Gagné, auxquels souscrivent les juges Pelletier et Dutil, LA COUR :

[3]                ACCUEILLE en partie l’appel principal;

[4]                ACCUEILLE en partie l’appel incident;

[5]                INFIRME le jugement entrepris afin de remplacer la conclusion énoncée au paragraphe 494 par ce qui suit :

[494] CONDAMNE la défenderesse à payer à la demanderesse la somme de 230 749,81 $ avec intérêts au taux légal majoré de l’indemnité additionnelle prévue dans la loi à compter de la date d’assignation le 16 février 2016, soit :

a) Une somme de 203 184,80 $ à titre d’indemnité de départ pour compenser le délai de congé de 24 mois auquel a droit la demanderesse;

b) Une somme de 20 000 $ pour des dommages non pécuniaires;

c) Une somme additionnelle de 7 565,01 $ pour certains frais et des avantages liés à l’emploi de la demanderesse.

Les autres conclusions du jugement demeurant inchangées.

[6]                SANS FRAIS DE JUSTICE vu le sort mitigé des pourvois;

 

 

 

FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A.

 

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

Me Mario Parent

Me Stéphanie Blanchet-Gravel

BEAUVAIS TRUCHON

Pour l’appelante / intimée incidente

 

Me Francis Fortin

TREMBLAY BOIS MIGNAULT LEMAY

Pour l’intimée / appelante incidente

 

Date d’audience :

2 novembre 2021


 

 

 

MOTIFS DE LA JUGE GAGNÉ

 

 

  1. Introduction

[7]                Le 25 avril 2013, Mme Manon Girard est nommée « directrice Marché des particuliers et développement des affaires » à la Caisse populaire Desjardins de SaintRaymond–Sainte-Catherine[2]. Elle compte alors 33 années d’ancienneté dans le Mouvement Desjardins, dont 20 à titre de gestionnaire.

[8]                Un an plus tard, le nouveau directeur général de la Caisse, M. Michel Truchon, appréhende le départ de deux employées performantes, une situation qu’il attribue au style de gestion autoritaire de Mme Girard. Disant avoir perdu confiance en sa capacité de redresser la situation, « [i]l lui demande de quitter les lieux sur-le-champ pour ne plus y revenir, de réfléchir puis de lui proposer des termes et modalités relatifs à son départ »[3].

[9]                Dans les jours qui suivent, Mme Girard sombre dans la dépression. Elle recevra jusqu’au 21 août 2016 les prestations d’invalidité prévues par son régime d’assurance collective. Entre-temps, dans une lettre datée du 16 février 2015, la Caisse l’informe de sa décision de mettre fin à son emploi « à compter de ce jour ».

[10]           Mme Girard poursuit la Caisse en dommages-intérêts. Outre une indemnité tenant lieu d’un délai-congé de 36 mois, elle lui réclame des sommes importantes à titre de dommages-intérêts punitifs et en réparation du préjudice moral découlant de la résiliation abusive de son contrat de travail. Enfin, elle estime avoir droit au remboursement des honoraires extrajudiciaires qu’elle a engagés.

[11]           Le juge de première instance donne partiellement raison à Mme Girard et condamne la Caisse à lui payer des indemnités totalisant 223 404 $[4], soit 129 709 $ pour tenir lieu d’un délai-congé de 24 mois, 75 000 $ pour dommages non pécuniaires et 18 695 $ pour certains frais et la perte d’avantages liés à son emploi.

[12]           Les deux parties sont insatisfaites du jugement. L’appel de la Caisse porte sur les points suivants :

  • La durée et le point de départ du délai-congé;
  • L’obligation de Mme Girard de minimiser son préjudice;
  • Son droit aux bonis ainsi qu’aux augmentations salariales;
  • L’abus de droit (ou la faute distincte) et, subsidiairement, le montant de l’indemnité pour dommages non pécuniaires;
  • L’indemnité de 11 630 $ pour des vacances.

[13]           Mme Girard, dans son appel incident, soutient que le juge a erré :

  • En déduisant de l’indemnité de délai-congé une partie des prestations d’invalidité versées par l’assureur;
  • En refusant de lui accorder une indemnité pour la perte liée à son fonds de pension;
  • En limitant la durée du délai-congé à 24 mois.

[14]           Je traiterai d’abord de la durée du délai-congé, une question qui est commune aux deux appels et qui, comme on le verra, comporte deux sous-questions, soit la prise en compte de l’ancienneté de Mme Girard au sein du Mouvement Desjardins et la date du congédiement (point de départ du délai-congé). J’examinerai ensuite les autres questions.

  1. Analyse
  1. La durée et le point de départ du délai-congé

[15]           Le juge résume ainsi les circonstances de l’espèce :

[341]  La demanderesse a été à l’emploi de façon continue de trois caisses différentes du Mouvement entre 1980 et 2015, comptant ainsi, le 16 février 2015, environ 35 années de service auprès de cet employeur.

[342]  Elle a gravi presque tous les échelons de cette organisation en ce qui concerne le volet des caisses, de commis junior jusqu’à directrice de cet important service de la défenderesse qui compte 23 employés sous sa supervision en avril 2014 et un substantiel portefeuille de placements. La demanderesse occupe alors au plan hiérarchique, le fauteuil numéro deux, pour ainsi dire, chez la défenderesse.

[343]  La demanderesse a constamment obtenu des promotions résultant de bonnes évaluations de son rendement. Elle a fait preuve de dévouement et de détermination dans sa progression, suivant diverses formations données à l’interne et complétant une formation universitaire durant toutes ces années.

[344]  Elle est encouragée durant toutes ces années par ses supérieurs à se perfectionner et à acquérir de l’expérience afin de percer vers le sommet de cette organisation, postulant à cette fin sur des postes ouverts dans d’autres caisses pour y parvenir.

[345]  Rappelons que la demanderesse n’envisage pas lors de son renvoi de terminer sa carrière au sein du Mouvement avant l’âge de 62 ans et n’envisage pas travailler pour d’autres institutions financières.

[346]  Les raisons de son congédiement, qui se résument à lui reprocher son style de gestion auprès de certains employés sous sa supervision, sont peu convaincantes alors qu’aucun reproche de cette nature ne lui a jamais été adressé auparavant et alors que règne déjà un climat difficile et tendu au sein de la défenderesse au moment de l’embauche de la demanderesse.

[347]  De plus, les circonstances entourant le congédiement de la demanderesse lui ont définitivement fermé les portes du Mouvement et, dans une certaine mesure, du secteur bancaire et financier dans toute la région du Québec métropolitain où le bruit de son congédiement a circulé.

[348]  La demanderesse a certes pu se retrouver du travail grâce à son expérience et à ses connaissances, mais dans un domaine différent du secteur financier et bancaire et lui procurant une rémunération substantiellement inférieure.[5]

Et il conclut :

[349]  Suivant son analyse des précédents qui lui sont soumis, compte tenu de son âge, du niveau hiérarchique élevé du poste qu’elle occupe lors de son congédiement, de ses 35 années d’ancienneté au sein du Mouvement et de ses perspectives réduites d’emploi dans l’avenir, le Tribunal en arrive à la conclusion que le délai de congé auquel a droit la demanderesse est de 24 mois à compter du 16 février 2015.[6]

[Renvoi omis]

[16]           La Caisse soutient que le délai-congé accordé par le juge est exagéré et fondé sur des considérations et des conclusions de fait erronées. À son avis, un délai-congé de 10 mois ou, subsidiairement, de 64 semaines (près de 15 mois) serait plus approprié et devrait être calculé à compter du 17 avril 2014, date de la rencontre avec M. Truchon.

[17]           De son côté, Mme Girard demande à la Cour de préciser que le délai-congé prévu à l’article 2091 C.c.Q. n’est pas soumis à un « maximum absolu » de 24 mois. Au vu des circonstances particulières de l’espèce, elle estime avoir droit à un délai-congé de 36 mois.

[18]           Qu’en est-il?

[19]           La détermination du délai-congé raisonnable est une question de fait et la Cour doit faire preuve de beaucoup de réserve et de déférence lorsqu’il s’agit de modifier la durée de celui-ci[7]. Pour reprendre les propos de mon collègue le juge Pelletier dans IBM Canada ltée c. D.C., « [s]auf méprise au sujet des critères applicables ou durée nettement exagérée, il faut se garder d’intervenir dans un domaine où le juge de première instance jouit d’une position privilégiée pour apprécier l’ensemble de la situation »[8].

