Décision

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Droit de la famille — 182097

2018 QCCA 1600

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-026509-166

(500-12-279211-050)

 

DATE :

24 septembre 2018

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

ROBERT M. MAINVILLE, J.C.A.

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

 

A

APPELANT / INTIMÉ INCIDENT - demandeur

c.

 

B

INTIMÉE / APPELANTE INCIDENTE - défenderesse

et

[COMPAGNIE A]

[COMPAGNIE B]

[COMPAGNIE C]

[COMPAGNIE D]

MISES EN CAUSE - mises en cause

 

 

ARRÊT

 

 

 

MISE EN GARDE

Comme aucune demande de modification n’a été présentée à la Cour, l’arrêt est sujet à l’ordonnance contenue au paragr. 786 du jugement de première instance :

 

RECONDUIT toutes les ordonnances présentement en vigueur concernant la confidentialité, la non-divulgation et la mise sous scellés de toutes les procédures, pièces, expertises, transcriptions de témoignages et autres documents versés au dossier de la présente instance jusqu’à ce qu’elles soient modifiées par un juge de cette Cour ou par un tribunal supérieur;


[1]           L’appelant et l’intimée, à titre d’appelante incidente, se pourvoient contre un jugement rendu le 18 novembre 2016 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Robert Mongeon), qui, statuant sur les mesures accessoires au divorce des parties, ordonne le partage égal du patrimoine familial, fixe sa valeur à [...] $, établit la part de chacune des parties à [...] $, accueille la demande de prestation compensatoire de l’intimée et fixe celle-ci à [...] de dollars avec les intérêts et l’indemnité additionnelle à partir du [...] 2005[1].

***

[2]           Les parties se rencontrent en [...]. Elles se fiancent en [...]. En [...], elles signent un contrat de mariage. Elles choisissent le régime de la séparation de biens. Le contrat prévoit que l’appelant assume toutes les dépenses de la famille, incluant les dépenses personnelles de l’intimée. Le [...], les parties se marient à Ville A.

[3]           En [...], l’appelant fonde avec un associé la société commerciale mise en cause, [la Compagnie A] (« [Compagnie A] »), une entreprise spécialisée dans [le domaine A]. En [...], l’appelant rachète les actions de son associé au prix de 470 000 $. Il est, depuis ce jour, le seul actionnaire de [la Compagnie A]. L’entreprise a connu un essor fulgurant. Sa valeur lors de la séparation des parties en [...] dépasse [...] de dollars.

[4]           En [...], suivant le conseil d'experts en fiscalité, l'appelant fait un gel successoral. Il cède la moitié des actions de [la Compagnie A] à une fiducie dont les bénéficiaires sont les [...] enfants des parties. L'intimée est la constituante et l'appelant est le fiduciaire. Ce transfert d'actions par procédure de roulement est exempt de conséquences fiscales. L’objectif est de minimiser l'impact fiscal du transfert des actions de [la Compagnie A] aux enfants des parties lors du décès de l'appelant. En [...], l’appelant procède à un second gel successoral pour la deuxième moitié des actions de [la Compagnie A] et ses actions dans [la Compagnie D] (« [Compagnie D] »), dont il sera question ci-après.

[5]           À l’époque du mariage, l’intimée est représentante [le domaine B]. À la fin de l’année [...], elle quitte son emploi pour donner naissance au [...] enfant du couple, né en [...], et au [...] enfant, né en [...]. De [...] à [...], elle demeure à la maison pour se consacrer au soin et à l’éducation des enfants. Elle retourne travailler à temps plein en [...] chez [la Compagnie E].

[6]           En [...], l’intimée quitte cet emploi pour relever de nouveaux défis. Les parties fondent la [la Compagnie D], une entreprise [dans le domaine C]. L’intimée possède 50 % des actions. L’autre moitié appartient à [la Compagnie C], une société de portefeuille de l’appelant. Ce dernier, par l’entremise de [la Compagnie A], finance la jeune société au moyen de prêts, sans intérêts ni modalités de remboursement, totalisant environ [...] de dollars. Ces prêts servent à soutenir les activités de l’entreprise et à éponger ses déficits pendant les dix premières années d’exploitation. De plus, l’appelant fournit gratuitement à [la Compagnie D] des locaux et des services administratifs complets.

[7]           L’intimée se consacre au développement de [la Compagnie D]. Après un lent départ, la réussite de l’entreprise est impressionnante. Sa valeur au [...] avoisine les [...] de dollars. De façon parallèle à ses propres occupations, l’intimée s’implique dans certaines activités de [la Compagnie A], à la demande de l’appelant.

[8]           L’intimée a conservé les revenus gagnés au fil des ans puisque l’appelant a respecté l’engagement pris dans le contrat de mariage et assumé absolument toutes les dépenses du couple et des enfants. Selon les chiffres retenus par le juge, l’intimée a gagné plus de [...] de dollars avant impôts, soit [...] $ de [...] à [...] et [...] $ de [...] à [...].

[9]           À compter de [...], la relation entre les parties se détériore. Elles se séparent en [...]. Après [...] ans de vie commune, les parties se trouvent à la tête d'actifs importants. À l’époque du procès, l'appelant vaut plus [...] de dollars et l'intimée, près de [...] de dollars.

***

[10]        Le divorce des parties a été prononcé en 2006 par un jugement du juge Gomery. Elles ont remis à plus tard le règlement des mesures accessoires. Près de dix ans ont été nécessaires pour mettre le dossier en état. Le procès a duré 53 jours.

[11]        Le jugement de première instance est détaillé et s’étend sur 156 pages. Le juge brosse à grands traits le contexte de l’affaire et l’histoire de la relation entre les parties[2]. Il établit la valeur de [la Compagnie A] et de l’actif sous le contrôle de l’appelant[3] ainsi que celle de [la Compagnie D] et des autres éléments de l’actif de l’intimée[4]. Il explique l’historique des procédures judiciaires et l’évolution de la théorie de la cause de l’intimée[5].

[12]        Son analyse des questions en litige se divise en quatre sections.

[13]        La section I est consacrée au partage du patrimoine familial[6]. Il établit la valeur de la résidence familiale à Ville B et celle du condominium de Ville C [au pays A]. Il attribue aux parties la propriété de certains biens. Au final, il fixe la valeur du patrimoine familial à [...] $ et condamne l’appelant à verser [...] $ à l’intimée avec les intérêts et l’indemnité additionnelle depuis le [...] 2005.

