Nadeau-Dubois c. Morasse |
2015 QCCA 78 |
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COUR D’APPEL |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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GREFFE DE
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N° : |
200-09-007911-123 et 200-09-007901-124 |
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(200-17-016412-124) |
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DATE : |
21 janvier 2015 |
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GABRIEL NADEAU-DUBOIS |
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APPELANT - Défendeur |
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c. |
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JEAN-FRANÇOIS MORASSE |
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INTIMÉ - Demandeur |
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ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES |
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INTERVENANTE |
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[1] Par voie d'inscription et de requête pour permission d'appel de bene esse, l'appelant se pourvoit contre le jugement rendu le 1er novembre 2012 par la Cour supérieure, district de Québec (l'honorable Denis Jacques), qui l'a déclaré coupable d'outrage au tribunal.
[2] Il se pourvoit également contre le jugement rendu le 5 décembre 2012 par la Cour supérieure, qui a prononcé la peine.
[3] Pour les motifs du juge Dufresne, auxquels souscrivent les juges Bich et Giroux, LA COUR :
[4] REJETTE la requête pour permission d’appel de bene esse de l'appelant, sans frais;
[5] ACCUEILLE l'appel;
[6] INFIRME le jugement de la Cour supérieure rendu le 1er novembre 2012;
[7] ACQUITTE l'appelant de l'accusation d'outrage au tribunal;
[8] DÉCLARE que le jugement sur la peine prononcé le 5 décembre 2012 devient, par conséquent, sans effet;
[9] LE TOUT, sans frais, en appel comme en première instance, dans les circonstances.
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MOTIFS DU JUGE DUFRESNE |
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[10] L’appelant a été déclaré coupable d’outrage au tribunal pour avoir contrevenu à l’ordonnance d’injonction rendue le 2 mai 2012 par le juge Jean-François Émond, alors de la Cour supérieure, à la demande de l’intimé. Il se pourvoit contre ce jugement de culpabilité[1] et contre celui de la peine de 120 heures de travaux communautaires qui lui a été imposée[2]. L’appelant a-t-il incité ou encouragé, par ses propos lors d’une entrevue télévisée, les auditeurs, dont les étudiants exerçant alors des moyens de pression, à violer cette ordonnance de la Cour supérieure? Mais d'abord, la preuve a - t-elle établi qu'il avait connaissance de l'ordonnance du juge Émond au moment de l'entrevue?
[11] Une brève mise en contexte s’impose.
[12] L’augmentation projetée par le gouvernement québécois des droits de scolarité universitaires sur une période de cinq ans provoque une vive réaction de la part des fédérations d’associations étudiantes, dont la CLASSE[3], la FECQ[4] et la FEUQ[5]. Le conflit étudiant du printemps 2012 mobilise une partie importante des étudiants de niveau postsecondaire. En maints endroits, les cours sont perturbés par divers moyens de pression. Plusieurs établissements d’enseignement sont paralysés. De nombreuses manifestations ainsi que des démonstrations d’appui populaire marquent cette période particulièrement fébrile.
[13] C'est dans ce cadre que la Cour supérieure prononcera un certain nombre d'ordonnances d’injonction interlocutoire visant pour l’essentiel à permettre le libre accès aux cours.
[14] C’est ainsi que, le 2 mai 2012, le juge Émond prononce au bénéfice de l’intimé une ordonnance de sauvegarde (ci-après, l’Ordonnance), prolongeant, en quelque sorte, jusqu’au 14 septembre 2012 l’injonction interlocutoire provisoire accordée le 12 avril 2012 par le juge Jean Lemelin. Les conclusions de l’Ordonnance sont ainsi libellées[6] :
[59] ORDONNE à l'Université Laval, l'Association des étudiants en arts plastiques ainsi qu'à toute personne informée de la présente ordonnance, de laisser libre accès aux salles de cours de l'Université Laval où sont dispensés les cours menant au certificat en arts plastiques, et ce, afin que ces cours puissent être donnés à l'horaire prévu à la session d'hiver 2012;
[60] ORDONNE à tous les étudiants et autres personnes qui pratiquent présentement le boycottage des cours de s'abstenir d'obstruer ou de nuire à l'accès aux cours par intimidation ou de poser toute action susceptible d'empêcher ou d'affecter négativement l'accès à ces cours;
[61] CONFIE à l'Université Laval le soin de signifier sans délai la présente ordonnance selon les modalités prévues au Code de procédure civile et d'en informer toute personne qu'elle jugera à propos de façon à ce qu'elle puisse, à titre de propriétaire et responsable des lieux, s'assurer de la bonne exécution de la présente ordonnance;
[15] Comme on l’imagine bien, les leaders étudiants sont de toutes les tribunes. Le 13 mai 2012, l’appelant, porte-parole de la CLASSE, et Léo Bureau-Blouin, porte-parole de la FECQ, participent à une émission du Réseau d’information RDI. L’entrevue est diffusée en direct. Voici les principaux extraits, dont la réponse de l’appelant à l’origine de la procédure d’outrage au tribunal :
Q : Vous de votre côté, est-ce que vous invitez toujours les grévistes à ériger des piquets de grève pour empêcher les étudiants d’entrer… Lionel-Groulx également… il y a des injonctions un peu partout dans certains cégeps…?
