Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

Gagnon c. R.

2015 QCCA 1138

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-10-005510-134

(705-01-080799-135) (705-01-080800-131)

 

DATE :

 Le 3 juillet 2015

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.

NICHOLAS KASIRER, J.C.A.

MARTIN VAUCLAIR, J.C.A.

 

 

FRÉDÉRIC GAGNON

APPELANT - Accusé

c.

 

SA MAJESTÉ LA REINE

INTIMÉE - Poursuivante

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           LA COUR; -Statuant sur l'appel d’un jugement rendu le 10 octobre 2013 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Joliette (l’honorable Marc Vanasse), qui rejette la requête de l’appelant mettant en cause la constitutionnalité de l’intervention policière et l’exclusion de la preuve qui en résulte et le déclare coupable d’avoir conduit un véhicule à moteur contrairement à une ordonnance d’interdiction et de ne pas avoir respecté une condition d'une ordonnance de probation.

[2]           Pour les motifs du juge Doyon, auquel souscrit le juge Kasirer :

[3]           REJETTE l’appel.

[4]           Pour sa part, le juge Vauclair, aurait accueilli l’appel et inscrit un verdict d’acquittement. Sa dissidence porte sur la question de droit suivante :

1) La violation des droits constitutionnels de l’appelant entraîne l’exclusion de la preuve en application du paragraphe 24(2) de la Charte.

 

 

 

 

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.

 

 

 

 

 

NICHOLAS KASIRER, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARTIN VAUCLAIR, J.C.A.

 

Me Mélanie Martel

Me Denis Barette

Pour l’appelant

 

 

Me Simon Blais

PROCUREUR DU DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

Le 7 mai 2015



 

 

MOTIFS DU JUGE DOYON

 

 

[5]           J’ai pris connaissance des motifs de mon collègue le juge Vauclair. Je ne remets pas en question sa conclusion en ce qui a trait à la légalité de la détention et à la contravention aux droits protégés par l’article 9 de la Charte. En revanche, j’estime que l’élément de preuve obtenu à cette occasion ne devrait pas être exclu.

Le contexte

[6]           Appelés au cours de la nuit dans une région rurale en raison de la présence d’un véhicule « suspect », les policiers se rendent dans le secteur et y croisent un seul véhicule, celui conduit par l’appelant. Ils font demi-tour pour vérifier le numéro de la plaque d’immatriculation.

[7]           Il s’écoule au plus dix secondes entre l’instant où les policiers font demi-tour et le moment de l’interpellation, alors que débute la détention arbitraire. Celle-ci se produit pratiquement en même temps que les policiers sortent de leur véhicule et demandent à l’appelant s’il habite à cet endroit. Ce dernier répond immédiatement qu’il n’y demeure pas, pas plus que son ami, ce qui amène le policier à lui demander « ce qu’ils font ici ». Devant l’absence d’explication, le policier lui demande son permis de conduire. L’appelant indique qu’il n’en possède pas, ce qui entraînera son arrestation.

[8]           L’intervention des policiers a lieu tellement rapidement après avoir aperçu le véhicule conduit par l’appelant qu’ils n’ont pas même le temps de discuter ni de vérifier le numéro de la plaque, pris par surprise par la décision soudaine de l’appelant de se garer dans la première entrée de garage qui se présente et par la sortie précipitée des occupants du véhicule. Il faut préciser que, pour identifier la plaque, les policiers auraient dû l’éclairer avec leurs propres phares, puisque, comme le précise l’agent Mackay, elle n’était pas éclairée, contrairement aux exigences de l’article 32 du Code de la sécurité routière, dois-je préciser.

[9]           Ce rappel met en lumière trois aspects importants de l’affaire : 1) l’objectif légitime des policiers soit, rassurer la population à la suite d’un appel téléphonique reçu par le service de police; 2) la rapidité de l’intervention, qui a entraîné une réaction plutôt qu’une action réfléchie, et l’impossibilité pour les policiers de procéder à la vérification de la plaque d’immatriculation, une procédure tout à fait légale; 3) la possibilité qu’auraient eue les policiers d’invoquer l’application du Code de la sécurité routière, plus particulièrement son article 32, ce qu’ils n’ont pas fait, j’en conviens, mais ce qui pourra être pris en compte plus loin lors de l’examen de leur conduite.

La demande d’exclusion de la preuve

1)    La gravité de la conduite attentatoire

[10]        Dans les circonstances, les policiers pouvaient légitimement suivre le véhicule et vérifier le numéro de plaque. La difficulté n’est survenue qu’au moment où ils ont questionné l’appelant, après avoir vu l’automobile entrer de façon soudaine dans la première entrée disponible et les occupants en sortir précipitamment.

[11]        À mon avis, les extraits qui suivent, de R. c. Simard, 2010 QCCA 1240, s’appliquent au présent dossier :

[70] […] Par contre, il faut reconnaître, comme il est souligné dans R. c. Grant, précité, au paragr. 133, que « le moment auquel un contact se mue en détention n'est pas toujours clair et il a donné du fil à retordre aux tribunaux ». Si cette question demeure épineuse pour les tribunaux, elle l'était d'autant pour les policiers qui devaient décider de la marche à suivre en quelques secondes.

[72] Comme le souligne le juge, considérant l'heure, le lieu et la position des deux véhicules, les policiers pouvaient légitimement s'interroger et s'approcher pour savoir ce qui se passait. Le problème a débuté uniquement au moment où les policiers ont décidé d'agir de façon à empêcher le déplacement de l'automobile et d'allumer leurs projecteurs à haute intensité. La situation a dégénéré par la suite, mais force est d'admettre que, initialement, la décision de faire demi-tour et de s'approcher des véhicules était tout à fait justifiable.

[12]        En voyant les occupants surgir du véhicule, les policiers étaient justifiés de croire qu’il y avait une certaine urgence d’agir et que les occupants pouvaient vouloir s’enfuir, d’autant que le temps de réflexion était nul. Même si cela ne justifie pas la détention, il faut reconnaître que les policiers ne pouvaient que réagir, sans pouvoir vraiment analyser la situation. En d’autres termes, ils ont eu une réaction que l’on peut qualifier d’instinctive, non délibérée, ce qui s’explique par les circonstances décrites précédemment.

[13]        Le présent dossier se distingue de R. c. Harrison, [2009] 2 R.C.S. 494. D’une part, dans cette affaire, le policier avait tenté de bonifier sa conduite en mentant au tribunal; d’autre part, le motif de son intervention (l’absence de plaque à l’avant du véhicule) avait été annihilé bien avant l’interception, après avoir découvert qu’il s’agissait d’un véhicule immatriculé en Alberta. En somme, tout en sachant, de façon positive, que son intervention n’était plus justifiée, le policier a néanmoins procédé, de façon délibérée, à l’interception. La gravité de sa conduite en était augmentée d’autant. Une distinction similaire s’impose dans le cas de R. c. Turcotte, 2015 QCCQ 1187, cité par l’appelant, particulièrement en raison du paragr. 8 de ce jugement.

[14]        De plus, comme je l’écrivais plus haut, les policiers n’ont pas invoqué le Code de la sécurité routière, malgré l’infraction constatée par M. Mackay. Dans ce contexte, je souscris à l’argument de l’intimée voulant que, à cet égard, les policiers étaient de bonne foi et n’ont aucunement tenté de bonifier leur version des faits en alléguant la perpétration de cette infraction. Au contraire, ils ont expliqué que leur intervention cherchait à déterminer si le véhicule conduit par l’appelant était le véhicule « suspect ». C’était la vérité et c’est ce qu’ils ont dit, sans chercher à se justifier autrement.

[15]        Par ailleurs, je ne suis pas d’accord pour dire que le policier Mackay croyait l’appel non fondé, de sorte que, subjectivement, il ne croyait même pas à l’existence d’une « activité suspecte ». Au contraire, s’il témoigne que, dans la très grande majorité des cas (il parle de 95 %), ce type d’appel n’est pas fondé, il demeure un certain nombre de cas où ils le sont. De plus, fondé ou pas, il estime, à bon droit, qu’il était de son devoir de rassurer la population en se rendant sur les lieux voir ce qui se passait.

