DÉCISION
[1] Le 5 décembre 2000, la succession de monsieur Jean-Guy Roger (le travailleur décédé) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle elle conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 28 novembre 2000, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme la décision qu’elle a initialement rendue le 3 février 2000 et déclare qu’en raison du décès du travailleur d’une cause étrangère à sa lésion professionnelle, l’indemnité pour dommages corporels prévue à l’article 83 de Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.R.Q. c. A-3.001 (la loi) n’est pas payable parce que le travailleur n’avait ni conjointe ni enfant à charge lors de son décès.
[3] Le 25 septembre 2001, la Commission des lésions professionnelles a tenu une audience en présence du représentant de la succession de monsieur Jean-Guy Roger. Quant à la CSST, partie intervenante au dossier, elle était représentée. L’employeur, J. A. Levasseur Construction inc., était absent à l’audience puisque cette entreprise est maintenant fermée.
[4] Le 2 novembre 2001, les parties ont demandé l’autorisation de soumettre des arguments supplémentaires suite à la décision rendue le 26 octobre 2001 par la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Mc Kenna et Commission des lésions professionnelles et Commission de la santé et de la sécurité du travail et J.M. Asbestos inc.[1] Après avoir reçu ces arguments, la cause fut prise en délibéré le 19 novembre 2001.
L'OBJET DE LA CONTESTATION
[5] La succession de monsieur Jean-Guy Roger demande à la Commission des lésions professionnelles de déclarer que l’indemnité pour dommages corporels prévue à l’article 83 de la loi fait partie du patrimoine de monsieur Roger et est par conséquent payable à sa succession, suite à la reconnaissance d’une lésion professionnelle survenue le 28 octobre 1975.
LES FAITS
[6] Après avoir analysé le dossier et entendu les arguments de chacune des parties à l’audience, la Commission des lésions professionnelles retient les faits suivants.
[7] Monsieur Jean-Guy Roger, décédé le 30 novembre 1999, travaillait pour la compagnie J.A. Levasseur inc. (aujourd’hui fermée), à titre de menuisier.
[8] Le 28 octobre 1975, monsieur Roger fut victime d’une lésion professionnelle; il est tombé à genoux sur un plancher de ciment. Il consulte le jour même le docteur Mitchell, qui pose le diagnostic de contusions aux genoux; un arrêt de travail est recommandé.
[9] Une radiographie des genoux effectuée le 14 novembre 1975 démontrait la présence de signes discrets d’ostéoarthrose au genou gauche. Une arthrographie fut aussi réalisée, dont la date et les résultats sont absents du dossier.
[10] Le 23 janvier 1976, le docteur Bertrand, chirurgien-orthopédiste, a procédé à une méniscectomie interne du genou gauche.
[11] Par la suite, le travailleur fut référé en physiothérapie et le 29 avril 1976, le docteur Bruno Tessier, physiatre, donne congé au patient.
[12] Le 3 juin 1976, le docteur Guy Dubois examine le travailleur; il indique que l’arrêt de travail est justifié jusqu’au 5 juillet 1976 et il attribue un pourcentage d’incapacité partielle permanente (IPP) de 5 %, révisable dans un an.
[13] Le 15 juin 1976, monsieur Roger revoit le docteur Bertrand; le médecin recommande une arthrographie du genou droit afin d’éliminer la possibilité d’une lésion méniscale, compte tenu des plaintes du travailleur. Cet examen fut effectivement réalisé mais le rapport ne se retrouve pas au dossier. Le docteur Bertrand, après avoir reçu les conclusions de cet examen le 22 juin 1976, ne juge pas nécessaire d’intervenir chirurgicalement.
[14] Le 17 juin 1977, monsieur Roger rencontre le docteur Léveillée, qui l’examine dans le cadre de la révision de l’IPP pour le genou gauche. Monsieur Roger travaille mais comme il est toujours symptomatique, l’IPP est établie à 3 % et est finale.
