Warren c. R. | 2021 QCCA 1790 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(240-01-009367-152) | |||||
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DATE : | 30 novembre 2021 | ||||
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HERMAN WARREN | |||||
APPELANT – accusé | |||||
c. | |||||
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SA MAJESTÉ LA REINE | |||||
INTIMÉE – poursuivante | |||||
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[1] L’appelant se pourvoit contre un jugement de la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, district de Charlevoix (l’honorable Mario Tremblay), qui, le 5 septembre 2019, le déclare coupable de cinq chefs d’accusation de voies de fait (art.
-I-
[2] Entre le 25 avril 2012 et le 22 mai 2015, l’appelant travaillait dans une ressource intermédiaire pour personnes en perte d’autonomie. Mis à part une courte période au début de l’année 2015, il était seul pour s’occuper de quatre à neuf résidents. Ses tâches consistaient à « veiller à leurs soins de base, la prise de leur médication, procéder aux achats de nourriture, préparer les repas et assurer leur bien-être »[2].
[3] Il a été accusé de voies de fait simples à l’endroit de quatre résidents souffrant d’une déficience intellectuelle et inaptes à prendre soin d’eux-mêmes. Ces derniers étaient alors représentés par le Curateur public.
[4] Après avoir résumé le contexte et la preuve, le juge de première instance se penche sur les questions de fait et de crédibilité. Sans rejeter en bloc le témoignage de l’appelant, il estime que sa version, avec les nuances qu’elle comporte, ne soulève aucun doute raisonnable, même lorsque considérée à la lumière de la preuve offerte en défense et des contradictions révélées par les contre-interrogatoires des témoins de la poursuite[3].
[5] Le juge s’interroge ensuite sur l’emploi de la force et sur la notion de consentement dans le contexte particulier de l’affaire. Il note que « [l]e Code criminel ne prévoit aucune justification spécifique pour l’usage de la force par un surveillant ou un intervenant dans des situations semblables »[4]. Se référant à la définition très large des voies de fait, à savoir « toute utilisation de la force contre une autre personne sans son consentement », il retient que la preuve de l’application intentionnelle de la force est suffisante et que « [l]a poursuite n’a pas à prouver un excès de force ou une intention subjective »[5].
[6] Il fait ensuite un parallèle avec l’article
[44] L’article
[Renvoi omis]
[7] Pour le juge, « le consentement des victimes à l’utilisation de la force contre elles ne se présume pas du fait qu’elles soient incapables de formuler leur absence de consentement »[7]. Il rappelle que la présence ou l’absence de motifs raisonnables constitue simplement un facteur à prendre en considération dans l’appréciation de la sincérité de la croyance au consentement[8].
[8] Enfin, le juge est d’avis que l’appelant, même s’il ne possédait aucune formation dans le domaine, se devait de respecter le « cadre légal »[9]. Il renvoie aux articles
[9] Appliquant ces principes aux faits de l’espèce, le juge conclut que l’usage de la force était illégal et injustifiable :
[52] Quand M. Warren dit qu’il a agi brutalement avec M. D. parce qu’il ignorait comment s’y prendre pour évaluer sa marche, il a fait fi de tous les principes qui doivent guider son intervention. L’ignorance ne peut être une excuse. Dès lors, l’usage de la force était illégal et injustifiable.
[53] Quand M. Warren a déplacé les usagers en les entassant à l’arrière dans son véhicule personnel, pour une raison qui n’avait rien à voir avec leurs besoins et leur sécurité, l’usage de la force était illégal et injustifiable. Qu’il ait poussé avec son genou ou son pied, en s’appuyant solidement ou non sur le cadre de la portière, est révélateur du manque de respect, mais change peu au résultat.
[54] Quand M. Warren s’assoit sur D. S. et lui plaque les poignets au sol, il commet des voies de fait et lorsqu’il manipule seul P.-H. P. pour le déposer violemment sur son lit ou dans une chaise roulante, il commet également des voies de fait. Soit il ignore comment intervenir en semblable situation, soit il a choisi de ne pas le faire, mais cela ne saurait excuser ou justifier le geste. S’il s’avérait qu’il a utilisé un pied pour l’immobiliser comme le suggère (M. B.), la culpabilité morale serait plus grande, mais le geste n’en serait pas moins illégal.[13]
Il rejette en conséquence la défense de croyance sincère au consentement :
[55] Dans tous ces cas et pour toutes ces raisons, le Tribunal ne peut entretenir de doute sur l’existence de motifs raisonnables pour étayer une croyance honnête à un consentement dans le présent dossier.[14]
[10] En définitive, le juge estime qu’il existe une preuve hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’appelant sur chacun des cinq chefs d’accusation.