[16]        Il est vrai que, dans R. c. Grant, [2009] 2 R.C.S. 353, au paragr. 75, la Cour suprême rappelle que, pour chaque violation de la Charte traitée par les tribunaux, « il en existe un grand nombre qui ne sont ni révélées ni corrigées parce qu’elles n’ont pas permis de recueillir d’éléments de preuve pouvant mener à des accusations ». Cette affirmation se comprend davantage lorsque la violation est le résultat d’une conduite systématique. Quand il s’agit d’un cas d’espèce aussi singulier que la présente affaire, le danger de récidive est moins présent. Il va de soi que le caractère systémique d’une violation peut emporter un niveau de gravité plus élevé : R. c. Heng, 2014 ABCA 325, paragr. 11. Il n’y a ici aucune preuve en ce sens.

[17]        Pour conclure sur ce point, même si l'inconduite des policiers est sérieuse, elle n'est pas des plus graves, en ce que certaines circonstances en atténuent la gravité. Par conséquent, l'utilisation de la preuve « n'aurait pas pour effet de miner considérablement la confiance du public en la primauté du droit » (R. c. Grant, précité, paragr. 133), ce qui en favorise l’inclusion.

2)    L’incidence de la violation sur les droits de l’appelant

[18]        L’utilisation d’une automobile entraîne une attente diminuée en matière de vie privée. Cette règle est particulièrement importante ici. En effet, même en l’absence d’une détention illégale, la preuve aurait pu être obtenue, puisque tout conducteur d’automobile a l’obligation de fournir son permis de conduire sur demande d’un agent de la paix. Le policier était donc de toute façon en mesure d’apprendre l’identité de l’appelant (ou encore d’apprendre qu’il ne possédait pas de permis de conduire) en lui ordonnant de lui remettre son permis, ce qui doit être pris en considération. Cela est d’ailleurs prévu dans R. c. Grant, précité :

137 Comme nous l'avons déjà mentionné, la possibilité de découvrir les éléments de preuve demeure un facteur d'appréciation de l'incidence des violations de la Charte sur les droits qu'elle garantit. Les policiers ont témoigné qu'en l'absence des déclarations incriminantes de M. Grant, ils ne l'auraient ni fouillé ni arrêté. Ils n'auraient pas non plus été juridiquement fondés à poser ces gestes. Le fait que l'élément de preuve n'aurait pas pu être découvert aggrave donc l'incidence de la violation sur l'intérêt de l'appelant à pouvoir décider de façon éclairée s'il allait parler à la police. Il avait "immédiatement besoin de conseils juridiques" (Brydges, p. 206) et n'a pas eu l'occasion d'en solliciter.

[19]        En l’espèce, l’incidence de l’inconduite des policiers sur les droits de l’appelant n’a évidemment pas été aggravée par la possibilité que les policiers découvrent de toute façon la preuve, et ce, légalement, en se fondant sur le Code de la sécurité routière. En réalité, non seulement l’incidence n’a-t-elle pas été aggravée, mais elle a plutôt été diminuée, si l’on tient compte des autres circonstances, comme la brièveté de la détention et l’attente réduite en matière de vie privée.

[20]        Il est vrai que l'examen de ce facteur favorise généralement l'exclusion des déclarations obtenues en violation de la Charte. Par contre, ce n’est pas toujours le cas. Ainsi, une déclaration obtenue « dans des circonstances exceptionnelles permettant de conclure avec assurance que cette déclaration aurait été faite même s'il n'y avait pas eu de violation » (R. c. Grant, précité, paragr. 96), l’incidence de la violation peut être atténuée. C’est le cas ici.

[21]        Enfin, l’attitude des policiers a été courtoise et il n’y a eu aucun contact physique. Tout s’est déroulé dans le calme et dans l’ordre. Il n’y a aucune atteinte à la dignité humaine.

[22]        Là encore, ce facteur ne milite pas en faveur de l’exclusion.

3)    L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond

[23]        La preuve est fiable. L’infraction met en cause l’intégrité du système de justice, puisqu’il est question du respect d’une ordonnance judiciaire. Sans cette preuve, c’est l’acquittement, d’où l’intérêt de la société de ne pas exclure la preuve.

4)    La mise en balance des facteurs

[24]        Quoique sérieuse, l'inconduite des policiers n'est pas des plus graves; ils ont agi sans mauvaise foi et certaines circonstances expliquent cette conduite. L'incidence des violations sur les droits de l'appelant n’est pas des plus graves, loin de là. La valeur probante de la preuve est grande et son exclusion entraînerait nécessairement l'acquittement de l’appelant.

[25]        Dans ces circonstances, je suis d'avis que la preuve ne devrait pas être exclue.

La règle prohibant les condamnations multiples

[26]        L’appelant a été condamné à la fois de conduite d’un véhicule à moteur alors qu’il lui était interdit de le faire (paragr. 259 (4) a) C.cr.) et d’omission de se conformer à une condition d’une ordonnance de probation (paragr. 733.1 (1) a) C.cr.). Invoquant la règle prohibant les condamnations multiples (R. c. Kienapple, [1979] 1 R.C.S. 729), il plaide que la seconde condamnation doit être annulée. J’estime qu’il a tort.

[27]        L’ordonnance de probation et l’ordonnance d’interdiction de conduire ont été prononcées le 29 novembre 2012 à la suite d’une déclaration de culpabilité à une autre accusation de conduite pendant interdiction. L’ordonnance de probation accompagnait une condamnation à une peine d’emprisonnement discontinu de 90 jours et contenait la condition de ne pas conduire un véhicule à moteur.

[28]        Selon R. c. Prince, [1986] 2 R.C.S. 480, la règle prohibant les condamnations multiples exige un lien juridique suffisant entre les deux infractions. Or, ce n’est pas le cas ici. Elles reposent sur des fondements différents : l’interdiction de conduire est une ordonnance spécifique qui prive le délinquant du privilège de conduire pour assurer la sécurité du public. La probation encadre une multitude d’activités du délinquant et ses conditions font partie d’un ensemble de dispositions pour assurer sa réhabilitation. S’il s’agit ici, dans les deux cas, d’une interdiction de conduire, il demeure qu’il s’agit de deux infractions distinctes qui poursuivent des objectifs différents. La poursuite d’intérêts sociétaux différents rend inapplicable la règle : R. v. R.K. (2005), 198 C.C.C. (3d) 232 (C.A. Ont.); R. c. Heaney, 2013 BCCA 177.

[29]        Dans R. c. Prince, précité, la Cour suprême cite R. c. Earle, (1980), 24 Nfld. & P.E.I.R. 65 (C.A.T.-N.) à titre d’exemple « pour montrer qu'un seul acte de la part d'un accusé peut constituer deux délits ou plus contre la société ». Or, dans Earle, il était question de possession de stupéfiants et de violation d’une condition d’un engagement qui interdisait spécifiquement la possession de stupéfiants. Selon la Cour d’appel, l’une et l’autre ne sont pas des accusations alternatives, de sorte qu’elles peuvent entraîner deux condamnations. La Cour écrit :

With reference firstly to the charge under Section 3(1) of the Narcotic Control Act, the charge (and thus the delict) is the unlawful possession of an illegal drug. On the other hand, the charge (and delict) under Section 133(3) of the Criminal Code is the violation of a term of a recognizance without lawful excuse. Such violation could have arisen by various means, and it appears to me that the fact that it arose out of a breach which in itself constituted a separate criminal offence is irrelevant. It is also worth noting in passing that in fact Condition 11. of the bail recognizance, (i.e., the one which was breached), was superfluous because Condition 9. required that the respondent "keep the peace and be on good behaviour". It is apparent that he could as easily have been charged with having breached this condition.

[30]        L’omission de respecter une probation renvoie aux mêmes exigences que l’ancien article 133 C.cr.

[31]        Pour tous ces motifs, je rejetterais l’appel.

 

 

 

 

FRANÇOIS DOYON, J.C.A.


 

 

MOTIFS DU JUGE VAUCLAIR

 

 

[32]        L’appelant est sous le coup d’une interdiction de conduire une automobile lorsque les policiers l’interpellent au moment où il descend de voiture. L’issue du procès suivait le sort réservé à la requête mettant en cause la constitutionnalité de l’intervention policière et l’exclusion de la preuve qui en résulte.

[33]        Le 10 octobre 2013, le juge Marc Vanasse de la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Joliette, rejette la requête et déclare l’appelant coupable d’avoir conduit un véhicule contrairement à une ordonnance d’interdiction et de pas avoir respecté une condition d'une ordonnance de probation. L’appelant se pourvoit.

LE CONTEXTE

[34]        Le procès se tient le 1er octobre 2013. Les avocats annoncent un voir-dire sur la légalité de l’interception. Ils précisent que la preuve sera versée au procès si la requête échoue. L’appelant lui-même ne témoigne pas dans le cadre du voir-dire. Deux jeunes policiers de la Sûreté du Québec, Alexandre MacKay (« MacKay ») et Jonathan Leblanc (« Leblanc »), participent à l’interception et témoignent. Voici le contexte général que je préciserai au besoin lors de l’examen du moyen d’appel.