[14]        La section II traite de la demande de l’intimée en reconnaissance d’une société de fait[7]. Le juge examine les éléments suivants : (a) le contrat de mariage des parties; (b) l’absence de participation financière de l’intimée dans [la Compagnie A]; (c) la présence de l’intimée sur le marché du travail pendant la durée de leur vie commune; (d) l’absence de compte bancaire conjoint ; (e) les messages vocaux des parties ; (f) [la Compagnie D] et les autres entreprises dans lesquelles l’intimée a un intérêt; (g) l’implication de l’intimée dans [la Compagnie A]; et (h) d’autres faits soulevés par l’intimée. Au terme de son analyse, le juge conclut que les parties n’ont jamais voulu créer une société de fait ou une société en participation. Conséquemment, il rejette la demande de l’intimée.

[15]        La section III concerne la prestation compensatoire[8]. Le juge expose les principes juridiques applicables ainsi que la jurisprudence pertinente. Il étudie l’arrêt Kerr c. Baranow[9] de la Cour suprême. Il conclut que l’importation de la notion de « coentreprise familiale » et l’application de la méthode de la valeur accumulée ne sont pas opportunes pour déterminer les droits de conjoints mariés. Il s’attarde ensuite aux différents apports de l’intimée au sein de [la Compagnie A], soit ceux se rattachant : (a) à [la Compagnie F] ; (b) au [domaine C]; (c) aux communications, au marketing et à la publicité; (d) à l’enquête du FBI; (e) aux [produits A]; (f) à son rôle de conseillère stratégique auprès de l’appelant; et (g) à son rôle auprès du personnel-cadre et des employés de [la Compagnie A]. Selon le juge, il y a eu un apport de la part de l’intimée certes, mais l’enrichissement corrélatif de l’appelant demeure plus marginal que ce qu’elle prétend. Comme il y a tout de même un apport de l’intimée dans [la Compagnie A], en plus de son rôle important dans la conduite du ménage, le soin et l’éducation des enfants, apport qui n’a pas été autrement spécifiquement compensé, même par ce qu’elle a reçu dans [la Compagnie D], le juge conclut au droit de l’intimée à une prestation compensatoire. Pour en établir le montant, il attribue une valeur annuelle aux services rendus en utilisant comme mesure le salaire annuel des hauts dirigeants de [la Compagnie A], soit [...] $, et ce, pour la durée de la vie commune des parties, soit [...] ans. Conséquemment, il condamne l’appelant à verser à l’intimée une prestation compensatoire de [...] de dollars, avec les intérêts et l’indemnité additionnelle depuis le [...] 2005.

[16]        La section IV a trait à la demande de somme globale alimentaire formulée par l’intimée[10]. Le juge la rejette parce que celle-ci n’a pas établi qu’elle avait des besoins alimentaires supérieurs à ses moyens financiers.

[17]        Dans ses conclusions[11], le juge traite des frais de justice qu’il sépare également, sauf pour certains frais d’expertise.

[18]        L’appel et l’appel incident ne concernent que la prestation compensatoire.

1-    L’appel principal

[19]        L’appelant demande à la Cour de rejeter la demande de prestation compensatoire de l’intimée. De façon subsidiaire, il prie la Cour d’en diminuer le montant. Enfin, il veut que la Cour fixe le point de départ des intérêts et de l’indemnité additionnelle à la date du jugement (18 novembre 2016) ou à celle de l’avis de jugement (16 décembre 2016) plutôt qu’à la date d’introduction de l’instance ([...] 2005). La question du point de départ du calcul des intérêts sera traitée à la section 3 du présent arrêt.

[20]        Le premier moyen de l’appelant concerne le droit même de l’intimée à une prestation compensatoire. Selon lui, celle-ci ne s’est pas appauvrie durant le mariage, d’une part, et il ne s’est pas enrichi en raison de son apport dans [la Compagnie A], d’autre part.

[21]        Le deuxième moyen de l’appelant a trait au quantum de la prestation compensatoire accordée à l’intimée. Il fait deux griefs au juge de première instance : (1) le juge commet une erreur en utilisant le salaire des hauts dirigeants de [la Compagnie A] pour chiffrer le montant de la prestation compensatoire; et (2) il omet de prendre en compte les sommes que l’appelant a versées à l’intimée au cours du mariage, notamment l’investissement dans [la Compagnie D].

[22]        La Cour suprême s’est penchée sur la prestation compensatoire dans les arrêts Lacroix c. Valois[12], M. (M.E.) c. L. (P.)[13] et P. (S.) c. R. (M.)[14]. Pour obtenir une prestation compensatoire, un époux doit établir les six éléments suivants :

(1)  l’apport, quelles qu’en soient la nature et la forme;

(2)  l’enrichissement;

(3)  le lien causal, qui doit être « adéquat », mais n’a pas à être rigoureux;

(4)  la proportion dans laquelle l’apport a permis l’enrichissement;

(5)  l’appauvrissement concomitant de celui/celle qui a fourni l’apport;

(6)  l’absence de justification à l’enrichissement.[15]

[23]        Comme la jurisprudence l’enseigne, la prestation compensatoire est une mesure de justice et d’équité qui repose sur les principes de l’enrichissement injustifié[16]. Conséquemment, la méthode suivie pour évaluer les éléments nécessaires à une prestation compensatoire doit être globale, souple et généreuse[17].

Le droit de l’intimée à une prestation compensatoire

[24]        L’appelant plaide que la prestation compensatoire n’est pas une institution qui s’applique à un couple comme celui qu’il formait avec l’intimée. Celle-ci a toujours travaillé, le mariage ne l’a pas empêchée de mener une carrière fructueuse et d’amasser une fortune considérable. La démonstration de l’appauvrissement de l’intimée serait absente.

[25]        L’approche proposée par l’appelant est réductrice et doit être écartée. Elle cherche à limiter la prestation compensatoire à l’épouse qui n’a pas développé ou poursuivi une carrière en raison du mariage et qui s’en trouve démunie financièrement. La loi s’applique à tous de la même façon, faut-il le rappeler, qu’ils soient riches ou pauvres. C’est en fonction de l’établissement des critères de l’article 427 C.c.Q., appréciés de façon globale, souple et généreuse, qu’il faut décider de l’octroi d’une prestation compensatoire.