LBB : Il n’y a pas de manifestation qui est organisée directement par la fédération, mais à chaque fois qui a des retours comme ça forcés en classe, évidemment ça amène des piquets justement qui s’érigent devant le collège, c'est sûr que nous on a invité les étudiants par exemple à respecter les injonctions hein, quand y a des ordres précis de la Cour, pour ne pas bloquer le passage de certains étudiants, ça je pense que c'est important qu'on les respecte, mais c’est sûr que la décision du Collège de Rosemont, je pense c’est une décision qui est dangereuse qui peut potentiellement amener des tensions parce que dans un premier temps c’est un vote qui a été pris de manière démocratique quand même par les étudiants donc ça crée un malaise pour les enseignants de franchir justement ces piquets de grève là ou de malgré le vote d’aller donner les cours mais surtout aussi que ça amène des tensions parce qu’il y a des étudiants qui veulent entrer en classe, y en a d’autres qui veulent pas que les cours reprennent et ça amène des échouffourées, potentiellement des bagarres alors qu’en ce moment justement on essaie de pacifier le conflit et ça marche parce que depuis quelques jours la situation est un peu plus calme à Montréal.
Q : À la CLASSE Gabriel Nadeau-Dubois, on réagit comment devant ce retour en classe demain, est-ce que bon vous, de votre côté, vous encouragez encore les piquets de grève pour empêcher euh?
GND : Ce qui est clair c’est que ces décisions-là, ces tentatives-là de forcer le retour en classe, ça ne fonctionne jamais parce que les étudiants et les étudiantes qui sont en grève depuis 13 semaines sont solidaires les uns les autres, respectent, de manière générale là, respectent la volonté démocratique qui s’est exprimée à travers le vote de grève et je crois qu’il est tout à fait légitime pour les étudiants et étudiantes de prendre les moyens pour faire respecter le choix démocratique qui a été fait d’aller en grève. C’est tout à fait regrettable là qu’il y ait vraiment une minorité d’étudiants et d’étudiantes qui utilisent les tribunaux pour contourner la décision collective qui a été prise. Donc nous, on trouve ça tout à fait légitime là, que les gens prennent les moyens nécessaires pour faire respecter le vote de grève et si ça prend des lignes de piquetage, on croit que c’est un moyen tout à fait légitime de le faire.
[17]
Le 17 mai, le juge Denis Jacques de la Cour supérieure enjoint
l’appelant, par voie d’ordonnance spéciale, de comparaître pour entendre la
preuve des faits qui lui sont reprochés et faire valoir les moyens de défense
qu’il peut avoir (art. 53 C.p.c.)[7].
Dans ses motifs pour faire droit à la requête, le juge considère à la fois les
articles
[18]
Le 18 mai 2012, l’Assemblée nationale du Québec adopte à la
majorité le projet de loi 78[8].
L'article
LA PREUVE
[19] Le 29 mai 2012, l’appelant comparaît et plaide non coupable à l’accusation d’outrage au tribunal portée contre lui. À cette occasion, l’avocat de l’appelant obtient certaines précisions. Il est alors entendu, si on se réfère au procès-verbal d’audience et aux notes sténographiques, que les accusations portées contre l’appelant sont d’avoir posé une action susceptible d’empêcher ou d’affecter de façon négative l’accès aux cours.