[35]        Les événements se déroulent le 14 mai 2013. Les deux policiers commencent leur quart de travail de nuit vers 23 heures. Il n’y a qu’un répartiteur des appels pour les trois postes de police de la MRC D’Autray. Alors qu’ils sont assis au poste de Lavaltrie à se préparer, selon le policier MacKay, ou sur la route 138 entre Berthier et Lanoraie, selon le policier Leblanc, ils entendent sur les ondes-radios policières qu’un citoyen demande l’intervention des policiers pour procéder à la vérification d’un véhicule suspect se trouvant sur la rue Jean-Bourdon à Lanoraie. De l’aveu même du policier MacKay, l’appel est « assez vague ». De fait, la preuve révèle qu’il n’y a absolument aucun autre détail ou renseignement concernant cet appel.

[36]        L'heure de l'appel n’est pas établie avec précision. C’était entre 23 h et 23 h 30 selon le policier MacKay. En interrogatoire, il répond que « c'est peu après le début du quart de travail à vingt-trois heures (23 h 00), cet appel-là ». En contre-interrogatoire, il dit : « vingt-trois heures et quelques là, vingt-trois heures (23 h 00), c'est avant minuit, vingt-trois heures et vingt (23 h 20), et trente (:30), je ne suis pas certain ». Le policier Leblanc situe l'heure de l'appel entre 23 h 30 et minuit.

[37]        Le véhicule est aperçu à 0 h 7, selon MacKay et selon Leblanc, c'est plutôt vers minuit. Gagnon est intercepté, selon Leblanc, entre minuit et 0 h 10 et placé en état d’arrestation à 0 h 12.

[38]        Ayant décidé de répondre à l’appel, les patrouilleurs circulent donc en direction de la rue Jean-Bourdon. Les deux policiers n’échangent aucune parole à propos de l’intervention à venir. Le policier MacKay est conducteur. Les policiers circulent à vitesse normale sur la route où la vitesse permise varie entre 70 et 90 km/h. Le policier MacKay évalue qu’il faut 10 ou 12 minutes pour franchir la distance entre le poste et le point d’arrivée prévu. Quant au policier Leblanc, il évalue le délai d’intervention variant entre 5 et 15 minutes ou encore 10 minutes.

[39]        Le policier MacKay voit un véhicule circulant dans sa direction, soit en direction nord alors qu’il roule vers le sud. Le véhicule est en provenance générale de la rue Jean-Bourdon qui se trouve derrière lui et qui est perpendiculaire à la route. Rien n’indique toutefois qu’il provient de cette rue. Ce véhicule est conduit par l’appelant et il y a un passager à bord. C’est l’unique véhicule qu’il croise.

[40]        Le policier MacKay décide de faire demi-tour pour vérifier la plaque d’immatriculation. J’aborderai davantage les motifs pour ce faire lors de l’étude du moyen d’appel. Qu’il suffise de dire pour le moment que le numéro de la plaque d’immatriculation n’est pas relevé. Après la manœuvre pour rattraper le véhicule, ce dernier circule toujours normalement et s’engage dans la première entrée privée après avoir effectué un arrêt obligatoire. Il est acquis au débat que le conducteur du véhicule ne commet aucune infraction dans la conduite du véhicule. Rien ne laisse entrevoir que le conducteur a les facultés affaiblies. D’ailleurs, MacKay ne tente jamais de justifier l’interception pour ces motifs.

[41]        Pour le policier MacKay, le fait de prendre une entrée privée est l’équivalent d’un geste soudain qui est un « premier signal d’alarme », puisque cela peut cacher une infraction au code de la route ou même criminelle. Lorsqu’il voit les occupants sortir rapidement du véhicule, c’est son « deuxième signal d'alarme ». Il témoigne comme suit :

Ce n'est pas normal pour une personne de sortir aussi rapidement d'un véhicule là, le véhicule venait tout juste de s'immobiliser, et normalement les gens quand ils arrivent chez eux ou quand ils s'immobilisent suite à une interception, ils restent dans leur véhicule, ou ils prennent un certain temps avant de sortir, la prendre leurs choses, fermer le véhicule comme il faut, des choses comme ça. Ça a été très rapide, ça a été tellement rapide que mon collègue et moi on ne s'est pas parlé, on a ouvert les portes immédiatement de notre côté pour notre sécurité, puis on s'est rendu chacun vers la personne correspondante; donc moi vers le conducteur, et mon collègue s'est rendu vers le passager.

[42]        Le policier n’actionne ni les gyrophares ni la sirène. Il immobilise toutefois son véhicule de police derrière l’autre, duquel sortent simultanément les occupants.

[43]        L’objectif de MacKay, lorsqu’il se range derrière le véhicule, est toujours d’enquêter sur la plaque d’immatriculation, mais il n’en a pas le temps puisque, voyant les individus sortir, il dit :

… moment où il rentre dans l'entrée, au moment où je me range derrière lui puis les portes s'ouvrent, premièrement c'est ma sécurité là, il sort rapidement, je ne sais pas ce que monsieur veut faire, ce que les deux (2) hommes veulent faire, et ensuite de ça c'est d'aller discuter avec eux juste savoir ce qu'ils font dans le coin puis essayer d'établir un lien avec l'appel pour Jean-Bourdon.

[44]        Le policier MacKay sort donc précipitamment de son véhicule pour demander à Gagnon s’il habite à cette adresse. Il lui dit : « Salut, qu'est-ce que vous faites ici, habitez-vous ici? ». Notons que le policier Leblanc fait de même avec le passager.

[45]        Gagnon répond à MacKay qu’il n’habite pas à cette adresse et s’ensuit une série de questions et réponses qui mènent à son arrestation à la fois pour avoir conduit un véhicule pendant une interdiction et en vertu d’un mandat d’arrestation préexistant.

[46]        Il est acquis au débat que Gagnon, ou le passager du reste, n’a jamais été informé du motif de l’interpellation ni de son droit d’obtenir l’assistance d’un avocat.

[47]        Le véhicule appartenait d’ailleurs au passager qui, n’étant pas en état de conduire après avoir consommé de l’alcool, avait laissé le volant à Gagnon.

LE JUGEMENT

[48]        Comme il se doit, le juge reprend la preuve. Il conclut qu’à la suite de l’appel, il s’écoule une dizaine de minutes. Il souligne que le véhicule de Gagnon est le seul véhicule qui circule sur la route. Le policier MacKay veut alors vérifier la plaque d’immatriculation pour savoir « principalement ou accessoirement, si le conducteur ou propriétaire de ce véhicule pourrait être quelqu'un qui vit dans la région où se trouve la rue Jean-Bourdon ». Le juge retient que le véhicule entre dans la première entrée privée et que « les deux (2) occupants, un (1) de chaque côté, sortent fort rapidement », si rapidement que les policiers pensent que les individus veulent se sauver. Le juge retient que MacKay demande alors immédiatement au conducteur Gagnon s’il habite à cette adresse puis, vu la réponse négative, lui demande son permis de conduire qu’il n’a pas non plus. Lorsqu’il lui demande alors de le suivre, « l'accusé a une curieuse attitude, c'est-à-dire qu'il se tourne, met ses poignets dans son dos, comme il demande qu'on le menotte immédiatement ». De là découlent les vérifications qui mènent aux accusations que l’on sait.

[49]        Le juge s’interroge ensuite sur l’objet de la requête dont il était saisi et qui mettait de l’avant la détention arbitraire. Dans son analyse, il retient l’absence de description du véhicule ou d’éléments qui pouvaient le rendre suspect. L’appel ne mentionne pas d’activités criminelles. Ce qui motive les policiers, « c’est que ce véhicule vient de la direction où se trouve la rue Jean-Bourdon ».

[50]        Pour le juge, les divergences entre les témoignages sur l’heure de l’appel ne font pas en sorte qu’il puisse conclure que cet appel n’a pas eu lieu, et cela, même si les policiers n’en font pas mention dans leur rapport. En raison de cet appel, il était donc raisonnable pour les policiers, selon le juge, de faire demi-tour pour suivre le véhicule.