[26]        C’est le seul exercice qui permet de déterminer si une prestation compensatoire doit être octroyée ou non. Ici, le juge reconnaît l’apport de l’intimée dans [la Compagnie A][18]. Il convient que cet apport a certainement procuré un « côté positif à l’entreprise» et que la difficulté réside dans l’évaluation de cet apport[19]. Il souligne également, au chapitre d’un apport de nature différente, la présence de l’intimée auprès de l’appelant pour les besoins de son entreprise, lorsqu’il en avait besoin, son rôle combiné de mère et d’épouse, de confidente et de conseillère. L’appelant ne démontre pas d’erreur dans ces conclusions de fait du juge.

[27]        Contrairement à ce que plaide l’appelant, l’implication de l’intimée dans différentes activités de [la Compagnie A] est réelle et il en est résulté un enrichissement en faveur de l’appelant, même si celui-ci est difficile à quantifier avec précision. L’argument de l’appelant selon lequel le succès de [la Compagnie A] est dû exclusivement à son travail acharné et à celui des employés de l’entreprise ne colle pas à la réalité vécue par les parties et il n’a pas été retenu. À cet égard, le juge conclut que l’intimée, à la demande de l’appelant, a rendu des services à [la Compagnie A], services pour lesquels elle n’a pas été rémunérée, ce qui lui fait écrire qu’« [i]l y a donc gain d’un côté et perte de l’autre »[20]. La jurisprudence qualifie cette situation d’enrichissement et d’appauvrissement négatif, c’est-à-dire une perte évitée par le fait de l’apport pour celui qui en est le bénéficiaire et une privation de gain pour l’auteur de l’apport[21]. C’est vrai que le juge, un peu plus loin, mentionne qu’il est « difficile de parler d’appauvrissement pour Madame et plus facile d’y voir un considérable enrichissement »[22], mais on comprend de ses motifs qu’il a alors à l’esprit le concept d’enrichissement et d’appauvrissement positif. Le seul fait que l’intimée ne sort pas « appauvrie » positivement du mariage ne veut pas dire pas qu’elle ne s’est pas appauvrie négativement.

[28]        Il faut conclure, en raison des déterminations de fait du juge, à l’égard desquelles l’appelant ne démontre pas d’erreur révisable, qu’il y a eu apport économique et domestique de la part de l’intimée et que cet apport a contribué à l’enrichissement de l’appelant et à l’appauvrissement concomitant de l’intimée.  

[29]        Le premier moyen de l’appelant est rejeté.

Le quantum de la prestation compensatoire

[30]        L’appelant fait aussi valoir que, si une prestation compensatoire était due à l’intimée, elle a été généreusement compensée par les contributions faites par [la Compagnie A] dans [la Compagnie D]. Ce moyen est mal fondé pour deux raisons.

[31]        Premièrement, le marché intervenu entre les parties lors de la fondation de [la Compagnie D] empêche la contribution de [la Compagnie A] de se qualifier comme un appauvrissement de l’appelant et une absence de justification, deux éléments essentiels à l’analyse de la situation concrète des parties[23]. Après [...] ans de mariage, les parties se sont associées dans une affaire et sont devenues actionnaires paritaires. L’appelant, par le truchement de [la Compagnie A], a contribué financièrement aux activités de [la Compagnie D] en consentant des prêts sans intérêts ni modalités de remboursement et en procurant des services administratifs gratuits. L’intimée, pour sa part, a fourni son travail. Les parties bénéficient maintenant des fruits de leur investissement respectif. L’appelant peut récupérer son investissement, d’une part, et celui-ci a été des plus profitables, d’autre part. Il ne s’est donc pas appauvri en raison de son investissement et celui-ci reposait sur une justification, soit la perspective de profits.

[32]        Deuxièmement, le juge estime que, même en tenant compte des prêts sans intérêts faits à [la Compagnie D] par [la Compagnie A], l’intimée a droit à une compensation additionnelle[24].

[33]        Le dernier argument de l’appelant concerne le quantum de la prestation compensatoire accordée et la méthode utilisée par le juge pour la fixer. Le juge utilise à titre de barème le salaire des hauts dirigeants de [la Compagnie A] qu’il multiplie par le nombre d’années pendant lesquelles les parties ont vécu ensemble ([...] $ x [...] = [...] $). Cette méthode est inappropriée dans les circonstances où l’apport de l’intimée est fluide, diffus et difficile à chiffrer. Tout est question de contexte. Ici, la comparaison avec les plus hauts salariés de [la Compagnie A] n’est pas adaptée à la situation de l’intimée. Les dirigeants travaillent à temps plein pour [la Compagnie A] alors que l’intimée a fourni à l’entreprise des services de façon sporadique. Le chiffre retenu correspond aux salaires payés à l’époque du procès et le juge l’applique de façon rétroactive au début du mariage où des salaires d’une telle envergure n’étaient pas versés. Enfin, il tient compte d’un revenu brut. Il demeure cependant que, malgré la méthode utilisée, le résultat auquel le juge parvient n’est pas déraisonnable au regard de tous les éléments qu’il devait soupeser et de l’ensemble des circonstances.

[34]        Le contexte matrimonial est particulier en ce que, règle générale, les époux ne tiennent pas de comptes précis dans le cours normal de leur relation amoureuse. Elles se rendent des services mutuels, d’ordre domestique ou financier, sans compter leurs efforts ni leurs contributions. Le mariage n’est pas une entreprise financière où une comptabilité serrée est tenue. À la fin de la relation maritale, certains éléments tangibles peuvent être plus facilement retracés lorsque les contributions ont été faites en numéraire, par exemple. Ce n’est pas nécessairement le cas pour certains services - pour lesquels une valeur numéraire précise ne peut être associée - rendus durant le cours d’un mariage, que ce soit ceux nécessaires au maintien du domicile, au soin et à l’éducation des enfants ou encore ceux reliés à un travail exécuté par un conjoint, sans rémunération, dans l’entreprise de l’autre conjoint.

