Chen c. Taylor | 2024 QCTAL 41064 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT |
Bureau dE Longueuil |
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No dossier : | 818808 37 20240903 G | No demande : | 4457311 |
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Date : | 11 décembre 2024 |
Devant le juge administratif : | Robin-Martial Guay |
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Rong Chen | |
Locateur - Partie demanderesse |
c. |
Patricia Frances Taylor | |
Locataire - Partie défenderesse |
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Ramirez Felipe | |
Partie intéressée |
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D É C I S I O N
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- Le 3 septembre 2024, les locateurs, madame Rong Chen et monsieur Felipe Ramirez, ont introduit une demande pour obtenir l’autorisation de reprendre le logement concerné, pour y loger monsieur Ramirez et sa mère à la fin du bail.
- La demande a été dûment signifiée à la locataire, ce qui est admis à l’audience.
Preuve et analyse
- Les parties sont liées par un bail couvrant la période du 1er mars 2024 au 28 février 2025 au loyer mensuel de 950 $ (pièce P1).
- Le 27 juin 2024, les locateurs expédient à la locataire un avis de reprise de logement qu’elle reçoit le 15 juillet 2024 (pièce L4).
- Par leur avis, les locateurs avisent la locataire qu’ils entendent reprendre le logement concerné à la fin du bail pour y loger monsieur Ramirez et sa mère, dont l’identité et le lien de filiation ont été établi à l’audience par la pièce P-2.
- L’avis de reprise du logement est conforme aux dispositions des articles 1960 et 1961 C.c.Q.
- La locataire n’a pas répondu aux locateurs de sorte qu’elle est réputée avoir refusé de quitter le logement à la fin du bail.
- Le 3 septembre 2024, Les locateurs ont donc introduit la présente demande, et ce, dans le délai prévu à l’article 1963 C.c.Q qui prévoit que :
« 1963. Lorsque le locataire refuse de quitter le logement, le locateur peut, néanmoins, le reprendre ou en évincer le locataire, avec l’autorisation du tribunal.
Cette demande doit être présentée dans le mois du refus et le locateur doit alors démontrer qu’il entend réellement reprendre le logement ou en évincer le locataire pour la fin mentionnée dans l’avis et qu’il ne s’agit pas d’un prétexte pour atteindre d’autres fins et, lorsqu’il s’agit d’une éviction, que la loi permet de subdiviser le logement, de l’agrandir ou d’en changer l’affectation. »
- Présente à l’audience, la locataire qui habite le logement concerné depuis l’année 2020 avec sa fille Adriana, conteste les intentions des locateurs quant à la reprise du logement.
- Subsidiairement, la locataire demande que lui soit accordé une indemnité pour couvrir ses frais de déménagement et de branchement de services aux commodités publiques advenant le cas où le Tribunal autorise la reprise du logement.
- De la preuve administrée à l’audience, le Tribunal retient les éléments pertinents que voici.
- Les locateurs ont acquis l’immeuble qui abrite le logement concerné en août 2023.
- Les locateurs sont aussi copropriétaires d’une résidence familiale ainsi qu’ils sont copropriétaires d’une unité de condo; un studio situé à Griffith Town à Montréal.
- Les locateurs sont conjoints de fait depuis l’année 2014. Ils sont les parents de deux enfants âgés de 7 et 10 ans.
- Les locateurs affirment avoir pris la décision de se séparer en décembre 2023, selon le témoignage de Monsieur Ramirez; en janvier 2024 selon le témoignage de Madame Deng.
- Cette décision, disent-ils, est à l’origine de l’envoi d’un avis de reprise du logement à la locataire, en date du 27 juin 2024, et que la locataire a reçu le 15 juillet 2024.
- L’avis de reprise a été suivi de la présente demande de reprise du logement au profit de monsieur Ramirez et de sa mère, que d’insister à dire les locateurs.
- Toujours selon les locateurs, monsieur Ramirez a déjà établi ses quartiers au sous-sol de la résidence familiale, afin d’éviter les tensions et les conflits entre lui et Madame en présence des enfants.