[20] Le 27 septembre 2012, lors du procès, l’intimé est le seul témoin entendu en demande. Il verse notamment en preuve l’enregistrement de l’entrevue accordée par les deux leaders étudiants à RDI, à la suite de quoi il déclare sa preuve close. L’avocat de l’appelant présente alors une motion de non-lieu, alléguant l’absence de preuve de la connaissance par son client de l'Ordonnance. Cette motion est rejetée.
[21] L’appelant fait entendre en défense la présidente de l’ASÉTAP[10]. Elle explique la relation limitée qui existait entre l’association qu’elle dirige et la CLASSE. Elle affirme avoir pris personnellement connaissance de l’Ordonnance, mais ne pas l’avoir envoyée à l’appelant non plus qu’à la CLASSE, ni à titre personnel ni en tant que présidente de l’ASÉTAP. À sa connaissance, l’exécutif de l’ASÉTAP ne l’a pas non plus envoyée à la CLASSE. Par ailleurs, il est admis que si la vice-présidente de l’ASÉTAP, aussi présente à la cour, était entendue, elle témoignerait dans le même sens que la précédente, après quoi les parties déclarent la preuve close.
[22] Le 1er novembre 2012, l’appelant est déclaré coupable d’outrage au tribunal. Puis, le 5 novembre 2012, la sentence est rendue. La peine imposée est de 120 heures de travaux communautaires à effectuer dans un délai de six mois.
[23] Le 22 janvier 2013, l’appelant a présenté une requête pour permission d’appeler de bene esse du jugement prononçant la culpabilité, incertain de la procédure utile pour faire appel en matière d’outrage au tribunal. Cette requête a été référée par une juge unique de la Cour à la formation qui allait entendre le fond. Dans les arrêts Droit de la famille - 122617[11], et Chamandy[12], la Cour a dissipé toute ambigüité quant aux modalités d’appel en cette matière. La requête de l’appelant est devenue sans objet et doit être, en conséquence, rejetée, d’autant qu’il a produit, le 13 décembre 2012, à la suite du jugement prononçant la peine, une inscription en appel portant à la fois sur la déclaration de culpabilité et sur la peine. Il s’impose de décider en premier de l’appel du jugement sur la culpabilité.
LE JUGEMENT SUR LA CULPABILITÉ
[24]
D’emblée, le juge constate que l’appelant n’est pas nommément visé par
l’ordonnance d’injonction du 2 mai et conclut en conséquence que l’article
[25] Puis, le juge aborde la question de la connaissance de l’Ordonnance. Bien que les règles relatives à l’outrage au tribunal soient d’application stricte, le juge rappelle qu’elles « […] ne doivent pas donner lieu à un formalisme excessif qui permettrait à une partie de faire fi d’une ordonnance ». À défaut d’une preuve directe de la connaissance, le juge conclut que l’appelant connaissait hors de tout doute raisonnable l’Ordonnance, en se fondant sur une preuve circonstancielle, dont il tire un certain nombre d’inférences. L’existence d’une « multitude de véhicules » ayant pu conduire à la connaissance de l’Ordonnance par la CLASSE et son porte-parole amène le Tribunal à conclure que la preuve de cette connaissance va au-delà du doute raisonnable. Le juge est satisfait que le demandeur s’est déchargé de son fardeau de preuve :
[75] En effet, il est établi que l’ASÉTAP a reçu signification d’une copie du jugement rendu par le juge Émond, que l’ASÉTAP fait partie intégrante de la CLASSE et que son porte-parole était le défendeur Gabriel Nadeau-Dubois.
[76] Mais il y a plus.
[…]
[81] Le défendeur lui-même fait directement référence aux ordonnances rendues par les tribunaux ordonnant le libre accès des étudiants à leurs cours.
[82] Dans ce contexte, le défendeur ne peut prétendre, que ce faisant, il référait à toutes les autres ordonnances rendues par les tribunaux protégeant l’accès pour les étudiants à leurs cours, sauf celle du juge Émond. D’ailleurs, le défendeur, qui n’a pas témoigné à l’audience, ne s’est pas prêté à un tel exercice.
[83] De ce qui précède, le Tribunal estime que le défendeur connaissait pertinemment les injonctions prononcées, dont celle du juge Émond qui ordonnait aux étudiants de laisser le libre accès aux salles de cours où sont dispensés des cours menant au certificat en arts plastiques à l’Université Laval.