[35]        La tâche d’un juge d’instance est délicate. Il doit analyser tous les éléments pertinents pour décider, à la fin de l’exercice, s’il est nécessaire de redresser une iniquité[25]. Le montant de la prestation compensatoire est difficile à quantifier quand l’apport est indirect puisqu’il n’est pas possible de déterminer l’enrichissement découlant de l’apport. La Cour suprême qualifie le processus de fixation de la prestation compensatoire de « hautement empirique »[26]. Pour cette raison, elle invite les cours d’appel à faire preuve de déférence à l’endroit d’une décision en matière de prestation compensatoire :

Un tribunal d’appel doit, en contrôlant la décision du juge de première instance, avoir beaucoup de déférence pour le pouvoir discrétionnaire du juge de première instance et examiner ce qui pourrait représenter une fourchette raisonnable pour une prestation compensatoire, sans oublier que tout tribunal saisi de cette question doit aborder l’évaluation de manière souple et libérale et tenir compte de la situation globale des parties.[27]

[36]        En l’espèce, l’appelant ne démontre pas d’erreur de la part du juge de première instance. Celui-ci tient compte de tous les facteurs et les évalue, comme il se doit, de façon globale, souple et libérale. La nature de l’apport de l’intimée est prise en compte. Celle-ci a épaulé son conjoint dans l’exploitation de [la Compagnie A], dans plusieurs secteurs d’activité sensibles, en rendant les services décrits en détail par le juge, en agissant comme conseillère de l’appelant et confidente de ce dernier. Elle a joué un rôle-clé dans tous les aspects reliés au maintien du domicile. Par exemple, elle s’est occupée des rénovations du domicile, un chantier qui a duré [...] où l’appelant ne s’est jamais présenté. Elle s’est chargée du soin et de l’éducation des enfants : repas, réunions de parents à l’école, transport aux arénas, à la station de ski, visites médicales, fêtes d’enfants, etc. L’appelant, de fait, était souvent absent pour vaquer à ses affaires. L’apport en services de l’intimée a été constant. Il s’est poursuivi sur une longue période. Il était essentiel au maintien du domicile et au soin des enfants. Il a été important dans certains dossiers sensibles pour [la Compagnie A], comme le juge l’écrit. Les services ont été rendus à [la Compagnie A] à la demande et à la satisfaction de l’appelant pour qui l’intimée était source de motivation. Par son implication dans tous les aspects de la vie de l’appelant, l’intimée a procuré à ce dernier une liberté d’action telle qu’il a pu s’investir pleinement dans [la Compagnie A] et devenir milliardaire. Il serait inéquitable que l’intimée ne reçoive pas un montant substantiel pour compenser son apport à la fortune de l’appelant. Dans ce contexte, le juge ne commet pas d’erreur révisable en lui octroyant [...] de dollars.

2-    L’appel incident

[37]        Comme le note le juge de première instance, « les procédures de Madame ont cheminé au gré des diverses théories de la cause qui lui ont été proposées »[28]. Il en est de même en appel. Bien que l’intimée ne porte pas en appel la décision du juge de première instance rejetant ses prétentions quant à l’existence d’une société de fait depuis le premier jour du mariage, elle se fonde sur la prestation compensatoire afin d’en obtenir l’équivalent.

[38]        C’est ainsi que l’intimée se porte appelante reconventionnelle afin d’obtenir les condamnations suivantes contre l’appelant :

(a)  [...] de dollars à titre de prestation compensatoire, avec intérêts et l’indemnité additionnelle depuis le [...] 2005;

(b)  [...] de dollars à titre de prestation compensatoire additionnelle, à être versée au moyen de la cession des actions de [la Compagnie C] dans [la Compagnie D];

(c)  [...] $ à titre de prestation compensatoire additionnelle, à être versée par la cession des créances de [la Compagnie B] dans [la Compagnie D].

Soit, au total, plus de [...] de dollars, sans compter les intérêts considérables réclamés.

[39]        L’intimée souhaite, par le biais de diverses prestations compensatoires, obtenir 100 % des actions de [la Compagnie D] et la cession des prêts consentis à cette dernière par les sociétés de l’appelant, de même qu’un pourcentage substantiel de la valeur de [la Compagnie A], soit environ 25 %[29]. Afin de parvenir à ces fins, elle soutient que le juge de première instance a commis plusieurs erreurs. Il aurait notamment :

(a)  analysé les patrimoines des parties de façon asymétrique en considérant la valeur du patrimoine de l’appelant en date de la séparation des parties ([...]) et celle de l’intimée en date de son jugement (2016) aux fins d’évaluer le montant de la prestation compensatoire;

(b)  considéré que la valeur de l’actif de l’intimée dans [la Compagnie D] était une compensation reçue de l’appelant;

(c)  écarté sans droit et a priori la méthode de la valeur accumulée aux fins d’établir le montant de la prestation compensatoire;

(d)  adopté une approche rigide, fragmentaire et conservatrice à chacune des étapes de l’analyse des critères de la prestation compensatoire, menant ainsi à une compensation insuffisante en écartant des apports déterminants ou en les considérant de façon fragmentaire et réductrice;

(e)  erré en accordant une prestation compensatoire sous forme de compensation pécuniaire plutôt que sous la forme du transfert des éléments d’actif détenus dans [la Compagnie D] par l’appelant ou ses sociétés.

L’analyse asymétrique

[40]        Le juge considère la valeur de l’actif sous le contrôle de l’appelant à diverses dates depuis la séparation des parties pour conclure que ce dernier est milliardaire à tout moment pertinent[30]. Quant à l’actif de l’intimée, il fait l’objet d’une très longue analyse du juge s’appuyant sur des expertises comptables détaillées permettant de l’évaluer à environ [...] de dollars. Le juge termine ainsi son analyse des valeurs respectives des parties :

[251]    En conclusion et aux fins de disposer des différentes questions en litige, nous avons maintenant une idée beaucoup plus précise des avoirs et des actifs de chacune des parties. Tel qu’indiqué ci-haut, Monsieur a des actifs de plus [...] de dollars et dispose de revenus qui n’ont de limite que ses propres désirs. Madame peut aujourd’hui jouir d’actifs pouvant atteindre [...] $ plus la valeur de ses autres biens (hors [la Compagnie D]) et peut compter sur des revenus qui dépassent [...] $CAN annuellement.

[…]

[255]    En conclusion, le Tribunal retient, pour les fins du présent dossier, que les actifs sous le contrôle de Monsieur sont de l’ordre de plus [...] de dollars canadiens et ceux de Madame gravitent autour de [...] $CAN.

[256]    Tout l’exercice cherchant à déterminer la valeur des actifs des parties ainsi que leurs revenus respectifs ne visait pas à déterminer des chiffres mathématiquement précis mais des ordres de grandeur permettant au Tribunal de bien évaluer les positions financières globales des parties.