-II-
[11] Dans son avis d’appel, l’appelant énonce deux questions de droit qu’il convient de reformuler ainsi :
-III-
L’application d’un double standard
[12] Comme le rappelle la Cour dans un arrêt récent, ce moyen d’appel requiert la démonstration d’une faille ou d’une lacune déterminante dans l’évaluation des témoignages contradictoires :
[19] C’est une évidence qu’une évaluation soignée des témoignages contradictoires n’exige pas un examen ou des motifs égaux sur un plan quantitatif et il s’ensuit qu’une évaluation inégale ne démontre pas une erreur si la partie qui s’y attaque ne peut cibler précisément une faille ou une lacune déterminante. La jurisprudence rappelle clairement qu’un moyen d’appel de cette nature exige une démonstration convaincante de l’application d’un double standard inéquitable dans l’appréciation de la preuve contradictoire. Il s’agit d’un seuil exigeant. En l’absence d’une telle démonstration, cette question relève de l’appréciation de la crédibilité des témoignages et mérite une grande déférence.[15]
[Renvoi omis]
[13] Ce seuil exigeant n’est pas atteint en l’espèce. L’appelant cible 14 éléments qui démontreraient « une iniquité dans l’analyse de la preuve »[16], mais l’exercice n’est pas convaincant. Aucun élément, considéré isolément ou globalement, ne démontre que le juge a évalué les témoignages selon un double standard. Il n’était pas tenu de traiter de tous les éléments et ses motifs montrent qu’il a pris en compte certaines faiblesses ou contradictions dans la preuve de la poursuite[17]. Il précise même qu’il « aborde avec prudence » les témoignages de M. B. et de Jean Coutu[18].
[14] L’appelant insiste sur le témoignage de Johanne Denis qui corroborerait sa version des faits. Or, après avoir résumé ce témoignage et sans mettre en cause son honnêteté et sa justesse, le juge estime qu’il « apporte peu »[19]. Il s’agit là d’une pure question d’appréciation du poids de la preuve.
[15] En bref, l’appelant ne démontre pas que le juge a commis une erreur de droit en évaluant la preuve d’une manière inéquitable. Ce moyen d’appel doit donc échouer.
L’analyse du consentement
[16] L’appelant reproche au juge d’avoir « ébauché » une analyse de la notion de consentement fondée sur la L.s.s.s.s., alors qu’il n’y a aucune preuve du statut juridique de la ressource où il travaillait. L’applicabilité de cette loi n’ayant pas été prouvée, les conclusions du juge selon lesquelles il a omis de suivre ce cadre légal « ne sauraient justifier la qualification de voies de fait »[20].
[17] L’appelant fait fausse route. La question n’est pas de savoir si la L.s.s.s.s. s’appliquait, mais plutôt si la force qu’il a employée contre les résidents avait pour but de leur prodiguer des soins, entendus ici au sens large étant le donné le contexte d’hébergement et de soins de longue durée qui existait[21], et si cette force a été excessive, selon la nature et la qualité des actes[22].
[18] Le juge aussi se méprend lorsqu’il tient pour acquis que les résidents n’ont pas consenti à l’emploi de la force, donc que « la poursuite n’a pas à prouver un excès de force »[23]. Dans son esprit, l’emploi de toute force par l’appelant est condamnable et la seule défense possible est celle de croyance sincère au consentement. Il analyse donc le consentement à travers le prisme des motifs raisonnables pour étayer une telle croyance, plutôt que de se demander si l’appelant a commis un excès de force.
[19] Cette démarche est erronée. Le Curateur public a consenti à la garde des résidents dans une ressource adaptée à leurs besoins ainsi qu’aux soins requis par leur état de santé. Ces soins, qu’il s’agisse de déplacer un résident de son fauteuil roulant à son lit, de le transporter, de l’assister dans ses mouvements ou de toute autre intervention, requéraient l’emploi intentionnel d’une certaine force qui, sans le consentement du résident, constituerait des voies de fait en raison de la définition large qui figure au paragraphe
[20] Dans R. c. J.A., la Cour suprême rappelle qu’il peut y avoir consentement implicite à des contacts non sexuels :
[57] Encore une fois, l’analogie ne tient pas. Dans le cas d’agressions à caractère non sexuel, la common law reconnaît qu’il peut y avoir consentement implicite, dans certaines circonstances : R. c. Cuerrier,
[21] Contrairement à la défense de croyance sincère au consentement, qui consiste en une dénégation de la mens rea, celle de consentement implicite équivaut à nier l’actus reus de l’infraction de voies de fait.