[…]
[87] Par contre, le Tribunal constate que le jugement du juge Émond a été signifié à l’ASÉTAP aux soins d’une responsable, soit madame Julie Lachance, qui n’a pas témoigné à l’audience. Les quatre autres vice-présidentes, outre madame Bouffard, et les autres officiers de l’Association n’ont pas non plus témoigné.
[88] L’existence de la multitude de véhicules ayant pu conduire à la connaissance de l’ordonnance du juge Émond par la CLASSE et son porte-parole Gabriel Nadeau-Dubois amène le Tribunal à conclure que la preuve de cette connaissance va au-delà du doute raisonnable.
[89] À cet égard, le demandeur fait valoir à titre d’exemple que les procureurs de l’ASÉTAP devant le juge Émond étaient les mêmes que ceux qui défendent Gabriel Nadeau-Dubois.
[90] Notons de plus que ni madame Bocquet ni madame Bouffard n’étaient celles qui, parmi les officiers de l’Association, étaient désignées aux instances tenues par la CLASSE à l’époque.
[91] Eu égard à ce que ci-dessus mentionné, le Tribunal retient que le défendeur, de par ses propres propos, a démontré qu’il connaissait les ordonnances rendues par les tribunaux, dont celle obtenue par le demandeur Morasse, lesquelles avaient toutes le même objectif, soit de permettre le libre accès à leurs cours aux étudiants l’ayant requis.
[26] Par ailleurs, le juge conclut que l’incitation à contrevenir aux ordonnances constitue l’actus reus de l’entrave à l’administration de la justice et de l’atteinte à la dignité ou à l’autorité du tribunal. Il en prend pour preuve les propos de l’appelant qui légitiment le non-respect des ordonnances des tribunaux qui permettent l’accès aux cours, dont celle obtenue par l’intimé. Il conclut que l’appelant avait le droit au désaccord avec les ordonnances rendues, mais pas celui d’inciter quiconque à contrevenir à celles-ci en empêchant le libre accès aux cours pour faire respecter le vote de grève. Voici quelques extraits du jugement entrepris sur l’actus reus :
[94] Contrairement à son collègue de la FECQ, il incite et encourage les auditeurs à empêcher l’accès aux étudiants à leurs cours, voire même par le piquetage, malgré les injonctions, le tout afin de faire respecter le vote tenu par les étudiants favorables au boycottage.
[95] Se disant agir pour le respect de la démocratie, Gabriel Nadeau-Dubois incite au non-respect des ordonnances rendues par les tribunaux, dont celle en faveur du demandeur Morasse. Ce faisant, il prône plutôt l’anarchie et encourage la désobéissance civile.
[…]
[98] Déterminé à atteindre les objectifs du groupe qu’il représente, le défendeur endosse et rend légitimes la désobéissance civile ainsi que le non-respect des ordonnances des tribunaux, dont celle obtenue par le demandeur.
[…]
[103] Gabriel Nadeau-Dubois avait le droit d’être en désaccord avec les ordonnances rendues, mais pas celui d’inciter quiconque à y contrevenir en empêchant l’accès aux étudiants à leurs cours pour faire respecter le vote de grève.
[27] Enfin, quant à la mens rea, le juge considère « [qu’]à l’examen, il est manifeste que le défendeur a eu l’intention d’inciter les gens à contrevenir aux ordonnances rendues par la Cour, dont celle rendue par le juge Émond au bénéfice du demandeur Morasse, et ainsi porter atteinte à l’autorité du Tribunal »[13]. En opposant les propos de M. Bureau-Blouin à ceux de l’appelant lors de l’entrevue télévisée, le juge conclut que ce dernier « a choisi la voie de l’affront et de l’incitation au non-respect des injonctions, dont celle obtenue par le demandeur »[14].
[28] De son analyse, le juge conclut que l’appelant « a profité de la large tribune qui lui était offerte par RDI le 13 mai 2012 pour sciemment inciter les auditeurs à contrevenir aux ordonnances de la Cour, dont celle rendue par le juge Émond le 2 mai 2012, commettant par là un outrage au Tribunal »[15].
LES PRINCIPES APPLICABLES
[29] Il importe de référer à quelques-uns des principes phares qui doivent guider l’analyse de la preuve.