[15] Le 13 mars 1978, le travailleur rencontre le docteur Lafond; il se plaint toujours de douleurs aux deux genoux. Le docteur Lafond parle de signes caractéristiques d’ostéoarthrose dégénérative des deux genoux; le médecin n’a pas de traitement à offrir.
[16] Le 10 avril 1978, le docteur Lépine ne constate aucune amélioration de la condition du travailleur; le médecin considère qu’il devrait être opéré.
[17] Le 16 mai 1978, le travailleur rencontre le docteur André Cusson. Ce médecin est d’avis qu’il y a une relation entre l’état présent du genou droit et l’événement du 28 octobre 1975.
[18] Monsieur Roger est hospitalisé du 25 au 30 juin 1978; en effet, il a subi, le 27 juin 1978, une ostéotomie tibiale gauche.
[19] Par la suite, monsieur Roger bénéficie de traitements de physiothérapie.
[20] Cependant, les problèmes au genou droit persistent; monsieur Roger sera à nouveau hospitalisé du 23 au 27 avril 1979 et il subit, le 25 avril 1979, une ostéotomie tibiale haute droite. Il bénéficie ensuite de physiothérapie.
[21] Le 14 septembre 1979, le travailleur rencontre le docteur Laurin. Ce médecin constate que monsieur Roger présente une récidive de genu varum gauche malgré l’ostéotomie tibiale réalisée le 27 juin 1978. Il recommande une nouvelle chirurgie, qui ne sera cependant pas réalisée.
[22] Le 22 janvier 1980, le docteur Landry évalue la condition du travailleur. Il indique, dans son expertise médicale, que monsieur Roger doit être référé en réadaptation car il ne pourra plus occuper son emploi pré-lésionnel. Il évalue l’IPP à 9 % en ce qui concerne le genou gauche et à 5 % en ce qui concerne le genou droit. Il attribue aussi un pourcentage de 5 % pour la bilatéralité, pour un total de 19 %. Cette évaluation fut confirmée le 2 novembre 1981 par le docteur Godin.
[23] Le dossier médical demeure silencieux jusqu’en 1995; le travailleur rencontre alors le docteur Bonin le 1er mai 1995. Le docteur Bonin suggère une nouvelle chirurgie, soit une prothèse totale du genou gauche.
[24] Le 8 février 1996, le travailleur est opéré par le docteur Bonin et une prothèse est installée au genou gauche. Monsieur Roger soumet alors à la CSST une nouvelle réclamation pour une rechute, récidive ou aggravation, qui fut acceptée.
[25] Le 18 mars 1997, le docteur Bonin procède à la même chirurgie au genou droit.
[26] Le 8 novembre 1999, le docteur Bonin consolide les lésions et produit le rapport d’évaluation médicale. Il indique qu’il y a aggravation de l’atteinte permanente suite à la mise en place des prothèses totales aux genoux et à l’ankylose résiduelle. Il identifie des limitations fonctionnelles et évalue le déficit anatomo-physiologique (DAP) à 56 %.
[27] Malheureusement, le travailleur décède, le 30 novembre 1999, d’un accident vasculaire cérébral massif.
[28] Le 6 décembre 1999, la CSST rend une décision à l’effet que le travailleur conservait, suite à l’aggravation de sa lésion professionnelle, à une atteinte permanente de 56 %; à ce pourcentage s’ajoute 26,20 % pour douleurs et perte de jouissance de la vie, pour un total de 81,20 %. Ce pourcentage donnait droit à une indemnité pour dommages corporels de 26 068,84 $, à laquelle s’ajoutent des intérêts courus depuis la date de réception de la réclamation.
[29] Cependant, le 3 février 2000, une décision est acheminée à la succession de monsieur Roger, indiquant qu’aucune indemnité pour dommages corporels ne lui sera versée, parce qu’en raison du décès du travailleur et conformément à l’article 91 de la loi, la CSST ne peut payer aux héritiers légaux l’indemnité pour dommages corporels, le travailleur étant décédé d’une cause étrangère à sa lésion professionnelle et qu’au moment de son décès, il n’avait ni conjointe ni enfant à charge tels que définis à l’article 2 de la loi. C’est cette décision qui est actuellement en litige.