[20]           Ici, la Caisse a tort de reprocher au juge d’avoir considéré les 35 années d’ancienneté de Mme Girard au sein du Mouvement Desjardins. Même si les caisses du Mouvement Desjardins sont des personnes morales distinctes, le juge pouvait tenir compte de la progression de Mme Girard, une circonstance qui, selon la preuve, est étroitement liée à la nature du poste qu’elle occupait. Il explique à ce sujet :

[50]  La progression d’un employé au sein du Mouvement, comme cela a été le cas de la demanderesse durant toute sa carrière au sein du Mouvement, rend nécessaire et parfois inévitable de passer à l’emploi d’une caisse à une autre, ce type de progression étant même encouragé par le Mouvement pour un gestionnaire en ascension, en vue de lui permettre d’acquérir de l’expérience et de développer son expertise.

[51]  À cette fin, les diverses entités du Mouvement reconnaissent dans leurs critères de sélection et dans les conditions d’embauche d’un gestionnaire, le parcours de celui-ci au sein du Mouvement. Ainsi, la durée de la période de probation de la demanderesse apparaît au Tribunal d’une portée fort relative compte tenu de sa longue période d’emploi au sein du Mouvement, dont la plus large part l’a été dans des postes de gestion, et ce, même si elle occupe un poste de gestionnaire nouvellement créé lors de son arrivée chez la défenderesse.[9]

[21]           Le juge renvoie à deux documents internes, soit le Guide de gestion des personnes en contexte de changements organisationnels et le Guide des conditions de travail des gestionnaires[10]. Le premier document comprend la définition suivante :

Ancienneté Mouvement : Correspond à la durée du service continu au sein du Mouvement Desjardins (tous les employeurs Desjardins inclus).

-          Interruption de service de moins de 12 mois : maintien de l’ancienneté mais la durée de l’interruption est déduite.

-          Interruption de service de plus de 12 mois : perte de l’ancienneté.[11]

La grille d’indemnités de départ qui figure en annexe tient compte de l’Ancienneté Mouvement. Comme le fait observer le juge, pour un employé de l’âge de Mme Girard, soit 52 ans, et comptant plus de 18 années de service continu au sein du Mouvement Desjardins, l’indemnité de départ recommandée correspond à un délai-congé de 64 semaines[12].

[22]           Tout en arguant que le Guide de gestion des personnes en contexte de changements organisationnels ne s’applique pas dans le cas d’un congédiement, la Caisse avance que le juge aurait dû s’en inspirer et accorder un délai-congé d’au plus 64 semaines. Or, le droit à une indemnité tenant lieu d’un délai-congé raisonnable est d’ordre public[13] et le juge n’était pas lié par ce guide conçu à l’intention des gestionnaires. Il lui était loisible de s’en inspirer et c’est ce qu’il a fait en tenant compte de l’ancienneté de Mme Girard au sein du Mouvement Desjardins.

[23]           Quant au second document, le Guide des conditions de travail des gestionnaires, on y lit ceci :

La caisse reconnaît, sous forme d’ancienneté, les années de service à la caisse et dans le Mouvement Desjardins. Cette reconnaissance trouve son application dans certaines des conditions de travail contenues dans ce guide.[14]

[24]           Cette reconnaissance n’est pas anodine. Elle appuie la conclusion du juge selon laquelle le Mouvement Desjardins encourage le type de progression qu’a connu Mme Girard, et ce, au bénéfice de l’ensemble du réseau des caisses. La Caisse ne peut nier qu’il existe un lien entre les emplois occupés par Mme Girard au sein du Mouvement Desjardins et sa nomination au poste de « directrice Marché des particuliers et développement des affaires ».

[25]           La Caisse invoque l’arrêt Habitations populaires Desjardins de Lanaudière inc. c. Boyer[15] dans lequel le juge Chouinard, pour la Cour, convient que « le litige n’a jamais concerné d’autres services que les Habitations populaires même si d’autres corporations reliées au Mouvement Desjardins ont pu dans le passé employer Boyer »[16]. Le juge Chouinard prend toutefois le soin de préciser que la preuve ne démontre pas à quelle période Boyer a œuvré à l’Assurance-vie Desjardins et qu’il était au chômage lors de la sélection des candidats pour le poste qu’il occupait. Plus loin, il souligne « l’absence de lien avec des emplois occupés antérieurement pour d’autres corporations reliées généralement aux Caisses populaires Desjardins »[17]. La situation de Mme Girard, on l’a vu, est fort différente.

[26]           En somme, le juge n’a pas erré en considérant les 35 années d’ancienneté de Mme Girard au sein du Mouvement Desjardins. Dans les circonstances particulières de l’espèce, il pouvait tenir compte de ce facteur, sans pour autant contrevenir au principe de la relativité des contrats.

[27]           Les conclusions du juge sur les autres critères, notamment sur le niveau hiérarchique élevé du poste occupé par Mme Girard et sur ses perspectives réduites d’emploi, trouvent appui dans la preuve et sont à l’abri d’une intervention.

[28]           En ce qui concerne le point de départ du délai-congé, la lettre de la Caisse envoyée à Mme Girard le 16 février 2015 est significative :

[…]

Dans ces circonstances, c’est la raison pour laquelle nous vous avions demandé le 17 avril 2014 de nous faire part de votre position pour convenir d’une fin d’emploi.

Compte tenu des délais écoulés, nous nous voyons donc dans l’obligation de vous communiquer notre décision et que votre emploi prend fin à compter de ce jour.

[29]           Dans cette lettre, la Caisse ne prétend pas avoir mis fin à l’emploi de Mme Girard lors de la rencontre du 17 avril 2014. Au contraire, elle justifie sa décision en raison des délais écoulés depuis cette rencontre et l’informe que son emploi « prend fin à compter de ce jour ».

[30]           La position de la Caisse est également contradictoire avec celle qu’elle a adoptée pendant l’instance. Dans une demande en irrecevabilité et en rejet, elle a soutenu que Mme Girard avait occupé le poste « jusqu’à sa fin d’emploi, le 16 février 2015 », et ce, afin de bénéficier de l’immunité prévue par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[18]. Elle est mal venue aujourd’hui de prétendre que le lien d’emploi a été rompu le 17 avril 2014.

[31]           Le juge était donc justifié d’établir le point de départ du délai-congé au 16 février 2015.

[32]           Enfin, les deux parties demandent à la Cour de modifier la durée du délai-congé. Selon la Caisse, il ressort de la jurisprudence que, dans les cas analogues à celui de Mme Girard, le délai-congé raisonnable « se situe entre 4 et 18 mois, 12 mois étant plutôt la norme ». De son côté, comme déjà mentionné, Mme Girard estime avoir droit à un délai-congé de 36 mois.

[33]           Sur ce point, les deux appels doivent échouer. Eu égard à l’ensemble des circonstances, en particulier l’âge de Mme Girard (52 ans), son parcours au sein du Mouvement Desjardins depuis 35 ans et le niveau hiérarchique élevé du poste qu’elle occupait, le délai-congé de 24 mois accordé par le juge n’est pas exagéré. Il peut paraître généreux au regard des précédents soumis par la Caisse, mais il n’est pas long au point de contrevenir au caractère strictement indemnitaire du délai-congé ou de rendre illusoire l’exercice du droit de la Caisse de mettre fin au contrat d’emploi d’un gestionnaire.

[34]           Le délai-congé de 24 mois n’est pas non plus insuffisant. Mme Girard a volontairement laissé un emploi à la Caisse Desjardins de l’Ouest de Portneuf, emploi qu’elle occupait depuis environ dix ans, pour relever un nouveau défi à la Caisse. Elle savait que sa nomination comportait une période de probation (d’une portée relative[19], j’en conviens) et, selon l’article 2091 C.c.Q., la Caisse pouvait mettre fin à son contrat en lui donnant un délai-congé raisonnable. Comme on vient de le voir, la durée du délaicongé ne doit pas rendre illusoire l’exercice de ce droit.

[35]           Incidemment, je n’interprète pas l’arrêt Aksich c. Canadian Pacific Railway[20] comme établissant un « maximum absolu » ou une sorte de plafond en matière de délaicongé. La jurisprudence de la Cour est plutôt qu’un délai-congé raisonnable dépend des circonstances propres à chaque cas et, pour reprendre les termes du juge Baudouin dans l’arrêt Standard Broadcasting Corporation Ltd. c. Stewart, « d’une impressionnante conjonction de facteurs »[21]. D’ailleurs, dans cet arrêt, maintes fois cité, le juge Baudouin ajoute ceci :

L’autorité du précédent doit donc être jaugée ici avec circonspection, même si les nombreuses décisions en la matière, par leur sagesse collective, apportent des points de comparaison intéressants.[22]

[36]           La juge Bich, pour la majorité, exprime la même réserve dans Aksich : « [t]out est question de fait et d’espèce cependant, les précédents n’ayant en cette matière qu’une valeur relative »[23].