[30] Le caractère quasi pénal de l’outrage au tribunal en matière civile est bien établi[16]. Il s’ensuit que la procédure à suivre, qui diffère de la procédure civile habituelle, doit être respectée strictement (strictissimi juris)[17]. La personne accusée d’outrage n’a aucun fardeau de preuve à satisfaire[18].
[31]
Cette qualification emporte que le fardeau de preuve de la
personne qui recherche une condamnation pour outrage est exigeant. La
prépondérance de preuve ne suffit pas. L’article
[32] Chacune des composantes de l’outrage au tribunal doit donc être prouvée hors de tout doute raisonnable. Dans Droit de famille — 122875[21], mon collègue d’alors, le juge Pierre J. Dalphond, faisait sien l'extrait suivant des motifs du juge Saunders pour la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse dans l'arrêt Godin :
7. in a case of civil contempt the following elements must be established beyond a reasonable doubt:
(i) the terms of the order must be clear and unambiguous;
(ii) proper notice must be given to the contemnor of the terms of the order;
(iii) there must be clear proof that the contemnor intentionally committed[22] an act which is in fact prohibited by the terms of the order, and
(iv) mens rea must be proven which, in the context of civil contempt proceedings, means that while it is not necessary to prove a specific intent to bring the court into disrepute, flout a court order, or interfere with the due course of justice, it is essential to prove an intention to knowingly and wilfully do some act which is contrary to a court order. [23]
[33] Dans ce même arrêt, le juge Dalphond formule l’énoncé de principe suivant :
[31] En aucun cas, la partie accusée n'est tenue de fournir des explications ou de démontrer un moyen de défense. La personne poursuivie n’a aucun fardeau de preuve ni aucune obligation de témoigner ou de faire des admissions. Ce n'est qu'une fois la preuve de la partie poursuivante faite, qu'elle peut décider de témoigner ou non. Si elle choisit de témoigner, elle pourra bien sûr être contre-interrogée et ne pourra refuser de répondre. Elle pourra aussi faire entendre des témoins, qu'elle ait témoigné ou non.[24]
[34] Dans ce contexte, l’ordonnance spéciale « doit donc énoncer précisément la nature des violations alléguées ou référer précisément aux paragraphes de la requête en outrage énonçant les actes reprochés »[25].
[35] C’est le cas en l’espèce. Les motifs de l’ordonnance spéciale de comparaître[26] sont, à cet égard, très explicites :
[3] CONSIDÉRANT que par sa requête appuyée de son serment prêté ce jour, le demandeur allègue que le défendeur Gabriel Nadeau-Dubois, principal porte-parole du mouvement étudiant Coalition large pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE), a, sur les ondes du réseau de télévision RDI, incité publiquement les gens à contrevenir à l’ordonnance rendue en empêchant les étudiants et étudiantes, dont le demandeur, à avoir accès à leurs cours et ce, en tenant notamment les propos suivants reproduits à sa requête :
[3] Gabriel Nadeau-Dubois mentionne : « Ce qui est clair, c’est que ces décisions-là sont des tentatives de forcer les retours en classe. Ça ne fonctionne jamais, parce que les étudiants et les étudiantes qui sont en grève depuis treize semaines sont solidaires les uns des autres et respectent, de manière générale, la volonté démocratique qui s’est exprimée à travers le vote de grève, et je crois qu’il est tout à fait légitime pour les étudiants et les étudiantes de prendre les moyens qui s’imposent pour faire respecter le choix démocratique qui a été fait, d’aller en grève.
[4] Gabriel Nadeau-Dubois mentionne également : « C’est tout à fait regrettable qu’il y ait une minorité d’étudiants et d’étudiantes qui utilisent les tribunaux pour contourner la décision collective qui a été prise. Donc, nous, on trouve ça tout à fait légitime que les gens prennent les moyens nécessaires pour faire respecter le vote de grève, et si ça prend des lignes de piquetage, on croit c’est un moyen tout à fait légitime ».
[36]
Par ailleurs, l’exigence de connaissance en common law est applicable
lorsqu’il s’agit de prouver l’outrage au tribunal prévu à l’article
Il s'agit là d'un
élément fondamental en matière d'outrage. Dans l'arrêt Bhatnager [Bhatnager
c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration),
[37] Dans cette affaire, le juge Gascon écarte la prétention selon laquelle la parution d’articles dans de grands quotidiens prouve le fait que les accusés connaissaient l’ordonnance, alors que ces articles ne reprennent ni le texte de l’ordonnance ni sa durée.