L'AVIS DES MEMBRES
[30] Conformément à la loi, la commissaire soussignée a recueilli l’avis des membres issu des associations d’employeurs et syndicales sur l’objet du litige.
[31] Le membre issu des associations d’employeurs est d’avis que la requête de la succession de monsieur Jean-Guy Roger devrait être rejetée. En effet, il estime que les dispositions de l’article 91 de la loi sont claires et que celles-ci sont à l’effet qu’au moment du décès du travailleur, l’indemnité pour dommages corporels ne pouvait être payable puisque le travailleur étant décédé d’une cause étrangère à sa lésion, cette indemnité était payable soit à la conjointe ou aux enfants à charge du travailleur. Il n’y avait ni l’un ni l’autre au moment du décès.
[32] Le membre issu des associations syndicales est en désaccord avec son collègue. Il estime que la succession de monsieur Roger a le droit de recevoir le montant de l’indemnité pour dommages corporels puisqu’il s’agit d’un droit patrimonial.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[33] La Commission des lésions professionnelles doit décider si l’indemnité pour dommages corporels reconnue au travailleur pouvait être payable à sa succession en raison du décès de celui-ci.
[34] La Commission des lésions professionnelles a analysé attentivement le dossier et soupesé les arguments qui furent plaidés devant elle. Elle rend en conséquence la décision suivante.
[35] Dans le présent dossier il n’est nullement contesté que monsieur Roger ait été victime d’une lésion professionnelle le 28 octobre 1975 et d’une rechute, une récidive ou une aggravation le 8 février 1996. Ce sont les conséquences de cette lésion professionnelle qui sont actuellement en cause.
[36] Le travailleur victime d’une lésion professionnelle qui subit une atteinte permanente à l'intégrité physique a droit à une indemnité pour dommages corporels. C’est l’article 83 qui établit ce principe :
83. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle qui subit une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique a droit, pour chaque accident du travail ou maladie professionnelle pour lequel il réclame à la Commission, à une indemnité pour dommages corporels qui tient compte du déficit anatomo - physiologique et du préjudice esthétique qui résultent de cette atteinte et des douleurs et de la perte de jouissance de la vie qui résultent de ce déficit ou de ce préjudice.
________
1985, c. 6, a. 83.
[37] Cependant, en raison du décès du travailleur, l’article 91 est pertinent à la solution du litige; il se lit comme suit :
91. L'indemnité pour dommages corporels n'est pas payable en cas de décès du travailleur.
Cependant, si le travailleur décède d'une cause étrangère à sa lésion professionnelle et qu'à la date de son décès, il était médicalement possible de déterminer une séquelle de sa lésion, la Commission estime le montant de l'indemnité qu'elle aurait probablement accordée et en verse un tiers au conjoint du travailleur et l'excédent, à parts égales, aux enfants qui sont considérés personnes à charge.
En l'absence de l'un ou de l'autre, la Commission verse le montant de cette indemnité au conjoint ou aux enfants qui sont considérés personnes à charge, selon le cas.
________
1985, c. 6, a. 91.
[38] Le représentant de la succession soumet tout d’abord que la CSST a effectué une reconsidération illégale lorsqu’elle a rendu sa décision en vertu de l’article 91 de la loi, le 3 février 2000. En effet, il est d’avis que lorsque la CSST a rendu la première décision du 6 décembre 1999, établissant le droit à une indemnité pour dommages corporels en vertu de l’article 83 tel que précité, elle ne pouvait reconsidérer cette décision en rendant une nouvelle décision à la succession leur disant que cette indemnité n’était pas payable. Il soumet que la CSST était au courant que monsieur Roger était décédé lorsqu’elle a rendu la décision du 6 décembre 1999 et que la décision avait d’ailleurs été transmise à la succession.
[39] La reconsidération par la CSST d’une décision qu’elle a rendue lui est expressément accordé par la loi, à l’article 365, qui se lit comme suit :
365. La Commission peut reconsidérer sa décision dans les 90 jours, si celle‑ci n'a pas fait l'objet d'une décision rendue en vertu de l'article 358.3, pour corriger toute erreur.