[37]           En l’espèce, compte tenu de la position privilégiée du juge et de la déférence qui lui est due, j’estime qu’il n’y a pas lieu de modifier la durée du délai-congé, ni dans un sens ni dans l’autre.

  1. La minimisation du préjudice

[38]           L’obligation de la victime de minimiser son préjudice est prévue à l’article 1479 C.c.Q. :

1479.  La personne qui est tenue de réparer un préjudice ne répond pas de l’aggravation de ce préjudice que la victime pouvait éviter.

1479.  A person who is bound to make reparation for an injury is not liable for any aggravation of the injury that the victim could have avoided.

[39]           Dans le cas d’un préjudice découlant d’un délai-congé insuffisant, cette obligation comporte deux volets : (1) le salarié congédié doit faire des efforts raisonnables pour se trouver un emploi dans le même domaine d'activité ou dans un domaine connexe; et (2) le salarié ne doit pas refuser d'offres d'emploi qui, dans les circonstances, sont raisonnables[24].

[40]           Il s’agit d’une obligation de moyen qui s’évalue selon le critère objectif de la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances. Comme l’écrit la juge Bich, pour la Cour, dans Carrier c. Mittal Canada inc., le salarié « n’a pas à remuer mers et mondes pour tenter de se trouver un autre emploi le plus rapidement possible, le standard étant ici celui des efforts raisonnables »[25].

[41]           Enfin, il incombait à la Caisse de démontrer que Mme Girard a manqué à son obligation de minimisation et que ce manquement a aggravé son préjudice[26].

[42]           Le juge conclut que la Caisse ne s’est pas déchargée de ce fardeau. Celle-ci lui reproche d’avoir omis de tenir compte des éléments suivants :

  • Le fait que Mme Girard, par l’entremise de son conjoint, a refusé une offre d’emploi à la Caisse Desjardins de Lévis en juin 2014;
  • Son refus de travailler dans toute autre institution financière faisant partie du Mouvement Desjardins;
  • Ses critères irréalistes de recherche d’emploi.

[43]           Le reproche n’est pas fondé.

[44]           D’abord, l’offre d’emploi auquel la Caisse fait référence se résume à un coup de fil du directeur général de la Caisse Desjardins de Lévis, M. Benoît Caron, en juin 2014. Ce dernier aurait dit à Mme Girard : « Écoute, j’ouvre 50 postes par année, Manon, vienst’en travailler avec nous autres ». C’est tout, M. Caron n’a pas témoigné et on ne sait rien de ces nouveaux postes.

[45]           De toute façon, en juin 2014, Mme Girard souffrait d’une profonde dépression et recevait des prestations d’invalidité. Selon son conjoint, celui-là même qui a rapporté les paroles de M. Caron, elle n’était pas capable d’envisager un retour au travail, c’était impossible. Elle était « trop démolie » et le seul fait d’entendre le nom Desjardins lui donnait mal au cœur. La Caisse n’a présenté aucune preuve à l’effet contraire.

[46]           Quant au reste, le juge retient que Mme Girard a entrepris des démarches pour orienter sa recherche d’emploi au cours de l’année 2015, « dès qu’elle s’en est sentie capable »[27]. Elle a d’abord dirigé ses demandes en vue d’obtenir un emploi comparable[28], pour ensuite se tourner vers un emploi à plus faible revenu chez LTD avocats[29]. Selon le juge :

[387]  Rien ne suggère dans la preuve que la demanderesse bénéficie à ce moment d’autres opportunités mieux rémunérées, d’autant plus qu’elle n’est alors pas encore complètement remise sur pied et que sa confiance en elle demeure fragile.

[388]  Quelques mois plus tard, elle démarre son entreprise, ce qui encore une fois démontre ses efforts visant à capitaliser sur ses forces et ses connaissances acquises tout en composant avec la réalité de son âge et de ses possibilités presque inexistantes de réintégrer un emploi dans le secteur financier.[30]

[47]           Ces déterminations sont supportées par la preuve et la Caisse ne fait voir aucune erreur manifeste et déterminante justifiant de les mettre de côté.

  1. Les bonis et les augmentations salariales

[48]           L’indemnité de délai-congé comprend généralement tous les avantages pécuniaires faisant partie de la rémunération globale du salarié, incluant les bonis et les augmentations. L’arrêt Structures Lamerain inc. c. Meloche précise la règle du fardeau de la preuve lorsque l’attribution d’un boni est tributaire du rendement de l’entreprise :

[40]  L’opportunité d’ajouter la bonification du salaire prévue au contrat de travail à même l’indemnité versée ne fait toutefois pas l’unanimité en jurisprudence. Le boni fait généralement partie de la rémunération globale de l’employé lorsqu’il est prévu à ses conditions de travail et que l’employeur l’attribue de manière continue et régulière au salarié. Dans ce cas, il doit être versé pour la période du délai de congé au prorata des mois de préavis. Il en va cependant autrement lorsque le contrat de travail prévoit son attribution en fonction du rendement de l’entreprise. Il revient alors à l’employeur de démontrer, sur la prépondérance des probabilités, qu’en raison des mauvaises performances de l’entreprise, aucun boni n’aurait été autrement payé à l’employé durant la période de préavis, s’il était demeuré à son emploi.[31]

[Renvois omis]

[49]           En l’espèce, les bonis et les augmentations salariales faisaient partie des conditions de travail de Mme Girard[32]. Contrairement aux prétentions de la Caisse, leur attribution n’était pas purement discrétionnaire, même si elle dépendait de l’atteinte de certains objectifs. À cet égard, le juge observe que le salaire de Mme Girard « a toujours été bonifié selon ce régime [le régime d’intéressement des employés du Mouvement] année après année »[33].

[50]           Il revenait donc à la Caisse de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Girard n’aurait pas eu droit aux bonis et aux augmentations salariales prévues dans son contrat. Comme le souligne le juge, cette démonstration n’a pas été faite :

[360]  Or, personne n’a remis en question l’atteinte par la demanderesse de façon constante et répétée des objectifs de performance qui lui ont été fixés au cours des années précédant son emploi chez la défenderesse ni que celle-ci allait encore atteindre et sans doute dépasser les objectifs de performance lui étant fixés pour l’année 2014 vue sa performance en 2013.

[361]  En l’espèce, il ne fait pas de doute dans l’esprit du Tribunal qu’au moment de son renvoi, la demanderesse remplit les critères d’octroi de cette bonification de son salaire, comme cela a été le cas au cours des années précédentes.[34]

[51]           Encore ici, la Caisse ne fait voir aucune erreur manifeste et déterminante justifiant l’intervention de la Cour.

  1. L’abus de droit (faute distincte) et, subsidiairement, le montant de l’indemnité pour dommages non pécuniaires

[52]           La Caisse soutient que le juge a erré en la condamnant à payer à Mme Girard 75 000 $ pour dommages non pécuniaires en lien avec la rencontre du 17 avril 2014, alors que cet événement constitue un accident du travail au sens de la L.a.t.m.p. Elle ajoute que rien dans la preuve ne démontre qu’elle a commis un abus de droit ou une faute distincte et, subsidiairement, que le montant des dommages-intérêts est exagéré.

[53]           Pour comprendre ce moyen d’appel, un bref retour en arrière s’impose.

[54]           Dans sa demande introductive d’instance originale, Mme Girard poursuivait non seulement la Caisse, mais également la Fédération des caisses Desjardins du Québec et Michel Truchon. Elle réclamait à ce dernier (et subsidiairement à la Caisse) 320 000 $ pour le préjudice corporel et le préjudice non pécuniaire découlant de la rencontre du 17 avril 2014. Sa réclamation se détaillait comme suit[35] :

132.  La demanderesse réclame ainsi à Truchon la somme de 320 000 $ répartie comme suit :

a.  Dommages corporels - choc nerveux, dépression

i.  Incapacité totale temporaire (22 mois) :              60 000 $

ii.  Perte d’avantages concurrentiels :              50 000 $

b.  Dommages non pécuniaires :              100 000 $

i.  Choc nerveux, souffrance et état dépressif

ii.  Tristesse, insomnie, colère, doutes

iii.  Souffrance morale et physique

iv.  Perte de jouissance professionnelle

v.  Perte de jouissance personnelle

c.  Dommages exemplaires :              50 000 $

d.  Déboursés (frais de psychologue, massothérapie) :              10 000 $

e.  Troubles, ennuis et inconvénients :              50 000 $

[55]           À cela s’ajoutaient des réclamations de 250 000 $ pour atteinte à sa réputation, à sa dignité et à son honneur[36] et de 456 000 $ à titre de délai-congé. Chacune de ces réclamations incluait 50 000 $ pour troubles, ennuis et inconvénients.