[Soulignement et caractères gras ajoutés]

[41]        S’il est vrai que le juge indique à l'occasion dans son jugement de 156 pages que la valeur de près de [...] de dollars de l’actif de l’intimée date de [...][31], l’erreur n’est pas déterminante. Il est évident, à la lecture de l’ensemble du jugement, que le juge utilise les valeurs les plus récentes des éléments d’actif des parties afin de tenir compte (a) du fait que l’investissement important de l’appelant dans [la Compagnie D] sous forme de prêts sans intérêts a contribué à bâtir la fortune de l’intimée et (b) pour répondre à l’argument de l’appelant voulant que ces prêts sans intérêts constituent une fin de non-recevoir à toute réclamation de l’intimée sous forme de prestation compensatoire.

[42]        Fondamentalement, le reproche fait par l’intimée ne porte pas sur une prétendue évaluation asymétrique de son actif par rapport à celui de l’appelant, mais plutôt sur le fait que le juge a considéré l’accroissement de l’actif de l’intimée dans [la Compagnie D] survenu après l’échec du mariage, mais résultant des contributions de l’appelant dans cette société avant l’échec mariage.

[43]        Cela étant, le juge n’analyse pas de façon asymétrique l’actif respectif des parties, mais en brosse plutôt un portrait global lors de l’échec du mariage et jusqu’au moment du jugement. Un portrait global de la situation de l’intimée s’avérait nécessairement pertinent pour juger de l’appauvrissement de l’intimée (une condition essentielle à la prestation compensatoire), surtout dans le contexte où l’appelant soutenait que tout appauvrissement qu’elle aurait pu subir avait été largement compensé par les contributions financières importantes faites par lui dans [la Compagnie D] avant l’échec du mariage.

[44]        Dans un tel contexte, il était tout à fait approprié pour le juge d’établir la valeur de l’actif des deux parties en tenant compte de leurs variations pour l’ensemble de la période s’étalant de l’échec du mariage jusqu’au jugement, d’autant plus que dans le cas de [la Compagnie D], l’ensemble des expertises comptables produites au dossier visaient justement à établir cette valeur à plusieurs dates postérieures à l’échec du mariage. C’est d’ailleurs l’intimée qui a cherché à extrapoler la valeur de l’actif sous le contrôle de l’appelant à des dates postérieures à [...] afin de quantifier ses réclamations portant sur une société de fait et une prestation compensatoire.

[45]        Le juge ne retient pas finalement la valeur de l’actif de l’intimée comme un obstacle au droit de l’intimée à une prestation compensatoire ni pour la quantifier, ce qui rend peu pertinente la question de la valeur de l’actif de l’intimée dans cette société, peu importe la date choisie pour l’évaluer.

La valeur de [la Compagnie D] aurait servi de compensation

[46]        La prétention de l’intimée voulant que le juge ait considéré la valeur de [la Compagnie D] comme une compensation reçue par cette dernière de l’appelant ne peut être retenue.

[47]        L’intimée se réfère aux paragraphes [702] et [716] du jugement de première instance, qu’elle cite hors contexte :

[702]    Formulée autrement, la question devient la suivante : Quelle peut être la "part proportionnelle" de la contribution de Madame à l'accumulation de richesse de Monsieur alors qu'en cours du mariage Monsieur a déjà contribué à la réalisation d'une entreprise ([la Compagnie D]) dont Madame est déjà actionnaire à 50% et d'où elle retire une richesse personnelle frisant les [...]?

[…]

[716]    A-t-elle à elle seule fait en sorte de mériter qu'on lui attribue une prestation compensatoire de 42% de la valeur de [la Compagnie A]? La réponse est, certes, non. A-t-elle droit à une compensation additionnelle au-delà de ce qu'elle a déjà reçu par le biais de [la Compagnie D]? La réponse est oui.

[48]        Or, le juge de première instance reconnaît le travail acharné de l’intimée au sein de [la Compagnie D][32]. Cependant, il ne peut non plus ignorer l’apport déterminant de l’appelant dans  cette société, vu que la preuve révèle que c’est à la suggestion de l’appelant que l’intimée s’est lancée dans le domaine C, qu’il a investi plus de [...] de dollars dans cette aventure au moyen de prêts sans intérêts et sans échéances fixes, plaçant ainsi l’intimée à l’abri de tout risque financier dans [la Compagnie D], tout en fournissant sans frais un soutien technique et administratif important à cette société[33].

[49]        Ainsi, lorsque le juge utilise l’expression « compensation additionnelle au-delà de ce qu’elle a déjà reçu par le biais de [la Compagnie D] », il s’agit simplement d’une reconnaissance d’un fait incontestable, soit la contribution financière importante de l’appelant à [la Compagnie D] et son soutien indéfectible qui a permis à l’intimée de bâtir sa fortune personnelle considérable. La prétention de l’intimée voulant que le juge ait considéré l’actif de [la Compagnie D] comme une prestation compensatoire est tout simplement intenable lorsqu’on lit les motifs du juge dans le contexte global du jugement.

[50]        C’est l’appelant qui soutient que la valeur de [la Compagnie D] fait obstacle à l’octroi d’une prestation compensatoire. Loin de retenir cette prétention, le juge reconnaît plutôt le droit de l’intimée à une prestation compensatoire malgré la grande richesse qu’elle a pu accumuler dans [la Compagnie D]. La valeur de l’actif de l’intimée dans [la Compagnie D] n’a donc pas servi à écarter la prestation compensatoire ni à en diminuer le montant, la méthode utilisée par le juge pour l'établir étant étrangère à [la Compagnie D].

La méthode de la valeur accumulée

[51]        L’intimée reproche aussi au juge de première instance d’avoir calculé la prestation compensatoire selon la méthode dite de la « valeur reçue » et d’avoir ainsi écarté la méthode dite de la « valeur accumulée », laquelle consiste à évaluer la prestation compensatoire en calculant la part de l’enrichissement qui est proportionnel aux contributions du conjoint demandeur, c’est-à-dire un pourcentage ou une fraction de l’enrichissement proportionnel à l’apport.

[52]        Il est vrai que le juge énonce des réserves quant à l’application de la méthode dite de la « valeur accumulée » entre conjoints liés par un contrat de mariage[34]. Cela étant, le juge écarte cette méthode en s’appuyant principalement sur les faits propres au dossier. Ces faits démontrent que l’apport de l’intimée dans [la Compagnie A] ne justifie nullement qu’elle puisse s’appuyer sur une coentreprise ou bénéficier de la méthode de la « valeur accumulée »[35]. C’est d’ailleurs à la suite d’une longue analyse de la preuve portant sur l’apport de l’intimée à [la Compagnie A][36] que le juge conclut que l’application de la méthode dite de la « valeur accumulée » est « totalement inappropriée »[37] dans ce cas-ci considérant, tout compte fait, l’apport très relatif de l’intimée au succès global à de cette entreprise.

