Décision

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COUR SUPRĂŠME DU CANADA

 

RĂ©fĂ©rence : R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402

Appel entendu : 9 novembre 2015

Jugement rendu : 9 juin 2016

Dossier : 36450

 

Entre :

Sa Majesté la Reine

Appelante

 

et

 

D.L.W.

Intimé

 

- et -

 

Animal Justice

Intervenant

 

Traduction française officielle

 

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, CĂ´tĂ© et Brown

 

Motifs de jugement :

(par. 1 Ă  124)

 

 

Motifs dissidents :

(par. 125 Ă  153)

Le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Moldaver, Karakatsanis, Côté et Brown)

 

La juge Abella

 

 

 

 


R. c. D.L.W., 2016 CSC 22, [2016] 1 R.C.S. 402

Sa Majesté la Reine                                                                                       Appelante

c.

D.L.W.                                                                                                                   Intimé

et

Animal Justice                                                                                            Intervenante

RĂ©pertoriĂ© : R. c. D.L.W.

2016 CSC 22

No du greffe : 36450.

2015 : 9 novembre; 2016 : 9 juin.

PrĂ©sents : La juge en chef McLachlin et les juges Abella, Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, CĂ´tĂ© et Brown.

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

                    Droit criminel — BestialitĂ© — ÉlĂ©ments de l’infraction — InterprĂ©tation — AccusĂ© reconnu coupable de bestialitĂ© — AccusĂ© Ă©tendant du beurre d’arachides sur le vagin de la plaignante et faisant en sorte que le chien le lèche alors qu’il captait la scène sur bande vidĂ©o — Le terme « bestialitĂ© Â» a-t-il un sens juridique bien dĂ©fini en common law et, dans l’affirmative, le lĂ©gislateur a-t-il voulu s’écarter de cette signification lorsque ce terme a Ă©tĂ© introduit pour la première fois dans la version anglaise du Code criminel? — La pĂ©nĂ©tration est-elle un Ă©lĂ©ment essentiel de l’infraction de bestialitĂ©? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 160.

                    Au terme d’un procès de 38 jours, D.L.W. a Ă©tĂ© reconnu coupable de nombreuses infractions d’ordre sexuel commises contre ses deux belles-filles sur une pĂ©riode de 10 ans, y compris un seul chef d’accusation de bestialitĂ©. D.L.W. a amenĂ© le chien de la famille pour la première fois dans la chambre avec la plaignante plus âgĂ©e quand elle avait 15 ou 16 ans. Il a alors tentĂ© de faire en sorte que le chien ait des rapports sexuels avec elle et, lorsque cela n’a pas fonctionnĂ©, il a Ă©tendu du beurre d’arachides sur son vagin et a pris des photos pendant que le chien le lĂ©chait. Il a par la suite demandĂ© Ă  la plaignante de le refaire pour qu’il puisse l’enregistrer sur vidĂ©o. Au procès, il a Ă©tĂ© conclu que D.L.W. avait agi de la sorte Ă  des fins d’ordre sexuel. De l’avis du juge du procès, la bestialitĂ© au sens du Code s’entend des attouchements auxquels se livre une personne avec un animal Ă  des fins d’ordre sexuel et il a conclu que la pĂ©nĂ©tration n’est pas nĂ©cessaire. Le juge du procès a prĂ©fĂ©rĂ© interprĂ©ter les Ă©lĂ©ments constitutifs de la bestialitĂ© de façon Ă  ce qu’ils reflètent ce qui est considĂ©rĂ© de nos jours comme des actes sexuels prohibĂ©s. La majoritĂ© de la Cour d’appel a accueilli l’appel interjetĂ© par D.L.W. contre la dĂ©claration de culpabilitĂ© pour bestialitĂ© et elle l’a acquittĂ© de ce chef d’accusation. La majoritĂ© a conclu que, suivant le sens qui a Ă©tĂ© donnĂ© au terme « bestialitĂ© Â» en common law, la pĂ©nĂ©tration est un Ă©lĂ©ment essentiel de l’infraction de bestialitĂ©. Le juge dissident a conclu que la pĂ©nĂ©tration n’était pas un Ă©lĂ©ment constitutif de l’infraction de bestialitĂ© et il aurait rejetĂ© l’appel.

                    ArrĂŞt (la juge Abella est dissidente) : Le pourvoi est rejetĂ©.

                    La juge en chef McLachlin et les juges Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, CĂ´tĂ© et Brown : Depuis 1955, les infractions criminelles au Canada sont entièrement créées par la loi (sauf l’outrage criminel au tribunal). Toutefois, la common law continue de jouer un rĂ´le important lorsqu’il s’agit de dĂ©terminer ce qui constitue un comportement criminel. En effet, il faut souvent recourir Ă  des notions de common law pour dĂ©finir les Ă©lĂ©ments d’une infraction créée par la loi. L’application des principes qui guident l’interprĂ©tation des textes de loi mène en l’espèce Ă  la conclusion que le terme « bestialitĂ© Â» a un sens juridique bien Ă©tabli et qu’il s’entend des rapports sexuels entre un ĂŞtre humain et un animal. La pĂ©nĂ©tration a toujours Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e comme un Ă©lĂ©ment essentiel de la bestialitĂ©. Le lĂ©gislateur a adoptĂ© ce terme sans le dĂ©finir, et l’historique et l’évolution des dispositions pertinentes ne dĂ©montrent pas qu’il avait l’intention de s’écarter de sa signification juridique bien dĂ©finie. De plus, les tribunaux ne devraient pas, en faisant Ă©voluer la common law, Ă©largir la portĂ©e de la responsabilitĂ© affĂ©rente Ă  l’infraction de bestialitĂ©. Tout Ă©largissement de la responsabilitĂ© criminelle liĂ©e Ă  cette infraction relève de la compĂ©tence exclusive du lĂ©gislateur.

                    Lorsque le lĂ©gislateur utilise un terme comportant un sens juridique, il veut gĂ©nĂ©ralement lui donner ce sens. Lorsqu’ils sont utilisĂ©s dans une loi, les mots qui ont une signification juridique bien dĂ©finie devraient recevoir cette signification, sauf si le lĂ©gislateur indique clairement autre chose. Une autre considĂ©ration est le principe connexe de la stabilitĂ© du droit voulant qu’en l’absence d’une intention contraire exprimĂ©e clairement par le lĂ©gislateur, une loi ne doive pas ĂŞtre interprĂ©tĂ©e de façon Ă  modifier substantiellement le droit, y compris la common law. Le lĂ©gislateur est censĂ© connaĂ®tre le droit existant et il n’a probablement pas voulu y apporter de changements importants Ă  moins de l’indiquer clairement. Bien que ces principes d’interprĂ©tation soient faciles Ă  Ă©noncer, la façon de les appliquer dans un cas particulier peut prĂŞter Ă  controverse. Parfois la controverse porte sur l’état de la common law au moment oĂą le lĂ©gislateur a agi : autrement dit, le dĂ©bat porte alors sur la question de savoir si le terme utilisĂ© avait un sens juridique bien dĂ©fini lorsqu’il a Ă©tĂ© introduit dans la loi. En l’espèce, le terme « bestiality Â» (bestialitĂ©) avait un sens juridique clair lorsque le lĂ©gislateur l’a utilisĂ© sans le dĂ©finir dans la version anglaise du Code criminel de 1955. La bestialitĂ© s’entendait d’un acte de sodomie avec un animal et exigeait une pĂ©nĂ©tration. Il ne faisait aucun doute que, pour obtenir une dĂ©claration de culpabilitĂ©, la poursuite devait Ă©tablir qu’un acte de pĂ©nĂ©tration avait Ă©tĂ© commis sur un animal ou, dans le cas d’une femme, que l’acte de pĂ©nĂ©tration avait Ă©tĂ© commis par l’animal. Tel Ă©tait l’état du droit lorsque la Offences Against the Person Act, 1861 a Ă©tĂ© adoptĂ©e en Angleterre. L’infraction a Ă©tĂ© importĂ©e essentiellement sous cette forme dans la première version anglaise du Code criminel canadien de 1892 et elle est demeurĂ©e en vigueur jusqu’à ce que l’infraction appelĂ©e bestiality soit introduite dans la version anglaise du Code lors de la rĂ©vision de 1955.

                    Au Canada, tout comme en Angleterre, il ressort des origines de l’infraction que ce que l’on appelait communĂ©ment « bestialitĂ© Â» Ă©tait compris dans l’infraction appelĂ©e sodomie et que la pĂ©nĂ©tration Ă©tait l’un de ses Ă©lĂ©ments essentiels. La version de langue anglaise de la loi canadienne prĂ©voyait simplement que la sodomie avec un animal Ă©tait une infraction, mais elle ne l’a pas dĂ©finie davantage. Or, comme l’équivalent français de « buggery [. . .] with any other living creature Â» est « bestialitĂ© Â», cela dĂ©montre que « buggery with an animal Â» et « bestialitĂ© Â» dĂ©signent la mĂŞme chose. Il est impossible de mettre sĂ©rieusement en doute le fait que l’infraction canadienne de bestialitĂ©/buggery with an animal prĂ©vue au Code de 1892 qui est demeurĂ©e en vigueur jusqu’à la rĂ©vision de 1955 avait un sens gĂ©nĂ©ralement reconnu : l’infraction exigeait une pĂ©nĂ©tration sexuelle impliquant un ĂŞtre humain et un animal. En utilisant ce terme sans le dĂ©finir, le lĂ©gislateur voulait retenir son sens juridique bien dĂ©fini.

                    Le lĂ©gislateur n’a pas modifiĂ© explicitement ou par dĂ©duction nĂ©cessaire le sens juridique bien dĂ©fini du terme « bestialitĂ© Â» lorsqu’il a modifiĂ© le Code criminel en 1955 et en 1988. Aucune disposition lĂ©gale n’élargit expressĂ©ment la portĂ©e de l’infraction de bestialitĂ©. En outre, l’évolution et l’historique lĂ©gislatifs ne permettent aucunement de conclure que le lĂ©gislateur a voulu faire implicitement une telle modification. La clartĂ© et la certitude requises sont totalement absentes. Les tribunaux ne concluront Ă  la crĂ©ation d’un nouveau crime que si les mots utilisĂ©s pour ce faire sont sĂ»rs et dĂ©finitifs. Cette approche tient compte non seulement des fonctions revenant Ă  bon droit respectivement au lĂ©gislateur et aux tribunaux, mais Ă©galement de l’exigence fondamentale en droit criminel que les gens sachent ce qui constitue une conduite punissable et ce qui ne l’est pas, surtout lorsque leur libertĂ© est en jeu. Il revient au lĂ©gislateur d’examiner, s’il le juge Ă  propos, les questions importantes de politique pĂ©nale et sociale que soulève l’élargissement de l’infraction de bestialitĂ©. Le lĂ©gislateur peut vouloir se demander si les dispositions actuelles protègent adĂ©quatement les enfants et les animaux. Il appartient cependant au lĂ©gislateur, et non aux tribunaux, d’élargir la portĂ©e de la responsabilitĂ© criminelle liĂ©e Ă  cette infraction. En l’absence d’une intention claire du lĂ©gislateur de s’écarter de la dĂ©finition juridique claire des Ă©lĂ©ments de l’infraction, il n’appartient manifestement pas aux tribunaux d’élargir cette dĂ©finition.

                    Le terme « bestiality Â» ne figurait pas dans la version anglaise du Code criminel avant 1955, mais on retrouvait son Ă©quivalent « bestialitĂ© Â» dans la version française. Lors de la rĂ©vision de 1955, le terme « bestiality Â» a Ă©tĂ© introduit pour la première fois dans la version anglaise du Code, et le passage « buggery [. . .] with any other living creature Â» a Ă©tĂ© supprimĂ©, mais on n’a dĂ©fini ni le terme « buggery Â» (sodomie), ni celui de « bestiality Â». Le texte de la rĂ©vision de 1955 ne porte pas Ă  croire que le lĂ©gislateur a voulu changer le droit de façon substantielle. Il semble s’agir lĂ  du simple remplacement de l’ancienne expression plus gĂ©nĂ©rale dans la version anglaise par un terme juridique plus prĂ©cis. L’absence de dĂ©finition de l’un ou l’autre des termes dans la loi ne s’accorde qu’avec l’intention d’adopter le sens juridique reconnu des deux termes. En l’espèce, rien ne prouve qu’un changement de fond Ă©tait souhaitĂ©. L’absence de modification de fond Ă  la version française de l’infraction mène presque inĂ©vitablement Ă  la conclusion que le changement de terminologie dans la version anglaise ne visait qu’à donner Ă  l’infraction une formulation plus claire et plus moderne qui concorderait mieux avec son Ă©quivalent français. Cette modification mineure de la version anglaise du Code ne permet aucunement d’affirmer qu’un changement de fond des Ă©lĂ©ments de l’infraction Ă©tait souhaitĂ©. Le texte, lu dans ses deux versions officielles, l’évolution et l’historique lĂ©gislatifs, les propos de tous les auteurs ainsi que les principes applicables en matière d’interprĂ©tation lĂ©gislative permettent de conclure que la rĂ©vision de 1955 du Code n’a pas Ă©largi les Ă©lĂ©ments de l’infraction de bestialitĂ© et que la pĂ©nĂ©tration impliquant un ĂŞtre humain et un animal Ă©tait l’essence mĂŞme de l’infraction.

                    La refonte complète des infractions sexuelles contre la personne en 1983 a Ă©tĂ© suivie de la rĂ©vision de 1988, qui visait Ă  mieux protĂ©ger les enfants contre l’abus sexuel. En 1988, entre autres, la nouvelle loi a aboli l’ancienne infraction de sodomie et l’a remplacĂ©e par la nouvelle infraction de relations sexuelles anales, et la bestialitĂ© a fait l’objet d’une disposition distincte. Tout au long de ces nombreuses modifications, qui comprenaient une rĂ©vision de fond en comble de la dĂ©finition de plusieurs infractions d’ordre sexuel et l’abrogation de certaines autres, le Code a continuĂ© de criminaliser la bestialitĂ© sans la dĂ©finir. Le fait que le lĂ©gislateur n’a pas modifiĂ© la dĂ©finition de la bestialitĂ© au milieu de cette rĂ©vision exhaustive des infractions d’ordre sexuel Ă©taye uniquement la conclusion selon laquelle il a voulu que le terme « bestialitĂ© Â» conserve son sens juridique bien dĂ©fini. Il est illogique de penser que le lĂ©gislateur renommerait ou redĂ©finirait des infractions existantes et crĂ©erait de nouvelles infractions d’ordre sexuel Ă  l’occasion d’une refonte pratiquement complète des dispositions en cause en 1983 et 1988 et qu’il continuerait malgrĂ© tout d’utiliser un terme juridique ancien ayant un sens bien dĂ©fini — bestialitĂ© — sans le dĂ©finir afin de modifier substantiellement le droit. Bien qu’elles n’aient pas modifiĂ© la dĂ©finition de l’infraction sous-jacente, les nouvelles infractions de bestialitĂ© ajoutĂ©es Ă  la rĂ©vision de 1988 ont prĂ©vu des mesures de protection supplĂ©mentaires pour les enfants relativement Ă  cette infraction.

                    Enfin, contrairement au point de vue exprimé dans la dissidence, cela ne signifie pas que tous les actes d’exploitation sexuelle avec des animaux qui n’impliquent pas de pénétration sont tout à fait légaux. Le Code contient d’autres dispositions qui peuvent servir à protéger les enfants et d’autres personnes d’une activité sexuelle avec un animal qui n’implique pas nécessairement de pénétration.

                    La juge Abella (dissidente) : Les origines de l’infraction de « buggery avec un ĂŞtre humain ou avec un animal Â» en common law sont ecclĂ©siastiques et elles ont Ă©mergĂ© de l’hĂ©gĂ©monie qu’exerçait l’Église sur les infractions d’ordre sexuel et de l’aversion de celle-ci envers les actes sexuels non procrĂ©ateurs, qui Ă©taient jugĂ©s « contre nature Â». La juridiction de l’Église sur les infractions d’ordre sexuel a pris fin en 1533, mais non ses attitudes critiques, et la peine capitale est demeurĂ©e la peine prĂ©vue pour « l’infraction dĂ©testable de buggery Â». Pour ce qui est de savoir si ces actes Ă©taient criminels seulement quand il y avait pĂ©nĂ©tration, cela n’est, cependant, pas du tout clair.

                    Le Parlement n’a jamais dĂ©fini le terme « buggery Â». Pour appliquer les principes d’interprĂ©tation, il faut examiner les dispositions connexes du Code criminel et le contexte dans lequel la disposition sur la bestiality a vu le jour. C’est en 1955 que l’infraction de « bestiality Â» a Ă©tĂ© expressĂ©ment nommĂ©e telle quelle pour la première fois dans la version anglaise du Code. Elle n’a jamais Ă©tĂ© dĂ©finie non plus. L’infraction de « bestiality Â» ajoutĂ©e devait donc avoir une signification diffĂ©rente de celle de « buggery Â» parce que, si l’acte de bestiality et l’acte de buggery partageaient les mĂŞmes Ă©lĂ©ments, l’ajout de la « bestiality Â» au Code de 1955 Ă©tait redondant et point n’était besoin de remplacer la disposition interdisant les actes de buggery par une disposition interdisant ces actes et la bestiality.

                    En 1955, le lĂ©gislateur a aussi modifiĂ© l’infraction de cruautĂ© envers les animaux prĂ©vue au Code en Ă©tendant sa portĂ©e Ă  toutes les espèces d’oiseaux et d’animaux, plutĂ´t qu’à seulement certaines d’entre elles comme c’était le cas auparavant, pour traduire une reconnaissance accrue de l’importance d’assurer le bien-ĂŞtre des animaux. C’est dans cet environnement juridique transformĂ© offrant une plus grande protection aux animaux que l’infraction de « bestiality Â» a vu le jour. Quel qu’ait Ă©tĂ© le sens de « buggery Â» avec un animal en common law, la crĂ©ation d’une infraction distincte de bestiality la mĂŞme annĂ©e que les dispositions relatives Ă  la cruautĂ© envers les animaux ont Ă©tĂ© Ă©tendues pour protĂ©ger plus d’animaux de l’exploitation montre que le lĂ©gislateur voulait aborder l’infraction sous un autre angle. Les objectifs du Parlement seraient incompatibles si la protection offerte par le Code criminel aux animaux contre la cruautĂ© s’étendait dĂ©sormais Ă  tous les oiseaux et animaux, mais la disposition relative Ă  la bestiality se limitait aux animaux dont l’anatomie est susceptible de pĂ©nĂ©tration. Exiger que l’infraction de bestiality comporte un Ă©lĂ©ment de pĂ©nĂ©tration rend, d’un point de vue technique, tout Ă  fait lĂ©gaux l’ensemble des actes d’exploitation sexuelle commis avec des animaux sans qu’il n’y ait de pĂ©nĂ©tration. Et cela sape entièrement les dispositions lĂ©gislatives concurrentes qui protègent les animaux contre la cruautĂ© et l’abus.

                    S’il persistait quelque doute que ce soit Ă  propos de ce que voulait le lĂ©gislateur en 1955, son intention paraĂ®t encore plus claire Ă  la lumière des modifications de 1988 au Code, lorsqu’il a consacrĂ© Ă  la notion de buggery et Ă  celle de bestiality deux dispositions distinctes. L’infraction de « bestiality Â» a Ă©tĂ© Ă©tendue aux personnes qui ont forcĂ© quelqu’un d’autre Ă  la commettre ou qui l’ont commise en prĂ©sence d’un enfant. Il est difficile d’accepter que le Parlement voulait empĂŞcher que des enfants soient tĂ©moins d’une activitĂ© sexuelle avec des animaux ou forcĂ©s de se livrer Ă  pareille activitĂ© seulement si elle comportait une pĂ©nĂ©tration. Le Parlement devait certainement vouloir empĂŞcher que des enfants soient tĂ©moins de quelque activitĂ© sexuelle que ce soit avec des animaux ou forcĂ©s d’y prendre part. Cette protection plus large des enfants peut Ă©galement s’infĂ©rer des autres modifications de 1988 au Code qui ont créé les infractions de contacts sexuels, d’exploitation sexuelle et d’incitation Ă  des contacts sexuels, lesquelles visaient toutes Ă  protĂ©ger les mineurs et aucune d’entre elles n’exigeait de pĂ©nĂ©tration. Par consĂ©quent, le libellĂ© et l’historique de la disposition sur la bestialitĂ© ainsi que l’évolution de sa rĂ©alitĂ© sociale jusqu’en 1988 mènent Ă  la conclusion que le Parlement voulait, ou supposait Ă  tout le moins, que la pĂ©nĂ©tration ne constitue pas un Ă©lĂ©ment essentiel de l’infraction.