[56]           Le 31 janvier 2017, le juge Daniel Dumais de la Cour supérieure accueille en partie une demande en irrecevabilité et en rejet présentée par M. Truchon et la Caisse[37]. Il rejette la demande introductive d’instance en ce qui concerne la réclamation de 320 000 $ parce que l’objet de cette réclamation relève de la compétence exclusive de la CNESST et que les immunités prévues aux articles 438 et 442 L.a.t.m.p. trouvent application. Selon lui, la rencontre du 17 avril 2014 constitue un accident du travail ayant entraîné pour Mme Girard une lésion professionnelle :

[39]  Les dommages allégués sont donc directement en lien avec la rencontre du 17 avril 2014 et, par le fait même, survenus à l’occasion du travail. Cette qualification de lésion professionnelle se dégage de l’ensemble de la demande introductive de la demanderesse, qui fait elle-même le lien entre les dommages et la rencontre du 17 avril.[38]

[57]           Mme Girard n’a pas fait appel de ce jugement, de sorte que celui-ci a acquis l’autorité de la chose jugée.

[58]           Dans une demande introductive d’instance modifiée datée du 18 mai 2017, Mme Girard retire sa réclamation de 320 000 $, tout en ajoutant, sous la rubrique « Délai de congé raisonnable », un chef de réclamation de 250 000 $ pour « Dommages non pécuniaires découlant des agissements abusifs et de mauvaise foi dans le cadre du congédiement »[39].

[59]           La Caisse s’oppose à cette modification et le juge, dans un jugement rendu le 4 août 2017[40], lui donne en partie raison. Il reconnaît que la preuve de l’état de santé de Mme Girard « porterait sur l’objet de la compétence exclusive de la CNESST » et que les dommages (état de choc, dépression) en lien avec la rencontre du 17 avril 2014 « ne peuvent en tout état de cause être réclamés »[41].

[60]           À la suite de ce jugement, Mme Girard modifie de nouveau sa demande introductive d’instance, mais les sommes réclamées demeurent les mêmes.

[61]           Ainsi, en première instance, Mme Girard réclame les sommes suivantes en réparation du préjudice moral découlant de la résiliation abusive de son contrat de travail :

  • 200 000 $ pour atteinte à sa réputation, à sa dignité et à son honneur;
  • 50 000 $ pour troubles, ennuis et inconvénients;
  • 250 000 $ pour « Dommages non pécuniaires découlant des agissements abusifs et de mauvaise foi dans le cadre du congédiement ».

[62]           Dans le jugement entrepris, le juge rappelle que le préjudice qui découle normalement de la résiliation du contrat de travail est en principe compensé par l’indemnité de délai-congé et que les tribunaux sont soucieux d’éviter une double indemnisation de l’employé[42]. Il cite entre autres cet extrait de l’arrêt Bristol-Myers Squibb Canada Inc. c. Legros :

[31]  L'arrêt de principe en la matière est certainement Standard Broadcasting Corporation Ltd. c. Stewart, dans lequel le juge Baudouin fait la distinction entre l'octroi d'une indemnité de délai de congé et l'octroi possible de dommages moraux additionnels fondés sur un abus de droit. Ainsi, alors que l'indemnité de délai de congé vient compenser les inconvénients liés au congédiement, l'indemnisation pour abus de droit n'existera que s'il y a négligence, mauvaise foi ou une faute identifiable de l'employeur. C’est donc dans les seuls cas où l’exercice du droit de résiliation unilatérale s’accompagne d’une faute caractéristique distincte de l’acte de congédier que l’octroi de dommages moraux en matière de congédiement sans cause sera justifié. Il pourra en être ainsi, par exemple, lorsque l’employé congédié a subi un préjudice sérieux à sa réputation ou qu’il a été congédié de façon humiliante, dégradante ou blessante.[43]

[Renvoi omis]

[63]           Après avoir cité d’autres extraits de jurisprudence sur l’approche restrictive en matière d’abus de droit, le juge revient sur le choc important vécu par Mme Girard lors de son renvoi le 17 avril 2014 et sur la dépression majeure dont elle a souffert par la suite. Il renvoie au jugement du juge Dumais et note que Mme Girard « n’a pas été en mesure de faire valoir cette réclamation auprès de la CNESST puisque logée hors délai »[44].

[64]           Le juge s’attarde ensuite sur la rencontre du 17 avril 2014 et qualifie le geste de M. Truchon d’« intempestif, cavalier et brutal ». Sur l’atteinte à la réputation de Mme Girard, il écrit :

[423]  Il apparaît évident au Tribunal que la façon dont s’est effectué le renvoi de la demanderesse le 17 avril 2014, suivi de son congédiement le 16 février 2015, a affecté sa réputation au sein du Mouvement et même dans ce segment du secteur financier qu’est l’industrie bancaire où les nouvelles, comme ailleurs dans un marché assez restreint, circulent vite, dont la spéculation sur les causes d’un congédiement.

[424]  Par contre, il n’a pas été démontré que la défenderesse ait pu faire circuler des propos dénigrants concernant la demanderesse comme l’allègue cette dernière, mais il n’en demeure pas moins que sa réputation a été malgré tout inévitablement et sérieusement atteinte.[45]

Et il conclut :

[426]  Le Tribunal est d’avis que la défenderesse a fait preuve de négligence dans la manière avec laquelle elle a mis fin à l’emploi de la demanderesse, rendant ainsi sa conduite abusive envers elle lors de son renvoi puis à l’occasion de son congédiement.

[427]  Le Tribunal estime par conséquent que la défenderesse a commis une faute distincte envers la demanderesse, même en l’absence de mauvaise foi, lui causant des dommages moraux additionnels et importants, tant sur le plan physique et moral qu’à sa réputation.

[428]  En l’espèce, les dommages réellement subis par la demanderesse excèdent ceux pouvant être compensés par l’indemnité de départ à laquelle elle a droit, particulièrement sur le plan de l’atteinte à sa réputation vu ses possibilités désormais très restreintes, voire quasi inexistantes, d’occuper un jour un emploi similaire et de gagner des revenus comparables à ceux tirés auparavant de son emploi chez la défenderesse dans le même marché situé dans la région du grand Québec métropolitain.[46]

[65]           Finalement, le juge estime que les dommages subis par Mme Girard « sur le plan physique et moral sont considérables, mais néanmoins temporaires »[47], alors que pour l’atteinte à sa réputation, « les effets de ce congédiement fautif ne s’estomperont probablement pas »[48]. Il accorde une somme globale de 75 000 $ pour dommages non pécuniaires.

[66]           L’ensemble des circonstances permettait au juge de conclure à la négligence de la Caisse et à une faute distincte de sa part. Certes, le fait qu’aucun motif sérieux ne justifie l’exercice de la faculté de résiliation n’est pas constitutif d’un abus de droit[49]. Mais ici, il y a plus. La preuve démontre que M. Truchon, par crainte de perdre deux employées performantes, a cédé à la panique et a agi de manière déraisonnable et irrespectueuse envers Mme Girard. Il l’a renvoyée chez elle « de façon aussi laconique qu’humiliante »[50], pour reprendre les mots du juge, sans vraiment lui donner la chance de s’expliquer ou de comprendre ce qui se passait. Cette attitude méprisante a persisté jusqu’au congédiement et a engendré un préjudice allant au-delà de celui qui découle normalement de la résiliation. En mettant fin au contrat de travail de Mme Girard par simple lettre, pour les mêmes raisons que celles avancées quelques mois plus tôt, la Caisse a fait preuve de négligence et a abusé de sa faculté de résiliation unilatérale. Cette conclusion du juge n’est entachée d’aucune erreur manifeste et déterminante pouvant justifier l’intervention de la Cour.

[67]           Le problème réside dans la détermination du préjudice indemnisable en vertu du droit commun. L’octroi de dommages-intérêts pour réparer un préjudice (autre que l’atteinte à la réputation) en lien avec la rencontre du 17 avril 2014 se heurte à l’autorité de la chose jugée que revêt le jugement du juge Dumais et, dès lors, contrevient au régime d’ordre public créé par la L.a.t.m.p. et à l’immunité civile de l’employeur et du coemployé prévue aux articles 438 et 442 de cette loi.