Elle peut également, de sa propre initiative ou à la demande d'une partie, si sa décision a été rendue avant que soit connu un fait essentiel, reconsidérer cette décision dans les 90 jours de la connaissance de ce fait.
Avant de reconsidérer une décision, la Commission en informe les personnes à qui elle a notifié cette décision.
Le présent article ne s'applique pas à une décision rendue en vertu du chapitre IX.
________
1985, c. 6, a. 365; 1992, c. 11, a. 36; 1997, c. 27, a. 21; 1996, c. 70, a. 43.
[40] L’erreur de droit, quant à elle, n’est pas en soi un motif de reconsidération[2]; l’erreur dont fait état l’article 365 de la loi doit porter sur des faits.
[41] La reconsidération est donc possible, tel que reconnu en jurisprudence, lorsqu’il y a absence de connaissance d’un fait essentiel ou qu’il y a une erreur relative à un fait essentiel.
[42] La Commission des lésions est d’avis que la décision rendue le 3 février 2000 ne constitue pas une reconsidération de celle initialement rendue le 6 décembre 1999. La décision du 6 décembre 1999 vise à reconnaître au travailleur le droit à une indemnité pour dommages corporels puisqu’il conserve une atteinte permanente à son intégrité physique telle qu’évaluée par le médecin qui avait charge, conformément à l’article 83 de la loi précitée. Ce droit du travailleur est intimement relié à la reconnaissance d’une lésion professionnelle, qui est la base même de ce droit. La décision du 6 décembre 1999 n’est donc pas créatrice du droit mais bien déclarative puisque le droit lui-même naît dès le moment de la survenance de la lésion professionnelle. Dans le cas sous étude, le médecin qui avait charge, le docteur Bonin, avait évalué l’atteinte permanente en 1999, suite aux chirurgies qu’il avait lui-même réalisées en 1996 et en 1997.
[43] Il y a une différence entre la naissance d’un droit et ses modalités d’application. De telles modalités n’enlèvent rien au droit du travailleur de se voir reconnaître une atteinte permanente; la CSST avait d’ailleurs une obligation, en vertu de la loi et plus spécifiquement en vertu des articles 88, 89 et 90 de la loi, de rendre une telle décision selon l’évaluation du docteur Bonin :
88. La Commission établit le montant de l'indemnité pour dommages corporels dès que les séquelles de la lésion professionnelle sont médicalement déterminées.
Lorsqu'il est médicalement impossible de déterminer toutes les séquelles de la lésion deux ans après sa manifestation, la Commission estime le montant minimum de cette indemnité d'après les séquelles qu'il est médicalement possible de déterminer à ce moment.
Elle fait ensuite les ajustements requis à la hausse dès que possible.
________
1985, c. 6, a. 88.
89. Un travailleur qui, en raison d'une récidive, d'une rechute ou d'une aggravation, subit une nouvelle atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique alors que le montant de son indemnité pour dommages corporels a déjà été établi, a droit à une nouvelle indemnité pour dommages corporels déterminée en fonction du pourcentage de cette nouvelle atteinte.
Si le pourcentage total de l'atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique, comprenant le pourcentage déjà déterminé et le pourcentage qui résulte de la récidive, de la rechute ou de l'aggravation, excède 100 %, le travailleur a droit de recevoir :
1° le montant de l'indemnité déterminé en fonction d'un pourcentage de 100 % moins celui qui a déjà été déterminé; et
2° un montant égal à 25 % du montant de l'indemnité déterminé sur la base de ce pourcentage total moins 100 %.
Le montant de la nouvelle indemnité pour dommages corporels prévu par le premier ou le deuxième alinéa est calculé en fonction de l'annexe II en vigueur au moment de la récidive, la rechute ou l'aggravation et en fonction de l'âge du travailleur à ce moment.
________
1985, c. 6, a. 89.