                    L’absence d’exigence de pénétration n’élargit pas la portée de la bestialité. Il s’agit plutôt d’un reflet de la supposition logique du Parlement que, comme il est physiquement impossible de pénétrer la plupart des animaux et comme la pénétration est un acte qui est physiquement impossible à accomplir par la moitié de la population, en faire un élément constitutif de l’infraction soustrait à la censure la plupart des actes d’exploitation sexuelle commis avec des animaux. Les actes de nature sexuelle commis avec des animaux relèvent intrinsèquement de l’exploitation, qu’il y ait ou non pénétration, et la prévention de l’exploitation sexuelle était la raison d’être des modifications de 1988.

Jurisprudence

Citée par le juge Cromwell

                    ArrĂŞt non suivi : R. c. M.G., 2002 CanLII 45200; arrĂŞts mentionnĂ©s : United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur gĂ©nĂ©ral), [1992] 1 R.C.S. 901; R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714; R. c. A.D.H., 2013 CSC 28, [2013] 2 R.C.S. 269; Will-Kare Paving & Contracting Ltd. c. Canada, 2000 CSC 36, [2000] 1 R.C.S. 915; Townsend c. Kroppmanns, 2004 CSC 10, [2004] 1 R.C.S. 315; A.Y.S.A. Amateur Youth Soccer Association c. Canada (Agence du revenu), 2007 CSC 42, [2007] 3 R.C.S. 217; R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575; Walker c. The King, [1939] R.C.S. 214; Nadeau c. Gareau, [1967] R.C.S. 209; R. c. T. (V.), [1992] 1 R.C.S. 749; R. c. Cozins (1834), 6 Car. & P. 351, 172 E.R. 1272; R. c. Bourne (1952), 36 Cr. App. R. 125; Henry c. Henry, [1953] O.J. No. 347 (QL); R. c. Wishart (1954), 110 C.C.C. 129; Marcotte c. Sous-procureur gĂ©nĂ©ral du Canada, [1976] 1 R.C.S. 108; Frey c. Fedoruk, [1950] R.C.S. 517; R. c. McLaughlin, [1980] 2 R.C.S. 331; R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686; R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584; R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371; R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948; Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232; Gralewicz c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 493; R. c. Latimer, 2001 CSC 1, [2001] 1 R.C.S. 3; Paquette c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 189; R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973; R. c. Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 R.C.S. 687; Kirzner c. La Reine, [1978] 2 R.C.S. 487; R. c. Jacobs (1817), Russ. & Ry. 331, 168 E.R. 830; R. c. L.B., 2011 ONCA 153, 274 O.A.C. 365; R. c. E. (A.W.), [1993] 3 R.C.S. 155; R. c. Ruvinsky, [1998] O.J. No. 3621 (QL); R. c. Poirier, C.Q. Chicoutimi, nos 150-01-001993-923 et 150-01-002026-921, 2 fĂ©vrier 1993.

Citée par la juge Abella (dissidente)

                    R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575; Henry c. Henry, [1953] O.J. No. 347 (QL); R. c. Wishart (1954), 110 C.C.C. 129; Marcotte c. Sous-procureur gĂ©nĂ©ral du Canada, [1976] 1 R.C.S. 108; R. c. ParĂ©, [1987] 2 R.C.S. 618; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26; R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433; R. c. Chartrand, [1994] 2 R.C.S. 864; Reece c. Edmonton (City), 2011 ABCA 238, 513 A.R. 199; R. c. Proulx, 2000 CSC 5, [2000] 1 R.C.S. 61; R. c. Kelly, [1992] 2 R.C.S. 170; Procureur gĂ©nĂ©ral du QuĂ©bec c. Carrières Ste-ThĂ©rèse LtĂ©e, [1985] 1 R.C.S. 831; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. K.D.H., 2012 ABQB 471, 546 A.R. 248; R. c. J.J.B.B., 2007 BCPC 426; R. c. Black, 2007 SKPC 46, 296 Sask. R. 289.

Lois et règlements cités

Act for consolidating and amending the Statutes in England relative to Offences against the Person (R.-U.), 9 Geo. 4, c. 31, art. 18.

Acte concernant les crimes et dĂ©lits contre les mĹ“urs et la tranquillitĂ© publiques, S.R.C. 1886, c. 157, art. 1.

Acte concernant les offenses contre la Personne, S.C. 1869, c. 20, art. 63.

Acte for the punysshement of the vice of Buggerie (Angl.), 25 Hen. 8, c. 6 (abr. 1553; rĂ©-Ă©d. 1562).

Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 4(5), 8(3), 9, 151, 153, 159, 160, 172, 173, 179(1), (2), 445.1(1)a).

Code criminel, S.C. 1953-54, c. 51, art. 3(6), 8, 147, 387(1)a), 661.

Code criminel, S.R.C. 1906, c. 146, art. 202.

Code criminel, S.R.C. 1927, c. 36, art. 202, 542a).

Code criminel, S.R.C. 1970, c. C-34, art. 3(6), 154, 155.

Code criminel, 1892, S.C. 1892, c. 29, art. 174.

Loi d’interprĂ©tation, L.R.C. 1985, c. I-21, art. 45(2), (3).

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                    POURVOI contre un arrĂŞt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (le juge en chef Bauman et les juges Lowry et Goepel), 2015 BCCA 169, 371 B.C.A.C. 51, 636 W.A.C. 51, 325 C.C.C. (3d) 73, 20 C.R. (7th) 413, [2015] B.C.J. No. 773 (QL), 2015 CarswellBC 1025 (WL Can.), qui a annulĂ© la dĂ©claration de culpabilitĂ© de bestialitĂ© inscrite par le juge Romilly, 2013 BCSC 1327, [2013] B.C.J. No. 1620 (QL), 2013 CarswellBC 2238 (WL Can.). Pourvoi rejetĂ©, la juge Abella est dissidente.

                    Mark K. Levitz, c.r., et Laura Drake, pour l’appelante.

                    Eric Purtzki et Garth Barriere, pour l’intimé.

                    Peter Sankoff et Camille Labchuk, pour l’intervenant.

                    Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Cromwell, Moldaver, Karakatsanis, Côté et Brown rendu par

                    Le juge Cromwell —

I.               Introduction

[1]                              Il y a 60 ans, le lĂ©gislateur a ajoutĂ© une infraction appelĂ©e « bestiality Â» (bestialitĂ©) Ă  la version anglaise du Code criminel, S.C. 1953-54, c. 51, art. 147 (la « rĂ©vision de 1955 Â»), sans toutefois en dĂ©finir les Ă©lĂ©ments constitutifs. Par le truchement de modifications successives — et substantielles — apportĂ©es aux dispositions du Code portant sur les infractions d’ordre sexuel, le lĂ©gislateur a maintenu l’infraction de bestialitĂ© jusqu’à ce jour, mais il ne l’a jamais dĂ©finie. Il s’agit en fait d’une très ancienne infraction qui, Ă  diverses Ă©poques, a aussi Ă©tĂ© dĂ©crite comme une forme de sodomie. Mais, quel que soit le nom qu’on lui a donnĂ© au cours de sa longue histoire, la pĂ©nĂ©tration sexuelle a toujours constituĂ© un de ses Ă©lĂ©ments essentiels. La question de savoir si cela est toujours le cas selon le Code actuel a divisĂ© les tribunaux de la Colombie-Britannique et nous en sommes maintenant saisis dans le prĂ©sent pourvoi.

[2]                              Le ministère public appelant soutient que l’infraction de bestialitĂ© n’exige plus la pĂ©nĂ©tration, et qu’elle est commise lorsqu’une personne se livre Ă  une activitĂ© sexuelle avec un animal. En avançant cette thèse, il nous demande en fait de crĂ©er un nouveau crime. Or, lĂ  n’est pas notre rĂ´le.

[3]                              Au Canada, on ne peut ĂŞtre tenu responsable d’un crime de common law, hormis l’outrage criminel au tribunal (Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 9). Par consĂ©quent, seul le lĂ©gislateur peut modifier l’étendue de la responsabilitĂ© criminelle; les juges ne peuvent modifier les Ă©lĂ©ments constitutifs d’un crime d’une façon qui, selon eux, conviendrait mieux dans les circonstances d’une affaire (D. H. Brown, The Genesis of the Canadian Criminal Code of 1892 (1989), p. 124 et 148). Accepter l’invitation du ministère public d’étendre la portĂ©e du crime de bestialitĂ© Ă©quivaudrait Ă  faire reculer l’horloge du temps et Ă  revenir Ă  l’époque antĂ©rieure Ă  la codification de notre droit criminel, une pĂ©riode au cours de laquelle les tribunaux et non le lĂ©gislateur pouvaient modifier les Ă©lĂ©ments constitutifs des infractions criminelles. Ma collègue la juge Abella estime qu’accepter la thèse du ministère public n’aurait pas pour effet d’élargir la portĂ©e de la bestialitĂ©. Mais il va sans dire que ce serait le cas. C’est la raison d’être de la thèse du ministère public. S’il convient de modifier les Ă©lĂ©ments du crime de bestialitĂ© de la manière proposĂ©e par le ministère public, c’est au lĂ©gislateur qu’il revient de le faire.

[4]                              Ă€ l’instar des juges majoritaires de la Cour d’appel, je conclus que la pĂ©nĂ©tration demeure, comme cela a toujours Ă©tĂ© le cas, un Ă©lĂ©ment essentiel de l’infraction de bestialitĂ©. Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

II.            Aperçu des faits et historique judiciaire

[5]                              Le prĂ©sent pourvoi concerne seulement la dĂ©claration de culpabilitĂ© de l’intimĂ© D.L.W. quant Ă  un seul chef d’accusation de bestialitĂ©. Cette dĂ©claration de culpabilitĂ© a Ă©tĂ© prononcĂ©e au terme d’un procès de 38 jours, Ă  l’issue duquel l’intimĂ© a aussi Ă©tĂ© reconnu coupable de nombreuses autres infractions d’ordre sexuel commises contre ses deux belles-filles sur une pĂ©riode de 10 ans (2013 BCSC 1327). Les deux victimes ont dĂ©clarĂ© que l’intimĂ© avait commencĂ© Ă  se livrer Ă  des attouchements sexuels sur leur personne quand elles avaient 12 ans et que, lorsqu’elles ont eu 14 ans, il les forçait Ă  avoir des rapports sexuels oraux et Ă  avoir des relations sexuelles, et il les encourageait Ă  se livrer Ă  des actes sexuels entre elles. Il a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  purger un total de 16 ans d’emprisonnement. En ce qui concerne la dĂ©claration de culpabilitĂ© pour bestialitĂ© Ă  l’égard de la plaignante plus âgĂ©e, il a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  une peine de deux ans Ă  purger consĂ©cutivement aux autres peines totalisant 14 ans infligĂ©es Ă  l’égard des autres infractions (2014 BCSC 43).

[6]                              Le juge du procès, le juge Romilly, a conclu que la plaignante Ă©tait âgĂ©e de 15 ou 16 ans la première fois que l’intimĂ© a amenĂ© le chien de la famille dans la chambre avec elle. L’intimĂ© a alors tentĂ© de faire en sorte que le chien ait des rapports sexuels avec elle et, lorsque cela n’a pas fonctionnĂ©, il a Ă©tendu du beurre d’arachides sur son vagin et a pris des photos pendant que le chien le lĂ©chait. Il a par la suite demandĂ© Ă  la plaignante de le refaire pour qu’il puisse l’enregistrer sur vidĂ©o. Le juge a conclu que l’intimĂ© avait agi de la sorte Ă  des fins d’ordre sexuel (2013 BCSC 1327, par. 317-318 (CanLII)).

[7]                              Le terme « bestialitĂ© Â» n’est pas dĂ©fini dans le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, qui dispose simplement que :

 (1) Est coupable soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, soit d’une infraction punissable sur dĂ©claration de culpabilitĂ© par procĂ©dure sommaire, quiconque commet un acte de bestialitĂ©.

La question soulevée au procès et aux deux instances d’appel concerne le point de savoir si la pénétration est un élément essentiel de l’infraction. Dans l’affirmative, l’intimé doit être acquitté étant donné que les actes reprochés n’impliquaient pas de pénétration sexuelle.

[8]                              Le juge du procès a retenu la thèse du ministère public selon laquelle la pĂ©nĂ©tration n’est pas nĂ©cessaire. Ă€ son avis, la bestialitĂ© au sens du Code s’entend des attouchements auxquels se livre une personne avec un animal Ă  des fins d’ordre sexuel. S’appuyant sur R. c. M.G., 2002 CanLII 45200 (C.Q.), le juge a rejetĂ© l’idĂ©e que les Ă©lĂ©ments constitutifs de la bestialitĂ© Ă©taient [traduction] « figĂ©[s] dans le temps Â», prĂ©fĂ©rant plutĂ´t les interprĂ©ter de façon Ă  ce qu’ils « reflètent ce qui est considĂ©rĂ© de nos jours comme des actes sexuels prohibĂ©s Â» (par. 314-315). Il a conclu que l’intimĂ© avait participĂ© Ă  cette infraction parce qu’il avait facilitĂ© la perpĂ©tration d’actes de bestialitĂ© par la plaignante en l’encourageant Ă  les commettre et en utilisant du beurre d’arachides (par. 320). Toujours selon le juge, le ministère public n’a pas Ă©tabli que l’intimĂ© avait forcĂ© la plaignante Ă  commettre l’infraction (par. 326). Autrement dit, le juge du procès a, dans les faits, conclu que la plaignante Ă©tait la principale auteure de l’infraction (mais non inculpĂ©e) et l’intimĂ©, un participant Ă  l’infraction commise par la plaignante. Le ministère public qualifie cette conclusion de [traduction] « douteuse Â», mais elle est pertinente quant Ă  la question de droit Ă  laquelle nous devons rĂ©pondre en l’espèce puisque, si elle est acceptĂ©e, la thèse du ministère aurait pour effet de faire de la victime l’auteure de l’infraction.

[9]                              La majoritĂ© de la Cour d’appel (le juge Goepel s’exprimant en son nom et en celui du juge Lowry) a accueilli l’appel interjetĂ© par l’intimĂ© contre la dĂ©claration de culpabilitĂ© pour bestialitĂ© et elle l’a acquittĂ© de ce chef d’accusation (2015 BCCA 169, 371 B.C.A.C. 51). La majoritĂ© a conclu que, suivant le sens qui a Ă©tĂ© donnĂ© au terme « bestialitĂ© Â» en common law, la pĂ©nĂ©tration est un Ă©lĂ©ment essentiel de l’infraction de bestialitĂ©. Selon les juges majoritaires, l’historique lĂ©gislatif de l’infraction au Canada ne dĂ©montre pas que le lĂ©gislateur a voulu s’écarter de ce sens. Le juge en chef Bauman, dissident, aurait rejetĂ© l’appel. Il a conclu que la pĂ©nĂ©tration n’était pas un Ă©lĂ©ment constitutif de l’infraction canadienne de bestialitĂ© qui est entrĂ©e en vigueur en 1955. Le ministère public se pourvoit de plein droit devant la Cour en raison de cette dissidence.

[10]                          La seule question en litige est de savoir si la majoritĂ© de la Cour d’appel a eu tort de conclure que la pĂ©nĂ©tration est un Ă©lĂ©ment essentiel de l’infraction de bestialitĂ© prĂ©vue au par. 160(1) du Code.

III.          Analyse

A.            Les thèses des parties

[11]                          Le ministère public soutient d’abord que le terme « bestialitĂ© Â» n’a pas une signification bien Ă©tablie et dĂ©finie en common law. Le Code criminel du Canada a d’abord assimilĂ© — si l’on se rĂ©fère Ă  la version anglaise — le fait de se livrer Ă  des activitĂ©s sexuelles avec un animal au crime de sodomie, qui concernait uniquement, selon le ministère public, les relations anales entre ĂŞtres humains ou entre un ĂŞtre humain et un animal. Le ministère public fait valoir ensuite que, lorsque le terme « bestiality Â» a Ă©tĂ© utilisĂ© pour la première fois dans la version anglaise du Code lors de la rĂ©vision de 1955, le lĂ©gislateur voulait distinguer la bestialitĂ© de la notion de sodomie en common law et lui donner sa propre signification. Toujours selon le ministère public, d’autres modifications apportĂ©es au Code en 1988 montrent que le lĂ©gislateur doit avoir tenu pour acquis que le terme « bestialitĂ© Â» englobe toute activitĂ© sexuelle entre un ĂŞtre humain et un animal.

[12]                          L’intimĂ©, pour sa part, fait valoir que, lorsque le terme « bestiality Â» a Ă©tĂ© introduit dans la version anglaise du Code en 1955, il avait une signification prĂ©cise, bien Ă©tablie et bien connue en droit : la pĂ©nĂ©tration vaginale ou anale impliquant un ĂŞtre humain et un animal. Le lĂ©gislateur doit avoir voulu utiliser ce terme dans son sens juridique habituel lorsqu’il l’a employĂ© sans le dĂ©finir. Aucune des modifications sur lesquelles s’appuie le ministère public n’a eu d’incidence sur la dĂ©finition des Ă©lĂ©ments de l’infraction; le lĂ©gislateur a simplement continuĂ© d’utiliser le terme sans le dĂ©finir dans la loi.

B.            La mĂ©thode d’analyse

[13]                          Le dĂ©bat devant la Cour porte sur la question de savoir si le terme « bestiality Â» a un sens juridique bien dĂ©fini en common law et, dans l’affirmative, si le lĂ©gislateur a voulu s’écarter de cette signification lorsqu’il a utilisĂ© le terme sans le dĂ©finir dans la version anglaise du Code. Le point de savoir comment interagissent la common law et les infractions prĂ©vues par le Code est donc au cĹ“ur du litige. Il s’agit d’une question de principe importante dont les ramifications vont bien au-delĂ  de l’infraction de bestialitĂ©.

[14]                          La common law [traduction] « constitue une partie importante et complexe du contexte dans lequel les lois sont adoptĂ©es et s’appliquent, et dans lequel elles doivent ĂŞtre interprĂ©tĂ©es Â» (R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e Ă©d. 2014), §17.1). Cette observation n’est plus juste nulle part ailleurs en droit canadien qu’à l’égard de notre Code.

[15]                          Comme je l’ai mentionnĂ© d’entrĂ©e de jeu, depuis 1955, les infractions criminelles au Canada sont entièrement créées par la loi (sauf l’outrage criminel au tribunal). Toutefois, la common law continue de jouer un rĂ´le important lorsqu’il s’agit de dĂ©terminer ce qui constitue un comportement criminel. En effet, il faut souvent recourir Ă  des notions de common law pour dĂ©finir les Ă©lĂ©ments d’une infraction créée par la loi (United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur gĂ©nĂ©ral), [1992] 1 R.C.S. 901, p. 930). Ces notions continuent non seulement d’éclairer la dĂ©finition des infractions créées par la loi mais elles donnent Ă©galement « substance aux divers principes de responsabilitĂ© criminelle dont ces dĂ©finitions s’inspirent Â» (R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714, p. 736). Bon nombre des « prĂ©misses fondamentales Â» du droit criminel — les conditions nĂ©cessaires Ă  la responsabilitĂ© criminelle — relèvent de la common law (Commission de rĂ©forme du droit du Canada, Rapport 31, Rapport pour une nouvelle codification du droit pĂ©nal (1987), p. 17).