[68]           Cette immunité civile est de grande portée, comme le rappelle le juge Chamberland dans l’arrêt Ghanouchi c. Lapointe :

[35]  De toutes ces décisions, je retiens ceci :

 L'immunité civile de l'employeur et du coemployé est de grande portée et elle vise le recours en dommages (compensatoires et exemplaires) offert par la Charte qui prend appui sur les événements constitutifs de la lésion professionnelle; par ailleurs, les autres remèdes prévus par la Charte (par exemple, les mesures de redressement) demeurent disponibles pour la victime;

 l'immunité civile de l'employeur et du coemployé s'étend tant au préjudice indemnisé par le régime collectif d'indemnisation qu'à celui pour lequel la législation particulière n'offre aucune compensation;

 l'immunité civile de l'employeur et du coemployé existe indépendamment du choix fait par la victime de recourir ou non à l'indemnisation en vertu de la LATMP;

 le principe de l'immunité civile de l'employeur et du coemployé ne tient pas lorsque la réclamation vise essentiellement à réparer une atteinte à la réputation découlant de propos diffamatoires tenus ou publiés, mais il est possible que, dans un cas donné, de tels propos diffamatoires puissent constituer un « accident du travail » et entraîner une « lésion professionnelle »;

 le concept de « lésion professionnelle », au sens de la LATMP, exclut toute idée d'atteinte à la réputation; d'ailleurs, les dommages compensatoires pour atteinte à la réputation ne sont pas pris en compte dans le régime collectif d'indemnisation des accidents du travail.

[36]  Il y a donc immunité civile de l'employeur et de l'employé, selon les articles 438 et 442 LATMP, lorsque a) les événements à l'origine du recours constituent un « accident du travail » entraînant une « lésion professionnelle » et b) le recours vise à réparer un préjudice autre que l'atteinte à la réputation, et ce, peu importe que le demandeur ait choisi, ou non, de recourir au régime public d'indemnisation des travailleurs mis en place en vertu de la LATMP.[51]

[69]           J’estime utile de citer également ces extraits des motifs de la juge Bich dans Costco Wholesale Canada Ltd. c. Roadnight :

[66]  En somme, selon cette jurisprudence, par l’effet combiné de la réserve de compétence prévue par l’art. 349 L.a.t.m.p. et de l’immunité de poursuite qu’énoncent les art. 438 et 442 L.a.t.m.p., la personne dont le préjudice est susceptible de constituer une lésion professionnelle doit recourir au régime d’ordre public établi par la L.a.t.m.p. et user, le cas échéant, des recours prévus par celleci, sans être en mesure d’intenter en lieu et place (ou en complément) une action en responsabilité civile (contractuelle ou extracontractuelle) contre l’employeur ou un collègue. Autrement dit, le régime établi par la L.a.t.m.p. n’est pas « optionnel », pour reprendre le mot de la Cour dans l’arrêt Genest. Celui ou celle qui fait défaut d’y recourir dans le cas d’une lésion professionnelle ne peut s’autoriser ensuite des règles générales du droit commun (y compris les art. 2085 et s. C.c.Q.) pour se tourner vers les tribunaux judiciaires et réclamer, sous la forme de dommages-intérêts, ce qu’il aurait pu obtenir par l’exercice des droits et recours dont il n’a pas usé, qu’il s’agisse d’indemnisation, de traitement et de réadaptation ou de retour au travail, sauf là où une disposition législative particulière prévoit autrement (comme le précise l’art. 349 L.a.t.m.p.). Il en va de même de celui ou celle dont les droits et recours en vertu de ce régime (par ex. le droit de retour au travail) sont échus et qui ne peut par la suite intenter action à l’employeur pour remédier à cette extinction.

[…]

[68]  Il va sans dire par ailleurs que le travailleur placé dans une situation qui tombe sous le coup du régime établi par la L.a.t.m.p. conserve cependant les droits et recours qui pourraient lui échoir en vertu du droit commun par le fait d’actes de l’employeur n’ayant rien à voir avec une lésion professionnelle réelle ou potentielle, ou les suites de celle-ci, et constituant ce qu’on pourrait qualifier de « cause d’action séparée ». C’est ce que rappelle, par exemple, l’affaire Carrier c. Mittal Canada inc., en précisant que l’art. 438 (et pourrait-on ajouter, les art. 349 et 442 L.a.t.m.p.) n’empêchent pas l’action civile fondée non pas sur les événements constitutifs de la lésion professionnelle, ce qui inclut tous les droits et recours qui peuvent en découler, mais sur des faits qui n’y sont pas liés (l’exemple donné dans cette affaire est celui du salarié victime d’une lésion professionnelle, mais parallèlement congédié pour vol).[52]

[Renvois omis]

[70]           Si l’on transpose cet enseignement au cas à l’étude, Mme Girard ne pouvait pas réclamer à la Caisse, sous forme de dommages-intérêts, ce qu’elle aurait pu obtenir de la CNESST pour le préjudice physique et moral que son renvoi du 17 avril 2014 lui a causé. Elle a bien sûr conservé ses droits et recours en vertu du droit commun fondés sur une « cause d’action séparée », en l’occurrence la résiliation de son contrat de travail le 16 février 2015 et toute faute distincte commise par la Caisse qui ne serait pas constitutive d’une lésion professionnelle. Cela exclut cependant tout préjudice (autre que l’atteinte à la réputation) en lien avec la rencontre du 17 avril 2014 qui, selon le jugement rendu par le juge Dumais, est un événement visé par la L.a.t.m.p.

[71]           Que reste-t-il?

[72]           Le juge conclut que la réputation de Mme Girard dans le Mouvement Desjardins et même dans le secteur bancaire « a été malgré tout inévitablement et sérieusement atteinte »[53] et que ce préjudice excède celui qui découle normalement de la résiliation[54]. Cette appréciation de la preuve mérite déférence et la Caisse ne me convainc pas qu’il y a lieu d’intervenir à ce sujet.

[73]           Mme Girard a d’ailleurs expliqué en détail l’effet de son renvoi immédiat et de son congédiement sur sa réputation et les sentiments d’embarras et d’humiliation qu’elle a ressentis. Le juge, qui était dans une position privilégiée, a cru son témoignage.

[74]           Puisqu’il a accordé une somme globale de 75 000 $, il me faut ventiler cette somme entre le préjudice physique et moral causé par le renvoi du 17 avril 2014 et l’atteinte à la réputation, un exercice qui demeure hautement spéculatif. Dans les circonstances, au vu du témoignage de Mme Girard et de la conclusion du juge selon laquelle les effets du congédiement sur la réputation de Mme Girard ne s’estomperont probablement pas, je propose de réduire le montant de l’indemnité pour dommages non pécuniaires à 20 000 $.

  1. Les vacances

[75]           La Caisse soutient que le juge a erré en accordant à Mme Girard une somme de 11 130 $ pour des « vacances accumulées lors de la dernière paye reçue avant son renvoi »[55], alors que ces vacances lui ont été payées.

[76]           Elle a raison. Selon le Guide des conditions de travail des gestionnaires, Mme Girard avait droit à 25 jours de vacances annuelles plus 5 jours de congés mobiles, pour un total de 30 jours (210 heures) par année de référence, soit du 1er mai d'une année au 30 avril de l'année suivante. Ces jours étaient comptabilisés dans la « caisse de gestion de temps ».

[77]           Les talons de paye de Mme Girard montrent que, pour la période terminée le 26 avril 2014 (juste après son renvoi), elle avait 70,75 heures accumulées dans la « caisse de gestion de temps ». Ce nombre est passé à 280,75 heures (70,75 + 210) sur le talon de paye de la période terminée le 3 mai 2014. Ces heures lui ont été payées en totalité en 2016[56].

[78]           D’ailleurs, contrairement à ce que le juge écrit, le montant réclamé par Mme Girard ne correspond pas à ces heures, mais aux vacances qu’elle aurait accumulées lorsqu’elle était en invalidité[57]. Or, le Guide des conditions de travail des gestionnaires prévoit qu’aucune rémunération n’est versée à un gestionnaire pour des congés si celui-ci est en invalidité pendant toute l’année de référence (du 1er mai au 30 avril).

[79]           Il y a donc lieu de réformer le jugement sur ce point.

  1. La déduction des prestations d’invalidité reçues par Mme Girard

[80]           Le juge évalue à 105 855 $ le montant des prestations d’invalidité reçues par Mme Girard du 16 février 2015 au 21 août 2017. Cette évaluation n’est pas contestée.