[51]        Malgré le peu d’informations dont les policiers disposaient, le juge conclut que la détention devant la maison n’était pas arbitraire. Après un rappel de la jurisprudence en matière de détention, le juge détermine que l’appelant et son ami étaient détenus au moment où les agents leur demandent de s’identifier. La question que pose le juge est alors de savoir si les agents avaient des soupçons raisonnables qui justifiaient la détention. Le juge reconnaît que le conducteur ne commet aucune infraction. Comme les gyrophares et la sirène n’ont pas été utilisés, rien n’indique l’intention des policiers d'intercepter le véhicule.

[52]        Le juge revient sur le fait que les policiers ont perçu un risque de fuite ou que les personnes cherchaient à les éviter :

Les agents cependant trouvent anormale la façon dont les occupants sortent de ce véhicule-là, c'est-à-dire qu'ils sortent très rapidement, ce qui leur laisse croire à une possible tentative de fuite, mais la preuve démontrera qu'il n'y a pas eu de tentative de fuite, que les occupants sont restés sur place.

[53]        Le juge explique ensuite le droit. Il explique que les soupçons raisonnables doivent aller au-delà du simple flair policier, même fondé sur l’expérience, sans exiger des motifs raisonnables de croire qu'un crime a été commis. Il cite l’affaire MacKenzie[1], confirme l’existence de la détention aux fins d’enquête et rappelle qu’il doit prendre en compte, dans l’évaluation des circonstances, que le comportement était suspect aux yeux des policiers. Le juge prend en compte la formation et l’expérience des policiers pour déterminer la présence de soupçons raisonnables pointant vers une activité criminelle.

[54]        Selon le juge, les policiers étaient justifiés de demander à Gagnon s’il habitait à l’adresse où il avait immobilisé son véhicule. Le juge évoque de manière générale la jurisprudence permettant aux policiers de parler aux citoyens et d’intervenir dans le cas de véhicules arrêtés dans les entrées privées.

[55]        Le juge écrit :

La question est de savoir si sa détention était arbitraire dans les circonstances. Jusqu'à ce moment, il n'avait aucun motif de lui demander de s'identifier, et l'accusé n'était pas tenu de répondre, mais il a répondu qu'il n'habitait pas à cet endroit. Quand on lui demande de s'identifier à l'aide de son permis de conduire il répond qu'il n'en a pas.

… c'est la réponse de l'accusé à l'effet qu'il n'avait pas de permis de conduire et qui fait qu'il est amené dans le véhicule patrouille le temps que l'on vérifie son identité. Et c'est lui-même qui a révélé le fait qu'il n'avait pas de permis de conduire.

[56]        Bref, le juge conclut que la brève détention était aux fins d'enquête et qu’elle n'était pas arbitraire et qu’en cas contraire, sans analyse, il aurait admis la preuve.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[57]        L’appelant soulève deux moyens. Le premier reproche au juge d’instance d’avoir erré en concluant que la détention de l’appelant était fondée sur des soupçons raisonnables et en refusant d’exclure la preuve ainsi obtenue. Le second reproche au juge de ne pas avoir appliqué la règle interdisant les condamnations multiples de l’arrêt Kienapple.

[58]        Pour les motifs qui suivent, je conclus que le premier moyen doit réussir, que la preuve doit être exclue et qu’un acquittement doit être inscrit. Il n’est donc pas nécessaire de me prononcer sur le second moyen.

1. Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en concluant que la détention de l’appelant était fondée sur des soupçons raisonnables, conforme à l’article 9 de la Charte canadienne des droits et libertés, et en refusant d’exclure la preuve?

La violation des droits

[59]        Le premier moyen fait valoir l’erreur du juge qui a conclu à tort que la preuve satisfait la norme des soupçons raisonnables pour la détention aux fins d'enquête. De ce moyen découle une violation de l’article 9 de la Charte et l’exclusion de la preuve en vertu du paragraphe 24(2) la Charte.

La position de l’appelant

[60]        Rappelant les enseignements de la Cour suprême, l’appelant plaide essentiellement qu’une considération objective des circonstances ne permet pas de conclure qu’il « existe un lien clair entre l'individu qui sera détenu et une infraction criminelle récente ou en cours »[2] ou qu’il existe des faits objectivement discernables qui justifiaient la détention[3]. L’appelant rappelle que l’intuition confirmée ex post facto ne peut justifier une détention[4]. Or, le juge n’aurait considéré que l’intuition basée sur l’expérience des policiers, sans tenir compte de la norme objective. L’appelant fut détenu dès le moment où le véhicule de patrouille s’est immobilisé derrière le sien.

[61]        Selon l’appelant, la preuve incriminante est obtenue non seulement après le début de sa détention, mais elle est aussi une conséquence directe de cette détention. Les policiers ne lui ont communiqué ni le motif de sa détention ni ses droits[5]. Le lien de causalité est évident[6]. L'effet à long terme de l'utilisation d'éléments de preuve obtenus dans ces circonstances milite pour l’exclusion. Les policiers ont démontré une insouciance tant à l’égard des droits constitutionnels de l'appelant que des règles entourant la détention aux fins d’enquête. Il n’y avait ici ni urgence ni nécessité d’intervenir pour conserver la preuve. Bien qu’on puisse dire que la détention fut brève et peu intrusive, l’appelant rappelle que l'interception et la fouille par la police sans justification valable ont une incidence plus qu'anodine sur les attentes légitimes en matière de liberté et de vie privée[7]. Enfin, l’appelant admet que l’infraction est grave, mais son expression ne figure pas parmi les manifestations les plus graves. Les conséquences à long terme de la violation de la protection constitutionnelle contre les détentions arbitraires militent pour l’exclusion.

La position du ministère public

[62]        Le ministère public avance que les policiers ont l’obligation de maintenir la paix et l’ordre, une mission qui leur confère des obligations[8]. Dans les circonstances, le juge avait raison de conclure que le comportement de Gagnon permettait aux policiers de le détenir aux fins d’enquête. Le ministère public s’appuie sur l’objectif du policier MacKay qui était de « savoir ce qu’ils font dans le coin puis essayer d’établir un lien avec l’appel pour Jean-Bourdon ». Le ministère public insiste sur le fait que MacKay est « là pour la sécurité des citoyens en premier lieu » et ensuite « pour des gestes éventuels en vertu de la présence d’un véhicule qu’un citoyen, que je ne connais pas, ne reconnaît pas dans sa rue ». À son avis, puisqu’il s’agit d’évaluer la possibilité plutôt que la probabilité raisonnable d’un crime, « les circonstances de l’appel aux policiers, l’heure tardive, le type de secteur, l’absence de circulation automobile et la conduite de l’appelant qualifiée de suspecte » sont des éléments objectifs qui justifient la conclusion du juge, car ces faits indiquent objectivement la possibilité d’un comportement criminel compte tenu de l’ensemble des circonstances[9].

[63]        Selon le ministère public, le juge détermine correctement le moment de la détention lorsque MacKay demande à Gagnon de s’identifier. Il rappelle que des soupçons ne transforment pas les interactions des policiers avec les citoyens en détention, qu’il faut considérer la façon dont les policiers agissent. Puisque l’appelant n’a pas témoigné, le juge devait s’en remettre aux faits expliqués par les policiers pour déterminer si l’appelant est en détention. Ce dernier, souligne le ministère public, collabore.

[64]        Si la Cour en venait à la conclusion qu’il y avait violation, la preuve ne devrait pas être exclue. Selon le ministère public, les policiers sont de bonne foi, ayant subjectivement cru agir conformément à leur pouvoir. Le fait qu’ils n’ont pas invoqué les pouvoirs d’interception prévus au Code de la sécurité routière ajoute à leur bonne foi. La violation est mineure. La détention est brève. Les policiers n’auraient pas cherché à mobiliser l’appelant contre lui-même. Par ailleurs, la preuve est fiable et le crime est grave, participant au fléau social associé aux crimes relatifs à la conduite automobile. Le ministère public y voit une ressemblance avec l’arrêt Simard[10].

Le droit

[65]        Le présent pourvoi met en cause le pouvoir de détention aux fins d’enquête, tel que reconnu par la common law. Le ministère public n’a pas tenté, ni en première instance ni en appel, de justifier l’intervention policière en vertu d’autres pouvoirs, comme les contrôles usuels des conducteurs en matière de conduite automobile[11].

[66]        Au Canada, il n’existe pas de pouvoir général de détention aux fins d’enquête, mais un pouvoir limité[12]. Ce pouvoir de détention aux fins d’enquête permet à un policier de détenir brièvement un individu lorsque le policier a des soupçons raisonnables de croire que l’ensemble des circonstances démontre un lien clair entre cet individu et une infraction criminelle récente ou en cours[13].