[16]                          Ă€ titre d’exemple Ă©vident, l’élĂ©ment moral de nombreux crimes n’est pas prĂ©cisĂ© dans le Code. Pourtant, sauf indication contraire, le lĂ©gislateur est prĂ©sumĂ© avoir voulu que les vĂ©ritables crimes comportent un Ă©lĂ©ment de faute subjectif. Il en est ainsi parce que le lĂ©gislateur est censĂ© savoir que, selon la common law, un acte ne rend pas son auteur coupable Ă  moins que ce dernier ait une intention coupable (actus non facit reum nisi mens sit rea) (voir, p. ex., R. c. A.D.H., 2013 CSC 28, [2013] 2 R.C.S. 269, par. 20-23). Bien sĂ»r, le lĂ©gislateur peut en disposer autrement, mais s’il ne le fait pas, le principe de common law s’applique.

[17]                          La question de savoir comment la common law interagit avec la lĂ©gislation criminelle ne date pas d’hier. Par exemple, Sir James Fitzjames Stephen en traite sur plusieurs pages dans son ouvrage intitulĂ© A History of the Criminal Law of England (1883), vol. II, p. 187-192. Il conclut que les lois criminelles peuvent interagir avec la common law de quatre principales façons. D’abord, il arrive que les lois tiennent simplement pour acquis que des dĂ©finitions et principes gĂ©nĂ©raux relatifs Ă  certains crimes subsistent. Il arrive aussi parfois qu’elles rendent passibles de peines spĂ©ciales certains de ces crimes, sous une forme aggravĂ©e ou modifiĂ©e de façon particulière. Dans d’autres cas, les lois crĂ©ent des infractions qui n’existent pas en common law et, dans certains cas, elles modifient les principes et clarifient les dĂ©finitions de la common law. DĂ©terminer laquelle de ces interactions entre en jeu dans le cas d’une infraction donnĂ©e est une question d’interprĂ©tation lĂ©gislative.

[18]                          Un certain nombre de principes guident l’interprĂ©tation des textes de loi dans un cas de ce genre, dont voici les trois principaux. Premièrement, lorsque le lĂ©gislateur utilise un terme juridique au sens juridique bien dĂ©fini, on prĂ©sume qu’il a voulu incorporer cette signification juridique dans la loi. Deuxièmement, toute dĂ©rogation au sens juridique doit dĂ©couler clairement des termes exprès de la loi ou s’en dĂ©gager par dĂ©duction nĂ©cessaire. Enfin, nul ne peut ĂŞtre tenu responsable d’un crime de common law, sauf l’outrage criminel au tribunal. Il revient au lĂ©gislateur de crĂ©er et de dĂ©finir les crimes; les tribunaux ne doivent pas Ă©largir la portĂ©e de la responsabilitĂ© criminelle au-delĂ  de celle Ă©tablie par le lĂ©gislateur.

[19]                          Comme je vais l’expliquer, l’application de ces principes m’amène Ă  tirer les conclusions suivantes. Le terme « bestialitĂ© Â» a un sens juridique bien Ă©tabli et il s’entend des rapports sexuels entre un ĂŞtre humain et un animal. La pĂ©nĂ©tration a toujours Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e comme un Ă©lĂ©ment essentiel de la bestialitĂ©. Le lĂ©gislateur a adoptĂ© ce terme sans le dĂ©finir, et l’historique et l’évolution des dispositions pertinentes ne dĂ©montrent pas qu’il avait l’intention de s’écarter de sa signification juridique bien dĂ©finie. De plus, les tribunaux ne devraient pas, en faisant Ă©voluer la common law, Ă©largir la portĂ©e de la responsabilitĂ© affĂ©rente Ă  cette infraction, comme l’a fait le juge du procès. Tout Ă©largissement de la responsabilitĂ© criminelle liĂ©e Ă  cette infraction relève de la compĂ©tence exclusive du lĂ©gislateur. En bref, la prĂ©sente espèce entre dans la première catĂ©gorie mentionnĂ©e par Sir Fitzjames Stephen : notre Code tient pour acquis que la dĂ©finition donnĂ©e par la common law Ă  ce crime subsiste.

C.            Sens juridique reconnu de « bestialitĂ© Â»

(1)           Le lĂ©gislateur entend utiliser les termes juridiques dans leur sens juridique

[20]                          Lorsque le lĂ©gislateur utilise un terme comportant un sens juridique, il veut lui donner ce sens. Lorsqu’ils sont utilisĂ©s dans une loi, les mots qui ont une signification juridique bien dĂ©finie devraient recevoir cette signification, sauf si le lĂ©gislateur indique clairement autre chose. Ce principe a Ă©tĂ© appliquĂ© dans plusieurs arrĂŞts tels que Will-Kare Paving & Contracting Ltd. c. Canada, 2000 CSC 36, [2000] 1 R.C.S. 915, par. 29-30; Townsend c. Kroppmanns, 2004 CSC 10, [2004] 1 R.C.S. 315, par. 9; A.Y.S.A. Amateur Youth Soccer Association c. Canada (Agence du revenu), 2007 CSC 42, [2007] 3 R.C.S. 217, par. 8-23 et 48-49. Plus rĂ©cemment, dans R. c. Summers, 2014 CSC 26, [2014] 1 R.C.S. 575, la Cour a fait remarquer que « le lĂ©gislateur est prĂ©sumĂ© connaĂ®tre le contexte juridique dans lequel il lĂ©gifère Â» et qu’il est « inconcevable Â» qu’il ait voulu modifier une règle de droit bien Ă©tablie sans le faire de « manière explicite Â» ou en « s’en remettant [. . .] Ă  des infĂ©rences susceptibles d’être tirĂ©es de l’ordre d’apparition de certaines dispositions dans le Code criminel Â» (par. 55-56).

[21]                          Il y a aussi le principe connexe de la stabilitĂ© du droit. En l’absence d’une intention contraire exprimĂ©e clairement par le lĂ©gislateur, une loi ne devrait pas ĂŞtre interprĂ©tĂ©e de façon Ă  modifier substantiellement le droit, y compris la common law (voir, de façon gĂ©nĂ©rale, Sullivan, §17.5; P.-A. CĂ´tĂ©, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, InterprĂ©tation des lois (4Ă©d. 2009), par. 1793 et suiv.). Ce principe, s’il est appliquĂ© de façon trop stricte, peut mener au refus de donner effet Ă  une modification que le lĂ©gislateur a souhaitĂ© faire. Cependant, il traduit l’idĂ©e, conforme au bon sens, que le lĂ©gislateur est censĂ© connaĂ®tre le droit existant et qu’il n’a probablement pas voulu y apporter de changements importants Ă  moins de l’indiquer clairement (Walker c. The King, [1939] R.C.S. 214, p. 219; Nadeau c. Gareau, [1967] R.C.S. 209, p. 218; R. c. T. (V.), [1992] 1 R.C.S. 749, p. 764). Ce principe est exprimĂ© aux par. 45(2) et (3) de la Loi d’interprĂ©tation, L.R.C. 1985, c. I-21, qui disposent que la modification d’un texte ne suppose pas un changement des règles de droit et que son abrogation ne constitue pas une dĂ©claration sur l’état antĂ©rieur du droit.

[22]                          Bien que ces principes d’interprĂ©tation soient faciles Ă  Ă©noncer, la façon de les appliquer dans un cas particulier peut prĂŞter Ă  controverse. Parfois la controverse porte sur l’état de la common law au moment oĂą le lĂ©gislateur a agi : autrement dit, le dĂ©bat porte alors sur la question de savoir si le terme utilisĂ© avait un sens juridique bien dĂ©fini lorsqu’il a Ă©tĂ© introduit dans la loi. Ă€ titre d’exemple, tel Ă©tait le point de dĂ©saccord entre la majoritĂ© et la minoritĂ© dans A.Y.S.A. Le plus souvent toutefois, la question qui pose problème consiste Ă  savoir si le lĂ©gislateur a manifestĂ© l’intention de s’écarter du sens juridique reconnu.

[23]                          Ces deux types de litige sont prĂ©sents en l’espèce. Je passe donc Ă  l’examen de la première question : Le terme « bestiality Â» avait-il un sens juridique clair lorsque le lĂ©gislateur l’a utilisĂ© sans le dĂ©finir dans la version anglaise du Code de 1955? 

(2)           La bestialitĂ© s’entendait d’un acte de sodomie avec un animal et exigeait une pĂ©nĂ©tration

a)              Introduction

[24]                          L’ancienne infraction consistant Ă  avoir des rapports sexuels avec un animal a Ă©tĂ© Ă  diffĂ©rentes Ă©poques considĂ©rĂ©e comme un type de sodomie et un acte de bestialitĂ©. Comme nous le verrons, quel que soit le nom qu’on lui donnait, l’infraction exigeait qu’il y ait eu pĂ©nĂ©tration.

[25]                          La première infraction canadienne de sodomie avec un animal a Ă©tĂ© tirĂ©e presque mot pour mot de la loi d’Angleterre intitulĂ©e The Offences against the Person Act, 1861, 24 & 25 Vict., c. 100 (la « Loi de 1861 Â»), art. 61. L’infraction a Ă©tĂ© importĂ©e essentiellement sous cette forme dans la première version anglaise du Code criminel, 1892 canadien, S.C. 1892, c. 29 (« Code de 1892 Â»), et elle est demeurĂ©e en vigueur jusqu’à ce que l’infraction appelĂ©e bestiality soit introduite dans la version anglaise du Code lors de la rĂ©vision de 1955 (art. 147). Il faut donc, pour arriver Ă  saisir le droit canadien, prendre comme point de dĂ©part le droit anglais d’oĂą il prend sa source. 

b)             L’infraction anglaise

[26]                          Bien que la bestialitĂ© ait souvent Ă©tĂ© dĂ©signĂ©e par le terme « sodomie Â», la pĂ©nĂ©tration constituait l’élĂ©ment essentiel — « l’acte dĂ©finitoire Â» — de l’infraction. Il ne faisait aucun doute que, pour obtenir une dĂ©claration de culpabilitĂ©, la poursuite devait Ă©tablir qu’[traduction] « un acte de pĂ©nĂ©tration avait Ă©tĂ© commis sur un animal ou, dans le cas d’une femme, que l’acte de pĂ©nĂ©tration avait Ă©tĂ© commis par un animal Â» (C. Thomas, « â€śNot Having God Before his Eyes” : Bestiality in Early Modern England Â» (2011), 26 The Seventeenth Century 149, p. 153). Il en a Ă©tĂ© ainsi au moins Ă  partir du milieu du seizième siècle (Thomas, p. 154; voir aussi A. F. Niemoeller, Bestiality and the Law : A Resume of the Law and Punishments for Bestiality with Typical Cases from Fifteenth Century to the Present (1946); et H. Miletski, « A history of bestiality Â», dans A. M. Beetz et A. L. Podberscek, dir., Bestiality and Zoophilia : Sexual Relations with Animals (2005), 1).

[27]                          Relevant au dĂ©part des tribunaux ecclĂ©siastiques, l’[traduction] « acte de sodomie commis avec un ĂŞtre humain ou un animal Â» est devenu un crime en 1533 (An Acte for the punysshement of the vice of Buggerie (Angl.), 25 Hen. 8, c. 6). C’était habituellement des hommes qui faisaient l’objet de poursuites parce qu’il Ă©tait nĂ©cessaire de prouver qu’il y avait eu pĂ©nĂ©tration pour Ă©tablir que l’infraction avait Ă©tĂ© commise. Les femmes Ă©taient donc des [traduction] « auteures improbables de l’infraction Â» (Thomas, p. 158). Il arrivait tout de mĂŞme parfois que des femmes soient poursuivies pour cette infraction, et des hommes faisaient l’objet de poursuites pour avoir pĂ©nĂ©trĂ© des animaux mâles et femelles (Thomas, p. 158). Edward Coke indique que la sodomie comprend la connaissance charnelle (c.-Ă -d. la pĂ©nĂ©tration) entre un homme ou une femme et un animal (The Third Part of the Institutes of the Laws of England : Concerning High Treason, and Other Pleas of the Crown, and Criminal Causes (1797, publiĂ© pour la première fois en 1644), p. 59).

[28]                          La loi adoptĂ©e Ă  l’époque d’Henri VIII a Ă©tĂ© abrogĂ©e en 1553, mais rĂ©tablie en 1562, et elle est demeurĂ©e en vigueur sous cette forme jusqu’à ce qu’elle soit confirmĂ©e en 1828 (An Act for consolidating and amending the Statutes in England relative to Offences against the Person (R.-U.), 9 Geo. 4, c. 31 (la « Loi de 1828 Â»)). La Loi de 1828 prĂ©cisait que [traduction] « l’émission de semence Â» n’était pas un Ă©lĂ©ment essentiel de l’infraction, et que la « connaissance charnelle Â» serait « rĂ©putĂ©e complète sur preuve de la pĂ©nĂ©tration seule Â» (art. 18; voir G. Parker, « Is A Duck An Animal? An Exploration of Bestiality as a Crime Â», dans L. A. Knafla, dir., Crime, Police and the Courts in British History (1990), 285, p. 292-293).

[29]                          Toutes les autres sources anciennes que j’ai Ă©tudiĂ©es confirment que la pĂ©nĂ©tration Ă©tait un Ă©lĂ©ment essentiel de l’infraction et qu’un acte de sodomie commis avec un animal ne se limitait pas Ă  une relation sexuelle anale (voir, p. ex., M. Hale, Pleas of the Crown : A Methodical Summary (1678), p. 117; M. Hale, Historia Placitorum Coronae (1736), vol. I, p. 669; E. H. East, A Treatise of the Pleas of the Crown (1803), vol. I, p. 480). (Je signale que, contrairement Ă  ce que pense la juge Abella, il n’y avait aucune incertitude quant Ă  savoir si la pĂ©nĂ©tration Ă©tait nĂ©cessaire. Ni le ministère public, ni le juge dissident, de la Cour d’appel ne croyaient qu’il y avait de la confusion Ă  cet Ă©gard avant la rĂ©vision de 1955.)

[30]                          Tel Ă©tait l’état du droit lorsque la Loi de 1861 de l’Angleterre a Ă©tĂ© adoptĂ©e. Sous le titre [traduction] « Infractions contre nature Â», l’art. 61, auquel Ă©tait accolĂ© la note marginale « Sodomie et bestialitĂ© Â», Ă©tait libellĂ© comme suit :

                         [traduction] 61. Quiconque est reconnu coupable du crime abominable de sodomie, commis soit avec un ĂŞtre humain, soit avec un animal, est passible, Ă  la discrĂ©tion de la Cour, de travaux forcĂ©s Ă  perpĂ©tuitĂ© ou d’une peine minimale de dix ans.

Ă€ l’instar de la Loi de 1828, la Loi de 1861, Ă  l’art. 63, prĂ©cisait que l’émission de semence n’était pas requise, mais que la pĂ©nĂ©tration l’était.

[31]                          La cinquième Ă©dition de Russell on Crime traite de l’infraction prĂ©vue Ă  l’art. 61 sous la rubrique [traduction] « sodomie Â», ce qui indique clairement que le terme englobe un acte de sodomie commis « avec un animal Â» (W. O. Russell, A Treatise on Crimes and Misdemeanors (5e Ă©d. 1877), p. 879). L’auteur ajoute que cette infraction « consiste en une connaissance charnelle contre nature [c.-Ă -d. anale] entre deux hommes ou une telle connaissance charnelle entre homme et femme, ou toute connaissance charnelle entre un homme ou une femme et un animal Â» (ibid. (je souligne)). Le terme « connaissance charnelle Â» signifiait pĂ©nĂ©tration (ibid., p. 879-880). L’exigence de pĂ©nĂ©tration a Ă©tĂ© mentionnĂ©e expressĂ©ment dans le Draft Code anglais de 1878 (al. 101(a)). Il en est de mĂŞme dans le Draft Code annexĂ© au Report of the Royal Commission appointed to consider the Law relating to Indictable Offences (1879) (le « Draft Code de 1879 Â»), art. 144 (annexe, p. 95). Ce projet de code reprend le libellĂ© de la Loi de 1861 : [traduction] « [e]st coupable d’un acte criminel quiconque [. . .] commet un acte de sodomie soit avec un ĂŞtre humain, soit avec tout autre ĂŞtre vivant Â» (ibid.). La disposition prĂ©cisait en outre que l’infraction Ă©tait complète dès lors qu’il y avait eu pĂ©nĂ©tration. Dans leurs commentaires concernant le Draft Code de 1879, les commissaires n’ont relevĂ© aucune modification du texte lĂ©gislatif antĂ©rieur en ce qui concerne les Ă©lĂ©ments constitutifs de l’infraction (p. 21-22).

[32]                          L’exigence de pĂ©nĂ©tration trouve Ă©cho dans l’ouvrage de Sir James Fitzjames Stephen intitulĂ© A Digest of the Criminal Law (Crimes and Punishments) (1878), art. 168, p. 115 (rappelons que depuis l’adoption de la Loi de 1828, il Ă©tait clair que « l’émission de semence Â» n’était pas requise et que la « connaissance charnelle Â» serait « rĂ©putĂ©e complète sur preuve de la pĂ©nĂ©tration seule Â» (art. 18)).

[33]                          La jurisprudence ancienne est peu abondante, mais celle dont nous disposons permet d’affirmer que la pĂ©nĂ©tration Ă©tait un Ă©lĂ©ment essentiel de l’infraction. Dans R. c. Cozins (1834), 6 Car. & P. 351, 172 E.R. 1272, une dĂ©cision portant sur un acte de bestialitĂ© commis avec une brebis, le juge Park a prĂ©cisĂ© au jury que s’il y avait eu pĂ©nĂ©tration, l’infraction Ă©tait complète mĂŞme s’il n’y avait pas eu Ă©mission de semence.

[34]                          Cette conception de l’infraction a perdurĂ© en Angleterre pendant de nombreuses annĂ©es. Les auteurs plus contemporains sont presque tous d’avis que l’infraction de sodomie avec un animal exigeait la pĂ©nĂ©tration. J’ai dĂ©jĂ  fait rĂ©fĂ©rence Ă  Russell on Crime. En 1957, dans Sexual Offences : A Report of the Cambridge Department of Criminal Science, p. 345, le directeur du dĂ©partement, Leon Radzinowicz, a commentĂ© le par. 12(1) de la Sexual Offences Act, 1956 (R.-U.), 4 & 5 Eliz. 2, c. 69, suivant lequel commettait un crime quiconque se livrait Ă  un acte de sodomie avec une autre personne ou un animal. Cette infraction est pratiquement identique Ă  celle que l’on retrouve dans la Loi de 1861 et, par le fait mĂŞme, Ă  la version anglaise de l’infraction canadienne jusqu’en 1955. Le rapport explique que

                    [traduction]  [l]e crime consiste en une connaissance charnelle ou des rapports sexuels anaux entre deux hommes ou entre un homme et une femme, ou tout rapport sexuel entre un homme ou une femme et un animal. On utilise souvent le terme « sodomie Â» pour dĂ©signer l’infraction lorsqu’elle est commise avec un ĂŞtre humain, et le terme « bestialitĂ© Â» lorsqu’elle est commise avec un animal. [p. 345]

[35]                          L’édition de 1965 du traitĂ© de droit criminel anglais de J. C. Smith et de B. Hogan dĂ©crit en ces termes les Ă©lĂ©ments constitutifs de la sodomie en common law : [traduction] « une relation sexuelle anale entre deux hommes ou entre un homme et une femme ou une relation sexuelle anale ou vaginale entre un homme ou une femme et un animal Â» (Criminal Law (1965), p. 321 (notes de bas de page omises)).