[22] La Cour d’appel de l’Ontario a reconnu cette défense pour légitimer l’emploi de la force nécessaire aux soins de jeunes enfants. Comme l’explique la juge Weiler, auteure des motifs, dans R. v. E. (A.) :
[29] On the one hand, the law must protect children and those who are defenceless from unwarranted bodily interference; on the other hand, persons engaged in looking after a child must be protected from state interference when acting in the best interests of the child. Accordingly, as noted by the trial judge, it is in the public interest that an infant be deemed to consent to applications of force by a parent done “for the good of the child and, indeed, for the survival of the child”. […][25]
[23] Les mêmes considérations de principes s’appliquent ici. Le droit criminel doit protéger les personnes inaptes contre toute atteinte injustifiée à leur intégrité et à leur dignité. D’un autre côté, les personnes qui prennent soin d’une personne inapte sur la foi d’un consentement substitué (c.-à-d. donné par le représentant, le conjoint, un proche parent ou toute autre personne démontrant un intérêt particulier pour la personne inapte[26]) doivent pouvoir employer la force nécessaire à cette fin sans crainte d’être accusées de voies de fait. Il est donc dans l’intérêt public de reconnaître que le consentement aux soins, qu’il soit donné par la personne elle-même ou par son substitut, implique le consentement à l’emploi de la force nécessaire à ces soins.
[24] Ce consentement implicite comporte toutefois deux exigences : (1) la force doit être employée pour prodiguer des soins, entendus selon le contexte, et (2) la force ne doit pas être excessive. Le juge Rosenberg de la Cour d’appel de l’Ontario résume bien le test applicable dans l’arrêt R. v. Palombi :
[31] Accordingly, as Weiler J.A. explained, there are two limits on implied consent. First, as she noted at para. 33, the force used must have been for the purpose of caring for the child. In determining whether the force used was for the purpose of caring for the child, an objective standard is to be applied. That is, the trier of fact must consider whether the force used is consistent with “the customary norms of parenting or what a reasonable parent would do in similar circumstances”: E. (A.) at para. 40.
[32] The second limit on the use of force under the rubric of implied or deemed consent is that the force used must not be excessive: E. (A.) at para. 37.[27]
[25] Cette seconde exigence est d’ailleurs conforme à l’article
26 Quiconque est autorisé par la loi à employer la force est criminellement responsable de tout excès de force, selon la nature et la qualité de l’acte qui constitue l’excès. | 26 Every one who is authorized by law to use force is criminally responsible for any excess thereof according to the nature and quality of the act that constitutes the excess. |
[26] Le juge commet donc une erreur de droit en analysant la question du consentement strictement au regard de la défense de croyance sincère au consentement. Vu le consentement implicite des résidents à l’emploi d’une certaine force, il s’agit plutôt de savoir si la force a été employée dans le but de leur prodiguer des soins, entendus ici au sens large, et si elle a été excessive, selon la nature et la qualité des actes commis par l’appelant.
[27] Selon l’intimée, si erreur il y a, elle est inoffensive et la disposition réparatrice prévue à l’alinéa 686(1)b)(iii) C.cr. trouverait application.
[28] La Cour n’est pas d’accord. L’erreur du juge porte sur une question « au cœur de la décision globale sur la culpabilité ou l’innocence »[29]. Il ne s’agit pas d’une erreur mineure, sans lien avec la question au cœur du procès ou manifestement dépourvue d’un effet préjudiciable[30]. Elle a pu fausser l’analyse du juge sur la force employée par l’appelant et l’amener à assimiler la brusquerie à des voies de fait. D’ailleurs, à la fin de ses motifs, le juge souligne que « [d]ans aucun cas, l’accusé a nié avoir posé des gestes brusques »[31]. Or, la brusquerie n’est pas nécessairement un crime. Il en va de même du manque de respect ou de courtoisie.
[29] À titre d’exemple, sur le chef 2, le juge condamne l’appelant pour avoir « fait fi de tous les principes qui doivent guider son intervention ». Il a à l’esprit « le respect de l’usager, la courtoisie et la recherche d’un certain consentement ». Il conclut que « [d]ès lors, l’usage de la force était illégal et injustifiable »[32].