[67]        Cela dit, la seule croyance subjective du policier ne suffit pas[14]. Si l’expérience et la formation du policier offrent un fondement expérientiel qui doit être évalué, l’intuition policière n’a droit à aucune déférence[15]. Pour rendre possible le contrôle par les tribunaux, il doit exister des motifs objectivement discernables qui, appréciés en tenant compte de toutes les circonstances[16], permettent de soupçonner une activité criminelle[17]. Pour satisfaire cette exigence, il faut des faits qui indiquent « objectivement la possibilité d’un comportement criminel compte tenu de l’ensemble des circonstances »[18].

[68]        Face à cette norme moins rigoureuse et aux risques qu’elle soit mal utilisée, la Cour suprême invite les tribunaux à appliquer un contrôle a posteriori rigoureux[19], sans toutefois resserrer les soupçons raisonnables au point où ils ne constitueraient qu’un simple reflet du critère des motifs raisonnables[20]. Un soupçon donne l’impression qu’une personne se livre à une activité criminelle et les soupçons « raisonnables » sont plus que cela, sans être une croyance fondée sur des motifs raisonnables[21]. La Cour suprême insiste sur l’examen prudent des éléments qui se fondent sur l’expérience policière afin d’y déceler ceux qui résultent de stéréotypes ou de discrimination[22], mais aussi qu’« il est tout aussi essentiel de leur donner les coudées franches sans se montrer trop sceptiques à leur égard ou sans exiger que chacun de leurs gestes soit scruté à la loupe[23] ». En exigeant que les soupçons raisonnables se rattachent à la personne ciblée plutôt qu’à un lieu ou à une activité en particulier, on évite qu’ils demeurent généraux et trop vagues[24].

ANALYSE

[69]        L’intervention policière menant à la détention aux fins d’enquête implique l’évaluation d’une norme à la fois subjective et objective[25]. Il y a lieu de s’intéresser aux agissements du policier MacKay puisque la preuve révèle qu’il n’a pas eu d’échanges avec son partenaire Leblanc au moment des décisions concernant ses actions. Il a donc pris l’initiative basée sur ses propres motifs, d’intercepter le véhicule de Gagnon. Or, lorsque l’ensemble des circonstances est pris en compte, j’estime que le policier MacKay n’avait aucun motif pour détenir l’appelant aux fins d’enquête.

[70]        Le juge d’instance a reconnu qu’il y avait bien eu un appel concernant un véhicule suspect sur la rue Jean-Bourdon. Cette conclusion factuelle commande la déférence même si on peut en tirer une autre à la lumière de la preuve laborieuse sur les heures de cet appel, de l’endroit où étaient les policiers lorsqu’ils l‘ont reçu, de l’absence d’inscription dans les rapports et enfin, de l’absence de préoccupations au sujet de cet appel durant toute l’intervention policière qui a suivi.

[71]        L’heure de l’appel et le temps d’intervention sont pourtant des éléments pertinents, voire essentiels pour déterminer le caractère raisonnable des soupçons dans le contexte de l’appel, puisque le policier dit qu’il s’attarde au premier véhicule vu sur la route. L’inférence voulant que ce véhicule ait un lien avec l’appel me semble dépendre, en partie du moins, du délai écoulé pour se rendre sur les lieux. Dans le meilleur des scénarios, le policier n’explique pas pourquoi, quelque dix minutes après l’appel, sans même savoir si le « véhicule suspect » était stationnaire ou en mouvement, il parvient à la conclusion que l’automobile conduite par Gagnon peut être ce véhicule suspect. La circulation automobile est-elle si exceptionnelle sur cette route? La preuve est muette. Était-ce la seule direction qu’a pu prendre le véhicule sur cette route? Encore une fois, la preuve est muette. Plus fondamentalement, pourquoi les policiers ne s’inquiétaient-ils pas de savoir si le véhicule suspect était toujours sur la rue Jean-Bourdon? La preuve établit plutôt que cela n’a jamais été une préoccupation des policiers.

[72]        Lorsqu’il croise le véhicule de Gagnon, le policier MacKay est d’avis que le véhicule peut hypothétiquement venir de la rue Jean-Bourdon. En contre-interrogatoire, le policier dit qu’il agit alors pour la « sécurité des citoyens en premier lieu, ensuite de ça à savoir s'il y a des infractions criminelles ».

[73]        On ne peut pas reprocher au policier d’avoir à cœur la sécurité des citoyens, mais force est de constater qu’ayant choisi de répondre à cet appel, il ne se rend jamais sur la rue Jean-Bourdon, foyer de la menace selon le citoyen craintif. Dans les faits, il ne s’en préoccupe plus. Sa conduite n’est pas de nature à rassurer le citoyen de la rue Jean-Bourdon. En lieu et place, dès qu’il voit un véhicule sans histoire et qui circule normalement sur la route, il oublie de donner suite à l’appel.

[74]        Le policier MacKay décide donc de faire demi-tour pour voir la plaque d’immatriculation. Il témoigne alors de la motivation de son geste d’enquête de la façon suivante :

Q. [24 ] Pourquoi vous faites un demi-tour à ce moment-là?

R. Bien, étant donné l'heure de la nuit, l'appel reçu, que c'est le premier véhicule qu’on voit, qui pourrait provenir hypothétiquement de la rue Jean-Bourdon, la rue Jean-Bourdon était derrière lui au moment où moi je le vois, je décide de faire un demi-tour. De la manière qu'on procède c'est j'interroge la plaque au niveau du CRPQ, si c'est un résidant du coin ça peut aller, mais si c'était quelqu'un de l'extérieur qui pourrait ne pas avoir affaire dans ce coin-ci on va aller l'intercepter pour vérifier s'il y a des activités suspectes.

[75]        Cette réponse est révélatrice. Tout d’abord, l’adresse rattachée au véhicule est la variable déterminante pour le policier, par ailleurs arbitraire, pour son intervention envisagée. Voilà une logique qui m’échappe dans les circonstances. Il est difficile de comprendre pourquoi seul un véhicule « étranger » est une source de menace et mérite d’être intercepté pour « vérifier s’il y a des activités suspectes ». Il sera donc intercepté alors que le véhicule « du coin » sera laissé tranquille. Mais plus fondamentalement encore, un policier ne peut pas intercepter un automobiliste uniquement pour « vérifier s’il y a des activités suspectes » à défaut d’un lien avec une activité criminelle.

[76]        L’objectif poursuivi n’a donc rien à voir avec l’application du Code de la sécurité routière, comme le policier l’explique dans son témoignage. L’interpellation ne peut non plus se justifier en se fondant sur une activité criminelle soupçonnée, la preuve établissant clairement qu’il n’y en a aucune.

[77]        D’ailleurs, la décision de suivre le véhicule de Gagnon est d’autant plus surprenante que le policier MacKay croit, subjectivement, que ce type d’appel n’est pas fondé. Il reconnaît que l’appel ne contient aucune information concernant une possible infraction criminelle, mais au surplus, voici ce qu’il comprend du caractère « suspect » dans les circonstances :

Q. [84] O.k. Mais suspect ça voulait dire quoi pour vous, quand des citoyens qui ne sont pas habitués de voir tel véhicule puis qui sont, pas peureux, mais...

R. Dans quatre-vingt-dix pour cent (90%) du temps c'est des... je ne dirais pas que les citoyens sont peureux, c'est qu'ils ne reconnaissent pas le véhicule puis ils aimeraient ça savoir qu'est-ce qui se passe ici, est-ce que c'est des gens qui font du repérage, ou c’est juste des jeunes qui prennent une cigarette dans un véhicule. Donc nous...

Q. [85] O.k. Quand vous dites repérage c’est par rapport à de la commission d’une infraction par la suite, repérage, c’est ça que vous voulez dire?

R. Oui, il y a beaucoup d’hypothèses dans ce cas-là, oui.

Q. [86] O.k. Puis quand vous dites fumer, ça peut être des gens qui fument de la drogue dans une auto ?

R. Oui, ou un gars puis une fille qui s’embrassent aussi là, c’est large, c’est très très large. Par expérience j’ai beaucoup de scénarios, c’est souvent, les citoyens aiment ça voir la police puis ils nous appellent souvent quand ils voient des véhicules qu’ils ne reconnaissent pas, puis la plupart du temps, dans quatre-vingt-quinze pour cent (95%) du temps c’est non fondé, mais juste le fait que les citoyens en question voient nos lumières de police, ça les rassure, on les rappelle, ils sont heureux puis ils sont contents de payer les taxes.