[38] Ainsi, les termes d’une ordonnance doivent être clairs et sans ambiguïté, et la connaissance de celle-ci ne doit pas faire de doute. De plus, la transgression volitive de celle-ci (l’actus reus) et l’intention d’y contrevenir volontairement et sciemment (la mens rea) doivent être prouvées hors de tout doute.
[39]
Bref, l’outrage est une procédure d’exception, un recours à utiliser
avec parcimonie[28].
L’accusation d’outrage au tribunal n’est ni banale ni anodine. Qu’il suffise de
penser aux peines qui peuvent être imposées en matière d’outrage civil, qui
vont de l’amende n’excédant pas cinq mille dollars à un emprisonnement pour une
période d’au plus un an (art.
[40] Mon collègue le juge Kasirer cerne bien le caractère exceptionnel de l’accusation d’outrage et, surtout, il situe ce recours exceptionnel dans une juste perspective :
All of these concerns reflect the seriousness of the charge of contempt and the reality that the contemnor is potentially exposed to the rare sanction of imprisonment in civil matters. But they also rest on a right posture of judicial policy. If a finding of contempt comes too easily - if the use of contempt is not "most jealously and carefully watched and exercised", as was once famously said - a court's outrage might be treated as just so much bluster that might ultimately cheapen the role and authority of the very judicial power it seeks to protect. [29]
(Je souligne)
[41] Enfin, le rejet d’une accusation pour outrage au tribunal n’affaiblit pas l’autorité des tribunaux lorsqu’il permet à la règle de droit de prévaloir.
L’ANALYSE
[42] L’appelant est confronté à une accusation d’outrage commis hors la présence du tribunal (outrage ex facie).
[43] Il soulève essentiellement trois moyens d’appel. L’appelant considère, dans un premier temps, que le juge a commis une erreur de droit en déplaçant son analyse au-delà de l’objet de la citation à comparaître - soit d’avoir incité à passer outre à l’Ordonnance - pour la faire porter sur la question de déterminer si l’appelant a agi de manière à entraver le cours de la justice ou à porter atteinte à l’autorité des tribunaux. Puis, il soulève, comme deuxième moyen, l’absence de preuve de sa connaissance de l’injonction prononcée le 2 mai 2012 par la Cour supérieure. Enfin, son troisième moyen est l’absence de preuve de l’actus reus, auquel se greffe l’argument portant sur la liberté d’expression. Sur ce dernier moyen, il reçoit l’appui de l’intervenante, l’Association canadienne des libertés civiles.
[44]
D’entrée de jeu, il me paraît propice de faire remarquer que
l’appelant savait, par l’ordonnance spéciale lui enjoignant de comparaître dont
il a reçu signification, qu’elle était fondée tant sur l’article
[45] Le juge conclut que l’intimé a prouvé hors de tout doute raisonnable chacun des éléments de l’outrage au tribunal. Est-ce vraiment le cas?
[46] Avec égards, j’estime que l’intimé a failli à son fardeau de preuve, mais encore faut-il y regarder de plus près.
[47] D’emblée, l’Ordonnance est claire et sans équivoque. Elle ne souffre d’aucune ambiguïté. Cette première exigence de l’outrage est donc établie. Il en va toutefois autrement de la preuve de la connaissance qu’avait l’appelant de l’Ordonnance au moment de l’entrevue. Elle n’a pas été démontrée, encore moins hors de tout doute. L’accusation pour outrage au tribunal devait donc, ne serait-ce que pour ce seul motif, être rejetée. De plus, l’actus reus n’a pas non plus été prouvé hors de tout doute. Je m’explique.
La connaissance
[48] La preuve de la connaissance est une question de fait, qui emporte déférence de la part d’une cour d’appel à l’égard de l’appréciation qu’en a faite le juge de première instance.
[49] Une preuve circonstancielle peut certes permettre d’inférer la connaissance, mais le fardeau de preuve n’est pas atténué pour autant. L’infraction doit être prouvée hors de tout doute, ce qui signifie que la conclusion découlant des faits mis en preuve ou des inférences tirées de certains faits doit s’imposer hors de tout doute raisonnable.