[53]        Ainsi, que la méthode dite de la « valeur accumulée » pour le calcul de la prestation compensatoire puisse ou non s’appliquer entre conjoints liés par un contrat de mariage - une question qu’il n’est pas nécessaire de décider aux fins du présent appel - les conclusions de fait du juge de première instance ne permettent pas de conclure que cette méthode est appropriée dans ce dossier. En d’autres mots, même si l’on concluait que cette méthode peut s’appliquer entre conjoints liés par un contrat de mariage si les circonstances s’y prêtent, les critères requis pour qu’elle trouve application ne sont tout simplement pas satisfaits dans ce cas-ci, vu les conclusions de fait du juge de première instance quant à l’apport de l’intimée.

L’adoption d’une approche rigide, fragmentaire et conservatrice

[54]        Tous conviennent que l’analyse des éléments factuels aux fins d’établir une prestation compensatoire requiert une souplesse particulière et une évaluation globale affranchie de calculs faits au dollar près[38]. L’intimée reproche au juge de ne pas avoir adopté une telle approche. Or, il n’en est rien.

[55]        L’intimée soutient en premier lieu que le juge aurait écarté l’apport substantiel de cette dernière dans [la Compagnie D]. Au contraire, le juge reconnaît l’apport substantiel de cette dernière à [la Compagnie D][39], ce qui lui a d’ailleurs permis de se bâtir ainsi une imposante fortune personnelle. S’il est vrai, comme le soutient l’intimée, que son apport dans [la Compagnie D] enrichit aussi l’autre actionnaire, il ne faut pas perdre de vue que pendant que l’intimée profite largement de [la Compagnie D] depuis [...] au moyen de rémunérations directes et indirectes (salaires, commissions, allocations de dépenses, une résidence, etc.), presque tous les bénéfices de cette entreprise ont été accumulés dans celle-ci sans que l’autre actionnaire puisse jouir de dividendes[40]. De plus, depuis le gel successoral de [...] de l’appelant, ce sont les enfants des parties qui sont ultimement les bénéficiaires de la valeur de ces actions et non pas l’appelant.

[56]        L’intimée reproche aussi au juge d’avoir écarté ses apports domestiques. Au contraire, le juge retient explicitement ces apports, notant d’ailleurs à son jugement que la présence de l’intimée aux côtés de l’appelant et son rôle combiné de mère, d’épouse, de confidente et de conseillère « mérite[nt] qu’on évalue cet élément de manière large et généreuse » aux fins de la prestation compensatoire[41].

[57]        L’intimée ajoute que le juge aurait analysé de façon fragmentaire ses apports à [la Compagnie A] et omis de les considérer de façon globale, ce qui l’aurait mené à les évaluer de façon inadéquate et ainsi réduire injustement la valeur de la prestation compensatoire à la somme de [...] de dollars. Or, l’essentiel de la position de l’intimée se résume à plaider à nouveau la portée de ses apports dans [la Compagnie A] en tentant de refaire le procès, ce qui n’est pas le rôle d’une cour d’appel.

[58]        Il est d’ailleurs manifeste, à la lecture du jugement dans son ensemble, que le juge considère tous les apports de l’intimée dans [la Compagnie A], tant individuellement que globalement. Il retient que ces apports ont été sporadiques et, dans certains cas, rémunérés. Malgré ces conclusions de fait, appliquant ensuite une approche globale, large et généreuse, le juge conclut qu’une importante prestation compensatoire doit tout de même être versée à l’intimée. Nous sommes donc très loin d’une approche fragmentaire et mesquine.

[59]        Finalement, l’intimée soutient que la prestation compensatoire établie par le juge est manifestement erronée, inéquitable et déraisonnable. Elle s’insurge contre le fait que l’appelant sort du mariage avec la totalité de la valeur de [la Compagnie A] et la moitié de celle de [la Compagnie D], tandis qu’elle ne bénéficie que de l’autre moitié de [la Compagnie D] et de [...] de dollars de prestation compensatoire. Il s’agit d’une injustice selon elle.

[60]        L’argument de l’intimée tient à la reconnaissance d’une société de fait ou d’une coentreprise entre elle-même et l’appelant, argument que le juge rejette et qui ne fait pas l’objet de l’appel.

[61]        Il faut aussi noter que l’injustice invoquée est bien relative puisque l’intimée sort, en fin de compte, immensément riche du mariage tout en bénéficiant d’une prestation compensatoire de [...] de dollars. Le véritable reproche de l’intimée n’est pas qu’elle souffre financièrement des effets du mariage, mais plutôt que l’appelant est plus riche qu’elle. Pourtant, la prestation compensatoire ne vise pas à redistribuer la richesse des conjoints entre eux, mais plutôt à compenser l’apport d’un conjoint à l’enrichissement du patrimoine de l’autre[42]. C’est précisément ce que le juge de première instance s’efforce de faire dans la partie de son jugement portant sur la prestation compensatoire.

La prestation sous forme de transfert d’éléments d’actif

[62]        Finalement, l’intimée prétend que le juge a erré en n’accordant pas une prestation sous la forme de transfert d’éléments d’actif (actions et créances) détenus dans [la Compagnie D] par l’appelant ou ses sociétés.

[63]        Encore ici, ce moyen équivaut à contester le quantum de la prestation compensatoire. En effet, les actions réclamées par l’intimée dans [la Compagnie D] valent minimalement [...] de dollars. Or, il n’y a aucune commune mesure entre le quantum de la prestation compensatoire déterminée par le juge et cette demande de transfert. Comme le note avec justesse le juge de première instance, « compte tenu des montants accordés, il n’y a pas lieu d’intervenir dans les structures de l’actionnariat de [la Compagnie D] ni dans l’effacement total ou partiel d’un élément de son actif »[43].

[64]        Il faut ajouter que les actions dans [la Compagnie D] que l’intimée cherche à faire céder à son profit bénéficient principalement aux enfants des parties, vu les diverses fiducies établies dans le cadre du gel successoral fait par l’appelant. Le juge conclut de la preuve que ce gel successoral pourrait être défait par l’appelant sans conséquences fiscales, « sauf, évidemment, le coût fiscal exorbitant applicable à ces actions lors d’une éventuelle disposition, volontaire lors d’une cession à un tiers, ou présumée lors du décès de Monsieur »[44]. Ainsi, ultimement, ce sont les enfants des parties qui subiraient les inconvénients financiers de la demande de l’intimée visant la propriété des actions de [la Compagnie D].