90. La Commission paie au travailleur des intérêts sur le montant de l'indemnité pour dommages corporels à compter de la date de la réclamation faite pour la lésion professionnelle qui a causé l'atteinte permanente à l'intégrité physique ou psychique du travailleur.
Le taux de ces intérêts est déterminé suivant les règles établies par règlement. Ces intérêts sont capitalisés quotidiennement et font partie de l'indemnité.
________
1985, c. 6, a. 90; 1993, c. 5, a. 2.
[44] L’article 91 de la loi ne remet pas en cause le droit à une indemnité pour dommages corporels; il vise plutôt une condition ou une modalité particulière de paiement; en conséquence, la décision rendue par la CSST le 3 février 2000 porte sur un tout autre sujet que celui qui est visé à l’article 83 de la loi. Dans le présent dossier, la décision rendue le 6 décembre 1999 et transmise à la succession, statuant sur le droit à l’indemnité pour dommages corporels n’a pas été contestée; elle est donc finale.
[45] La Commission des lésions professionnelles va donc décider si la succession de monsieur Jean-Guy Roger a droit au versement de l’indemnité pour dommages corporels correspondant au taux d’atteinte permanente à l’intégrité physique de 81,20 %, qui résulte de l’aggravation de la lésion professionnelle du 8 février 1996.
[46] La CSST invoque, dans sa décision du 3 février 2000, que l’indemnité pour dommages corporels n’est pas payable en cas de décès d’un travailleur mais si le travailleur décède d’une cause étrangère à sa lésion professionnelle, comme c’est précisément le cas dans le présent dossier, elle doit verser l’indemnité soit au conjoint ou aux enfants à charge du travailleur décédé.
[47] Il faut donc, pour que la CSST verse l’indemnité pour dommages corporels, que les circonstances suivantes soient présentes :
- le travailleur est décédé d’une cause étrangère à sa lésion professionnelle;
- au moment de son décès, le travailleur n’avait pas obtenu une indemnité pour dommages corporels;
- à la date du décès, il était médicalement possible de déterminer une séquelle de la lésion professionnelle du travailleur.
[48] En l’instance, la preuve révèle que monsieur Jean-Guy Roger est décédé d’une cause étrangère à sa lésion professionnelle.
[49] Dans le présent dossier, au moment du décès du travailleur, les séquelles étaient déjà évaluées et le montant de l’indemnité pour dommages corporels identifié mais non versé.
[50] Par ailleurs, les alinéas 2 et 3 de l’article 91 prévoient que le montant de l’indemnité est versé au conjoint du travailleur et aux enfants à charge et en l’absence de l’un ou de l’autre, la CSST verse le montant de cette indemnité au conjoint ou aux enfants qui sont considérés à charge.
[51] Toutefois, le législateur est silencieux sur la situation, comme dans le présent cas, où le travailleur n’a ni conjoint ni enfant à charge. Le représentant de la succession invoque que dans ce cas, les règles prévues au Code civil du Québec (CCQ) doivent trouver leur application et que la succession a droit au paiement de l’indemnité puisqu’il s’agit d’un droit patrimonial.
[52] D’ailleurs, une certaine jurisprudence de la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles (la CALP) et de la Commission des lésions professionnelles soutient cette position[3].
[53] En tout respect pour cette opinion, la Commission des lésions professionnelles ne la partage pas.
[54] Le principe qui se dégage tout d’abord de l’article 91 se retrouve au premier paragraphe de cet article, où le législateur indique que l’indemnité pour dommages corporels n’est pas payable, en cas de décès du travailleur des suites de sa lésion professionnelle. En effet, si le travailleur décède de sa lésion, les dispositions sur les indemnités de décès prévues à la section III de la loi trouvent alors leur application.
[55] Les deuxième et troisième alinéas indiquent, de façon restrictive, une exception à ce principe de non paiement de l’indemnité pour dommages corporels et précisent les conditions où l’indemnité peut être versée : il faut que le travailleur soit décédé d’une cause étrangère à sa lésion et qu’à cette date, il doit être médicalement possible de déterminer une séquelle.