- Questionné sur le choix pour le logement concerné, plutôt que l’autre logement de 5.5 pièces situé à l’étage supérieur, qui offre l’avantage de ne pas avoir à subir les désagréments d’avoir des occupants au-dessus, le locateur explique qu’il faudra à sa mère, qui viendra habiter avec lui lorsqu’elle viendra lui rendre visite au Canada, monter et descendre plus de marches pour se rendre du logement de l’étage que s’ils habitent le logement concerné; ce que conteste spontanément la locataire selon qui, il faut compter le même nombre de marches pour se rendre à son logement ou au logement situé au-dessus du sien (Pièce L-5).
- Les locateurs ont témoigné de ce qu’il n’existe aucune procédure judiciaire pendante entre les parties devant le TAL.
- Invitée à faire connaitre les motifs pour lesquels la locataire estime que les locateurs n’ont pas réellement l’intention de reprendre possession du logement pour y habiter, mais qu’il s’agit d’un prétexte pour l’évincer du logement, la locataire estime que les locateurs ne sont pas crédibles lorsqu’ils affirment que c’est en raison de leur séparation à venir qu’ils veulent reprendre son logement pour y loger monsieur Ramirez et sa mère, qui n’a pas témoigné à l’audience.
- Et que dire de la date de leur décision commune de se séparer qui diffère, selon qu’il s’agit de la version de monsieur Ramirez ou de celle de madame Deng.
- La locataire s’empresse de signaler que dès qu’ils sont devenus propriétaires, les locateurs l’ont avisée le 8 août 2023, qu’elle aurait à subir une augmentation de loyer de 10 à 20%; ce qu’elle a refusé.
- Dans les jours suivants son refus, les locateurs lui ont expédié un premier avis de reprise de logement en date du 25 septembre 2023, en vue de reprendre le logement pour le 31 mars 2024 (pièce L-1) soit, avant même leur soi-disant décision commune de se séparer qu’ils auraient prise en décembre 2023 selon monsieur Ramirez; en janvier 2024 selon Madame Deng, que d’insister à dire madame Taylor.
- Bien que la locataire ait répondu aux locateurs en date du 19 octobre 2023 qu’elle refusait de quitter le logement, les locateurs n’ont pas donné suite à leur avis de reprise, en déposant une demande d’autorisation de reprendre le logement concerné auprès du TAL.
- Les locateurs reviennent à la charge en expédiant à la locataire un nouvel avis d’augmentation de loyer signé le 30 novembre 2023, expédié le 16 décembre et reçu le 23 décembre 2023.
- Puis, à la fin du mois de juin 2024, après avoir refusé l’augmentation de loyer qui lui est demandé à partir du 1er juillet 2024 dans un nouvel avis de modification des conditions du bail qu’elle a reçu par message texte, et sous le huis de sa porte le 26 et le 30 mai 2024, voilà que le 15 juillet 2024, la locataire récupère un nouvel avis de reprise de son logement que les locateurs lui ont expédié le 27 juin 2024.
- Toujours selon la locataire, les locateurs lui ont envoyé deux avis d’augmentation de loyer; un premier le 30 novembre 2023 et un second six mois plus tard, soit le 30 mai 2024 (pièce L2 et L3); avis d’augmentation qu’elle a successivement refusé; ce qui n’a pas été sans déplaire aux locateurs qui ont réagi en lui expédiant un avis de reprise de son logement.
- À cet égard, la locataire souligne qu’elle paie un loyer de 950 $ alors que les locateurs perçoivent pour les deux autres logements de l’immeuble des loyers mensuels nettement supérieurs au sien, soit de 1 365 $ dans un cas et 1 500 $ dans l’autre cas.
- Et la locataire d’ajouter que la véritable raison pour laquelle les locateurs veulent reprendre son logement réside dans le fait que les locateurs louent présentement les chambres du logement situé au-dessus du sien à la façon Airbnb; ce qui leur procure un revenu mensuel de beaucoup supérieur à celui qu’elle paie pour son logement. Il est clair que c’est ce qu’ils comptent faire avec son logement, que de déclarer la locataire.