[36]                          La jurisprudence plus rĂ©cente s’accorde Ă©galement avec ce point de vue. Dans R. c. Bourne (1952), 36 Cr. App. R. 125, le lord juge en chef Goddard a dit ce qui suit lorsqu’il a confirmĂ© les dĂ©clarations de culpabilitĂ© prononcĂ©es contre un mari pour avoir aidĂ© et encouragĂ© sa femme Ă  commettre un acte de sodomie avec un chien : [traduction] « . . . si une femme a des rapports sexuels avec un chien, ou permet qu’un chien ait une relation sexuelle avec elle, l’infraction de sodomie est complète Â» (p. 128). La cour a en outre relevĂ© que l’infraction Ă©tait « communĂ©ment appelĂ©e “bestialit锠» (p. 127). 

c)              L’infraction canadienne

[37]                          Au Canada, tout comme en Angleterre, il ressort des origines de l’infraction que ce que l’on appelait communĂ©ment « bestialitĂ© Â» Ă©tait compris dans l’infraction appelĂ©e sodomie et que la pĂ©nĂ©tration Ă©tait l’un de ses Ă©lĂ©ments essentiels.

[38]                          Le libellĂ© de la Loi de 1861 de l’Angleterre a Ă©tĂ© repris pratiquement tel quel dans la première version anglaise de la codification de l’infraction au Canada en 1869 (An Act respecting Offences against the Person (Acte concernant les offenses contre la Personne), S.C. 1869, c. 20, art. 63). L’infraction suivante y figure, accompagnĂ©e de la note marginale « [s]odomy and bestiality Â» (sodomie et bestialitĂ©) :

                        63. Whosoever is convicted of the abominable crime of buggery committed either with mankind or with any animal, shall be liable to be imprisoned in the Penitentiary for life, or for any term not less than two years.

[39]                          La version française de la disposition prĂ©citĂ©e, accompagnĂ©e de la note marginale « [s]odomie Â», est ainsi libellĂ©e :

                        63. Quiconque est convaincu du crime abominable de sodomie, commis soit avec un être humain, soit avec un animal, sera passible de l’incarcération dans le pénitencier pour la vie, ou pour un terme de pas moins de deux ans.

[40]                          En 1874, Henri ElzĂ©ar Taschereau (plus tard juge de la Cour) a publiĂ© The Criminal Law Consolidation and Amendment Acts of 1869, 32-33 Vict. for the Dominion of Canada, with Notes, Commentaries, Precedents of Indictments, &c. Il confirme que l’infraction de sodomie avec un animal est commise lorsqu’il y a connaissance charnelle entre un homme ou une femme et une [traduction] « bĂŞte brute Â» et que « [t]out comme dans le cas du viol, la pĂ©nĂ©tration est suffisante Ă  elle seule pour constituer l’infraction Â» (p. 344-345). Il propose Ă©galement un modèle d’acte d’accusation pour la sodomie pratiquĂ©e par un ĂŞtre humain et la sodomie avec un animal, qu’il appelle bestialitĂ© (p. 345).

[41]                          La disposition de 1869, Ă  laquelle des modifications mineures ont Ă©tĂ© apportĂ©es en 1886, a Ă©tĂ© intĂ©grĂ©e au premier Code criminel canadien en 1892 (Acte concernant les crimes et dĂ©lits contre les mĹ“urs et la tranquillitĂ© publiques, S.R.C. 1886, c. 157, art. 1; Code de 1892, art. 174). Cette version de l’infraction est demeurĂ©e en vigueur jusqu’à la rĂ©vision de 1955 (Code criminel, S.R.C. 1906, c. 146, art. 202; Code criminel, S.R.C. 1927, c. 36, art. 202). Il vaut la peine de signaler que, mĂŞme si la version anglaise renfermait toujours l’expression « buggery [. . .] with any other living creature Â», le terme « bestialitĂ© Â» Ă©tait employĂ© dans la version française pour exprimer cette partie de la version anglaise de l’infraction. Le terme « bestialitĂ© Â» a Ă©tĂ© employĂ© invariablement depuis la loi de 1886 et dans toutes les versions françaises du Code depuis 1892. Voici le texte de la version anglaise :

                        174. Every one is guilty of an indictable offence and liable to imprisonment for life who commits buggery, either with a human being or with any other living creature.

[42]                          Voici le texte de la version française :

                        174. Est coupable d’un acte criminel et passible d’emprisonnement à perpétuité, celui qui commet la sodomie ou la bestialité.

[43]                          Tout comme en Angleterre, la version de langue anglaise des lois canadiennes prĂ©voyait simplement que la sodomie avec un animal (soit « any other living creature Â» (tout autre ĂŞtre vivant)) Ă©tait une infraction, mais elle ne l’a pas dĂ©finie davantage. Or, comme l’équivalent français de « buggery [. . .] with any other living creature Â» est « bestialitĂ© Â», cela dĂ©montre que « buggery with an animal Â» et « bestialitĂ© Â» dĂ©signent la mĂŞme chose. Ainsi, l’utilisation de ces termes juridiques en l’absence de dĂ©finition dans la loi place cette disposition dans la première catĂ©gorie d’interaction entre la loi et la common law dĂ©crite par Sir Stephen : la loi tient pour acquis que [traduction] « le lecteur connaĂ®t dĂ©jĂ  [. . .] les dĂ©finitions que donne la common law de certains crimes que la Loi sanctionne mais ne dĂ©finit pas Â» (J. F. Stephen, A General View of the Criminal Law of England (2e Ă©d. 1890), p. 109; voir Ă©galement Stephen, A History of the Criminal Law of England, p. 188-191). La professeure Sullivan appelle cette technique lĂ©gislative l’« incorporation Â» : un terme juridique (en l’occurrence, la bestialitĂ©/buggery with an animal) est intĂ©grĂ© Ă  la loi dans le but qu’il conserve le sens qu’il a en common law (§17.1).

[44]                          La doctrine publiĂ©e juste avant l’adoption du Code de 1892 ou Ă  la mĂŞme Ă©poque confirme que l’infraction susmentionnĂ©e exigeait une pĂ©nĂ©tration.

[45]                          Avant le Code de 1892, George Wheelock Burbidge indique que le crime de sodomie s’entend entre autres de la connaissance charnelle (c.-Ă -d. la pĂ©nĂ©tration) avec un animal (A Digest of the Criminal Law of Canada (Crimes and Punishments) (1890), p. 161 (art. 213)). Après le Code, le Criminal Code annotĂ© de 1893 de H. E. Taschereau (commentaires, annotations et prĂ©cĂ©dents concernant le Code de 1892) mentionne, en ce qui concerne l’infraction de sodomie avec un animal prĂ©vue Ă  l’art. 174, que [traduction] « [t]out comme dans le cas du viol, la pĂ©nĂ©tration est suffisante Ă  elle seule pour constituer l’infraction Â» (The Criminal Code of the Dominion of Canada as amended in 1893, with Commentaries, Annotations, Precedents of Indictments, &c. (1893), p. 117).

[46]                          L’arrĂŞt Henry c. Henry, [1953] O.J. No. 347 (QL) (C.A.), rendu avant la rĂ©vision de 1955, concorde lui aussi avec le point de vue selon lequel il devait y avoir pĂ©nĂ©tration. La cour a indiquĂ© qu’[traduction] « il y avait eu pĂ©nĂ©tration dans une certaine mesure, et mĂŞme s’il s’agissait d’une très lĂ©gère pĂ©nĂ©tration, l’infraction de bestialitĂ© serait de ce fait commise Â» (par. 2). Dans R. c. Wishart (1954), 110 C.C.C. 129 (C.A. C.-B.), la cour s’est appuyĂ©e sur l’arrĂŞt anglais Bourne, que j’ai mentionnĂ© prĂ©cĂ©demment et qui indique qu’il devait y avoir pĂ©nĂ©tration.

[47]                          Ă€ mon avis, il est impossible de mettre sĂ©rieusement en doute le fait que l’infraction canadienne de bestialitĂ©/buggery with an animal prĂ©vue au Code de 1892 qui est demeurĂ©e en vigueur jusqu’à la rĂ©vision de 1955 avait un sens gĂ©nĂ©ralement reconnu : l’infraction exigeait une pĂ©nĂ©tration sexuelle impliquant un ĂŞtre humain et un animal. Il est Ă©galement clair, Ă  mon avis, que le terme anglais « bestiality Â» visait la sodomie entre un ĂŞtre humain et un animal. 

[48]                          Le ministère public a fait grand cas de la raretĂ© des prĂ©cĂ©dents qui Ă©tablissent pĂ©remptoirement les Ă©lĂ©ments constitutifs de l’infraction. Toutefois, avec Ă©gards, lĂ  n’est pas la question. Il ne s’agit pas de savoir s’il existait un arrĂŞt de la Chambre des lords ou du ComitĂ© judiciaire du Conseil privĂ© ayant force de prĂ©cĂ©dent en la matière. Il faut plutĂ´t se demander si l’infraction de sodomie avec un animal avait un sens juridique bien dĂ©fini lorsqu’elle a Ă©tĂ© utilisĂ©e par le lĂ©gislateur sans ĂŞtre dĂ©finie dans le Code de 1892. Il ressort sans l’ombre d’un doute des sources de cette Ă©poque que tel Ă©tait le cas. Tout avocat auquel on aurait demandĂ© en 1892 si l’infraction de sodomie avec un animal exigeait la pĂ©nĂ©tration aurait rĂ©pondu par l’affirmative. En utilisant ce terme sans le dĂ©finir, le lĂ©gislateur voulait retenir son sens juridique bien dĂ©fini.

[49]                          Le ministère public a en outre fait remarquer qu’il y a peut-ĂŞtre lieu de dĂ©battre la question de savoir si la bestialitĂ©/buggery with an animal vise uniquement la pĂ©nĂ©tration anale, comme l’a mentionnĂ© le juge en chef Bauman dans ses motifs dissidents. Ce point de vue trouve appuie dans au moins un dictionnaire juridique (P. G. Osborn, A Concise Law Dictionary (4Ă©d. 1954), p. 61, « buggery Â», et dans l’ouvrage Kenny’s Outlines of Criminal Law (19Ă©d. 1966), p. 205). Toutefois, comme je l’ai dĂ©jĂ  signalĂ©, tous les autres auteurs, y compris Sir Fitzjames Stephen lui-mĂŞme, la Cour d’appel en matière criminelle dans Bourne, et des Ă©tudes approfondies des poursuites intentĂ©es en Angleterre entre le milieu des annĂ©es 1500 et la fin des annĂ©es 1800 Ă©tayent l’opinion que la sodomie avec un animal requĂ©rait une pĂ©nĂ©tration, qu’elle soit vaginale ou anale. En tout Ă©tat de cause, la thèse du ministère a peu Ă  voir avec la question Ă  trancher en l’espèce. Quel que soit l’angle sous lequel on examine le droit applicable, l’infraction canadienne de 1892 exigeait une forme de pĂ©nĂ©tration. Rien — absolument rien — n’appuie l’opinion selon laquelle une quelconque pĂ©nĂ©tration n’était pas nĂ©cessaire.

d)             Conclusion sur la première question

[50]                          Nous pouvons conclure qu’au moins jusqu’en 1955, l’infraction de bestialitĂ©/buggery with an animal comportait les mĂŞmes Ă©lĂ©ments que ceux qu’elle avait dans la Loi de 1861 d’Angleterre, dont la disposition en cause a Ă©tĂ© reprise pratiquement mot pour mot dans la loi canadienne de 1869 et dans notre premier Code en 1892. La pĂ©nĂ©tration est donc restĂ©e un Ă©lĂ©ment de l’infraction. Nous pouvons aussi conclure que le terme « bestialitĂ© Â» s’entendait de la sodomie avec un animal.

[51]                          Cela nous amène Ă  la deuxième Ă©tape de l’analyse, qui consiste Ă  dĂ©terminer si le lĂ©gislateur a modifiĂ© explicitement ou par dĂ©duction nĂ©cessaire le sens juridique bien dĂ©fini du terme « bestialitĂ© Â».

(3)           Le lĂ©gislateur n’a pas voulu, de manière expresse ou implicite, s’écarter du sens juridique du terme « bestialitĂ© Â»

a)              La thèse du ministère public : les Ă©lĂ©ments de l’infraction ont Ă©tĂ© modifiĂ©s en 1955, et ce changement a Ă©tĂ© confirmĂ© par les modifications de 1988

[52]                          Le ministère public signale deux modifications lĂ©gislatives qui, selon lui, montrent que le lĂ©gislateur a manifestement voulu Ă©largir l’infraction de rapports sexuels entre un ĂŞtre humain et un animal de manière Ă  Ă©riger en infraction toutes les activitĂ©s sexuelles entre ĂŞtres humains et animaux. La première date de 1955 et l’intention d’apporter ce changement a Ă©tĂ© confirmĂ©e par les modifications de 1988. Or, selon moi, l’historique lĂ©gislatif sur lequel s’appuie le ministère public renforce en fait la thèse de l’intimĂ© selon laquelle la pĂ©nĂ©tration demeure l’un des Ă©lĂ©ments de l’infraction de bestialitĂ©. 

[53]                          Pour expliquer les raisons qui m’ont amenĂ© Ă  tirer cette conclusion, je vais d’abord examiner les principes d’interprĂ©tation lĂ©gislative applicables, puis me pencherai plus en dĂ©tail sur les deux modifications.

b)             Principes d’interprĂ©tation

(i)            Il faut s’exprimer en termes clairs pour modifier le droit, surtout lorsque la modification porte atteinte Ă  la libertĂ©

[54]                          Comme l’affirme la professeure Sullivan, [traduction] « [l]a stabilitĂ© du droit est accrue par le rejet des modifications vagues ou effectuĂ©es par inadvertance alors que la certitude et le principe de l’avertissement raisonnable se trouvent renforcĂ©s du fait qu’on oblige les lĂ©gislateurs Ă  s’exprimer en termes clairs et exprès sur les modifications proposĂ©es Â» (§15.50). La stabilitĂ© et la certitude sont des valeurs qui revĂŞtent une importance particulière en droit criminel et les changements importants qui y sont apportĂ©s doivent avoir Ă©tĂ© clairement voulus. Ainsi que la Cour l’a dit dans T. (V.), « il [. . .] est loisible [au lĂ©gislateur] [. . .] de modifier la loi de la façon qu’il juge appropriĂ©e, mais le texte lĂ©gislatif qui comporte ces modifications doit ĂŞtre rĂ©digĂ© de telle sorte que son intention ne fasse aucun doute Â» (p. 764 (je souligne)).

[55]                          Selon un principe connexe, les lois qui privent un individu de sa libertĂ© doivent ĂŞtre claires et toute ambiguĂŻtĂ© doit ĂŞtre rĂ©solue en faveur de ce dernier. « Il n’est pas nĂ©cessaire d’insister sur l’importance de la clartĂ© et de la certitude lorsque la libertĂ© est en jeu. [. . .] Si quelqu’un doit ĂŞtre incarcĂ©rĂ©, il devrait au moins savoir qu’une loi du Parlement le requiert en des termes explicites, et non pas, tout au plus, par voie de consĂ©quence Â» (Marcotte c. Sous-procureur gĂ©nĂ©ral du Canada, [1976] 1 R.C.S. 108, p. 115).

[56]                          Aucune disposition lĂ©gale n’élargit expressĂ©ment la portĂ©e de l’infraction de bestialitĂ© de la manière dont le ministère public nous demande de le faire. Et, comme nous le verrons, l’évolution et l’historique lĂ©gislatifs ne permettent aucunement de conclure que le lĂ©gislateur a voulu faire implicitement une telle modification. La « clartĂ© et la certitude Â» requises sont totalement absentes.

(ii)          Il appartient au lĂ©gislateur et non aux tribunaux d’élargir la responsabilitĂ© criminelle

[57]                          Il appartient au lĂ©gislateur et non aux tribunaux d’élargir la portĂ©e de la responsabilitĂ© criminelle. Comme le juge Cartwright (plus tard Juge en chef) l’a dit dans Frey c. Fedoruk, [1950] R.C.S. 517 :

                    [traduction] . . . la tâche de dĂ©clarer criminelle une conduite qui, jusqu’à ce jour, ne l’était pas, revient au Parlement et non aux tribunaux. [p. 530]

[58]                          L’idĂ©e n’était pas nouvelle lorsque le juge Cartwright a tenu ces propos en 1950. Le principe trouvait Ă©cho dans le Draft Code anglais de 1879. Son article 5 disposait qu’aucune poursuite ne serait engagĂ©e pour un crime de common law. Les commissaires ont soulignĂ© que cette disposition aurait pour objet et effet de mettre un terme au pouvoir des juges de crĂ©er de nouveaux crimes de common law. Ils ont ajoutĂ© que, mĂŞme si le Draft Code et d’autres lois passent sous silence certaines infractions de common law, ils jugeaient [traduction] « prĂ©fĂ©rable de courir le risque d’offrir une immunitĂ© temporaire Ă  l’auteur de l’infraction que d’exposer quiconque Ă  des poursuites pour une omission ou un acte qui n’est pas dĂ©clarĂ© criminel dans le Draft Code lui-mĂŞme ou une autre loi du Parlement Â» (p. 10). Le mĂŞme raisonnement a Ă©tĂ© explicitement adoptĂ© lors de la rĂ©vision de notre Code en 1955. Il disposait (dans ce qui Ă©tait alors l’art. 8 et maintenant l’art. 9) que « nul ne peut ĂŞtre dĂ©clarĂ© coupable [. . .] d’une infraction en common law Â», sous rĂ©serve du pouvoir des juges de sanctionner l’outrage au tribunal. Le Rapport de la Commission royale pour la revision du Code criminel (1954) avait proposĂ© l’insertion d’une disposition similaire après avoir fait observer que toutes les infractions qui devraient ĂŞtre tirĂ©es de la common law avaient Ă©tĂ© intĂ©grĂ©es au Draft Code de 1878 (p. 6).

[59]                          ConformĂ©ment Ă  ce principe, les tribunaux se sont abstenus de faire Ă©voluer les dĂ©finitions donnĂ©es en common law aux termes juridiques utilisĂ©s dans le Code de façon Ă  Ă©largir le champ de la responsabilitĂ© criminelle. Les tribunaux ne concluront Ă  la crĂ©ation d’un nouveau crime que si les mots utilisĂ©s pour ce faire sont sĂ»rs et dĂ©finitifs (Marcotte, p. 115; R. c. McLaughlin, [1980] 2 R.C.S. 331, p. 335; et R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686, par. 38-39). Cette approche tient compte non seulement des fonctions revenant Ă  bon droit respectivement au lĂ©gislateur et aux tribunaux, mais Ă©galement de l’exigence fondamentale en droit criminel que les gens sachent ce qui constitue une conduite punissable et ce qui ne l’est pas, surtout lorsque leur libertĂ© est en jeu (voir, p. ex., R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, par. 14). Comme l’a prĂ©cisĂ© la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) :

                    La création d’un crime doit être exprimée en termes clairs. Il peut s’agir de la définition d’un nouveau crime ou de la redéfinition des éléments d’un ancien crime. Quand les tribunaux abordent la définition des éléments d’un ancien crime, ils doivent prendre garde de ne pas les élargir au point de créer un nouveau crime. Seul le législateur peut créer de nouveaux crimes et transformer une conduite légale en une conduite criminelle. Il est permis aux tribunaux de donner à d’anciennes dispositions une interprétation reflétant des changements sociaux, afin d’assurer que l’intention du législateur continue d’être réalisée à l’époque contemporaine. Il est inacceptable qu’ils écartent la common law pour créer de nouveaux crimes que le législateur n’a jamais voulu créer. [Je souligne.]

(R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371, par. 34)

[60]                          Ce principe a notamment Ă©tĂ© appliquĂ© dans l’arrĂŞt R. c. McDonnell, [1997] 1 R.C.S. 948. Dans cette affaire, il s’agissait de savoir si la cour d’appel avait commis une erreur dans le cadre d’un appel portant sur la peine en annulant la peine infligĂ©e en première instance sur le fondement, entre autres, d’une catĂ©gorie d’infractions créée par les tribunaux Ă  laquelle Ă©taient associĂ©es des peines servant de point de dĂ©part. Notre Cour a conclu Ă  la majoritĂ© que la cour d’appel avait fait erreur. Pour tirer cette conclusion, la Cour s’est fondĂ©e sur le principe qu’il n’appartient pas aux juges de crĂ©er des infractions criminelles : en crĂ©ant une catĂ©gorie d’infractions dans le cadre d’une infraction prĂ©vue par la loi aux fins de dĂ©termination de la peine, la cour d’appel avait « effectivement créé une infraction Â» contrairement Ă  l’esprit, voire mĂŞme Ă  la lettre, de ce principe (par. 33).