[56] Lorsque l’exception prévue à l’article 91 de la loi trouve application, le législateur a prévu spécifiquement à qui cette indemnité doit être payable : au conjoint et aux enfants à charge au moment du décès et non pas à la succession comme telle.
[57] Le législateur ne parlant pas pour ne rien dire, s’il avait voulu que l’indemnité pour dommages corporels soit payable à la succession d’un travailleur, il l’aurait explicitement prévu, comme il l’a fait de façon dérogatoire pour les personnes spécifiquement énumérées aux deuxième et troisième alinéas. S’il fallait agréer aux arguments de la partie requérante et déclarer que les règles générales de succession prévues au CCQ s’appliquent, cela aurait pour conséquence d’ignorer l’intention clairement exprimée par le législateur.
[58] L’indemnité pour dommages corporels constitue un droit personnel et non un droit patrimonial susceptible d’être transmis à la succession; il s’agit d’un droit personnel qui se rattache à sa personne même[4]. Le décès vient créer un état de fait qui entraîne des conséquences juridiques immédiates et fait en sorte que le droit à l’indemnité pour dommages corporels s’éteint, sauf l’exception prévue à l’article 91 de la loi.
[59] En effet, contrairement aux autres dispositions de la loi prévoyant le versement d’une indemnité de remplacement du revenu et toute autre indemnité qui impliquerait un effet rétroactif possible en cas de décès du travailleur et serait alors acquise à sa succession, la loi prévoit que l’indemnité pour dommages corporels, elle, n’est pas payable en cas de décès du travailleur des suites de sa lésion.
[60] Le recours aux notes de la Commission permanente de l’économie et du travail ayant procédé à l’étude article par article du Projet de loi 42 permet de clarifier le but et l’objectif poursuivis par le législateur lors de l’adoption de l’article 91 :
« M. Fréchette :… L’indemnité pour dommages corporels n’est pas payable n’est pas payable en cas de décès du travailleur…Voilà pourquoi. Là, je ne voudrais surtout pas m’instituer professeur de droit, mais c’est un phénomène de droit qui est là.
…
Mais on peut être possesseur ou propriétaire de droits qu’on est convenu d’appeler réels ou de droits qu’on est convenu d’appeler personnels. Un droit de propriété réel, cela pourrait être, par exemple, une hypothèque que je détiens sur un immeuble. Cette hypothèque est attachée à un bien matériel, à une chose donc. Ce pourrait être mon droit de propriété dans mon immeuble également. C’est un droit réel dont je suis le propriétaire. Il y a aussi ce qu’on est convenu d’appeler des droits personnels, des droits qui sont attachés à la personne de celui qui en est le propriétaire. Quand on est en matière de dommages corporels, c’est de cela qu’on parle ici, c’est évident qu’il faut faire référence à un droit personnel.
Donc, lorsque le propriétaire du droit personnel décède, le droit s’éteint en même temps que lui. C’est pour cela d’ailleurs qu’il y a dans le projet de loi des dispositions qui prévoient que les personnes à charge, les conjoints ont droit à un certain nombre de compensations à compter du décès du travailleur accidenté. Mais le phénomène du droit personnel fait en sorte que, lorsqu’il décède sans avoir été payé, le droit s’éteint en même temps.
….
Si le travailleur décède d’une cause étrangère à sa lésion professionnelle et que à la date de son décès, il était médicalement possible de déterminer une séquelle de sa lésion, la commission estime le montant de l’indemnité qu’elle aurait probablement accordée et en verse un tiers au conjoint du travailleur et l’excédent, à parts égales, aux enfants qui sont considérés personnes à charge.
En l’absence de l’un ou de l’autre-c’est-à-dire de conjoint ou d’enfants-la commission verse lemontant de cette indemnité au conjoint ou aux enfants qui sont considérés personnes à charge, selon le cas.