[78]        Subjectivement, le policier ne peut pas se fier à cet appel pour y relier le véhicule à une activité suspecte et encore moins criminelle. Certes, il peut bien imaginer plusieurs scénarios, mais le pouvoir d’intercepter les personnes doit être fondé sur plus qu’une capacité de scénarisation policière, ce qui est l’équivalent, voire même à la limite de la simple intuition.

[79]        En l’espèce, je le répète, trois difficultés sont, à mon avis, dirimantes. D’abord, il n’existait aucune information permettant de conclure à une activité criminelle. Ensuite, s’il faut tenir pour avéré que l’appel était fondé et qu’un véhicule « suspect » était sur Jean-Bourdon, il ne s’agit aucunement du type d’activité qui, sans plus, autorise une détention aux fins d’enquête. L’enquête doit porter sur une activité criminelle récente ou en cours. Enfin, même si cette activité pouvait se qualifier d’activité criminelle, ce dont je doute, il n’y a rien dans la preuve qui permet de relier, même de loin, l’appelant à cet appel. D’ailleurs, subjectivement, le policier témoigne qu’il ne fait pas ce lien et cela devrait mettre un terme à l’analyse.

[80]        Le véhicule s’étant immobilisé dans une entrée privée, il faut également tenir compte de cet aspect. MacKay, policier depuis trois ans et demi, explique alors que, par expérience, il associe le fait pour un conducteur de prendre la première entrée disponible avec le désir de dissimuler une infraction au Code de la sécurité routière ou une infraction criminelle. Voyant les deux individus sortir rapidement du véhicule, il faut comprendre pourquoi ce comportement est source de préoccupations pour lui. Il y a lieu de reprendre son témoignage :

Q. [37] Signal d’alarme pourquoi ?

R. Ce n’est pas normal pour une personne de sortir aussi rapidement d’un véhicule là, le véhicule venait tout juste de s’immobiliser, et normalement les gens quand ils arrivent chez eux ou quand ils s’immobilisent suite à une interception, ils restent dans leur véhicule, ou ils prennent un certain temps avant de sortir, la prendre leurs choses, fermer le véhicule comme il faut, des choses comme ça. Ça a été très rapide, ça a été tellement rapide que mon collègue et moi on ne s’est pas parlé, on a ouvert les portes immédiatement de notre côté pour notre sécurité, puis on s’est rendu chacun vers la personne correspondante; donc moi vers le conducteur, et mon collègue s’est rendu vers le passager.

[81]        Or, au même moment, le policier témoigne que son intention est alors de découvrir si le conducteur habite bien à l’adresse où il vient de s’immobiliser. Il place donc la voiture de police derrière le véhicule. Il craint alors pour sa sécurité. Il dit :

R. Mon intention, l’intention avant de me ranger derrière le véhicule c’était d’enquêter la plaque au niveau des bases de données pour savoir le propriétaire habite où, puis par rapport à l’endroit où est-ce que nous sommes, mais au moment où je me range derrière lui puis les portes s’ouvrent, premièrement c’est ma sécurité là, il sort rapidement, je ne sais pas ce que monsieur veut faire, ce que les deux (2) hommes veulent faire, et ensuite de ça c’est d’aller discuter avec eux juste savoir ce qu’ils font dans le coin puis essayer d’établir un lien avec l’appel pour Jean-Bourdon.

[82]         Il est difficile de comprendre qu’un policier puisse établir un motif d’intervention sur la foi d’une représentation d’un délai « normal » pour sortir d’un véhicule. Qui plus est, la preuve ne révèle aucunement que Gagnon a pu se rendre compte, avant de descendre de voiture, que des policiers souhaitaient l’intercepter puisque ni les gyrophares ni la sirène n’ont été mis à contribution. À l’évidence, les appréhensions du policier ne sont pas objectivement sérieuses. Il en va de même pour les préoccupations de sécurité qu’il invoque.

[83]        Quoi qu’il en soit, simultanément, la preuve révèle clairement que les individus ne cherchent pas à fuir lorsque le policier MacKay sort précipitamment du véhicule, puis interpelle Gagnon en lui adressant deux questions rapides : « Salut, qu'est-ce que vous faites ici [?], habitez-vous ici? »

[84]        Un citoyen raisonnable ne pouvait faire autrement que croire qu’il était désormais sous le contrôle du policier[26]. Le moment de la détention est marqué principalement en fonction des faits et gestes des policiers dans les circonstances[27]. En l’espèce, le véhicule de police arrête derrière le véhicule de Gagnon, les deux policiers sortent précipitamment, les questions sont immédiates et directives. Sans l’ombre d’un doute, Gagnon était détenu dès ce moment. Il s’agit d’un cas où l’absence de témoignage de la personne visée n’est pas fatale.

[85]        Par ailleurs, s’il est vrai que le moment précis où le contact devient détention est parfois difficile à établir, il est artificiel de décortiquer une intervention qui dure quelque deux minutes, selon la preuve, pour y retrouver un point de césure. Les tribunaux ne devraient pas se prêter à ce genre d’exercice qui ne peut mener qu’à des conclusions déformées. Les faits n’y donnent d’ailleurs pas ouverture. L’objectif de détenir Gagnon et son passager est non seulement exprimé, mais clair suivant les gestes posés.

[86]        Puis le policier MacKay explique :

Q. [44] Je comprends que vous demandez à monsieur si il habite là, c’est de cette manière-là que vous lui posez la question?

R. Oui, je lui demande s’il habite ici, parce que si il m’avait dit oui puis il m’aurait montré son permis de conduire avec l’adresse, ça ce serait terminé là, c’est un habitant du coin, mais ce n’était pas le cas cette fois-ci.

[87]        Il se dégage du témoignage du policier MacKay que son objectif est de connaître le lieu de résidence du conducteur ou du véhicule, information qui devait ensuite orienter son intervention. Pourvu que ce soit un « habitant du coin », il n’enquêtera pas. Je peine à trouver une explication à cette logique. Il peut parfois être pertinent de connaître la provenance du véhicule, notamment lorsque sa présence soulève des craintes en raison de nombreux vols contre la propriété dans un secteur, comme cela a déjà été invoqué devant les tribunaux. Il n’y a rien de tel dans le cas présent. Il n’est pas question non plus d’enquêter sur des personnes dont le comportement et la présence dans un secteur connu pour ses activités criminelles, soulèvent des motifs d’enquête[28].

[88]        Même si l’on devait accepter que Mackay ait eu, subjectivement, des soupçons que les individus dans le véhicule étaient impliqués dans une activité criminelle, objectivement, il n’y avait aucun indice confirmant la raisonnabilité de cette perception. Le caractère objectif ne résiste pas à l’analyse.

[89]        Avec égards pour le juge d’instance, je suis d’avis qu’il a erré en justifiant l’interception et la détention sous l’angle de la détention aux fins d’enquête. À mon avis, en l’absence de tout indice d’activité criminelle ou en cours et de tout motif d’interception relié à la conduite d’une automobile, les policiers n’avaient aucune raison d’intervenir pour les motifs qu’ils ont exprimés.

[90]        S’il est vrai que tous les contacts entre les policiers et les citoyens ne génèrent pas à coup sûr une détention au sens de la Charte et que les policiers sont autorisés à aborder les citoyens sans qu’ils soient détenus, tel n’est pas le cas en l’espèce. Non seulement l’intention du policier MacKay était de détenir Gagnon et son passager, mais ses actions le confirment.

[91]        Il ne s’agit pas ici d’un cas où les policiers veulent porter secours, ce qui justifie manifestement le fait de s’approcher du véhicule même lorsque celui-ci est sur un terrain privé[29]. C'est en ce sens que décidait notre Cour dans l’arrêt Cotnoir où était en cause le pouvoir des policiers de pénétrer sur un terrain privé pour mener une intervention auprès d’un conducteur, immobile à l’intérieur d’un véhicule garé sur le stationnement d’une résidence, à 1 h 30, moteur en marche[30] ou sur un stationnement public[31].

[92]        Dans l’arrêt Harvey, un véhicule attire l’attention des policiers parce qu’il circule tard dans la nuit, sur une route de campagne, dans un secteur où il y avait eu plusieurs vols dans des propriétés. Les policiers croient également à un manège lorsque le véhicule pénètre dans une entrée privée.  Mais voilà! Ils observent que les occupants du véhicule sont accueillis par les résidents, ce qui démontre, s’il le faut, la légitimité de cette « manœuvre ». Les policiers allaient donc repartir lorsqu’ils ont remarqué la démarche suspecte de la conductrice. La Cour confirme que les policiers pouvaient intervenir et faire des vérifications usuelles en matière de conduite automobile[32].