[65]        En conclusion, il y a lieu de rejeter l’appel incident.

3-    Les intérêts et l’indemnité additionnelle

[66]        L’appelant soutient que le juge de première instance a erré en droit en accordant à l’intimée les intérêts et l’indemnité additionnelle sur la prestation compensatoire depuis l’introduction de l’instance le [...] 2005. Il s’appuie sur la jurisprudence de la Cour selon laquelle la prestation compensatoire porte intérêt depuis le jugement[45].

[67]        De son côté, l’intimée invoque la large discrétion du juge de première instance dans la détermination du point de départ du calcul des intérêts et de l’indemnité additionnelle. Elle fait remarquer que la jurisprudence de la Cour permet de les accorder depuis l’introduction de l’instance, particulièrement lorsque l’enrichissement est évalué à cette date[46].

[68]        Qu’en est-il exactement?

[69]        Ce sont les articles 1618 et 1619 C.c.Q. qui traitent des intérêts et de l’indemnité additionnelle :

1618. Les dommages-intérêts autres que ceux résultant du retard dans l’exécution d’une obligation de payer une somme d’argent portent intérêt au taux convenu entre les parties ou, à défaut, au taux légal, depuis la demeure ou depuis toute autre date postérieure que le tribunal estime appropriée, eu égard à la nature du préjudice et aux circonstances.

1618. Damages other than those resulting from delay in the performance of an obligation to pay a sum of money bear interest at the rate agreed by the parties, or, in the absence of agreement, at the legal rate, from the date of default or from any other later date which the court considers appropriate, having regard to the nature of the injury and the circumstances.

 

1619. Il peut être ajouté aux dommages-intérêts accordés à quelque titre que ce soit, une indemnité fixée en appliquant à leur montant, à compter de l’une ou l’autre des dates servant à calculer les intérêts qu’ils portent, un pourcentage égal à l’excédent du taux d’intérêt fixé pour les créances de l’État en application de l’article 28 de la Loi sur l’administration fiscale (chapitre A-6.002) sur le taux d’intérêt convenu entre les parties ou, à défaut, sur le taux légal.

 

1619. An indemnity may be added to the amount of damages awarded for any reason, which is fixed by applying to the amount of the damages, from either of the dates used in computing the interest on them, a percentage equal to the excess of the rate of interest fixed for claims of the State under section 28 of the Tax Administration Act (chapter A-6.002) over the rate of interest agreed by the parties or, in the absence of agreement, over the legal rate.

 

[70]        Ces règles s’appliquent en matière familiale et, comme la Cour l’a déjà dit, on ne peut les mettre de côté « sans raison valide »[47].

[71]        Le courant jurisprudentiel auquel se réfère l’appelant a pour origine un arrêt de la Cour rendu en 1990[48]. Dans cet arrêt, le juge Baudouin se penche sur la question de savoir à quel moment précis naît la créance de la prestation compensatoire. Il considère, entre autres éléments, qu’elle « ne représente ni un droit actuel ni même un droit futur dont l’exigibilité est assurée du fait même du mariage » et en vient à la conclusion qu’elle « est créée par le jugement qui en détermine l’existence et en fixe le montant ». De là les arrêts de la Cour selon lesquels la prestation compensatoire ne prend naissance qu’à la date du jugement et ne peut porter intérêt avant cette date[49].

[72]        Ce principe comporte cependant une atténuation qui découle du pouvoir « remédiateur » et discrétionnaire du juge de première instance :

Cette position de principe comporte cependant une atténuation dont on retrouve trace dans Droit de la famille - 441 et à l’opinion minoritaire du regretté Juge Jacques dans Droit de la famille - 950. Investi d’une large faculté d’appréciation des faits et d’un pouvoir discrétionnaire remédiateur, le juge du fond pourrait accorder les intérêts et l’indemnité, comme complément de prestation, lorsque les circonstances le justifient. Un exemple de situation autorisant l’octroi des intérêts et de l’indemnité depuis l’assignation, ce serait lorsque le débiteur de la prestation a joui des intérêts pendant l’instance ou a tiré profit d’un bien immobilier qui lui a rapporté des fruits.[50]

[Caractères gras ajoutés; renvois omis]

[73]        Au surplus, dans l’arrêt Droit de la famille - 2529, le juge Chamberland note que, selon l’arrêt Lacroix c. Valois, l’évaluation de l’enrichissement doit normalement s’effectuer à la date de la demande en justice. En ce cas, il est d’avis que le créancier a droit aux intérêts et à l’indemnité additionnelle depuis cette date :

De deux choses l'une; ou bien la Cour évalue l'enrichissement en fonction de la valeur des actifs dont les parties disposaient au moment de la demande en justice et accorde au créancier les intérêts appropriés pour tenir compte du temps écoulé depuis ou bien la Cour tient compte du passage du temps en évaluant l'enrichissement en fonction de la valeur des actifs à la date du procès, sans accorder d'intérêts pour le passé.  Les deux approches sont valables dans un cas où, comme en l'espèce, les patrimoines se sont appréciés avec le temps; le juge du procès n'a donc pas commis d'erreur en évaluant l'avoir net des parties «à la date de la fin du procès», fin avril 1994.[51]

[74]        Il ajoute que cette question relève avant tout de l’équité et dépend des circonstances de chaque cas :

Le droit à la prestation compensatoire, créé par la loi et introduit au Code civil le 1er décembre 1982, relève de l'équité.  La détermination de l'existence et de la valeur de l'enrichissement dépend des circonstances de chaque espèce. Parfois, comme ici, il s'écoule un long délai entre la rupture et la demande de divorce ou entre la demande en justice et le procès; le juge doit traiter les parties avec équité. […][52]

[75]        En l’espèce, le juge de première instance, on l’a vu, adopte une approche plus globale. Il évalue l’actif sous le contrôle de l’appelant à différentes dates pour conclure que sa valeur atteint et même dépasse le milliard de dollars à toutes les dates pertinentes[53]. Il tient compte aussi des variations de la valeur de l’actif de l’intimée pendant toute la période allant de l’échec du mariage jusqu’au procès. Néanmoins, ses motifs démontrent qu’il a voulu tenir compte du temps écoulé depuis la date de la demande en justice.