M. Fortier : Dans un cas comme celui-là, ici vous êtes bien spécifique, est-ce qu’une telle indemnité ne devrait pas tomber…
M. Fréchette : Dans la succession?
M. Fortier : …dans la succession, aux héritiers légaux? Ici vous êtes bien spécifique pour dire que cela va aux personnes à charge, est-ce que cela ne devrait pas aller aux héritiers légaux, à moins que…Comme de raison, on peut spécifier dans notre testament qui sont nos héritiers légaux. Mais dans les assurances-vie, parce que, en fait, c’est une indemnité qui est payée et qui tombe un peu dans la même catégorie que les assurances-vie, ou cela peut être payé à des personnes spécifiques, ou cela peut être payé aux héritiers légaux.
Monsieur Fréchette : Voyez-vous, tout cela m’amène à la distinction dont je parlais tout à l’heure, la distinction entre le droit personnel et le droit réel. Dans ce cas-ci, même si par exemple, l’accidenté voulait disposer par testament de l’indemnité forfaitaire qu’il attend de la commission, je ne pense pas qu’il pourrait le faire. Là, on fait une dérogation au principe de l’extinction du droit personnel avec la mort de la personne qui en est détenteur pour dire : Bien, il y a les conjoints et les enfants dont il faut tenir compte. C’est par la loi qu’il faut le faire, cela ne pourrait pas être fait autrement. C’est une dérogation au principe général de l’application du droit personnel et du droit réel dont je viens de parler.
…
[61] Dans l’affaire Mc Kenna, la Cour d’appel vient clarifier l’interprétation à donner au premier alinéa de l’article 91 de la loi, soit lorsque le travailleur décède de sa lésion, en l’occurrence, d’une maladie professionnelle pulmonaire, et madame Mc Kenna était la conjointe du travailleur décédé.
[62] De l’avis du tribunal, cette décision de la Cour d’appel n’est pas applicable ai litige dont il est saisi. En effet, dans notre dossier, le travailleur n’est pas décédé des suites de sa lésion professionnelle mais d’une cause totalement étrangère à celle-ci.
[63] Ce n’est donc pas l’article 91 premier alinéa qui trouve ici application mais les alinéas 2 et 3; au moment de son décès, le travailleur n’avait ni conjoint ni enfant à charge. Les conditions d’application pour le paiement de l’indemnité pour dommages corporels sont ici très claires mais ne sont malheureusement pas rencontrées.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête de la succession de monsieur Jean-Guy Roger;
CONFIRME la décision rendue le 28 novembre 2000 par la Commission de la santé et de la sécurité du travail, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que la succession de monsieur Jean-Guy Roger n’a pas droit au paiement de l’indemnité pour dommages corporels en raison du décès de monsieur Jean-Guy Roger.
|
|
|
Manon Gauthier |
|
Commissaire |
Laporte et Lavallée (Me André Laporte) |
|
|
|
Représentant de la partie requérante |
|
|
|
Panneton Lessard (Me Jean-Sébastien Noiseux) |
|
|
|
Représentant de la partie intervenante |
[1]
Mc
Kenna et Commission des lésions professionnelles et Commission de la santé et
de la sécurité du travail et J.M. Asbestos inc., 26 octobre 2001,
200-09-0032333-001 (C.A.)
[2]
Pompaction
inc. et Commission de la santé et de la sécurité du travail, [1996] CALP 837.
[3]
Succession
Jocelyn Loiselle et Hydro-Québec et CSST, CALP 45386-62A9209, 1995-09-27,
F.Poupart, commissaire; CSST et Ministère des transports et Succession Noël
Graveline[1994] CALP 690; Succession Danièle Tétrault et La
Baguettine inc., CLP 120340-62C-9907, 2000-01-18, M. Cuddihy, commissaire;
[4]
Succession
Henri Bédard et SECAL, CALP 73598-02-9510, 1996-04-13, P. Brazeau, commissaire;
Succession Fernand Gagnon et J.M. Asbestos inc. et CSST, CLP 93734-05-9801,
1999-10-17, C. Bérubé, requête en révision rejetée, CS 200-05-0123970993,
2000-07-14, j. Y. Godin.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.