[93]        Le ministère public s’appuie également sur l’arrêt Bilodeau, mettant en cause l’intervention des policiers qui, vers 4 h, voient un véhicule circuler très lentement sur une rue où la circulation est ordinairement nulle à cette heure. En sus de la vitesse anormalement lente, les lumières de freins du véhicule n'arrêtent pas d'allumer et d'éteindre. Le véhicule pénètre alors dans une entrée privée. Les policiers prennent en note le numéro de plaque et se placent en observation. La vérification de la plaque permet d’apprendre que le propriétaire du véhicule réside dans une autre municipalité. Le véhicule quitte l’entrée privée, repart et pénètre dans une autre entrée privée puis éteint ses feux. On comprend que les occupants n’en sortent pas. Dans ce contexte, en confirmant la légalité de l’intervention policière, la Cour écrit qu’« … il ne faut pas perdre de vue que le véhicule conduit par Bilodeau s'immobilise, tous feux éteints, au milieu de la nuit sur le terrain d'une résidence alors que le propriétaire du véhicule n'habite pas cette région.  Pour souligner l'importance de ces circonstances, je rappelle le texte de l'article 177 du Code criminel [intrusion de nuit]… »[33]. Les policiers disposaient donc d’une constellation de faits objectifs qui ont convaincu les tribunaux de la raisonnabilité de leurs motifs.

[94]        Je retiens de cette jurisprudence que la propriété privée n’est pas un rempart contre l’intervention policière. En l’espèce, il n’est toutefois ni question de porter secours ni question de contester le droit des policiers d’intervenir sur un terrain privé. Il me semble que la situation est passablement différente des faits dans l’arrêt Bilodeau où la preuve établissait l’existence de motifs objectivement raisonnables avant l’interpellation. Les arrêts de la Cour n’établissent pas que les policiers peuvent contrôler l’identité des citoyens qui circulent dans les rues en l’absence d’éléments de preuve permettant de soutenir objectivement des soupçons raisonnables les reliant à une activité criminelle ou en cours.

[95]        Comme le rappelait la Cour suprême, bien que les policiers aient le devoir de protéger la vie et la sécurité, il n’y a pas « nécessairement correspondance entre les pouvoirs dont disposent les policiers et les devoirs qui leur incombent. »[34]. Or, avec égards, l’ensemble des faits considérés démontre qu’aucun pouvoir n’autorisait les policiers à intervenir comme ils l’ont fait, dans les circonstances que l’on connaît. La détention de Gagnon était illégale et contraire à l’article 9 de la Charte.

L’exclusion de la preuve

La position de l’appelant

[96]        L’appelant soutient que la preuve devrait être exclue. La déclaration incriminante est une conséquence directe de sa détention. Selon lui, les critères énoncés dans l’arrêt Grant sont satisfaits. Malgré la brièveté de la détention, la gravité de la violation est importante, considérant l’absence de motifs de détention. Enfin, l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond est limité et, malgré que la preuve soit fiable, les conséquences à long terme sur le système de justice militent en faveur de l’exclusion.

La position du ministère public

[97]        Le ministère public voit les choses différemment et prétend que l’inclusion de la preuve est indiquée. Il plaide la bonne foi des policiers, ce qui atténue la gravité potentielle de la violation. Les policiers se sont restreints à une intervention verbale, sans contrainte physique. L’incidence de la prétendue violation sur les droits de l’appelant est mineure parce que brève et peu intrusive. Enfin, l’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond est dominant, compte tenu de la preuve fiable recueillie.

Analyse

Les conditions d’obtention

[98]        J’ai déterminé que la détention arbitraire de l’appelant se produit dès l’interpellation du policier, soit au moment où, quasi simultanément, celui-ci place le véhicule de patrouille derrière celui de Gagnon, sort précipitamment et pose des questions. La déclaration incriminante de l'appelant est non seulement survenue après le début de sa détention illégale, mais elle en est probablement une conséquence directe.

[99]        Lorsque les tribunaux sont amenés à analyser l’exclusion de la preuve en application du paragraphe 24(2) de la Charte, le point focal demeure les effets à long terme de la considération du système de justice. Dans l’arrêt Grant, la Cour suprême écrit ce qui suit :

[68] L’expression « déconsidérer l’administration de la justice » doit être prise dans l’optique du maintien à long terme de l’intégrité du système de justice et de la confiance à son égard.  Certes, l’exclusion d’éléments de preuve qui aboutit à un acquittement peut provoquer des critiques sur le coup.  Il n’en demeure pas moins que les réactions immédiates, dans des cas particuliers, ne sont pas visées par l’objet du par. 24(2).  Cette disposition concerne plutôt l’appréciation de l’effet à long terme de l’utilisation d’éléments de preuve sur la considération globale dont jouit le système de justice et suppose un examen de nature objective, qui vise à déterminer si une personne raisonnable, au fait de l’ensemble des circonstances pertinentes et des valeurs sous - jacentes de la Charte, conclurait que l’utilisation d’éléments de preuve donnés serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

Le discrédit pour l’administration de la justice

La gravité de la conduite attentatoire de l’État

[100]     L’objectif de l’analyse est systémique, c’est-à-dire dans le but de préserver la confiance du public. Il ne s’agit pas de dissuader ou de sanctionner les comportements fautifs des policiers[35]. La gravité de la violation, au sens du paragraphe 24(2) de la Charte, peut découler d’un seul comportement ponctuel[36].

[101]     Je crois que la présente affaire illustre bien l’avertissement de la Cour suprême qui, dans l’arrêt Grant, interpellait la vigilance des tribunaux en rappelant qu’« [i]l faut également garder à l’esprit que pour chaque violation de la Charte qui aboutit devant les tribunaux, il en existe un grand nombre qui ne sont ni révélées ni corrigées parce qu’elles n’ont pas permis de recueillir d’éléments de preuve pouvant mener à des accusations »[37]. En effet, dans ces cas, personne ne s’en plaindra.

[102]     Ce qui surprend en l’espèce, c'est la conviction du policier MacKay qu’il était justifié d’interpeller le citoyen pour vérifier s’il résidait à proximité et que, dans le cas contraire, il était alors justifié d’enquêter davantage. Je reconnais d’emblée que la ligne entre les pouvoirs d’interception légaux et illégaux des policiers est parfois difficile à tracer. Elle s’apprécie au cas par cas. Une chose est cependant claire, le policier doit savoir que plus faibles sont ses motifs et plus forte est son intuition, plus le risque de franchir la ligne est grand. Il me semble que l’arrêt Simard de notre Cour, que plaide le ministère public, avait tracé la ligne et répond clairement à la situation qui se reproduit ici, à savoir l’illégalité d’une intervention policière alors que rien ne laisse croire qu’une infraction est en cours[38]. Les policiers ne pouvaient l’ignorer. J’estime que les tribunaux doivent se dissocier des agissements du policier MacKay, même s’ils ne remettent pas en cause sa bonne foi. Comme le rappelait la juge Arbour dans l’arrêt Buhay, « la bonne foi ne peut être invoquée lorsqu’une atteinte à la Charte découle d’une erreur déraisonnable d’un agent de police ou de la méconnaissance de l’étendue de son pouvoir »[39].

[103]     En l’espèce, les circonstances ne démontrent aucune urgence d’agir, sinon celle créée par les policiers eux-mêmes, aucune nécessité de préserver la preuve et rien n’empêchait le policier de poursuivre son enquête sur l’immatriculation du véhicule. Même à ce stade, rappelons néanmoins que le policier ne serait intervenu qu’en fonction du lieu de résidence. Cela ne pouvait justifier le fondement d’une intervention policière. Les policiers n’ont ni le pouvoir ni le mandat de contrôler les allées et venues des individus, sans la présence d’autres éléments qui déclenchent, minimalement, un pouvoir de détention. Je conclus que ce facteur milite en faveur de l’exclusion de la preuve.

L’incidence de la violation sur les droits de l’accusé garantis par la Charte

[104]     Il est bien établi qu’un conducteur d’une automobile a une attente diminuée en matière de vie privée[40]. Cela dit, ici, la violation n’est pas tant reliée au statut de conducteur automobile puisque cela n’a jamais été une préoccupation du policier MacKay. Le policier n’a jamais tenté d’invoquer ses pouvoirs découlant de l’article 636 du Code de la sécurité routière, ce qui d’ailleurs, a plaidé le ministère public, démontre bien sa bonne foi.