[61]                          Ce mĂŞme principe fondamental est en cause dans l’arrĂŞt Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232. La Cour devait dĂ©cider si la dĂ©finition du terme scientifique « Cannabis sativa L. Â» devait recevoir le sens qu’il avait Ă  l’époque de l’adoption de la loi ou celui qu’il avait lorsque l’infraction a Ă©tĂ© commise. La Cour a retenu le premier sens. Elle a fait observer que ce ne sont pas tous les termes de toutes les lois qui doivent toujours se limiter Ă  leur sens original. Des catĂ©gories gĂ©nĂ©rales contenues dans des lois sont souvent considĂ©rĂ©es comme regroupant des choses inconnues au moment de l’adoption de la loi et les termes des documents constitutionnels doivent pouvoir Ă©voluer pour s’adapter aux changements de circonstances. Cependant, cette mĂ©thode d’interprĂ©tation est employĂ©e le plus souvent dans le cas d’un texte lĂ©gislatif gĂ©nĂ©ral. Or, lorsque le lĂ©gislateur a utilisĂ© des termes « scientifique[s] ou technique[s] prĂ©cis Â», ce serait « faire violence Ă  l’intention du lĂ©gislateur que de donner un sens nouveau Ă  un tel terme Â» (p. 265).

[62]                          Je vais parler en dernier lieu de l’arrĂŞt Gralewicz c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 493. Dans cette affaire, la Cour Ă©tait notamment appelĂ©e Ă  dĂ©terminer ce qui constituait un « dessein illicite Â» comme Ă©lĂ©ment de l’infraction de complot en vue d’accomplir un dessein illicite. Les juges majoritaires de la Cour ont conclu que, pour qu’il s’agisse d’un dessein illicite dans ce contexte, le dessein devait ĂŞtre interdit par une loi fĂ©dĂ©rale ou provinciale (p. 509). Ils ont jugĂ© que le droit canadien n’étayait pas clairement le point de vue selon lequel l’infraction visait d’autres types de desseins illicites. La Cour s’est appuyĂ©e sur le principe qu’il n’est pas loisible aux tribunaux de crĂ©er de nouvelles infractions ou d’élargir les infractions existantes afin de rendre punissable une conduite d’un type qui, jusqu’alors, ne l’était pas (p. 508). Le juge Chouinard a formulĂ© ainsi ce principe au nom de la majoritĂ© :

                         Je vois mal comment le simple fait de consacrer le complot par un texte de loi peut avoir comme rĂ©sultat d’élargir sa portĂ©e au-delĂ  des limites que les tribunaux canadiens lui ont imposĂ©es en common law avant sa consĂ©cration lĂ©gislative alors que le Parlement a adoptĂ© l’art. 8 [maintenant l’art. 9] qui vise Ă  exclure les infractions de common law du champ d’application du droit criminel canadien. [p. 509]

[63]                          Les affaires de ce genre doivent ĂŞtre distinguĂ©es de celles oĂą le lĂ©gislateur avait adoptĂ© des dĂ©finitions dans une loi et oĂą la question Ă©tait de savoir dans quelle mesure l’on doit, si tant est que cela soit possible, recourir Ă  la common law pour les complĂ©ter. Cette question ne se pose pas en l’espèce. Ă€ titre d’exemple, dans Jobidon et Cuerrier, le lĂ©gislateur avait lĂ©gifĂ©rĂ© de façon passablement dĂ©taillĂ©e en ce qui concerne la signification de « consentement Â» et il s’agissait de savoir si les dispositions de la loi Ă©taient exhaustives ou si la common law devait les complĂ©ter. Cependant, en l’espèce, il n’y a au Canada aucune dĂ©finition dans une loi, et il n’y en a jamais eu, — exhaustive ou autre — portant sur les Ă©lĂ©ments de l’infraction de bestialitĂ©.

[64]                          Par souci d’exhaustivitĂ©, je souligne que les tribunaux ont adoptĂ© une approche moins restrictive en ce qui concerne le dĂ©veloppement des moyens de dĂ©fense, des excuses et des justifications reconnus en common law. Dans ce contexte, la Cour s’est montrĂ©e disposĂ©e Ă  ce que la common law Ă©volue et se dĂ©veloppe plutĂ´t que de juger qu’elle Ă©tait figĂ©e dans le temps par l’adoption d’une loi. La Cour a confirmĂ© la possibilitĂ© d’invoquer, par exemple, les moyens de dĂ©fense de common law fondĂ©s sur la nĂ©cessitĂ© et la contrainte en vue de les faire Ă©voluer davantage (Perka, p. 245; R. c. Latimer, 2001 CSC 1, [2001] 1 R.C.S. 3, par. 32-34; Paquette c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 189; R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973; R. c. Ruzic, 2001 CSC 24, [2001] 1 R.C.S. 687, par. 56-67). Cette approche cadre avec ce que le juge en chef Laskin a dit dans Kirzner c. La Reine, [1978] 2 R.C.S. 487, Ă  savoir qu’il ne faudrait pas considĂ©rer que le Code « interdi[t] aux tribunaux d’étendre le contenu de la common law en admettant de nouveaux moyens de dĂ©fense Â» (p. 496).

[65]                          Toutefois, le sort rĂ©servĂ© par le Code aux moyens de dĂ©fense, excuses et justifications reconnus en common law est tout Ă  fait diffĂ©rent de celui qu’il rĂ©serve Ă  la dĂ©finition des infractions. Alors qu’il est expressĂ©ment interdit d’engager des poursuites pour des crimes de common law (art. 9), le Code prĂ©serve explicitement les moyens de dĂ©fense, les excuses et les justifications reconnus en common law (par. 8(3)). La façon de les aborder n’est donc pas pertinente lorsqu’il s’agit de dĂ©cider comment les tribunaux devraient aborder la dĂ©finition des Ă©lĂ©ments constitutifs d’une infraction.

[66]                          La position du ministère public dans le prĂ©sent pourvoi met directement en jeu le principe qu’il revient au lĂ©gislateur et non aux tribunaux d’élargir la portĂ©e de la responsabilitĂ© criminelle. Le ministère public invite la Cour Ă  faire Ă©voluer la dĂ©finition de bestialitĂ© en common law de façon Ă  Ă©largir la portĂ©e de la responsabilitĂ© criminelle liĂ©e Ă  cette infraction. Si nous acceptons la thèse du ministère public, cela changera fondamentalement l’infraction, en la faisant passer d’une infraction relative Ă  des rapports sexuels entre un ĂŞtre humain et un animal Ă  une infraction interdisant et sanctionnant tout attouchement de nature sexuelle entre un ĂŞtre humain et un animal. Comme je vais l’expliquer, il ne ressort pas de la loi que le lĂ©gislateur a voulu confier cette tâche aux tribunaux. Et accepter l’invitation du ministère public reviendrait Ă  outrepasser le rĂ´le que doivent jouer les tribunaux lorsque vient le temps de dĂ©finir la responsabilitĂ© criminelle.

[67]                          L’analyse du juge du procès Ă©tait erronĂ©e parce qu’il n’a attachĂ© aucune importance Ă  ce principe et n’a pas tenu compte du fait que la version française de l’infraction prĂ©vue au Code Ă©tait demeurĂ©e inchangĂ©e sur le fond de 1892 Ă  1988. Selon lui, les tribunaux doivent interprĂ©ter les Ă©lĂ©ments de l’infraction de bestialitĂ© de façon Ă  ce qu’ils [traduction] « reflètent ce qui est considĂ©rĂ© de nos jours comme des actes sexuels prohibĂ©s Â» (par. 315). Avec Ă©gards, il s’agit lĂ  d’une erreur de droit fondamentale. En l’absence d’une intention claire du lĂ©gislateur de s’écarter de la dĂ©finition juridique claire des Ă©lĂ©ments de l’infraction, il n’appartient manifestement pas aux tribunaux d’élargir cette dĂ©finition.

[68]                          Il faut garder Ă  l’esprit qu’étendre l’infraction de bestialitĂ© comme le ministère public nous presse de le faire soulèverait d’importantes questions de politique gĂ©nĂ©rale. Ainsi qu’il appert des motifs du juge du procès, ce changement pourrait faire d’une personne comme la victime en l’espèce une coauteure de l’infraction. Rappelons que, si nous acceptons le raisonnement du juge du procès (une question que je n’ai pas Ă  trancher de manière dĂ©finitive en l’espèce), la plaignante est l’auteure principale de l’infraction et l’intimĂ©, quant Ă  lui, est responsable de l’avoir aidĂ©e et encouragĂ©e Ă  la commettre. Autrement dit, la victime devient une coauteure de l’infraction. Cela devrait suffire en soi Ă  nous faire hĂ©siter. La juge Abella est d’avis que le ministère public n’accuserait jamais une personne se trouvant dans la situation de la plaignante en l’espèce et j’espère qu’elle a raison. Mais cette foi dans le pouvoir discrĂ©tionnaire du ministère public passe Ă  cĂ´tĂ© de la question. Elle ne rassure aucunement ceux qui, comme moi, craignent que l’approche du juge du procès, si elle Ă©tait retenue, ferait de la plaignante, en droit, une auteure principale non inculpĂ©e de l’infraction. Cette conclusion de droit devrait nous donner matière Ă  rĂ©flexion.

[69]                          Le point de savoir sous quel angle ce type d’infraction devrait ĂŞtre analysĂ© fait Ă©galement l’objet d’importants dĂ©bats en matière de politique gĂ©nĂ©rale. Les auteurs ont laissĂ© entendre qu’il faut cesser de considĂ©rer la bestialitĂ© comme une infraction portant atteinte Ă  la moralitĂ© publique et la voir plutĂ´t comme un type de mauvais traitement envers les animaux. Adoptant cet avis, la Commission de rĂ©forme du droit du Canada a recommandĂ© en 1978 d’abolir l’infraction de bestialitĂ©, Ă©tant donnĂ© qu’elle continuerait de relever des diverses mesures lĂ©gislatives de protection des animaux adoptĂ©es par les provinces ou contenues dans le Code (Document de travail 10, Rapport sur les infractions sexuelles (1978), p. 32). Et comme l’intervenante Animal Justice l’a fait valoir devant la Cour, les valeurs fondamentales en jeu dans ce dĂ©bat comprennent la protection d’animaux vulnĂ©rables contre les risques que posent une activitĂ© humaine inappropriĂ©e et le caractère rĂ©prĂ©hensible des comportements sexuels impliquant l’exploitation de participants non consentants. 

[70]                          Je ne cherche pas Ă  prendre parti dans le dĂ©bat de politique gĂ©nĂ©rale. Il s’agit, selon moi, d’importantes questions de politique pĂ©nale et sociale. Or, il revient au lĂ©gislateur de les examiner, s’il le juge Ă  propos. Le lĂ©gislateur peut vouloir se demander si les dispositions actuelles protègent adĂ©quatement les enfants et les animaux. Il appartient cependant au lĂ©gislateur, et non aux tribunaux, d’élargir la portĂ©e de la responsabilitĂ© criminelle liĂ©e Ă  cette vieille infraction.

[71]                          En gardant ces principes Ă  l’esprit, j’examine maintenant plus en dĂ©tail le texte, l’évolution et l’historique lĂ©gislatifs ainsi que la doctrine de l’époque sur les rĂ©visions de 1955 et de 1988.

c)              La rĂ©vision de 1955

[72]                          Comme je l’ai dĂ©jĂ  dit, le terme « bestiality Â» ne figurait pas dans la version anglaise du Code avant 1955, mais on retrouvait son Ă©quivalent « bestialitĂ© Â» dans la version française. Tout juste avant la rĂ©vision de 1955, les deux versions Ă©taient rĂ©digĂ©es ainsi :

                    [Sodomie]

 

                        202. Est coupable d’un acte criminel et passible d’emprisonnement à perpétuité, celui qui commet la sodomie ou la bestialité.

                        202. Every one is guilty of an indictable offence and liable to imprisonment for life who commits buggery, either with a human being or with any other living creature.

(S.R.C. 1927, c. 36)

[73]                          Lors de la rĂ©vision de 1955, le terme « bestiality Â» a Ă©tĂ© introduit pour la première fois dans la version anglaise du Code, et le passage « buggery [. . .] with any other living creature Â» a Ă©tĂ© supprimĂ©, mais on n’a dĂ©fini ni le terme « buggery Â» (sodomie), ni celui de « bestiality Â». La nouvelle disposition Ă©tait ainsi libellĂ©e :

                    [Buggery or bestiality]

 

                        147. Every one who commits buggery or bestiality is guilty of an indictable offence and is liable to imprisonment for fourteen years.

[74]                          Mis Ă  part la modification apportĂ©e Ă  la fourchette des peines, la version française de l’art. 147 dans le Code de 1955 est restĂ©e la mĂŞme qu’avant la rĂ©vision de 1955. En effet, le nouvel article Ă©tait rĂ©digĂ© en ces termes :

                        147. Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement de quatorze ans, quiconque commet la sodomie ou bestialité.

[75]                          Tout comme dans le Code de 1892, les Ă©lĂ©ments constitutifs de l’infraction ne sont pas prĂ©cisĂ©s. Le ministère public affirme que l’introduction de l’infraction sous cette dĂ©signation dĂ©montre l’intention du lĂ©gislateur de diffĂ©rencier cette infraction de l’ancienne infraction de sodomie et que l’utilisation de la nouvelle expression visait Ă  moderniser l’ancienne infraction de sodomie commise avec des animaux. Je ne saurais ĂŞtre d’accord.

(i)            Le texte ainsi que l’évolution et l’historique lĂ©gislatifs

[76]                          Je me penche d’abord sur le texte ainsi que sur l’évolution et l’historique des dispositions de 1955.

[77]                          Le texte de la rĂ©vision de 1955 ne porte pas Ă  croire que le lĂ©gislateur a voulu changer le droit de façon substantielle. En fait, c’est plutĂ´t le contraire. Dans la version anglaise, le terme « bestiality Â» a remplacĂ© le passage « buggery [. . .] with any other living creature Â», mais la version française de l’infraction est demeurĂ©e inchangĂ©e. Il semble s’agir lĂ  du simple remplacement de l’ancienne expression plus gĂ©nĂ©rale dans la version anglaise par un terme juridique plus prĂ©cis. L’absence de dĂ©finition de l’un ou l’autre des termes dans la loi ne s’accorde qu’avec l’intention d’adopter le sens juridique reconnu des deux termes. Et l’absence de changement Ă  la version française affaiblit la thèse du ministère public selon laquelle la modification de la version anglaise se voulait un changement de fond. Contrairement Ă  la juge Abella, je ne crois pas que cette modification « scinde Â» les deux infractions. Le raisonnement de la juge Abella ne saurait ĂŞtre acceptĂ© compte tenu du fait que la version française du Code a toujours employĂ© Ă  cet article des mots diffĂ©rents pour dĂ©signer l’infraction de sodomie avec un ĂŞtre humain et celle de sodomie avec un animal. Le changement apportĂ© Ă  la version anglaise en 1955 pour qu’elle corresponde davantage Ă  la version française ne peut se voir attribuer l’importance que lui accordent le ministère public et la juge Abella au chapitre de l’interprĂ©tation. Et la prĂ©tention selon laquelle ce changement mineur Ă  la version anglaise a un quelconque rapport avec les modifications Ă  l’infraction de cruautĂ© envers un animal ne repose ni sur les principes d’interprĂ©tation des lois ni, comme nous le verrons, sur l’évolution et l’historique lĂ©gislatifs.

[78]                          Il convient de souligner que le terme « bestiality Â» a Ă©tĂ© utilisĂ© en droit avant qu’il ne soit introduit dans la version anglaise du Code en 1955. J’ai dĂ©jĂ  relevĂ© l’utilisation du mot dans la note marginale de la Loi de 1861 et dans l’arrĂŞt Bourne, oĂą le lord juge en chef Goddard a fait remarquer que l’infraction de sodomie avec un animal Ă©tait [traduction] « communĂ©ment appelĂ©e bestialitĂ© Â» (p. 127). Le terme « bestiality Â» a Ă©galement Ă©tĂ© utilisĂ© par H. E. Taschereau relativement Ă  son modèle d’acte d’accusation concernant la sodomie avec un animal (Taschereau (1874), p. 345; voir Ă©galement Thomas, p. 154; et A. K. Gigeroff, Sexual Deviations in the Criminal Law (1968), p. 105). Et, bien sĂ»r, le mot français « bestialitĂ© Â» est employĂ© dans le Code depuis 1892.

[79]                          Rien dans le libellĂ© de la rĂ©vision de 1955 ne porte Ă  croire qu’un changement aux Ă©lĂ©ments de l’infraction Ă©tait souhaitĂ©. L’absence de rĂ©vision du texte de la version française indique clairement qu’aucun changement de fond n’était souhaitĂ©. Contrairement Ă  ce qu’affirme la juge Abella, la disposition en cause ne souffre d’aucune ambiguĂŻtĂ©. Il s’agit simplement de l’insertion d’un terme juridique dont le sens est bien dĂ©fini depuis des siècles.

[80]                          Si le lĂ©gislateur avait voulu modifier le droit de façon substantielle comme le prĂ©tend le ministère public, ce changement aurait sĂ»rement Ă©tĂ© signalĂ© dans les dĂ©bats parlementaires ou par des auteurs. Or, Ă  ma connaissance et Ă  celle des avocats, le changement allĂ©guĂ© n’a Ă©tĂ© relevĂ© ni dans les dĂ©bats ni par les auteurs.

[81]                          L’évolution et l’historique lĂ©gislatifs des infractions d’ordre sexuel dans la rĂ©vision de 1955 sont examinĂ©s en profondeur dans Gigeroff, p. 69 et suiv. Du dĂ©pĂ´t initial du projet de loi Ă  la Chambre des communes et au SĂ©nat en 1952 jusqu’à la sanction royale en juin 1954, l’article sur la bestialitĂ© n’a fait l’objet d’aucun changement ni d’aucune discussion. Une note explicative ajoutĂ©e par le ComitĂ© sĂ©natorial permanent des banques et du commerce, auquel le projet de loi initial avait Ă©tĂ© soumis, indiquait que le nouvel art. 147 n’était qu’une modification de forme de l’ancien art. 202 du Code (Gigeroff, p. 76). Par consĂ©quent, l’évolution et l’historique de l’art. 147 n’appuient d’aucune manière la thèse du ministère public selon laquelle la rĂ©vision de 1955 a modifiĂ© de façon importante les Ă©lĂ©ments de l’infraction. L’utilisation d’un terme ayant un sens juridique sans ĂŞtre par ailleurs dĂ©fini et la note explicative indiquant que l’article a Ă©tĂ© modifiĂ© dans sa forme uniquement appuient le point de vue contraire selon lequel aucun changement de fond n’était souhaitĂ©. Comme le fait observer M. Gigeroff :

                         [traduction]  Dans le domaine restreint des infractions d’ordre sexuel, les commissaires se sont surtout employĂ©s Ă  regrouper toutes ces infractions dans une partie du code, mais les infractions elles-mĂŞmes sont demeurĂ©es pratiquement inchangĂ©es, Ă  l’exception de l’infraction de grossière indĂ©cence, dont la portĂ©e a Ă©tĂ© Ă©largie d’une façon qui prĂŞtait beaucoup le flanc Ă  la critique. [Je souligne; p. 81.]

[82]                          Comme je l’ai dĂ©jĂ  mentionnĂ©, il ne faudrait pas oublier que l’un des objectifs de la rĂ©vision de 1955 Ă©tait de rendre le Code vĂ©ritablement exhaustif. Dans un sens, on voulait « figer dans le temps Â» la dĂ©finition de la responsabilitĂ© criminelle. Donner au mot anglais « bestiality Â», utilisĂ© sans ĂŞtre dĂ©fini dans la loi, un autre sens que celui largement reconnu serait fondamentalement incompatible avec cet objectif. Il en est doublement ainsi car le mot français « bestialitĂ© Â» est restĂ© tel quel.