- La locataire affirme que si tant est que les locateurs se séparent véritablement; ce qu’elle ne croit pas, qu’elle ne serait guère surprise d’une soudaine réconciliation du couple que peu de temps après la date de la reprise de son logement, et la relocation de celui-ci à un prix similaire aux logements voisins du sien.
- Quant aux explications fournies par les locateurs pour justifier la reprise de son logement plutôt que celui situé au-dessus du sien, à savoir qu’il veut éviter à la mère de monsieur Ramirez d’avoir à monter ou descendre trop de marches pour se rendre à son logement, la locataire s’empresse de souligner que la mère de monsieur Ramirez aurait à monter ou descendre le même nombre de marches peu importe qu’elle habite le logement concerné ou celui situé au-dessus du sien. Dans un cas comme dans l’autre, elle aurait à monter ou descendre sept marches, telles qu’en font foi les photos des escaliers pour descendre à son logement ou pour monter au logement situé au-dessus du sien (pièce L5).
- Finalement, la locataire exprime sa qualité de locataire irréprochable et son attachement au logement et à son environnement, ainsi que sur les difficultés qui l’attendent pour se trouver un nouveau logement avec les prix des loyers qui sont devenus exorbitants pour sa bourse.
- Subsidiairement, la locataire a témoigné à propos des quatre soumissions de déménageur professionnel pour les frais de déménagement et de branchement de service qu’elle devra payer advenant le cas où le Tribunal autorise la reprise de son logement. Les prix vont de 2 000 $ plus taxes à 2 720 $ plus taxes.
- Tel est l’essentiel de la preuve pertinente administrée à l’audience.
Discussion
- L’article 1936 C.c.Q, consacre en faveur du locataire, un droit au maintien dans les lieux, et ce, tant et aussi longtemps qu'il respecte les obligations prévues au bail.
- Toutefois, ce droit au maintien dans les lieux peut être compromis dans certains cas : ceux prévus par la loi.
- Il s'agit, entre autres, en cas de de reprise de logement ou en cas d'éviction, tel que prévus aux articles 1957 et suivants du Code civil du Québec.
- En matière de reprise du logement, selon l'article 1963 du Code civil du Québec, le locateur doit démontrer qu'il entend réellement reprendre le logement pour la fin mentionnée dans l'avis et qu'il ne s'agit pas d'un prétexte pour atteindre d'autres fins.
- Afin de protéger le droit du locataire au maintien dans les lieux, le législateur impose des conditions au locateur au chapitre de la reprise de logement. Il appartient à ce dernier de démontrer que son projet de reprise du logement repose sur des faits raisonnables et probables et non sur des prétextes.
- En cela, l'intention d'un locateur doit être analysée en fonction de l'ensemble de la preuve des faits et des circonstances démontrées.
- Et tel que l'écrivait Me Bisson dans l'affaire Dagostino c. Sabourin[1], en matière de reprise de logement, deux droits importants se rencontrent et s'opposent : d'une part le droit du propriétaire de bien de jouir de ce dernier comme bon lui semble et, d'autre part, le droit des locataires au maintien dans les lieux loués. C'est pour protéger ce droit des locataires que le législateur impose des conditions au locateur.