[105]     Pourtant, s’il est toujours vrai que les policiers ne peuvent profiter d’une interception légitime aux fins de l’application du Code la sécurité routière pour faire une enquête de nature criminelle[41], ils ne peuvent assurément pas profiter d’une interception illégale pour ce faire[42]. Il est vrai que la détention fut brève. Toutefois, je conclus que la violation ne résulte pas d’une simple irrégularité ou d’une erreur compréhensible[43]. La conviction exprimée par le policier MacKay marque sa profonde méconnaissance des droits constitutionnels et il aurait dû savoir qu’il ne pouvait, compte tenu de l’ensemble des circonstances, intervenir comme il l’a fait et pour les motifs qui l’animaient.

[106]     Sans affirmer, comme le souhaite l’appelant, que la situation équivaut à celle qui prévalait dans l’arrêt Harrison, en outre parce que le juge ne conclut pas que le policier a tenté de camoufler ses motifs et de tromper la cour, je conclus que l’analyse de ce facteur milite également en faveur de l’exclusion de la preuve.

[107]     Enfin, j’ai pris connaissance des motifs de mon collègue le juge Doyon et je ne peux convenir que l’affaire est un cas d’espèce et que faute d’un caractère systémique, il y a atténuation de la violation[44]. S’il est vrai que la violation systémique augmente la gravité attentatoire de la conduite, « l’absence d’un tel problème n’est guère un facteur atténuant. »[45]

L’intérêt de la société à ce que l’affaire soit jugée au fond

[108]     Ce troisième critère met en opposition l’intérêt social de la recherche de la vérité pour mener à terme les procès et l’intégrité du système judiciaire[46]. L’exclusion des éléments de preuve recueillis affecterait-elle la considération dont jouit l’administration de la justice?

[109]     Je suis d’accord qu’il ne faut pas banaliser le crime de conduite automobile pendant interdiction. Il reste que son expression, en l’espèce, le place au bas de l’échelle de la gravité. Gagnon a pris le volant en raison de l’incapacité du propriétaire du véhicule de conduire.

[110]     À première vue, la violation des droits constitutionnels de l’appelant peut paraître mineure. Pourtant, tout comme dans l’arrêt Harrison, il n’y avait aucun motif d’interpeller l’appelant. La preuve visée émane essentiellement de l’accusé, que ce soit des déclarations ou la remise de son permis de conduire sur ordre du policier. Il existe une certaine présomption voulant que cette preuve auto-incriminante soit exclue[47] surtout lorsqu’elle n’aurait pu être découverte autrement. J’estime cependant que ce fait participe à la gravité de la violation et à l’exclusion.

[111]     Je rappelle ici que le véhicule était immatriculé au nom du passager, dont on ne sait rien. Si les policiers avaient pris davantage le temps d’effectuer certaines vérifications de base, comme dans l’arrêt Bilodeau, qu’auraient-ils trouvé? La réponse à cette question relève de la spéculation, mais une chose est certaine, ils ne pouvaient par ce moyen repérer ni le nom de Gagnon ni la sanction rattachée à son permis de conduire.

[112]     L’interpellation illégale de Gagnon entraîne donc l’exclusion de tous les éléments de preuve obtenus à cette occasion puisque leur utilisation serait susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

[113]     Je propose d’accueillir l’appel, de conclure à une détention contraire à l’article 9 de la Charte, d’exclure la preuve ainsi obtenue et, s’agissant de l’unique preuve contre l’appelant, d’inscrire un acquittement.

 

 

 

MARTIN VAUCLAIR, J.C.A.

 



[1]     R. c. Mackenzie, [2013] 3 R.C.S. 250.

[2]     R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, par. 34.

[3]     R. c. Mackenzie, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 41.

[4]     R. c. Harrison, [2009] 2 R.C.S. 494.

[5]     R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, par. 21.

[6]     R. c. Wittwer, [2008] 2 R.C.S. 235, au par. 21.

[7]     Il paraphrase alors l’arrêt R. c. Harrison, [2009] 2 R.C.S. 494, au par. 31.

[8]     R. c. Dedman, [1985] 2 R.C.S. 2.

[9]     Citant R. c. Mackenzie, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 72; R. c. Langlois, 2011 QCCA 1316; R. c. Nesbeth, 2008 ONCA 579.

[10]    R. c. Simard, 2010 QCCA 1240.

[11]    R. c. Anderson, 2014 SKCA 32, par. 3.

[12]    R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, par. 17-18.

[13]   R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, par. 34. Par ailleurs, dans l’arrêt R. c. Simpson (1993), 79 C.C.C. (3d) 482 (C.A.O.), on a indiqué qu’une information non vérifiée et de source inconnue ne peut suffire à justifier l’entrave à la liberté (504, a-b). Cela est conforme à la règle applicable en matière d’arrestation : R. c. Lewis (1998), 122 C.C.C. (3d) 481, par. 15-22 (C.A.O.); R. c. Bennett (1996), 108 C.C.C. (3d) 175 (C.A.Q.).

[14]    R. c. MacKenzie, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 41.

[15]    R. c. Chehil, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 47; R. c. MacKenzie, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 62-64.

[16]   R. c. Chehil, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 29-30, 69; R. c. MacKenzie, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 68-71.

[17]   R. c. Chehil, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 6, 26, 29, 46; R. c. MacKenzie, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 35,       41.

[18]   R. c. MacKenzie, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 72 (italique du j. Moldaver. Je souligne).

[19]   R. c. Chehil, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 25-26, 46, une approche qu’avait adoptée notre Cour notamment dans les arrêts R. c. Perreault, [1992] R.J.Q. 1848, 1851 (C.A.) et R. c. Jarvis, [1995] J.Q. no 858 (C.A.Q.).  

[20]    R. c. MacKenzie, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 84; R. c. Chehil, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 27

[21]   R. c. Chehil, [2013] 3 R.C.S. 220, 2013 CSC 49, par. 26, reprenant R. c. Kang-Brown, [2008] 1 R.C.S. 456, 2008 CSC 18, par. 75.

[22]   R. c. Chehil, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 42.

[23]   R. c. MacKenzie, [2013] 3 R.C.S. 250, par. 65.

[24]    R. c. Chehil, [2013] 3 R.C.S. 220, par. 28.

[25]    R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, par. 27.

[26]    Voir notamment R. c. Simard, 2010 QCCA 1240, par. 54-55.

[27]    R. c. Grant [2009] 2 R.C.S. 353, par. 41-43.

[28]    R. c. Nesbeth, 2008 ONCA 579.

[29]    R. c. Legault, 2000 CanLII 7082 (C.A.Q.).

[30]    R. c. Cotnoir, 2000 CanLII 7581 (C.A.Q.). Voir également l’arrêt  R. c. Anderson 2014 SKCA 32 où il était clair que le policier avait débuté une enquête de vérification au hasard, autorisée par la loi provinciale, avant que le véhicule ne tourne dans une entrée privée. Rien n’interdit au policier de terminer cette enquête de ce seul fait.

[31]    R. c. Dault, 2010 QCCA 5939.

[32]    Harvey c. R., 2008 QCCA 1101.

[33]    R. c. Bilodeau, 2004 CanLII 45922, par. 64 (C.A.Q.).

[34]    R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, par 35, repris dans R. c. MacDonald, [2014] 1 R.C.S. 37, par. 31.

[35]    R. c. Grant, [2009] 2 R.C.S. 353, par. 73.

[36]    R. c. Harrison, [2009] 2 R.C.S. 494, par. 25.

[37]    R. c. Grant, [2009] 2 R.C.S. 353, par. 75.

[38]    R. c. Simard, 2010 QCCA 1240.

[39]    R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, par. 59; R. c. Mann, [2004] 3 R.C.S. 59, par. 55.

[40]    R. c. Belnavis, [1997] 3 R.C.S. 341.

[41]    R. c. Mellenthin, [1992] 3 R.C.S. 615.

[42]    R. c. Harrison, [2009] 2 R.C.S. 494; R. c. Royer, 1998 CanLII 12772 (C.A.Q.).

[43]    R. c. Harrison, [2009] 2 R.C.S. 494, par. 22.

[44]    R. c. Heng, 2014 ABCA 325.

[45]    R. c. Harrison, [2009] 2 R.C.S. 494, par. 25.

[46]    R. c. Grant, [2009] 2 R.C.S. 353, par. 82.

[47]    R. c. Grant, [2009] 2 R.C.S. 353, par. 93-94, 98.

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