[83]                          Le texte ainsi que l’évolution et l’historique de la rĂ©vision de 1955 n’étayent pas la thèse du ministère public. En fait, ils n’étayent que le point de vue contraire.

(ii)          Auteurs

[84]                          Les auteurs sont aussi tous dĂ©favorables Ă  la thèse du ministère public.

[85]                          Je me pencherai d’abord sur les travaux de J. C. Martin. Il Ă©tait le rĂ©dacteur du Criminal Code of Canada : With Annotations and Notes de 1955 et a travaillĂ© comme avocat recherchiste pour la Commission royale pour la rĂ©vision du Code criminel de 1947 Ă  1952. Les travaux de la Commission ont dĂ©bouchĂ© sur le projet de loi ayant menĂ© Ă  la rĂ©vision de 1955 du Code. Ses commentaires sur le Code rĂ©visĂ© de 1955 n’indiquent aucunement qu’un changement de fond Ă©tait apportĂ© Ă  l’infraction de bestialitĂ©.

[86]                          Dans son introduction de l’édition de 1955 du Code, M. Martin Ă©numère 52 des principaux changements (Martin, p. 9-15). Il ne mentionne pas l’infraction de bestialitĂ©, ce qui donne Ă  penser qu’il ne voyait pas cette disposition comme l’un des principaux changements dignes d’être soulignĂ©s. Il ajoute dans son introduction que la liste ne recense pas tous les changements apportĂ©s et que d’autres modifications sont relevĂ©es dans les notes annexĂ©es aux dispositions pertinentes. Un examen de ces notes rĂ©vèle clairement que M. Martin n’a vu aucun changement de fond Ă  l’infraction. Sous la disposition modifiĂ©e (l’art. 147), le rĂ©dacteur affirme simplement ce qui suit :

                         [traduction]  Il s’agit de l’ancien art. 202. C’était l’art. 174 du Code de 1892 et l’art. 144 du E.D.C. [Draft Code de 1879], tirĂ© de la Offences against the Person Act, 1861. [p. 248]

Les seuls changements relevĂ©s sont les suivants : la peine maximale est passĂ©e de l’emprisonnement Ă  perpĂ©tuitĂ© Ă  14 ans d’emprisonnement et il a Ă©tĂ© fait mention de l’infraction Ă  l’art. 661, ce qui ouvrait la voie Ă  une peine de dĂ©tention prĂ©ventive sur dĂ©claration de culpabilitĂ©. Autrement dit, la nouvelle disposition prĂ©vue par la rĂ©vision de 1955 correspond essentiellement Ă  l’infraction anglaise prĂ©vue dans la Loi de 1861.

[87]                          La note de M. Martin renvoie le lecteur au par. 3(6), qui prĂ©voit que « les rapports sexuels sont complets s’il y a pĂ©nĂ©tration mĂŞme au moindre degrĂ© et bien qu’il n’y ait pas Ă©mission de semence Â» et, pour le sens des termes utilisĂ©s, Ă  R. c. Jacobs (1817), Russ. & Ry. 331, 168 E.R. 830. Cette dĂ©cision permet d’affirmer que les activitĂ©s sexuelles orales ne constituaient pas de la sodomie. Bien entendu, tout cela ne cadre pas avec l’argument du ministère public selon lequel un changement de fond a Ă©tĂ© apportĂ© Ă  la loi ou que la pĂ©nĂ©tration n’était pas un Ă©lĂ©ment de l’infraction. Sinon, les renvois au par. 3(6) et Ă  la dĂ©cision Jacobs n’auraient aucune raison d’être.

[88]                          Je me penche maintenant sur les propos d’autres auteurs. En 1957, IrĂ©nĂ©e Lagarde explique Ă  la p. 102 du Nouveau Code Criminel AnnotĂ© que la « bestialitĂ© est le coĂŻt contre nature entre un homme ou une femme et un animal Â».

[89]                          Dans le Droit pĂ©nal canadien (1962), le mĂŞme auteur a dit ce qui suit Ă  la p. 34 :

                    . . . il peut y avoir bestialitĂ© entre une personne du sexe masculin (agent actif) et un animal femelle ou entre une personne du sexe fĂ©minin (agent passif) et un animal mâle. La bestialitĂ© peut se pratiquer par un coĂŻt ou par l’anus. Mais dans chacun de ces cas, il doit y avoir « pĂ©nĂ©tration Â» par l’organe mâle au degrĂ© ci-dessus indiquĂ©. [Je souligne.]

[90]                          De mĂŞme, l’édition de 1959 du Crankshaw’s Criminal Code of Canada (7e Ă©d.), p. 208, donne la dĂ©finition suivante de la sodomie :

                    [traduction]  La sodomie est une copulation contre nature entre des ĂŞtres humains ou entre un ĂŞtre humain et un animal [. . .] [T]oute connaissance charnelle entre un homme ou une femme et un animal s’appelle la bestialitĂ©. Le terme « sodomie Â» englobe les deux. . .

. . .

                        La connaissance charnelle est complète s’il y a pĂ©nĂ©tration mĂŞme au moindre degrĂ© . . .

[91]                          L’édition de 1964 du Tremeear’s Annotated Criminal Code : Canada (6e Ă©d.) donne Ă©galement une dĂ©finition de la bestialitĂ© selon laquelle il doit y avoir pĂ©nĂ©tration, vaginale ou anale :

                    [traduction]  Cette infraction, appelĂ©e Ă©galement sodomie, est dĂ©finie dans 1 Bishop, Cr. Law, p. 380, comme une copulation contre nature entre des ĂŞtres humains ou entre un humain et un animal. Comme il s’agit d’une forme de connaissance charnelle, il doit y avoir, selon le par. 3(6) ainsi que la common law, pĂ©nĂ©tration Ă  un certain degrĂ© et, lorsque l’infraction est commise entre des humains, la pĂ©nĂ©tration doit ĂŞtre anale; une pĂ©nĂ©tration orale n’est pas de la sodomie : R. c. Jacobs (1817), R. & R. 331, 168 E.R. 830 (C.A.) . . . [p. 216]

[92]                          La Commission de rĂ©forme du droit du Canada a Ă©galement fait sienne cette conception de la bestialitĂ© dans son Document de travail 22, Droit pĂ©nal : infractions sexuelles (1978). Il est indiquĂ© que la bestialitĂ© dĂ©signe « les rapports sexuels entre un ĂŞtre humain et un animal Â» (p. 37). Fait Ă  signaler, la Commission ne croyait pas que les Ă©lĂ©ments de la bestialitĂ© avaient Ă©tĂ© modifiĂ©s en 1955. Elle n’a pas non plus recommandĂ© d’élargir ces Ă©lĂ©ments. Comme je l’ai dĂ©jĂ  dit, elle a plutĂ´t proposĂ© d’abolir l’infraction puisque les infractions de cruautĂ© envers les animaux et la lĂ©gislation provinciale en matière de protection des animaux rĂ©pondaient Ă  toute prĂ©occupation de politique gĂ©nĂ©rale (Rapport sur les infractions sexuelles, p. 32).

[93]                          Pour rĂ©sumer ce point, les travaux des auteurs sur le Code rĂ©visĂ© n’appuient pas la thèse du ministère public. Leurs commentaires Ă©tayent en très grande majoritĂ© l’opinion selon laquelle la rĂ©vision de 1955 n’a pas modifiĂ© sur le fond les Ă©lĂ©ments de l’infraction.

(iii)         La thèse du ministère public n’est pas Ă©tayĂ©e par les principes d’interprĂ©tation sur lesquels il s’appuie

[94]                          Le ministère public se fonde sur les principes d’interprĂ©tation voulant que le lĂ©gislateur ne parle pas pour ne rien dire et qu’il faille donner un sens Ă  chaque mot d’un texte lĂ©gislatif. Or, c’est Ă  tort qu’il invoque ces principes.

[95]                          Selon le ministère public, il faut considĂ©rer que l’ajout du mot « bestiality Â» dans la version anglaise avait une raison d’être. Mais comme le souligne la professeure Sullivan, la prĂ©somption que les modifications ont une raison d’être est beaucoup moins solide lorsqu’il s’agit de savoir si elles ont eu pour effet de modifier le droit substantiel. Elle signale que les amĂ©liorations de forme des recueils de lois canadiennes sont [traduction] « lĂ©gion Â» et que les modifications peuvent viser Ă  clarifier le sens ou Ă  corriger une erreur plutĂ´t qu’à modifier le droit (§23.23). Elle indique Ă©galement que le par. 45(2) de la Loi d’interprĂ©tation, selon lequel une modification ne constitue pas une dĂ©claration portant que le lĂ©gislateur considĂ©rait que la modification a changĂ© les règles de droit, devrait rappeler aux tribunaux que les modifications ne visent pas forcĂ©ment Ă  apporter un changement de fond (§23.24). De plus, comme le juge Doherty l’a indiquĂ© dans l’arrĂŞt R. c. L.B., 2011 ONCA 153, 274 O.A.C. 365, par. 94, bien que le lĂ©gislateur soit prĂ©sumĂ© modifier la loi pour une raison, son objectif est peut-ĂŞtre simplement de donner effet Ă  des [traduction] « prĂ©occupations mineures d’ordre administratif Â». Souscrivant Ă  un commentaire tirĂ© de la cinquième Ă©dition de Sullivan on the Construction of Statutes (2008), p. 585, il ajoute que, lorsqu’une loi plus ancienne fait l’objet d’une refonte majeure, comme le Code en 1955, « il est parfois Ă©vident que mĂŞme les modifications de libellĂ© les plus draconiennes visent Ă  simplifier ou Ă  moderniser autrement le style plutĂ´t qu’à modifier le contenu de la disposition Â» (par. 94).

[96]                          En l’espèce, rien ne prouve qu’un changement de fond Ă©tait souhaitĂ©, bien au contraire. L’absence de modification de fond Ă  la version française de l’infraction nous amène Ă  conclure presque inĂ©vitablement que le changement de terminologie dans la version anglaise ne visait qu’à donner Ă  l’infraction une formulation plus claire et plus moderne qui concorderait mieux avec son Ă©quivalent français.

[97]                          De plus, après le remplacement du passage « buggery [. . .] with any other living creature Â» par le mot « bestiality Â», chacun des mots du nouveau texte de loi a un sens. Aucun mot n’est utilisĂ© pour rien. Selon la juge Abella, l’infraction de bestiality ajoutĂ©e devait sĂ»rement vouloir dire autre chose que celle de buggery. Or, l’infraction de bestiality n’a pas Ă©tĂ© ajoutĂ©e; le mot « bestiality Â» a Ă©tĂ© substituĂ© Ă  l’expression « buggery [. . .] with any other living creature Â». Et bien sĂ»r, comme l’écrit la juge Abella, la bestiality avait un sens diffĂ©rent de celui du terme « buggery Â» dans la disposition modifiĂ©e. Vu le simple remplacement de l’ancienne expression « buggery [. . .] with any other living creature » par le mot « bestiality Â», le terme « buggery Â» figurant dans la version modifiĂ©e dĂ©signe l’infraction commise avec un ĂŞtre humain. Il se peut que la modification ait prĂ©cisĂ© dans la version anglaise que l’infraction commise avec des animaux visait non seulement la pĂ©nĂ©tration anale, mais aussi la pĂ©nĂ©tration vaginale. Quoi qu’il en soit, cette modification mineure de la version anglaise du Code ne permet aucunement d’affirmer qu’un changement de fond des Ă©lĂ©ments de l’infraction Ă©tait souhaitĂ©.

[98]                          Le ministère public se fonde aussi sur le raisonnement du juge dissident de la Cour d’appel selon lequel considĂ©rer la bestialitĂ© comme une sous-catĂ©gorie de la sodomie donne Ă  l’infraction une portĂ©e illogique puisque cela limiterait cette infraction Ă  la pĂ©nĂ©tration anale d’un animal ou par un animal (par. 53). Toutefois, pour les motifs exposĂ©s prĂ©cĂ©demment, je rejette la prĂ©misse factuelle de cet argument : la bestialitĂ© ne visait pas uniquement la pĂ©nĂ©tration anale avec un animal; elle englobait aussi les rapports sexuels entre humains et animaux.

(iv)        Conclusion

[99]                          Le texte, lu dans ses deux versions officielles, l’évolution et l’historique lĂ©gislatifs, les propos de tous les auteurs ainsi que les principes applicables en matière d’interprĂ©tation lĂ©gislative n’étayent aucunement la thèse du ministère public. En fait, ils Ă©tayent le point de vue contraire. Je conclus que la rĂ©vision de 1955 du Code n’a pas Ă©largi les Ă©lĂ©ments de l’infraction de bestialitĂ© et que la pĂ©nĂ©tration impliquant un ĂŞtre humain et un animal Ă©tait l’essence mĂŞme de l’infraction.

d)             La rĂ©vision de 1988

[100]                      Toujours selon le ministère public, la rĂ©vision de 1988 du Code « confirme Â» l’intention du lĂ©gislateur de changer la portĂ©e de l’infraction de bestialitĂ© en 1955 de façon Ă  ce que cette infraction englobe toutes les activitĂ©s sexuelles entre humains et animaux. Pour les motifs que je viens tout juste d’exposer en dĂ©tail, je rejette la prĂ©misse de cet argument. Rien dans la rĂ©vision de 1955 n’étaye l’opinion selon laquelle le lĂ©gislateur a voulu modifier de quelque façon que ce soit la portĂ©e de l’infraction de bestialitĂ©. Tout indique le contraire.

[101]                      J’examinerai nĂ©anmoins la rĂ©vision de 1988 pour voir si elle jette un Ă©clairage additionnel sur l’intention du lĂ©gislateur. Bien que j’appelle ces modifications la rĂ©vision de 1988, l’historique lĂ©gislatif est un peu plus complexe. Ce qui est souvent appelĂ© le projet de loi C-15 a Ă©tĂ© adoptĂ© sous le nom de Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 1987, c. 24, entrĂ©e en vigueur le 1er janvier 1988. Les dispositions les plus pertinentes en l’espèce ont Ă©tĂ© renumĂ©rotĂ©es dans la Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. 19 (3e suppl.).

[102]                      Entre autres, le projet de loi C-15 a aboli l’ancienne infraction de sodomie et l’a remplacĂ©e par la nouvelle infraction de relations sexuelles anales (art. 3, qui a remplacĂ© l’art. 154, Code criminel, S.R.C. 1970, c. C-34, par l’actuel art. 159). La nouvelle infraction de relations sexuelles anales ne s’appliquait pas aux actes commis, avec leur consentement respectif, dans l’intimitĂ© par les Ă©poux ou par deux personnes âgĂ©es d’au moins 18 ans (par. 154(2), maintenant le par. 159(2)). Fait important, les Ă©lĂ©ments de la nouvelle infraction de relations sexuelles anales Ă©taient pratiquement identiques Ă  ceux de l’ancienne infraction de sodomie entre humains (voir R. c. E. (A.W.), [1993] 3 R.C.S. 155, p. 187-188). L’utilisation de l’expression « relations sexuelles Â» dans le texte crĂ©ant l’infraction signifiait que la pĂ©nĂ©tration Ă©tait un Ă©lĂ©ment essentiel de l’infraction de relations sexuelles anales comme cela l’était pour l’infraction de sodomie.

[103]                      Une deuxième modification a fait en sorte que la bestialitĂ© a fait l’objet d’une disposition distincte (l’art. 155, maintenant l’art. 160) et que trois nouvelles infractions de bestialitĂ© ont Ă©tĂ© créées : forcer une autre personne Ă  commettre un acte de bestialitĂ©, commettre un acte de bestialitĂ© en prĂ©sence d’une personne âgĂ©e de moins de 14 ans et inciter une personne âgĂ©e de moins de 14 ans Ă  commettre un acte de bestialitĂ© (par. 155(2) et (3), maintenant les par. 160(2) et (3)). Le terme « bestialitĂ© Â» n’a pas Ă©tĂ© dĂ©fini. L’infraction prĂ©vue au par. 160(3) (commettre un acte de bestialitĂ© en prĂ©sence d’un enfant ou inciter un enfant Ă  commettre un acte de bestialitĂ©) a Ă©tĂ© modifiĂ©e trois fois depuis son adoption initiale : en augmentant l’âge applicable de 14 Ă  16 ans, en imposant une peine minimale obligatoire et en augmentant la peine maximale (voir la Loi sur la lutte contre les crimes violents, L.C. 2008, c. 6, art. 54; la Loi sur la sĂ©curitĂ© des rues et des communautĂ©s, L.C. 2012, c. 1, art. 15, et la Loi sur le renforcement des peines pour les prĂ©dateurs d’enfants, L.C. 2015, c. 23, art. 5). Les Ă©lĂ©ments de l’infraction n’ont jamais Ă©tĂ© dĂ©finis. La disposition applicable du Code est maintenant rĂ©digĂ©e comme suit :

                    160. (1) Est coupable soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, quiconque commet un acte de bestialité.

                    Usage de la force

                    (2) Est coupable soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, toute personne qui en force une autre à commettre un acte de bestialité.

                    Bestialité en présence d’un enfant ou incitation de celui-ci

                    (3) MalgrĂ© le paragraphe (1), toute personne qui commet un acte de bestialitĂ© en prĂ©sence d’une personne âgĂ©e de moins de seize ans ou qui l’incite Ă  en commettre un est coupable :

a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, la peine minimale étant de un an;

 

b) soit d’une infraction punissable sur dĂ©claration de culpabilitĂ© par procĂ©dure sommaire et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans moins un jour, la peine minimale Ă©tant de six mois. 

[104]                      D’après le ministère public, la rĂ©vision de 1988 confirme que non seulement le lĂ©gislateur a voulu, en 1955, donner au terme « bestiality Â» un sens distinct de celui de « buggery Â», mais qu’il a Ă©galement voulu lui donner une interprĂ©tation large qui ne se limite pas Ă  la pĂ©nĂ©tration. Sinon, affirme le ministère public, les modifications apportĂ©es en 1988 dans le cadre d’un dispositif lĂ©gislatif visant Ă  protĂ©ger les enfants contre le tort causĂ© par toute forme d’abus sexuel n’auraient pas donnĂ© plein effet Ă  l’objectif sous-jacent de la loi. Je ne saurais accepter ces arguments.

(i)            Contexte

[105]                      Il est utile de commencer l’analyse en situant la rĂ©vision de 1988 dans le contexte de la rĂ©forme très importante des infractions d’ordre sexuel qui a eu lieu au Canada dans les annĂ©es 1980.

[106]                      Les infractions sexuelles contre la personne ont fait l’objet d’une refonte pratiquement complète en 1983 (Loi modifiant le droit criminel, S.C. 1980-81-82-83, c. 125; en vigueur en janvier 1983 (souvent appelĂ©e le projet de loi C-127)). La rĂ©vision de 1988, qui visait Ă  mieux protĂ©ger les enfants contre l’abus sexuel, a suivi. Tout au long de ces nombreuses modifications, qui comprenaient une rĂ©vision de fond en comble de la dĂ©finition de plusieurs infractions d’ordre sexuel et l’abrogation de certaines autres, le Code a continuĂ© de criminaliser la bestialitĂ© sans la dĂ©finir. Le fait que le lĂ©gislateur n’a pas modifiĂ© la dĂ©finition de la bestialitĂ© au milieu de cette rĂ©vision exhaustive des infractions d’ordre sexuel Ă©taye uniquement la conclusion selon laquelle il a voulu que le terme « bestialitĂ© Â» conserve son sens juridique bien dĂ©fini.

(ii)          La rĂ©vision de 1983

[107]                      Revenons au projet de loi C-127. L’un de ses principaux objectifs Ă©tait de dĂ©clarer clairement qu’une infraction d’ordre sexuel est avant tout un acte de violence, mĂŞme si elle a une composante sexuelle (dĂ©claration de l’honorable Flora MacDonald durant les dĂ©bats sur le projet de loi C-127, DĂ©bats de la Chambre des communes, vol. XVII, 1re sess., 32e lĂ©g., 4 aoĂ»t 1982, p. 20041). Par consĂ©quent, bon nombre d’infractions d’ordre sexuel ont Ă©tĂ© retirĂ©es de la partie IV du Code, qui portait sur les infractions de ce genre, les actes contraires Ă  la moralitĂ© publique et l’inconduite, et de nouvelles infractions ont Ă©tĂ© créées et ajoutĂ©es Ă  la partie VI, qui portait sur les infractions contre la personne et la rĂ©putation.