[50] L’intimé devait donc prouver hors de tout doute que l’appelant connaissait l’existence de l’Ordonnance, mais aussi qu’il en connaissait la teneur ou sa portée. Sa seule connaissance du fait que des injonctions avaient été prononcées, ici et là au Québec, à la demande des uns ou des autres, ne permet pas de prouver sa connaissance de l’ordonnance dont il est question dans la citation à comparaître, soit celle du 2 mai. Avec égards, cette preuve exigeante n’a pas été faite.
[51] Avant toute chose, il faut savoir que l’Ordonnance n’a pas été signifiée personnellement à l’appelant. Sa connaissance de l’existence et de la teneur de cette ordonnance doit donc être prouvée autrement. Le juge de première instance fonde sa conclusion positive sur la preuve circonstancielle. Dit avec égards, les faits pris en compte par celui-ci et les inférences qu’il en dégage ne prouvent pas hors de tout doute la connaissance par l’appelant, au moment de l’entrevue, de l’existence de l’Ordonnance et, encore moins de la teneur de celle-ci. Le cumul de ces faits et inférences ne permet pas davantage de satisfaire au fardeau de preuve.
[52] Il importe de relater les inférences que tire le juge de certains faits qui emportent sa conclusion que l’intimé s’est déchargé de son fardeau de démontrer hors de tout doute la connaissance par l’appelant « de l’ordonnance que ce dernier aurait incité à transgresser »[30].
[53] Le juge formule une première proposition, dont il ne tire pas de conclusion expresse, mais qu’il juge suffisamment révélatrice pour à tout le moins la considérer, à savoir : l’ASÉTAP a reçu signification d’une copie du jugement rendu par la Cour supérieure le 2 mai, l’ASÉTAP fait partie intégrante de la CLASSE, et le porte-parole de cette dernière était alors l’appelant. Évidemment, cette chaîne de faits ne peut emporter, par voie de déduction, la preuve hors de tout doute que l’appelant avait connaissance de l’Ordonnance et de sa teneur.
[54] Mais, ajoute le juge, « il y a plus ».
[55] Il procède alors à une analyse de texte, plus particulièrement de l’extrait mentionné au paragraphe [6] ci-dessus. Il établit un lien entre la question posée à M. Bureau-Blouin, laquelle fait expressément référence aux injonctions prononcées un peu partout à l’égard de certains cégeps, et la réponse donnée par l’appelant à la question de la journaliste qui suit la réponse du premier. Il compare également la réponse donnée par le premier (lequel, à son avis, invite les étudiants à respecter les ordonnances de Cour visant à ne pas bloquer le passage de certains étudiants) à celle donnée par l’appelant, qui manifeste son désaccord avec les décisions des tribunaux. De plus, il constate que l’appelant fait directement référence, dans sa réponse, aux ordonnances des tribunaux ayant comme objectif de permettre le libre accès.
[56] Je concède volontiers que les deux questions de la journaliste peuvent se conjuguer, d’autant qu’elles portent sur le même objet. De toute manière, ce n’est pas tant à la question qu’il faut s’attarder, pour découvrir l’essence du propos, qu’à la réponse donnée. La question de la journaliste à l’appelant pourrait ainsi être complétée ou reformulée : Est-ce que vous, de votre côté, vous encouragez encore les piquets de grève pour empêcher [les étudiants d’entrer]? Voici ce qu’a répondu l’appelant :
Ce qui est clair c’est que ces décisions-là, ces tentatives-là de forcer le retour en classe, ça ne fonctionne jamais parce que les étudiants et les étudiantes qui sont en grève depuis 13 semaines sont solidaires les uns des autres, et respectent, de manière générale, respectent la volonté démocratique qui s’est exprimée à travers le vote de grève. Je crois qu’il est tout à fait légitime pour les étudiants et étudiantes de prendre les moyens pour faire respecter le choix démocratique qui a été fait d’aller en grève. C’est tout à fait regrettable qu’il y ait vraiment une minorité d’étudiants et d’étudiantes qui utilisent les tribunaux pour contourner la décision collective qui a été prise. Donc nous on trouve ça tout à fait légitime que les gens prennent les moyens nécessaires pour faire respecter le vote de grève. Et si ça prend des lignes de piquetage on croit c’est un moyen tout à fait légitime de le faire.