[76]        Par exemple, au chapitre de la somme globale, le juge considère que l’intimée recevra « une indemnité de plus de [...] résultant du présent jugement »[54]. Plus loin, il accorde le montant de la prestation compensatoire « avec date de prise d’effet au [...], à laquelle s’ajouteront les intérêts légaux et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q. »[55]. C’est donc qu’il entendait faire bénéficier l’intimée de la plus-value sur son apport à [la Compagnie A]. Cela respecte le principe fondamental de l’équité et il n’y pas lieu d’intervenir dans l’exercice de la discrétion du juge, sauf pour fixer le point de départ du calcul des intérêts et de l’indemnité additionnelle au [...] qui correspond à la date de la demande reconventionnelle de l’intimée.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[77]        ACCUEILLE l’appel principal, sans frais de justice, à la seule fin de remplacer le paragraphe 782 C) du jugement de 1re instance par le suivant :

[782]

[…]

C)        ACCUEILLE en partie la demande de prestation compensatoire de la Défenderesse, FIXE celle-ci à la somme de [...] DE DOLLARS et CONDAMNE le Demandeur à verser à la Défenderesse ladite somme de [...] $ avec intérêts majorés de l’indemnité additionnelle de l’article 1619 C.c.Q. depuis le [...].

[78]        REJETTE l’appel incident, sans frais de justice.

 

 

 

 

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

 

 

 

 

 

ROBERT M. MAINVILLE, J.C.A.

 

 

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

Me Lynne Kassie

Me Benjamin Prud’homme

Robinson Sheppard Shapiro s.e.n.c.r.l.

 

Me Karim Renno

Me Michael Emmanuel Vathilakis

Renno Vathilakis Inc.

 

Me Linda Schachter

Devine Schachter Polak

Pour l’appelant / intimé incident

 

Me James A. Woods

Me Marie-Louise Delisle

Me Bogdan Catanu

Woods s.e.n.c.r.l.

 

Me Suzanne H. Pringle

Pringle Avocats

 

Me Violaine Belzile

Violaine Belzile, avocate S.A.

Pour l’intimée / appelante incidente

 

Date d’audience :

27 août 2018

 



[1]     Droit de la famille - 162939, 2016 QCCS 6743 [Jugement].

[2]     Jugement, paragr. 1-277.

[3]     Jugement, paragr. 92-109.

[4]     Jugement, paragr. 110-256.

[5]     Jugement, paragr. 257-277.

[6]     Jugement, paragr. 278-402.

[7]     Jugement, paragr. 403-554.

[8]     Jugement, paragr. 555-725.

[9]     Kerr c. Baranow, 2011 CSC 10.

[10]    Jugement, paragr. 726-752.

[11]    Jugement, paragr. 753-780.

[12]    Lacroix c. Valois, [1990] 2 R.C.S. 1259.

[13]    M. (M.E.) c. L. (P.), [1992] 1 R.C.S. 183.

[14]    P. (S.) c. R. (M.), [1996] 2 R.C.S. 842.

 

[15]    Id., p. 854.

[16]    G.L. c. N.F., [2004] R.D.F. 489, paragr. 72 (C.A.). Voir aussi Droit de la famille - 103422, 2010 QCCA 2309, paragr. 52; C.L. c. J.Le., 2010 QCCA 2370, paragr. 10; Droit de la famille - 121120, 2012 QCCA 909, paragr. 65.

[17]    M. (M.E.) c. L. (P.), supra, note 13, p. 196-197.

[18]    Jugement, paragr. 639 à 698.

[19]    Jugement, paragr. 699 et 701.

[20]    Jugement, paragr. 704 et 705.

[21]    Lacroix c. Valois, supra, note 12, p. 1285.

[22]    Jugement, paragr. 711.

[23]    M. (M.E.) c. L. (P.), supra, note 13, p. 200. Voir aussi P. (S.) c. R. (M.), supra, note 14, p. 863.

[24]    Jugement, paragr. 716.

[25]    M. (M.E.) c. L. (P.), supra, note 13, p. 200.

[26]    Lacroix c. Valois, supra, note 12, p. 1279.

[27]    P. (S.) c. R. (M.), supra, note 14, p. 873.

[28]    Jugement, paragr. 258.

[29]    À l’audience, son avocat parle plus de 10 %.

[30]    Jugement, paragr. 92-109.

[31]    Jugement, paragr. 78 et 557

[32]    Jugement, paragr. 70.

[33]    Jugement, paragr. 63-69.

[34]    Jugement, paragr. 620.

[35]    Jugement, paragr. 624-638.

[36]    Jugement, paragr. 639-715.

[37]    Jugement, paragr. 717.

[38]    Lacroix c. Valois, supra, note 12.

[39]    Jugement, paragr. 70 et 492.

[40]    Le dossier ne révèle qu’un seul dividende, d’ailleurs déclaré en cours de procès afin vraisemblablement de permettre à l’intimée d’acquitter ses honoraires d’avocats : voir Jugement, paragr. 68, note de bas de page no 7 du jugement entrepris.

[41]    Jugement, paragr. 713.

[42]    Art. 427 C.c.Q.

[43]    Jugement, paragr. 759.

[44]    Jugement, paragr. 73.

[45]    Droit de la famille - 950, [1991] R.D.J. 279 (motifs du j. Brossard) (C.A.), citant Droit de la famille - 871, [1990] R.J.Q. 2107 (C.A.). Voir également : Droit de la famille - 1685, [1992] R.D.F. 647 (C.A.); Droit de la famille - 09667, 2009 QCCA 568.

[46]    Droit de la famille - 1687, [1992] R.D.F. 643 (C.A.); Droit de la famille - 2529, J.E. 96-2101, 1996 CanLII 5916 (motifs du j. Chamberland) (C.A.).

[47]    G.R. c. R.É., [2004] R.D.F. 1, paragr. 64 (C.A.). Voir également : Droit de la famille - 071223, 2007 QCCA 735, paragr. 95, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 15 novembre 2007, no 32175.

[48]    Droit de la famille - 871, supra, note 45.

[49]    Droit de la famille - 950, supra, note 45, p. 284; Droit de la famille - 1685, supra, note 45, p. 650; Droit de la famille - 09667, supra, note 45, paragr. 131.

[50]    Droit de la famille - 1687, supra, note 46, p. 645.

[51]    Droit de la famille - 2529, supra, note 46, p. 11-12.

[52]    Droit de la famille - 2529, supra, note 46, p. 12.

[53]    Jugement, paragr. 104.

[54]    Jugement, paragr. 750.

[55]    Jugement, paragr. 764.

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