[108]                      Trois des plus importantes modifications apportĂ©es Ă  la structure des infractions d’ordre sexuel Ă©taient les suivantes. La pĂ©nĂ©tration n’était pas un Ă©lĂ©ment des nouvelles infractions d’agression sexuelle. Les agressions sexuelles pouvaient dĂ©sormais ĂŞtre commises par un homme ou une femme contre une autre personne du mĂŞme sexe ou du sexe opposĂ©. Enfin, l’immunitĂ© des Ă©poux, qui empĂŞchait auparavant les maris d’être accusĂ©s de viol envers leur femme, a Ă©tĂ© supprimĂ©e (C. L. M. Boyle, Sexual Assault (1984), p. 46-47).

[109]                      Plusieurs autres modifications ont Ă©tĂ© apportĂ©es, telle l’abolition de certaines infractions d’ordre sexuel, notamment le viol et les rapports sexuels avec une personne « faible d’esprit Â», et de certaines règles de preuve, dont l’abrogation de l’exigence lĂ©gislative de corroboration pour certaines infractions et l’abrogation de la règle concernant la plainte immĂ©diate (Boyle, p. 49-51).

[110]                      Toutefois, plusieurs infractions d’ordre sexuel qui existaient dĂ©jĂ  sont demeurĂ©es en vigueur après l’adoption du projet de loi C-127 : les rapports sexuels avec une personne de sexe fĂ©minin âgĂ©e de moins de 14 ans, les rapports sexuels avec une personne de sexe fĂ©minin de mĹ“urs antĂ©rieurement chastes, l’inceste, les infractions de sĂ©duction, les rapports sexuels avec un enfant, un pupille ou un employĂ©, la grossière indĂ©cence et, les plus pertinentes en l’espèce, la sodomie et la bestialitĂ© (voir D. Watt, The New Offences Against the Person (1984), p. 87-91). Il vaut la peine de souligner que, bien que l’infraction de viol ait Ă©tĂ© abolie et que les nouvelles dispositions relatives Ă  l’infraction d’agression sexuelle ne prĂ©voyaient pas que la pĂ©nĂ©tration Ă©tait un Ă©lĂ©ment essentiel de celle-ci, les autres infractions, Ă  l’exception de la grossière indĂ©cence, comportaient expressĂ©ment les « rapports sexuels Â» en tant qu’élĂ©ment. Les rapports sexuels Ă©taient dĂ©finis au par. 3(6) comme Ă©tant « complets s’il y a pĂ©nĂ©tration mĂŞme au moindre degrĂ© et bien qu’il n’y ait pas Ă©mission de semence Â» (actuel par. 4(5); voir Watt, p. 91). Bien entendu, il s’agit lĂ  de la dĂ©finition de pĂ©nĂ©tration (ou de « connaissance charnelle Â») qui est Ă©tablie depuis des siècles. Ainsi, l’idĂ©e voulant que la pĂ©nĂ©tration soit un Ă©lĂ©ment essentiel de plusieurs des infractions conservĂ©es a subsistĂ©.

[111]                      Il importe Ă©galement de souligner que les infractions de sodomie et de bestialitĂ© sont demeurĂ©es indĂ©finies. Comme D. Watt (maintenant juge) l’a fait observer dans son texte, ces infractions [traduction] « peuvent ĂŞtre dĂ©crites comme une copulation contre nature entre humains ou avec un animal. Une certaine pĂ©nĂ©tration est requise et, dans l’éventualitĂ© oĂą les deux participants sont des humains, la pĂ©nĂ©tration doit ĂŞtre anale Â» (p. 90-91 (notes de bas de page omises)).

[112]                      Bref, le fait que la pĂ©nĂ©tration ne soit pas un Ă©lĂ©ment des nouvelles infractions d’agression sexuelle ne signifie pas qu’elle n’est plus un Ă©lĂ©ment de plusieurs autres infractions d’ordre sexuel maintenues par le projet de loi C-127. Et rien dans cette loi ne porte Ă  croire que la dĂ©finition juridique Ă©tablie depuis longtemps de la bestialitĂ© avait changĂ© de quelque façon que ce soit.

(iii)         La rĂ©vision de 1988

[113]                      Cela nous amène Ă  la rĂ©vision de 1988. Ces modifications s’inscrivent dans une rĂ©forme plus large des infractions d’ordre sexuel prĂ©vues au Code Ă  l’égard des enfants. Cette rĂ©vision a modifiĂ© le droit du consentement dans le cas des adolescents, a introduit de nouvelles infractions visant prĂ©cisĂ©ment les enfants et non fondĂ©es sur le sexe, qui ne dĂ©pendent pas d’une preuve de pĂ©nĂ©tration du pĂ©nis — contacts sexuels, incitation Ă  des contacts sexuels et exploitation sexuelle — et a apportĂ© des modifications importantes aux règles de preuve applicables dans les procès pour infractions sexuelles contre des enfants.

[114]                      La rĂ©vision de 1988 Ă©tait axĂ©e sur la protection des enfants, mais elle partageait aussi des caractĂ©ristiques et des objectifs avec les modifications de 1983. Elle visait Ă  offrir une protection Ă©gale aux victimes d’abus sexuel, sans Ă©gard Ă  leur sexe (Chambre des communes, Procès-verbaux et tĂ©moignages du ComitĂ© lĂ©gislatif sur le projet de loi C-15 : Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, no 1, 2e sess., 33e lĂ©g., 27 novembre 1986, p. 18-19 (l’honorable Ramon John Hnatyshyn)). Elle a Ă©galement modifiĂ© les règles de preuve applicables afin que les victimes puissent tĂ©moigner plus facilement en cour, en permettant Ă  un enfant de tĂ©moigner s’il pouvait ĂŞtre assermentĂ© ou si le juge dĂ©cidait qu’il pouvait ĂŞtre entendu sur promesse de dire la vĂ©ritĂ©. Elle a Ă©galement créé un Ă©ventail plus large d’infractions d’abus sexuel en ajoutant des infractions comme les contacts sexuels, l’incitation Ă  des contacts sexuels et l’exploitation sexuelle.

[115]                      Que nous enseigne cette activitĂ© lĂ©gislative au sujet du point de savoir si le lĂ©gislateur voulait Ă©largir la portĂ©e de la responsabilitĂ© criminelle en ce qui concerne la bestialitĂ©? Avant ces modifications, comme je l’ai dĂ©jĂ  expliquĂ© en dĂ©tail, l’infraction de bestialitĂ© exigeait, suivant son sens juridique, une pĂ©nĂ©tration. Ce sens Ă©tait bien connu en 1985, comme le montrent les commentaires suivant la rĂ©vision de 1955 (Tremeear’s Annotated Criminal Code : Canada, p. 216; Lagarde, Nouveau Code Criminel AnnotĂ©, p. 102; Watt, p. 90-91). Le lĂ©gislateur a continuĂ© d’utiliser le terme « bestialitĂ© Â», sans le dĂ©finir. La pĂ©nĂ©tration est explicitement demeurĂ©e un Ă©lĂ©ment de l’infraction qui a remplacĂ© la sodomie, Ă  savoir les relations sexuelles anales. Il vaut la peine de signaler qu’à l’exception de l’infraction consistant Ă  avoir des rapports sexuels avec des filles âgĂ©es de moins de 14 ans, toutes les infractions d’ordre sexuel qui requĂ©raient toujours la pĂ©nĂ©tration après la rĂ©vision de 1983 et qui n’ont pas Ă©tĂ© abrogĂ©es par la rĂ©vision de 1988 (l’inceste, les relations sexuelles anales) ont continuĂ© d’exiger la pĂ©nĂ©tration après cette dernière rĂ©vision.  

[116]                      Il est illogique de penser que le lĂ©gislateur renommerait ou redĂ©finirait des infractions existantes et crĂ©erait de nouvelles infractions d’ordre sexuel Ă  l’occasion d’une refonte pratiquement complète des dispositions en cause en 1983 et 1988 et qu’il continuerait malgrĂ© tout d’utiliser un terme juridique ancien ayant un sens bien dĂ©fini — bestialitĂ© — sans le dĂ©finir afin de modifier substantiellement le droit. Bien qu’elles n’aient pas modifiĂ© la dĂ©finition de l’infraction sous-jacente, les nouvelles infractions de bestialitĂ© ajoutĂ©es Ă  la rĂ©vision de 1988 ont prĂ©vu des mesures de protection supplĂ©mentaires pour les enfants relativement Ă  cette infraction. Conclure que les Ă©lĂ©ments de la bestialitĂ© sont demeurĂ©s inchangĂ©s n’a rien d’incompatible avec l’objectif de ces nouvelles dispositions. Il n’y a rien d’« absurde Â» Ă  protĂ©ger les enfants contre l’usage de la force ou l’exposition Ă  ce type de comportement sexuel. Et, contrairement Ă  ce qu’écrit la juge Abella, cela ne signifie pas que tous les actes d’exploitation sexuelle avec des animaux qui n’impliquent pas de pĂ©nĂ©tration sont « tout Ă  fait lĂ©gaux Â» (par. 142). L’article 160 n’est pas la seule disposition protectrice. Le Code contenait (et contient toujours) d’autres dispositions qui peuvent servir Ă  protĂ©ger les enfants (et d’autres personnes) d’une activitĂ© sexuelle qui n’implique pas nĂ©cessairement de pĂ©nĂ©tration (voir, p. ex., les art. 151, 153, 172 et 173 actuels).

[117]                      Le ministère public se fonde sur le tĂ©moignage livrĂ© en fĂ©vrier 1987 par Richard Mosley, alors avocat gĂ©nĂ©ral principal de la Section de la politique du droit en matière pĂ©nale, devant le comitĂ© lĂ©gislatif qui s’est penchĂ© sur le projet de loi C-15, devenu la Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada (1987). On lui a posĂ© une question au sujet de la peine prĂ©vue pour incitation d’une jeune personne Ă  commettre un acte de bestialitĂ© lorsque cet acte n’a pas Ă©tĂ© rĂ©ellement commis, après qu’on lui ait demandĂ© si les dispositions sur l’usage de la force et l’incitation Ă  la bestialitĂ© faisaient en rĂ©alitĂ© double emploi avec les dispositions visant les participants aux infractions. Il a rĂ©pondu que l’incitation Ă©tait couverte et que l’usage de la force Ă©tait fort probablement couvert par les dispositions visant les participants, mais qu’il y avait un doute Ă  cet Ă©gard. Il a ensuite ajoutĂ© que ce doute, combinĂ© Ă  la question de la peine applicable, Ă©tait un des facteurs dont on a tenu compte au moment de crĂ©er les nouvelles infractions de bestialitĂ©. Mais ce n’était pas lĂ  la seule et unique raison. Il a poursuivi en ces termes :

                    Ă€ la vĂ©ritĂ©, nous avons surtout tenu Ă  ce que les articles concernant les actes de bestialitĂ© cadrent avec l’approche que nous avons suivie pour le reste du projet de loi. L’on vise surtout ici les infractions dont sont victimes les enfants, et c’est pourquoi l’on dit en marge « bestialitĂ© en prĂ©sence d’enfants ou incitation de ceux-ci Â». En parlant du fait d’être tĂ©moin et du fait d’être forcĂ© de commettre un acte de bestialitĂ©, nous avons pensĂ© Ă©tendre la dĂ©finition et couvrir toutes les formes d’actes sexuels entrepris avec des animaux.

(Procès-verbaux et tĂ©moignages du ComitĂ© lĂ©gislatif sur le projet de loi C-15 : Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, no 9, 2e sess., 33e lĂ©g., 17 fĂ©vrier 1987, p. 66-67)

[118]                      Selon le ministère public, cette rĂ©ponse rĂ©vèle l’intention du lĂ©gislateur de criminaliser tout type de contact sexuel avec un animal, et pas seulement les actes sexuels impliquant la pĂ©nĂ©tration. Or, cela revient Ă  interprĂ©ter beaucoup trop largement ce commentaire isolĂ©. La question Ă  laquelle il a rĂ©pondu n’avait aucun lien avec les Ă©lĂ©ments de l’infraction de bestialitĂ©; elle faisait plutĂ´t partie d’une sĂ©rie de questions visant Ă  savoir pourquoi les nouvelles infractions d’usage de la force et d’incitation Ă©taient nĂ©cessaires. La rĂ©ponse indique essentiellement que le dispositif lĂ©gislatif portait sur les infractions d’ordre sexuel contre des enfants et que, par consĂ©quent, criminaliser l’usage de la force ou l’incitation d’un enfant Ă  commettre l’infraction de bestialitĂ© Ă©tait un ajout opportun. Rien n’indique dans l’un des procès-verbaux parlementaires qu’un changement de fond des Ă©lĂ©ments de l’infraction de bestialitĂ© Ă©tait souhaitĂ©.

[119]                      Le ministère public fait valoir que la version française de l’art. 160 Ă©taye une interprĂ©tation plus large de la bestialitĂ© parce qu’on y utilise l’expression « un acte de bestialitĂ© Â» pour rendre le mot anglais « bestiality Â». Toujours selon le ministère public, cela rĂ©vèle l’intention d’élargir l’infraction au-delĂ  de l’exigence qu’il y ait pĂ©nĂ©tration. Toutefois, le ministère public interprète ainsi trop largement la version française de la disposition. Si la bestialitĂ© exige la pĂ©nĂ©tration, il en va de mĂŞme pour l’« acte de bestialitĂ© Â», tout comme la portĂ©e de l’infraction anglaise de « vagrancy Â» (vagabondage) n’est pas Ă©tendue par son Ă©quivalent français « un acte de vagabondage Â» (voir les par. 179(1) et (2) du Code). Il n’y a aucune diffĂ©rence de sens entre les versions anglaise et française de ces infractions.

[120]                      Je relève en outre que les auteurs demeurent d’avis que la pĂ©nĂ©tration est un Ă©lĂ©ment de la bestialitĂ©. Dans The 2015 Annotated Tremeear’s Criminal Code  (2014), p. 337, les Ă©lĂ©ments du par. 160(1) sont dĂ©crits comme suit :

                    [traduction]  En gĂ©nĂ©ral, la bestialitĂ© est commise lorsque D, un ĂŞtre humain, a des rapports sexuels, de quelque façon que ce soit, avec une bĂŞte ou un oiseau. Cette forme de plaisir sexuel contre nature, tout comme la sodomie, est visĂ©e par le terme gĂ©nĂ©ral « sodomie Â». [Caractères gras omis.]

[121]                      De mĂŞme, l’édition de 2009 de Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law (4e Ă©d.) rĂ©itère que la bestialitĂ© est traditionnellement dĂ©finie en droit comme des relations sexuelles anales ou vaginales entre un homme ou une femme et un animal (p. 931).

[122]                      Le ministère public attire notre attention sur des plaidoyers de culpabilitĂ© enregistrĂ©s devant des tribunaux provinciaux relativement Ă  des accusations de bestialitĂ©, alors que la pĂ©nĂ©tration n’avait pas Ă©tĂ© Ă©tablie. Cela n’a aucune incidence sur l’analyse qui prĂ©cède puisqu’aucun de ces cas ne fournit un raisonnement pour Ă©tayer l’opinion selon laquelle la bestialitĂ© n’exige pas de pĂ©nĂ©tration. L’avis suivant lequel il doit y avoir pĂ©nĂ©tration a Ă©galement Ă©tĂ© exprimĂ© par des tribunaux provinciaux (voir R. c. Ruvinsky, [1998] O.J. No. 3621 (QL) (C.J.), par. 21-40; R. c. Poirier, C.Q. Chicoutimi, nos 150-01-001993-923 et 150-01-002026-921, 2 fĂ©vrier 1993, citĂ©e dans M.G., par. 42 (note de bas de page 35)). Le ministère public cite Ă©galement M.G., une dĂ©cision sur laquelle s’est fondĂ© le juge du procès en l’espèce pour affirmer que les tribunaux devraient interprĂ©ter les Ă©lĂ©ments des infractions de façon Ă  ce qu’ils [traduction] « reflètent ce qui est considĂ©rĂ© de nos jours comme des actes sexuels prohibĂ©s Â» (par. 315). Pour les motifs que j’ai prĂ©cĂ©demment exposĂ©s en dĂ©tail, cette conclusion est erronĂ©e en droit et la dĂ©cision M.G. ne doit pas ĂŞtre suivie sur ce point.

D.            Conclusion

[123]                      Je souscris Ă  la conclusion de la majoritĂ© de la Cour d’appel : l’infraction de bestialitĂ© prĂ©vue au par. 160(1) du Code exige qu’il y ait eu des rapports sexuels entre un ĂŞtre humain et un animal.

IV.         Dispositif

[124]                      Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.


 

                    Version française des motifs rendus par

[125]                      La juge Abella (dissidente) — Le prĂ©sent pourvoi porte sur l’interprĂ©tation lĂ©gislative, un terreau fertile oĂą des dĂ©ductions sont rĂ©coltĂ©es de façon routinière des mots, et des intentions plantĂ©es par les lĂ©gislatures. Mais lorsque, comme en l’espèce, les racines sont anciennes, profondes et noueuses, il est beaucoup plus difficile de savoir ce qui a Ă©tĂ© plantĂ©.

[126]                      Nous sommes saisis d’une infraction vieille de plusieurs siècles. J’ai beaucoup de difficultĂ© Ă  accepter que, dans les modifications modernisatrices qu’il a apportĂ©es au Code criminel, le Parlement a oubliĂ© de sortir l’infraction du Moyen Ă‚ge. On peut sans doute bien dĂ©montrer, comme l’a fait avec soin la majoritĂ©, que le Parlement voulait effectivement que la pĂ©nĂ©tration demeure un Ă©lĂ©ment de la bestialitĂ©.

[127]                      Mais je crois que l’on peut tout aussi bien dĂ©montrer qu’en 1988, le Parlement voulait, ou supposait Ă  tout le moins, que la pĂ©nĂ©tration ne soit pas pertinente. Cette dĂ©duction, avec Ă©gards, se justifie aisĂ©ment par le libellĂ© et l’historique de la disposition sur la bestialitĂ© ainsi que par l’évolution de sa rĂ©alitĂ© sociale.

Analyse

[128]                      Lorsque le terme « buggery Â» est apparu la première fois en tant qu’acte proscrit par la loi en 1869[1], la disposition prĂ©voyait que toute personne reconnue coupable du « crime abominable de [“buggery”], commis soit avec un ĂŞtre humain, soit avec un animal Â», Ă©tait passible de l’emprisonnement Ă  perpĂ©tuitĂ© ou d’au moins deux ans d’emprisonnement.

[129]                      L’occurrence suivante apparaĂ®t en 1886[2], alors qu’une dĂ©claration de culpabilitĂ© pour acte de buggery, soit avec un ĂŞtre humain, soit avec un animal, Ă©tait punissable de l’emprisonnement Ă  perpĂ©tuitĂ©.

[130]                      En 1892, on retrouvait dans le premier Code criminel la mĂŞme formulation, Ă  savoir que celui qui commet un acte de « buggery Â», soit avec un ĂŞtre humain, soit avec un animal, Ă©tait passible de l’emprisonnement Ă  perpĂ©tuitĂ©. Les modifications apportĂ©es au Code en 1927 ont conservĂ© cette expression de mĂŞme que l’appariement odieux, sur un mĂŞme pied, entre l’acte de buggery commis avec un ĂŞtre humain et celui commis avec un animal.

[131]                      Puisque l’infraction de buggery n’a jamais Ă©tĂ© dĂ©finie, il ne nous reste que la dĂ©finition Ă©tablie en common law (R. c. Summers, [2014] 1 R.C.S. 575, par. 55).