[30] Sur le chef 1, le juge estime que le témoin Mario Gingras a pu « exagérer dans sa description du geste, mais qu’il est indéniable que des gestes ont été posés »[33], sans préciser lesquels. Il conclut à un usage de la force illégal et injustifiable du seul fait d’avoir « déplacé les usagers en les entassant à l’arrière dans son véhicule personnel, pour une raison qui n’avait rien à voir avec leurs besoins et leur sécurité »[34]. Or, l’appelant agissait comme surveillant ou gardien des résidents, lesquels ne pouvaient être laissés seuls. Le fait de les avoir emmenés à la ressource où travaillait Mario Gingras n’était peut-être pas indiqué, mais de là à conclure qu’il s’est agi de voies de fait, il y a un pas que la preuve ne permet pas de franchir.
[31] Sur le chef 7, le juge « aborde avec prudence » les témoignages de M. B. et de Jean Coutu. La lecture de ses motifs ne permet pas de savoir s’il considère comme prouvés les coups de pied, les coups de poing dans le ventre et les coups de cuillère à soupe rapportés par ces deux témoins.
[32] En réalité, le verdict de culpabilité sur ce chef est fondé uniquement sur le témoignage de l’appelant que le juge résume ainsi :
[19] […] D. S. se retrouvait au sol parce qu’il faisait des crises d’épilepsie. À ces occasions, il éloignait les objets près de lui et s’assoyait dessus en lui plaquant les poignets au sol pour éviter qu’il ne se blesse.[35]
Et le juge de conclure :
[54] Quand M. Warren s’assoit sur D. S. et lui plaque les poignets au sol, il commet des voies de fait […].[36]
[33] Cette conclusion catégorique découle de la prémisse erronée et préjudiciable selon laquelle l’emploi de toute force par l’appelant est condamnable. Ainsi, le juge ne se demande pas si l’appelant a employé une force excessive en voulant maîtriser D. S. et l’empêcher de se blesser. Le cadre légal applicable aux travailleurs de la santé l’amène plutôt à écarter tout doute « sur l’existence de motifs raisonnables pour étayer une croyance honnête à un consentement », croyance qui n’est nullement alléguée ici[37].
[34] L’erreur du juge dans l’analyse de la question du consentement n’est donc pas sans conséquence et la Cour n’est pas convaincue qu’il n’existe aucune « possibilité raisonnable que le verdict eût été différent en l’absence de l’erreur »[38]. En ce cas, comme l’enseigne l’arrêt R. c. Sarrazin, « le droit devrait suivre son cours et aboutir à la tenue d’un nouveau procès »[39].
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[35] ACCUEILLE l’appel;
[36] ANNULE les verdicts de culpabilité sur l’ensemble des chefs d’accusation;
[37] ORDONNE un nouveau procès sur ces chefs.
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| FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A. | |
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| DOMINIQUE BÉLANGER, J.C.A. | |
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| SUZANNE GAGNÉ, J.C.A. | |
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Me Enrico Théberge | ||
DUMAS, GAGNÉ, THÉBERGE, AVOCATS | ||
Pour l’appelant | ||
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Me Mélanie Dufour | ||
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | ||
Pour l’intimée | ||
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Dates d’audience : | 3 et 5 novembre 2021 | |
[1] R. c. Warren,
[2] Id., paragr. 3.
[3] Id., paragr. 30 et 40.
[4] Id., paragr. 43.
[5] Ibid.
[6] Id., paragr. 44.
[7] Id., paragr. 45.
[8] Ibid., s’appuyant sur R. c. Barton,
[9] Id., paragr. 46.
[10] Loi sur les services de santé et les services sociaux, RLRQ, c. S-4.2 [L.s.s.s.s.].
[11] Jugement entrepris, paragr. 47-48.
[12] Id., paragr. 49.
[13] Id., paragr. 52-54.
[14] Id., paragr. 55.
[15] R. c. Figaro,
[16] Mémoire de l’appelant, paragr. 171.
[17] Jugement entrepris, paragr. 26, 36 et 37.
[18] Id., paragr. 38-39.
[19] Id., paragr. 35.
[20] Mémoire de l’appelant, paragr. 178.
[21] Art.
[22] Art.
[23] Jugement entrepris, paragr. 43.
[24] R. c. J.A.,
[25] R. v. E. (A.), 2000 CanLII 16823, paragr. 29 (C.A. Ont.).
[26] Art.
[27] R. v. Palombi,
[28] Sur l’application générale de cette disposition, voir R. v. E. (A.), supra, note 25, paragr. 37-38.
[29] R. c. Van,
[30] Ibid.
[31] Jugement entrepris, paragr. 58.
[32] Id., paragr. 50 et 52.
[33] Id., paragr. 37.
[34] Id., paragr. 53.
[35] Id., paragr. 19.
[36] Id., paragr. 54.
[37] Id., paragr. 55.
[38] R. c. Sekhon,
[39] R. c. Sarrazin,
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.