[81]           Les parties ne contestent pas non plus le fait que la Caisse a payé 80 % du coût des primes d’assurance invalidité de Mme Girard, comme le prévoit le Guide des conditions de travail des gestionnaires (la contribution de l’employeur était de 65 % au cours de la période antérieure à 2004).

[82]           L’objet du débat en appel est l’application, ou non, de l’article 1608 C.c.Q. à la présente situation. Je rappelle le texte de cette disposition :

1608.  L’obligation du débiteur de payer des dommages-intérêts au créancier n’est ni atténuée ni modifiée par le fait que le créancier reçoive une prestation d’un tiers, par suite du préjudice qu’il a subi, sauf dans la mesure où le tiers est subrogé aux droits du créancier.

1608.  The obligation of the debtor to pay damages to the creditor is neither reduced nor altered by the fact that the creditor receives a benefit from a third person, as a result of the injury he has suffered, except so far as the third person is subrogated to the rights of the creditor.

[83]           Se fondant sur l’arrêt Sylvester c. Colombie-Britannique[58], le juge adopte l’approche suivante :

[367]  […] Dans le cas d’un régime d’assurance collective auquel contribue l’employeur dans une certaine proportion, comme c’est le cas en l’espèce, l’approche des tribunaux consiste à déterminer si la preuve d’une telle contribution existe et dans quelle mesure puisque à défaut, l’article 1608, précité, sera appliqué dans toute sa portée.[59]

[84]           Considérant les pourcentages de contribution de la Caisse et des employeurs antérieurs au régime d’assurance collective du Mouvement Desjardins, le juge détermine qu’un montant de 73 476 $ (environ 69 % du montant total des prestations reçues par Mme Girard du 16 février 2015 au 21 août 2017) doit être déduit de l’indemnité tenant lieu de délai-congé.

[85]           Avec égards pour l’opinion contraire, je suis d’avis que l’article 1608 C.c.Q. s’applique chaque fois qu’un salarié reçoit des prestations d’invalidité d’un assureur, indépendamment du fait que l’employeur paie, en tout ou en partie, le coût des primes d’assurance. Cette contribution de l’employeur fait partie des conditions de travail du salarié[60] et ne doit pas être confondue avec les prestations d’invalidité versées par l’assureur. Conclure autrement aurait pour effet de transformer l’assurance invalidité au bénéfice du salarié en assurance qui garantirait l’employeur contre les conséquences pécuniaires de son obligation de donner un délai-congé raisonnable (une sorte d’assurance responsabilité).

[86]           Autrement dit, le fait pour l’employeur de payer, en tout ou en partie, le coût des primes est sans effet sur son obligation de payer des dommages-intérêts lorsque le délaicongé est insuffisant. Il en irait autrement si l’employeur payait non pas les primes d’assurance, mais le salaire ou une partie du salaire en cas d’invalidité. Dans ce cas, le salarié ne recevrait pas une prestation d’un tiers et l’article 1608 C.c.Q. ne s’appliquerait pas.

[87]           Je suis consciente que cette solution peut entraîner une forme de double indemnisation du salarié. Il demeure qu’au Québec, c’est la solution retenue par le législateur, tel qu’il appert des commentaires du ministre de la Justice lors de l’adoption du C.c.Q. :

Cet article [1608 C.c.Q.] reprend, avec quelques modifications et en en généralisant l'application, la règle prévue à l'article 2494 C.C.B.C., relatif aux contrats d'assurance.

Il vise à régler la question de savoir si l'obligation de réparer qui pèse sur le débiteur peut être atténuée ou modifiée par des prestations versées au créancier par un tiers, que ces versements soient à titre gratuit ou à titre onéreux. Telle serait la situation si, par exemple, l'employeur du créancier continuait, sans y être tenu, de lui verser son salaire pendant son incapacité; telle serait aussi la situation, si l'assureur du créancier lui versait, en sa qualité d'assuré, le produit d'une assurance qu'il a souscrite.

Donner une réponse négative à cette question peut parfois conduire à faire bénéficier le créancier d'une double indemnité — celle qu'il reçoit du tiers et celle que lui verse le débiteur — et donc à lui procurer un enrichissement; une telle réponse peut aussi paraître contraire au principe de la réparation du préjudice, puisque le préjudice risque, en certains cas, de ne plus exister, ayant déjà été indemnisé par le tiers.

En revanche, une réponse affirmative paraît contraire au rôle préventif de l'obligation de réparer et, de plus, peut conduire au résultat, assez choquant, d'exonérer le débiteur de toute obligation de réparation, uniquement par suite de la bienveillance d'un tiers ou de la prévoyance du créancier qui s'est prémuni, à ses frais, contre l'éventualité du préjudice.

L'article tranche en faveur d'une réponse négative à cette question de savoir si l'obligation de réparer du débiteur peut être atténuée ou modifiée par les prestations que reçoit le créancier de tiers; mais, afin d'éviter les principaux cas donnant ouverture à une double indemnisation, elle fait expressément la réserve des situations où le tiers est subrogé, légalement ou conventionnellement, aux droits du créancier.

Il s'agit là de la solution qui paraît la plus juste, dans les circonstances, d'autant plus que la plupart des prestations versées par des tiers — indemnités de sécurité sociale, d'assurance, ou résultant des conventions collectives de travail — ne présentent pas un caractère indemnitaire véritable et, en tout cas, ne sont pas destinées à réparer le préjudice subi par le créancier.[61]

[Caractères gras ajoutés]

[88]           On pourrait rétorquer que le préjudice subi par le salarié lorsque le délai-congé est insuffisant[62] est moindre lorsqu’il reçoit des prestations d’invalidité et que le principe de la réparation du préjudice commande de prendre en compte cette réalité.

[89]           Un argument similaire a été rejeté dans l’arrêt Hinse c. Canada (Procureur général). Bien que le contexte soit fort différent, les extraits suivants des motifs des juges Wagner (alors juge puîné) et Gascon sont éclairants :

[174]  À première vue, l’argument du PGC est séduisant. Dans Viel, la Cour d’appel a établi que le dommage subi par la partie victime d’un abus de procédure est l’obligation de payer inutilement des honoraires d’avocats : par. 79. S’il y a entente pro bono, la partie victime de l’abus de droit ne paie aucun honoraire à ses avocats (sous réserve des détails de l’entente dans chaque cas). Suivant ce raisonnement, comme la partie victime de l’abus de droit ne subit pas de dommage, elle ne saurait être créancière de la partie qui a commis l’abus.

[175]  Toutefois, si on concluait de la sorte pour l’abus du droit d’ester en justice, il faudrait en faire de même pour les autres situations visées par l’art. 1608 C.c.Q. La personne qui subit un dommage par la faute d’une autre personne, mais reçoit une indemnité ou une prestation d’un tiers en vertu d’un contrat d’assurance ou d’un contrat de travail, ne subit pas réellement de préjudice non plus. Or, les commentaires du ministre de la Justice lors de l’adoption du C.c.Q. sont clairs; c’est notamment ce genre de situations que vise l’art. 1608 C.c.Q. :

[…]

[176]  Nous reconnaissons que la rédaction de l’art. 1608 C.c.Q. n’est peut-être pas des plus heureuses : « ... que le créancier reçoive une prestation d’un tiers, par suite du préjudice qu’il a subi » Mais l’intention du législateur ne fait aucun doute et nous devons lui donner effet. Cette interprétation est en outre conforme à l’art. 1440 C.c.Q. :

1440.  Le contrat n’a d’effet qu’entre les parties contractantes; il n’en a point quant aux tiers, excepté dans les cas prévus par la loi.

[177]  Les parties à un litige sont tenues de ne pas commettre d’abus de procédures. Si elles manquent à cette obligation, elles commettent une faute et le tribunal peut les condamner à des dommages-intérêts. Suivant l’art. 1608 C.c.Q., leur obligation de payer des dommages-intérêts à l’autre partie n’est ni atténuée ni modifiée par le fait que celle-ci reçoive une prestation à titre gratuit de ses avocats. La raison d’être de l’art. 1608 C.c.Q., qui est explicitée dans les commentaires du ministre de la Justice, vaut tout autant dans les cas d’abus de procédure : il importe de permettre aux dommages-intérêts de jouer pleinement leur rôle préventif et de ne pas soustraire l’auteur d’un « préjudice » à sa responsabilité.