[132]                      Les origines de l’infraction en common law sont ecclĂ©siastiques et elles ont Ă©mergĂ©, avec tout leur poids moral, de l’hĂ©gĂ©monie qu’exerçait l’Église sur les infractions d’ordre sexuel et de l’aversion de celle-ci envers les actes sexuels non procrĂ©ateurs, qui Ă©taient jugĂ©s « contre nature Â».

[133]                      La juridiction de l’Église sur les infractions d’ordre sexuel a pris fin en 1533, mais non ses attitudes critiques, et la peine capitale est demeurĂ©e la peine prĂ©vue pour [traduction] « le vice dĂ©testable et abominable de buggery commis avec un ĂŞtre humain ou un animal Â» (John M. Murrin, « â€śThings Fearful to Name” : Bestiality in Colonial America Â» (1998), 65:Supp. Pennsylvania History 8, p. 8-9; William N. Eskridge, Jr., Dishonorable Passions : Sodomy Laws in America, 1861-2003 (2008), p. 16; Doron S. Ben-Atar et Richard D. Brown, Taming Lust : Crimes Against Nature in the Early Republic (2014), p. 17).

[134]                      Pour ce qui est de savoir si ces actes Ă©taient criminels seulement quand il y avait pĂ©nĂ©tration, cela n’est, cependant, pas du tout clair (Graham Parker, « Is A Duck An Animal? An Exploration of Bestiality as a Crime Â», dans Louis A. Knafla, dir., Crime, Police and the Courts in British History (1990), 285, p. 291-292). Il n’y a pratiquement aucune dĂ©cision portant sur l’infraction, encore moins sur le point de savoir si celle-ci exigeait une pĂ©nĂ©tration. Il en est peut-ĂŞtre ainsi parce que, comme l’a fait remarquer le professeur Parker :

                         [traduction] . . . les tribunaux semblent remarquablement rĂ©ticents Ă  dĂ©crire les actes de nature sexuelle avec une quelconque prĂ©cision juridique. Ils prĂ©fèrent plutĂ´t suivre l’exemple de James Fitzjames Stephen et trancher ces causes sous l’angle du dĂ©goĂ»t moral. Par exemple, dans une affaire de grossière indĂ©cence, le lord juge en chef Goddard a dĂ©cidĂ© qu’il n’était pas nĂ©cessaire de prouver les attouchements en tant que tels et que toute personne raisonnable dĂ©ciderait qu’il y avait eu exhibitionnisme grossièrement indĂ©cent de nature Ă  engager la responsabilitĂ© criminelle . . . [Notes de bas de page omises; p. 297.]

[135]                      Certes, dans les deux seules dĂ©cisions d’appel canadiennes oĂą il Ă©tait question de l’infraction — les deux concernant des chiens —, les tribunaux concernĂ©s ont conclu qu’il y avait eu pĂ©nĂ©tration (Henry c. Henry, [1953] O.J. No. 347 (QL) (C.A.), et R. c. Wishart (1954), 110 C.C.C. 129 (C.A. C.-B.)). Mais cela ne rĂ©pond pas Ă  la question de savoir si la pĂ©nĂ©tration Ă©tait requise comme Ă©lĂ©ment de l’infraction. Et cela est particulièrement pertinent si l’on considère que ces deux dĂ©cisions ont Ă©tĂ© rendues avant que le Code ne soit modifiĂ© en 1955.

[136]                      La nouvelle disposition du Code de 1955, l’art. 147, marque le dĂ©but de l’abandon de l’ancienne infraction anglaise de « buggery with any animal Â». L’article 147 est la première disposition oĂą l’infraction de « bestiality Â» a Ă©tĂ© expressĂ©ment nommĂ©e telle quelle dans la version anglaise du Code. Signalons que, contrairement Ă  ce que prĂ©voyaient les anciennes dispositions, l’acte de buggery et l’acte de bestiality constituaient dĂ©sormais deux infractions distinctes :

                         147. Every one who commits buggery or bestiality is guilty of an indictable offence and is liable to imprisonment for fourteen years.

Code criminel, S.C. 1953-54, c. 51)

Scindées, ces deux infractions pouvaient maintenant se composer d’éléments constitutifs différents indiquant de manière plus réaliste qui ou quoi était impliqué dans l’acte sexuel.

[137]                      Quels Ă©taient donc les Ă©lĂ©ments constitutifs de la bestiality recherchĂ©s par le lĂ©gislateur en 1955, et la pĂ©nĂ©tration figurait-elle parmi eux?

[138]                      D’entrĂ©e de jeu, il va de soi que la disposition en litige est ambiguĂ« et que les vĂ©ritables ambiguĂŻtĂ©s des textes de loi qui portent atteinte Ă  la libertĂ© devraient, dans la mesure du possible, ĂŞtre rĂ©solues en faveur de l’accusĂ© (Marcotte c. Sous-procureur gĂ©nĂ©ral du Canada, [1976] 1 R.C.S. 108, p. 115; Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (6e Ă©d. 2014), §15.24 et 15.25). Or, comme l’a affirmĂ© la Cour dans R. c. ParĂ©, [1987] 2 R.C.S. 618, cela « ne règle [. . .] pas la question Â» (p. 631). Il ne convient pas de retenir une interprĂ©tation plus favorable Ă  l’accusĂ© si elle est dĂ©raisonnable « compte tenu du rĂ©gime Ă©tabli par le texte lĂ©gislatif en question et du but qu’il vise Â» (p. 631). Le juge LeBel l’a expliquĂ© en ces termes dans R. c. Jaw, [2009] 3 R.C.S. 26 :

                         . . .  j’ai des rĂ©serves Ă  l’égard de l’affirmation selon laquelle toute incertitude que peut comporter un exposĂ© doit, systĂ©matiquement, ĂŞtre rĂ©solue en faveur de l’accusĂ©. Cette affirmation semble reposer sur le principe de l’interprĂ©tation stricte de la lĂ©gislation pĂ©nale qui a Ă©tĂ© Ă©laborĂ© au dix-huitième siècle, soit Ă  une Ă©poque oĂą les sanctions pĂ©nales Ă©taient particulièrement sĂ©vères. Or, vers le milieu des annĂ©es 1980, la prĂ©somption d’interprĂ©tation restrictive des lois pĂ©nales a commencĂ© Ă  s’effriter (R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5e Ă©d. 2008), p. 472-474). L’interprĂ©tation restrictive peut ĂŞtre justifiĂ©e advenant une ambiguĂŻtĂ© qui n’est pas susceptible d’être rĂ©solue par les principes d’interprĂ©tation habituels. Cependant, ce principe ne s’applique qu’en dernier ressort et il ne prĂ©vaut pas sur une interprĂ©tation fondĂ©e sur l’objet et le contexte . . .  [Je souligne; par. 38.]

 

(Voir aussi R. c. White, [2011] 1 R.C.S. 433, par. 83-84.)

[139]                      Pour appliquer ces « principes d’interprĂ©tation habituels Â», il faut examiner les dispositions connexes du Code et le contexte dans lequel la disposition sur la bestiality a vu le jour en 1955 (Sullivan, §13.6 et 13.7; R. c. Chartrand, [1994] 2 R.C.S. 864, p. 874-875).

[140]                      Comme l’a signalĂ© l’intervenante Animal Justice dans son mĂ©moire, c’est aussi en 1955 que le lĂ©gislateur a modifiĂ© l’infraction de cruautĂ© envers les animaux prĂ©vue Ă  l’al. 387(1)a) du Code[3]. Avant la modification de cet alinĂ©a, l’infraction visait les « bestiaux, [l]es volailles, [le] chien, [l’]animal ou [l’]oiseau domestique, ou [l’]animal ou [l’]oiseau sauvage en captivitĂ© Â». De plus, elle exigeait la preuve que l’accusĂ© avait causĂ© un prĂ©judice « [p]ar malice, par cruautĂ© ou sans nĂ©cessitĂ© Â»[4]. Le lĂ©gislateur a Ă©largi l’infraction en Ă©tendant sa portĂ©e Ă  toutes les espèces d’oiseaux et d’animaux et en abaissant la norme de cruautĂ© pour qu’elle s’applique Ă  quiconque « volontairement cause [. . .] une douleur, souffrance ou blessure, sans nĂ©cessitĂ© Â». Ces changements reflètent une reconnaissance accrue de l’importance d’assurer le bien-ĂŞtre des animaux. Comme l’a fait remarquer la juge en chef Fraser dans les motifs dissidents qu’elle a rĂ©digĂ©s dans Reece c. Edmonton (City) (2011), 513 A.R. 199 (C.A.), nous sommes passĂ©s [traduction] « d’une Ă©poque de grands abus oĂą les humains pouvaient faire des animaux ce qu’ils voulaient Â» Ă  une ère « oĂą une certaine protection est offerte [. . .] sur le fondement d’un modèle de bien-ĂŞtre des animaux Â» (par. 54).

[141]                      C’est dans cet environnement juridique transformĂ© offrant une plus grande protection aux animaux que l’infraction de « bestiality Â» a vu le jour. Quel qu’ait Ă©tĂ© le sens de « buggery Â» avec un animal en common law, la crĂ©ation d’une infraction distincte de bestiality la mĂŞme annĂ©e que les dispositions relatives Ă  la cruautĂ© envers les animaux ont Ă©tĂ© Ă©tendues pour protĂ©ger plus d’animaux de l’exploitation montre, Ă  mon humble avis, que le lĂ©gislateur voulait aborder l’infraction sous un autre angle.

[142]                      Il est difficile d’attribuer au Parlement les objectifs incompatibles que la protection offerte par le Code aux animaux contre la cruautĂ© s’étende dĂ©sormais Ă  tous les oiseaux et animaux, mais que la disposition relative aux rapports sexuels avec des animaux, soit la bestiality, se limite aux animaux dont l’anatomie est susceptible de pĂ©nĂ©tration. Continuer d’exiger que l’infraction de bestiality comporte le mĂŞme Ă©lĂ©ment de « pĂ©nĂ©tration Â» que l’infraction de buggery rend, d’un point de vue technique, tout Ă  fait lĂ©gaux l’ensemble des actes d’exploitation sexuelle commis avec des animaux sans qu’il n’y ait de pĂ©nĂ©tration. Et cela sape entièrement les dispositions lĂ©gislatives concurrentes qui protègent les animaux contre la cruautĂ© et l’abus.

[143]                      Qui plus est, si l’acte de bestiality et l’acte de buggery partageaient les mĂŞmes Ă©lĂ©ments, l’ajout de la « bestiality Â» Ă  la version anglaise de l’art. 147 Ă©tait redondant et point n’était besoin de remplacer la disposition interdisant les actes de buggery depuis des centaines d’annĂ©es par une disposition interdisant ces actes et la bestiality. Aucune disposition lĂ©gislative ne devrait ĂŞtre interprĂ©tĂ©e « de façon telle qu’elle devienne superfĂ©tatoire Â» (R. c. Proulx, [2000] 1 R.C.S. 61, par. 28; voir aussi R. c. Kelly, [1992] 2 R.C.S. 170, p. 188; Procureur gĂ©nĂ©ral du QuĂ©bec c. Carrières Ste-ThĂ©rèse LtĂ©e, [1985] 1 R.C.S. 831, p. 838). L’infraction de « bestiality Â» ajoutĂ©e devait donc avoir une signification diffĂ©rente de celle de « buggery Â».

[144]                      Mais s’il persistait quelque doute que ce soit Ă  propos de la manière dont le lĂ©gislateur envisageait la portĂ©e de l’infraction de bestiality en 1955, son intention me paraĂ®t encore plus claire Ă  la lumière des modifications de 1988 au Code[5], lorsqu’il a mis fin entièrement au lien antinomique entre la notion de buggery et celle de bestiality pour leur consacrer deux dispositions distinctes : les art. 159 et 160. Selon moi, cela confirme l’intention du lĂ©gislateur de les voir comme deux infractions distinctes.

[145]                      Ă€ l’article 159, le mot « buggery Â» n’était pas utilisĂ© et une nouvelle infraction Ă©tait Ă©dictĂ©e :

                    Relations sexuelles anales

                         159. (1) Quiconque a des relations sexuelles anales avec une autre personne est coupable soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, soit d’une infraction punissable sur dĂ©claration de culpabilitĂ© par procĂ©dure sommaire.

                    Exceptions

                         (2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas aux actes commis, avec leur consentement respectif, dans l’intimitĂ© par les Ă©poux ou par deux personnes âgĂ©es d’au moins dix-huit ans.

                    Idem

                         (3) Les règles suivantes s’appliquent au paragraphe (2) :

                        a) un acte est rĂ©putĂ© ne pas avoir Ă©tĂ© commis dans l’intimitĂ© s’il est commis dans un endroit public ou si plus de deux personnes y prennent part ou y assistent;

                        b) une personne est rĂ©putĂ©e ne pas consentir Ă  commettre un acte dans les cas suivants :

                             (i) le consentement est extorquĂ© par la force, la menace ou la crainte de lĂ©sions corporelles, ou est obtenu au moyen de dĂ©clarations fausses ou trompeuses quant Ă  la nature ou Ă  la qualitĂ© de l’acte,

                             (ii) le tribunal est convaincu hors de tout doute raisonnable qu’il ne pouvait y avoir consentement de la part de cette personne du fait de son incapacitĂ© mentale.

[146]                      Ă€ l’article 160, l’infraction de bestiality (bestialitĂ©) n’était toujours pas dĂ©finie. Elle a cependant Ă©tĂ© Ă©tendue aux personnes qui ont forcĂ© quelqu’un d’autre Ă  la commettre ou qui l’ont commise en prĂ©sence d’un enfant :

                    Bestialité

                         160. (1) Est coupable soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, soit d’une infraction punissable sur dĂ©claration de culpabilitĂ© par procĂ©dure sommaire, quiconque commet un acte de bestialitĂ©.

                    Usage de la force

                         (2) Est coupable soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, soit d’une infraction punissable sur dĂ©claration de culpabilitĂ© par procĂ©dure sommaire, toute personne qui en force une autre Ă  commettre un acte de bestialitĂ©.

                    Bestialité en présence d’enfants ou incitation de ceux-ci

                         (3) Par dĂ©rogation au paragraphe (1), est coupable soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, soit d’une infraction punissable sur dĂ©claration de culpabilitĂ© par procĂ©dure sommaire, toute personne qui commet un acte de bestialitĂ© en prĂ©sence d’un enfant âgĂ© de moins de quatorze ans ou qui incite celui-ci Ă  en commettre un.

[147]                      Avec Ă©gards, le par. 160(3) tĂ©moigne sans aucun doute de l’objectif du Parlement d’empĂŞcher que des enfants soient tĂ©moins d’un acte de bestialitĂ© ou forcĂ©s d’en commettre un. Si tout ce que le Parlement souhaitait, c’était d’empĂŞcher que des enfants voient des actes de pĂ©nĂ©tration commis avec des animaux ou soient forcĂ©s d’en commettre, l’on peut raisonnablement se demander quelle Ă©tait l’utilitĂ© d’une prĂ©occupation aussi indĂ»ment restrictive. Puisque selon un « principe bien Ă©tabli en matière d’interprĂ©tation lĂ©gislative, le lĂ©gislateur ne peut avoir voulu des consĂ©quences absurdes Â» (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 27), le Parlement devait certainement vouloir empĂŞcher que des enfants soient tĂ©moins de quelque activitĂ© sexuelle que ce soit avec des animaux ou forcĂ©s d’y prendre part, point Ă  la ligne.

[148]                      Le but du Parlement de mettre les enfants Ă  l’abri de rapports sexuels avec des animaux dans la nouvelle disposition sur la bestialitĂ© peut Ă©galement s’infĂ©rer des autres modifications de 1988 au Code. Le lĂ©gislateur a créé les infractions de contacts sexuels, d’exploitation sexuelle et d’incitation Ă  des contacts sexuels, lesquelles visaient toutes Ă  protĂ©ger les mineurs et aucune d’entre elles n’exigeait de pĂ©nĂ©tration. Il serait anormal que la pĂ©nĂ©tration ne soit pas exigĂ©e dans le cas de ces infractions, qui Ă©taient axĂ©es sur la protection des enfants contre l’exploitation sexuelle en gĂ©nĂ©ral, mais qu’elle demeure un Ă©lĂ©ment essentiel du par. 160(3), qui protĂ©geait les enfants de l’exploitation sexuelle avec des animaux.

[149]                      Je ne crois pas que l’absence d’exigence de pĂ©nĂ©tration Ă©largit la portĂ©e de la bestialitĂ©. J’y vois plutĂ´t un reflet de la supposition logique du Parlement que, comme il est physiquement impossible de pĂ©nĂ©trer la plupart des animaux et comme la pĂ©nĂ©tration est un acte qui est physiquement impossible Ă  accomplir par la moitiĂ© de la population, en faire un Ă©lĂ©ment constitutif de l’infraction soustrait Ă  la censure la plupart des actes d’exploitation sexuelle commis avec des animaux. Les actes de nature sexuelle commis avec des animaux relèvent intrinsèquement de l’exploitation, qu’il y ait ou non pĂ©nĂ©tration, et la prĂ©vention de l’exploitation sexuelle Ă©tait la raison d’être des modifications de 1988.

[150]                      En fait, et ce qui n’est guère surprenant, la suppression de l’exigence de pĂ©nĂ©tration semble avoir Ă©tĂ© reconnue après les modifications de 1988 (R. c. K.D.H. (2012), 546 A.R. 248 (B.R.); R. c. J.J.B.B., 2007 BCPC 426, et R. c. Black (2007), 296 Sask. R. 289 (C. prov.)).

[151]                      Les juges majoritaires ont dit craindre qu’interprĂ©ter la « bestialitĂ© Â» comme n’exigeant pas de pĂ©nĂ©tration signifie que la belle-fille, non inculpĂ©e, Ă©tait l’auteure principale de l’infraction et que D.L.W. Ă©tait un participant Ă  l’infraction. Avec Ă©gards, le fait que le juge du procès n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable que D.L.W. avait « forcĂ© Â» sa belle-fille Ă  commettre un acte de bestialitĂ© ne veut pas dire qu’interprĂ©ter l’infraction comme visant une conduite qui a une fin d’ordre sexuel, peu importe qu’il y ait eu ou non pĂ©nĂ©tration, entraĂ®ne le dĂ©pĂ´t d’accusations contre une victime comme la belle-fille.

[152]                      La belle-fille a affirmĂ© que ces Ă©vĂ©nements avaient commencĂ© quand elle n’avait que 15 ou 16 ans, qu’elle ne voulait pas participer Ă  des actes sexuels avec le chien ou avec son beau-père et qu’elle Ă©tait victime de reprĂ©sailles chaque fois qu’elle refusait de se livrer Ă  une activitĂ© sexuelle avec son beau-père ou hĂ©sitait Ă  le faire. Sa sĹ“ur cadette a dit avoir Ă©tĂ© battue avec un deux par quatre après avoir refusĂ© de participer Ă  des actes sexuels avec D.L.W. Le juge du procès a jugĂ© les deux sĹ“urs crĂ©dibles. Dans ces circonstances, il est inconcevable que des accusations de bestialitĂ© soient un jour dĂ©posĂ©es contre une personne se trouvant dans la situation de la belle-fille de D.L.W.

[153]                      Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la dĂ©cision de la Cour d’appel et de rĂ©tablir la dĂ©claration de culpabilitĂ©.

                    Pourvoi rejeté, la juge Abella est dissidente.

                    Procureur de l’appelante : Procureur gĂ©nĂ©ral de la Colombie-Britannique, Vancouver.

                    Procureurs de l’intimĂ© : Eric Purtzki, Vancouver; Garth Barriere, Vancouver.

                    Procureur de l’intervenante : Animal Justice, Toronto.

 



[1]   Article 63 de l’Acte concernant les offenses contre la Personne, S.C. 1869, c. 20.

[2]   Acte concernant les crimes et dĂ©lits contre les mĹ“urs et la tranquillitĂ© publiques, S.R.C. 1886, c. 157, art. 1.

[3] Actuel al. 445.1(1)a).

[4] Code criminel de 1927, al. 542a).

[5]   Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. 19 (3e suppl.), art. 3; Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, L.C. 1987, c. 24, art. 3.

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