- Dans la décision Houssam Hajjali c. Theodore Tsikis et la Régie du logement[2], le juge Daniel Dortélus de la Cour du Québec, après avoir répertorié quelques décisions rendues sur le fardeau de preuve applicable en matière de reprise de logement, tire la conclusion suivante :
« [38] Il ressort de cette revue de la doctrine et jurisprudence qu'il appartient au locateur de démontrer par prépondérance de preuve qu'il entend réellement reprendre possession du logement pour la fin mentionnée dans l'avis de reprise de possession, il doit prouver sa bonne foi, ce faisant, établir qu'il ne s'agit pas d'un prétexte pour atteindre d'autres fins. »
- Dans l'affaire Simard-Godin c. Gibeault[3], le Tribunal s'exprimait de la façon suivante :
« La détermination de la bonne foi, de l'intention réelle de reprendre possession et de l'absence de prétexte dolosif est une question de faits et d'intention entourant les faits. À ce chapitre la Régie est justifiée d'examiner les faits et motifs qui amènent les locateurs à requérir le logement: cette appréciation implique nécessairement des éléments subjectifs et objectifs tels que la crédibilité de la locatrice et de sa fille, les raisons personnelles justifiant leur droit spécifique, la disponibilité d'un logement équivalent et même l'état des relations avec le locataire en cause. »
- Aussi, tel qu’exprimé par le juge De Michele de la Cour du Québec dans l'affaire Goudreault c. Bassel[4] :
« [22] En matière de reprise de possession de logement, la cour doit baser sa décision sur une prépondérance de preuve. Cette prépondérance de preuve ne doit laisser aucun doute dans l'esprit du Tribunal quant aux intentions réelles du locateur/demandeur. »
- En l’espèce, après examen de l’ensemble de la preuve, le Tribunal juge que les locateurs n’ont pas convaincu le Tribunal qu’ils entendent réellement reprendre possession du logement concerné afin d'y loger monsieur Ramirez et sa mère à la fin du bail, et qu'il ne s'agit pas d'un prétexte pour atteindre d'autres fins.
- Pour tout dire, le Tribunal ne croit pas le couple lorsqu’ils affirment être en proie à une séparation de corps et pour cause; ils se sont contredits sur un élément majeur à savoir celui de la date à laquelle ils auraient pris la décision commune de se séparer.
- Si pour l’un, ils ont pris cette décision en novembre 2023, pour l’autre c’est en décembre 2023 qu’ils ont pris cette décision.
- Conjugué au contexte, à savoir que les locateurs louent présentement les chambres du logement situé au-dessus de celui de la locataire ; une opération mercantile qui leur procure un revenu mensuel de beaucoup supérieur au loyer que paie la locataire, tout converge et nous permet de présumer que les locateurs tentent d’évincer la locataire de son logement, en usant d’un prétexte que leur séparation, afin de convertir le logement en location des chambres de celui-ci et, incidemment, se voir obtenir un revenu mensuel plus substantiel que celui qu’ils tirent présentement du logement.
- Quant à l’explication donnée par les locateurs pour leur choix du logement concerné, plutôt que le logement situé au-dessus du sien, à savoir que la mère de monsieur Ramirez aurait à monter et descendre beaucoup plus de marche s’il reprenait le logement situé au-dessus de celui de la locataire, cette explication s’est révélée totalement inexacte et fausse. De surcroît, la preuve n’a aucunement révélé l’intention de la mère de monsieur Ramirez de venir s’établir au logement concerné lors de ses visites au Canada et, a fortiori, d’une incapacité physique à monter et descendre des marches d’escalier.
- Et que dire des avis successifs d’augmentation de loyer qui, tous ont été immédiatement suivis d’un avis de reprise de logement adressé à la locataire, après son refus de consentir à l’augmentation de loyer qui lui était demandé.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- REJETTE la demande des locateurs qui en assument les frais de justice.
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| Robin-Martial Guay |
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Présence(s) : | le locateur la locataire partie intéressée |
Date de l’audience : | 2 décembre 2024 |
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[1] Dagostino c. Sabourin, R.D.L., 2000-01-26, SOQUIJ AZ-50736447.
[3] Simard-Godin c. Gibeault, R.D.L., 1987-03-17, J.L. 87-82.
[4] Goudreault c. Bassel, C.Q. 500-02-075570-999, le 4 novembre 1999, j. Antonio De Michele [REJB 199915220] tel que cité dans Méthot c. Farnham, 2014 QCRDL 23858, j. a. F. Jodoin, par. 22; Mohsen Baccouche c. Hanane Chiab, (R.D.L. 18 décembre 2019) 489381 31 20191031.