[178]  L’article 1608 C.c.Q. témoigne par ailleurs de la volonté du législateur de ne pas décharger le débiteur de son obligation de réparation, même si cela peut entraîner une double indemnisation de la victime. Le législateur a choisi d’exclure les cas où il y a subrogation, car ceux-ci constituent les principales situations entraînant une double indemnisation. Les tribunaux doivent respecter ce choix. Il n’est donc pas nécessaire, contrairement à ce qu’a dit la première juge, que l’entente pro bono contienne une clause de versement aux avocats des honoraires extrajudiciaires susceptibles d’être obtenus. C’est aux parties et à leurs avocats qu’il appartient de négocier le détail de ces ententes.[63]

[Soulignement dans l’original]

[90]           Dans le cas d’un congédiement fait sans motif sérieux, le salarié a le droit « d’obtenir une indemnité en réparation du préjudice qu’il subit, lorsque le délai-congé est insuffisant », droit auquel il ne peut renoncer[64]. Selon l’article 1608 C.c.Q., l’obligation du débiteur (l’employeur) de payer des dommages-intérêts en réparation de ce préjudice n’est ni atténuée ni modifiée par le fait que le créancier (le salarié) reçoive une prestation d’un tiers (l’assureur). L’application de cette disposition en matière de contrat de travail me paraît conforme au rôle préventif de l’obligation de réparer ainsi qu’à la volonté du législateur de ne pas décharger l’employeur de son obligation, d’autant qu’il s’agit ici d’une obligation d’ordre public[65].

[91]           Il est vrai que Mme Girard n’a pas reçu des prestations d’invalidité « par suite du préjudice » qu’elle a subi lors de la résiliation de son contrat de travail le 16 février 2015. Elle en recevait déjà depuis la fin du mois d’avril 2014 en raison de son invalidité. C’est ce qui fait dire au juge Dalphond, en obiter dans Musitechnic services éducatifs inc. c. Ben-Hamadi, « que l’article 1608 C.c.Q. n’est pas applicable en pareil cas puisque la prestation d’invalidité est reçue par l’intimé non pas en raison de son congédiement sans motif suffisant, mais de sa condition personnelle avant ce congédiement »[66].

[92]           Avec égards, je ne partage pas ce point de vue. À mon avis, le fait que la cause du préjudice diffère (délaicongé insuffisant et invalidité) n’empêche pas l’application de l’article 1608 C.c.Q. Cela ressort des commentaires du ministre de la Justice, précités, selon lesquels « la plupart des prestations versées par des tiers […] ne présentent pas un caractère indemnitaire véritable et, en tout cas, ne sont pas destinées à réparer le préjudice subi par le créancier ». Ainsi, l’intention du législateur est d’appliquer l’article 1608 C.c.Q. même lorsque les prestations poursuivent un objectif autre que l’indemnisation du préjudice subi par le créancier.

[93]           En ce sens, il n’est pas tout à fait exact de parler de double indemnisation. Les prestations d’invalidité ne sont pas une indemnité pour un préjudice subi. Elles constituent plutôt  l’objet de l’obligation de l’assureur aux termes du régime d’assurance.

[94]           En somme, selon l’article 1608 C.c.Q., les dommages-intérêts dus au créancier compensent la perte qu’il subit et le gain dont il est privé, sans égard à toute autre prestation qu’il reçoit d’un tiers et quelle que soit la cause de celle-ci, sauf si le tiers est subrogé dans ses droits. La raison d’être de cette exception est bien sûr d’éviter que le débiteur paie en double (au créancier, puis au tiers subrogé).

[95]           Dans l’arrêt IBM Canada Limitée c. Waterman, la Cour suprême se penche sur la question de savoir « quand une “prestation parallèle” ou un “avantage compensatoire” » qu’a reçu un demandeur devrait avoir pour effet de réduire les dommages-intérêts payables par un défendeur »[67]. Le juge Cromwell, pour la majorité, fait une revue exhaustive de la jurisprudence de common law et énonce les facteurs à prendre en compte pour décider si les prestations reçues par le demandeur sont visées par « l’exception relative à l’assurance privée ». Le législateur québécois a mis fin à cette controverse en adoptant l’article 1608 C.c.Q., de sorte qu’il n’est pas nécessaire de pousser l’analyse plus loin.

[96]           Aussi suis-je d’avis de ne pas déduire les prestations d’invalidité versées par l’assureur, donc d’augmenter à 203 185 $ l’indemnité tenant lieu de délai de congé.

  1. L’indemnité liée au fonds de pension

[97]           Mme Girard réclame la « valeur de remplacement de son fonds de pension ». Elle estime avoir le « droit d’être replacée dans la situation où elle aurait été n’eût été son congédiement injustifié et abusif ».

[98]           Cet argument ne peut réussir, car il équivaut à nier la faculté de résiliation unilatérale du contrat de travail conférée par l’article 2091 C.c.Q. Pour emprunter à la juge Bich dans l’arrêt Aksich, Mme Girard « cherche à obvier aux effets de la rupture même du lien d’emploi et non pas seulement au préjudice résultant de l’absence d’un délai de congé raisonnable »[68].

[99]           Subsidiairement, Mme Girard fait valoir qu’elle a le « droit d’obtenir, au minimum, l’équivalent des cotisations patronales au RRMD [Régime des rentes du Mouvement Desjardins] pour la période du délai-congé ». Elle évalue ces cotisations à 71 034 $ ou 106 552 $ selon la durée du délai-congé (24 ou 36 mois).

[100]      Même si l’indemnité de délai-congé comprend généralement tous les avantages pécuniaires faisant partie de la rémunération, la preuve présentée au procès ne permet pas de quantifier cet avantage ou ce gain manqué.

[101]      Premièrement, ce que Mme Girard ne dit pas – alors que la preuve à ce sujet est limpide – c’est qu’elle a continué d’accumuler des droits au titre du RRMD jusqu’à la fin de son invalidité le 21 août 2016. La période en cause est donc de 5 mois et trois semaines (du 21 août 2016 au 16 février 2017), et non de 24 mois.

[102]      Deuxièmement, Mme Girard plaide que « [l]e juge a retenu que le financement du RRMD est partagé dans une proportion de 20 % par les employés et 80 % par l’employeur », alors qu’elle sait pertinemment qu’il s’agit d’une erreur. Son propre expert, Louis Martin, a témoigné que le financement du RRMD « est assumé à 35 % par les participants et à 65 % par les employeurs ». En invitant la Cour à se fonder sur une détermination factuelle du juge qu’elle sait erronée, elle tente ni plus ni moins de l’induire en erreur. Un tel procédé mérite d’être dénoncé.

[103]      Troisièmement, la preuve ne permet pas de déterminer le montant des cotisations de la Caisse au RRMD pour la période du 21 août 2016 au 16 février 2017. Comme l’explique l’expert Louis Martin dans son rapport :

Le financement du RRMD est partagé dans une proportion de 35 % par les employés et 65 % par les employeurs. Cette proportion se vérifie uniquement pour l’ensemble des participants et sur un horizon de temps virtuellement indéfini. Pour le régime à prestations déterminées qu’est le RRMD, la notion de part de l’employeur pour un individu donné au cours d’une période donnée n’existe pas.

[Soulignements dans l’original]

[104]      Quatrièmement, Mme Girard n’a pas fait la preuve de la valeur des droits qu’elle aurait accumulés au titre du RRMD si elle était demeurée à l’emploi de la Caisse jusqu’au 16 février 2017 (en regard de ceux accumulés en date du 21 août 2016). Comme le souligne la Caisse, « aucun des experts n’a établi la valeur accumulée à cette date, déduction faite des montants que [Mme Girard] aurait dû elle-même investir dans le RRMD entre le 21 août 2016 et le 16 février 2017 ».

[105]      Le juge n’a donc pas erré en rejetant ce chef de réclamation.

  1. Conclusion

[106]      En bref, je propose d’accueillir en partie l’appel et l’appel incident afin de réduire à 20 000 $ l’indemnité pour dommages non pécuniaires, de retrancher l’indemnité de 11 130 $ pour des vacances et d’augmenter à 203 185 $ l’indemnité tenant lieu de délai de congé, sans frais de justice dans l’un et l’autre cas, vu le caractère mitigé du résultat global.

[107]      Dès lors, il y aura lieu de modifier le paragraphe 494 du jugement de la façon suivante :

[494] CONDAMNE la défenderesse à payer à la demanderesse la somme de 230 749,81 $ avec intérêts au taux légal majoré de l’indemnité additionnelle prévue dans la loi à compter de la date d’assignation le 16 février 2016, soit :

a) Une somme de 203 184,80 $ à titre d’indemnité de départ pour compenser le délai de congé de 24 mois auquel a droit la demanderesse;

b) Une somme de 20 000 $ pour des dommages non pécuniaires;

c) Une somme additionnelle de 7 565,01 $ pour certains frais et des avantages liés à l’emploi de la demanderesse.

Les autres conclusions du jugement demeurant inchangées.

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 


[1] Girard c. Caisse populaire Desjardins de Saint-RaymondSainte-Catherine, 2019 QCCS 4770 [Jugement entrepris].

[2] Elle commence ses fonctions le 6 mai 2013.

[3] Jugement entrepris, paragr. 254.

[4] Le dispositif du jugement indique 213 404,17 $, mais il s’agit d’une erreur de calcul. Par ailleurs, tous les montants sont arrondis pour alléger le texte.

[5]  Jugement entrepris, paragr. 341-348.

[6]  Id., paragr. 349.

[7] Transforce inc. c. Baillargeon, 2012 QCCA 1495, paragr. 55, reprenant les propos du juge Baudouin dans l’arrêt Standard Radio inc. c. Doudeau, [1994] R.J.Q. 1782, 1994 CanLII 5840 (C.A.). Voir également : Leyne c. PSP Investments, 2022 QCCA 407, paragr. 17; Fondaction (Fonds de développement de la Confédération des syndicats nationaux pour la coopération et l'emploi) c. Poutres Lamellées Leclerc inc., 2020 QCCA 261, paragr. 204, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 28 janvier 2021, no 39517; Atwater Badminton and Squash Club Inc. c. Morgan, 2014 QCCA 998, paragr. 13.

[8] IBM Canada ltée c. D.C., 2014 QCCA 1320, paragr. 32 (le juge Pelletier est dissident, mais pas sur ce point).

[9] Jugement entrepris, paragr. 50-51.

[10] Id., paragr. 46.

[11] Le Mouvement Desjardins est défini, quant à lui, comme « L’ensemble des composantes du Mouvement Desjardins : réseau des caisses, secteurs d’affaires et fonctions de soutien ».

[12] Jugement entrepris, paragr. 49.

[13] Article 2092 C.c.Q. Voir à cet effet : Québec (Commission des normes du travail) c. Asphalte Desjardins inc., 2014 CSC 51, [2014] 2 R.C.S. 514, paragr. 53-55; Isidore Garon ltée c. Tremblay; Fillion et Frères (1976) inc. c. Syndicat national des employés de garage du Québec inc., 2006 CSC 2, [2006] 1 R.C.S. 27, paragr. 60; Structures Lamerain inc. c. Meloche, 2015 QCCA 476, paragr. 33 et 164; Betanzos c. Premium Sound 'N' Picture Inc., 2007 QCCA 1629, paragr. 6-8.

[14] Pendant l’instance, la Caisse a confirmé que ce guide s’appliquait au contrat de travail de Mme Girard. Voir à cet effet la lettre de Me Julie Savard du 12 mars 2018, en réponse à l’engagement EDB-7 souscrit lors de l’interrogatoire au préalable de M. Denis Brassard.

[15] Habitations populaires Desjardins de Lanaudière Inc. c. Boyer, [1988] R.L. 315, 1988 CanLII 701 (C.A.).

[16] Id., paragr. 12.

[17] Id., paragr. 14.

[18] Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, RLRQ, c. A-3.001 [L.a.t.m.p.].

[19] Jugement entrepris, paragr. 51, infra, paragr. [20].

[20] Aksich c. Canadian Pacific Railway, 2006 QCCA 931 [Aksich].

[21] Standard Broadcasting Corporation Ltd. c. Stewart, [1994] R.J.Q. 1751, 1994 CanLII 5837 (C.A.), p. 6.

[22] Ibid.

[23] Aksich, supra, note 20, paragr. 127.

[24]  Standard Radio inc. c. Doudeau, supra, note 7; repris dans Gareau (Groupe Gareau inc.) c. Brouillette, 2013 QCCA 969, paragr. 38.

[25]  Carrier c. Mittal Canada inc., 2014 QCCA 679, paragr. 110.

[26] Id., paragr. 112.

[27]  Jugement entrepris, paragr. 380.

[28]  Id., paragr. 381-385.

[29]  Id., paragr. 386.

[30]  Id., paragr. 387-388.

[31]  Structures Lamerain inc. c. Meloche, supra, note 13, paragr. 40.

[32]  Jugement entrepris, paragr. 355.

[33] Id., paragr. 356.

[34]  Id., paragr. 360-361.

[35]  Demande introductive d’instance en dommages-intérêts pour préjudice corporel, atteinte à la réputation, à la dignité et à l’honneur et indemnité de départ, 15 février 2016, paragr. 132.

[36] Plus 500 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs.

[37] Girard c. Caisse populaire de Saint-Raymond–Sainte-Catherine, 2017 QCCS 285.

[38] Id., paragr. 39.

[39] Elle ajoute aussi une réclamation de 500 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs, en plus de celle qui subsiste sous la rubrique « Atteinte à la réputation, à la dignité et à l’honneur ». Elle réclame donc 1 000 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs.

[40] Girard c. Caisse populaire Desjardins de Saint-Raymond–Sainte-Catherine, 2017 QCCS 4789.

[41] Id., paragr. 46 à 48.

[42] Jugement entrepris, paragr. 402-403. Sur le caractère intrinsèquement préjudiciable de la résiliation du contrat de travail, voir Ponce c. Montrusco & Associés inc., 2008 QCCA 329, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 31 juillet 2008, no 32569, paragr. 17-22. Selon la Cour, le droit de de l’employeur de résilier unilatéralement le contrat de travail moyennant un simple délai-congé (ou une indemnité en tenant lieu) fait en sorte « qu’en cas d’absence ou d’insuffisance du délai de congé ou de l’indemnité, le salarié ne peut réclamer de l’employeur que cette indemnité, à l’exclusion, en principe, de tout autre chef de dommages » (paragr. 19).

[43]  Bristol-Myers Squibb Canada Inc. c. Legros, 2005 QCCA 48, paragr. 31.

[44] Jugement entrepris, paragr. 413.

[45]  Id., paragr. 423-424.

[46]  Id., paragr. 426-428.

[47] Id., paragr. 432.

[48] Id., paragr. 433.

[49] Ponce c. Montrusco & Associés inc., supra, note 42, paragr. 22.

[50] Jugement entrepris, paragr. 417.

[51]  Ghanouchi c. Lapointe, 2009 QCCA 21, paragr. 35-36.

[52] Costco Wholesale Canada Ltd. c. Roadnight, 2021 QCCA 17, paragr. 66 et 68.

[53] Jugement entrepris, paragr. 424.

[54] Id., paragr. 428.

[55] Jugement entrepris, paragr. 483.

[56] Cela appert d’un talon de paye pour la période terminée le 10 septembre 2016.

[57] Dans sa demande introductive d’instance, elle formule ainsi sa réclamation : « Vacances impayées (2014-2015) 210 heures ».

[58] Sylvester c. Colombie-Britannique, [1997] 2 R.C.S. 315 [Sylvester].

[59] Jugement entrepris, paragr. 367.

[60] Les talons de paye de Mme Girard montrent qu’il s’agit même d’un avantage imposable.

[61]  Ministère de la justice du Québec, Commentaires du ministre de la justice, Le Code civil du Québec. Un mouvement de société, Tome I, Québec, Publications du Québec, 1993, p. 993 et ss.

[62] Préjudice que l’on évalue selon le salaire qu’il aurait gagné durant un délai-congé raisonnable.

[63]  Hinse c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 35, [2015] 2 R.C.S. 621, paragr. 174 à 178.

[64] Article 2092 C.c.Q. Il peut seulement y renoncer après l’acquisition du droit : Betanzos c. Premium Sound’N’Picture Inc., 2007 QCCA 1629, paragr. 7-9.

[65] Supra, note 13.

[66] Musitechnic services éducatifs inc. c. Ben-Hamadi, 2004 CanLII 3323 (C.A.), paragr. 79. Il s’agit clairement d’un obiter, car dans cet arrêt, les parties avaient convenu de déduire un montant équivalant à la moitié des prestations reçues pendant la période de délai-congé, suivant en cela l’approche de l’arrêt Sylvester.

[67]  IBM Canada Limitée c. Waterman, 2013 CSC 70, [2013] 3 R.C.S. 985, paragr. 3; cette question est même qualifiée de « l’un des sujets les plus complexes du droit des dommages-intérêts ».

[68] Aksich, supra, note 20, paragr. 157. Voir également : Steinberg’s Ltd. c. Lecompte, [1985] C.A. 223, SOQUIJ AZ-85011129.

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