[Je souligne]
[57] Le juge est d’avis que l’appelant ne pouvait prétendre référer dans sa réponse à toutes les autres ordonnances rendues par les tribunaux, sauf celle du juge Émond du 2 mai 2012. Puis, dans la phrase suivante de son jugement, marquant le fait que l’appelant n’a pas témoigné, le juge écrit « […] il ne s’est pas prêté à un tel exercice », soit celui de distinguer la connaissance qu’il pouvait avoir de certaines ordonnances par rapport à d’autres. Avec égards, on ne peut inférer, par cette simple déduction, la preuve hors de tout doute de la connaissance de l’Ordonnance. Au mieux, on pourrait parler d’une preuve par prépondérance, et encore. Mais, au-delà de tout, le fardeau de preuve ne pouvait être inversé, ni directement ni indirectement.
[58] En outre, il n’est pas évident non plus d’inférer la connaissance de l’appelant de l’Ordonnance prononcée à l’endroit de cours dispensés par l’Université Laval, alors que la question de la journaliste à M. Bureau-Blouin faisait référence à des injonctions dirigées contre certains cégeps.
[59] On peut apprécier la réponse donnée par M. Bureau-Blouin ou la préférer à celle de l’appelant, mais cela importe peu lorsque l’exercice consiste à vérifier si la réponse de ce dernier comporte la preuve hors de tout doute de sa connaissance de l’Ordonnance. À moins de lui prêter des intentions, la réponse de l’appelant n’est, à mon avis, aucunement concluante pour établir la connaissance requise. Rien ne permet d'extrapoler au-delà des mots employés ou des propos tenus par l'un et l'autre. La comparaison de leurs réponses n’est, à vrai dire, d’aucune aide pour découvrir le niveau de connaissance de l’Ordonnance que pouvait posséder l’appelant. Cela ne signifie toutefois pas que, en toute circonstance, on ne puisse aller au-delà du vocabulaire employé pour en inférer un fait, mais, en matière d’outrage, l’inférence doit s’imposer de manière si convaincante qu’elle ne laisse point de doute, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
[60] Le juge fonde donc, sur les divers éléments discutés ci-dessus, sa conclusion selon laquelle l’appelant connaissait bel et bien l’Ordonnance. Jusqu’ici, l’assise pour cette conclusion est, à mon avis, inexistante.
[61] Le juge tire sa première conclusion des éléments entourant le contexte de la réponse de l’appelant et de son interprétation des propos de ce dernier. Cependant, il n’arrête pas là son analyse. Il commente, avant de réitérer ou d’arrêter sa conclusion définitive sur la connaissance de l’appelant, la preuve offerte en défense (le témoignage de deux officiers de l’ASÉTAP[31]). Il prend la peine de noter que la personne à qui l’Ordonnance a été signifiée n’a pas témoigné, pas plus, souligne-t-il, que les autres officiers de cette association. À mon avis, on ne peut rien inférer du fait que deux officiers de l’ASÉTAP ont témoigné plutôt que d’autres ou que tous ses officiers. Rien ne permettait donc d’atténuer la portée du témoignage de la présidente de l’ASÉTAP, selon lequel ni elle ni l’association n’ont informé la CLASSE ou l’appelant de l’Ordonnance. On ne peut non plus inverser le fardeau de preuve, qui demeure celui de l’intimé. En l’absence de contre-preuve, la preuve offerte par les deux officiers de cette association étudiante demeure non contredite.
[62] Enfin, le juge évoque la possibilité d’une inférence déductive du fait que deux avocats du même cabinet aient, tour à tour, représenté l’ASÉTAP devant le juge Émond et l’appelant dans le dossier d’outrage dont il est saisi. Il considère cet élément, souligné par l’avocat de l’intimé, suffisamment d’intérêt pour y faire référence expressément. Avec égards, le droit à l’avocat de son choix prime ici sur toute autre considération. On ne peut, d’aucune façon, voir dans cette coïncidence un quelconque élément pertinent pour renforcer l’idée que l’appelant connaissait l’Ordonnance.
[63] Bref, la connaissance de l’appelant, au moment où il répond, le 13 mai 2012, à la journaliste du Réseau RDI, de l’existence de l’Ordonnance et de sa teneur ou de sa portée n’a pas été démontrée et, encore moins, prouvée hors de tout doute raisonnable. En l’absence de connaissance spécifique de l’Ordonnance, on ne peut conclure à la contravention de l’ordonnance judiciaire, si tant est que l’appelant ait volontairement accompli un acte en contravention de celle-ci.
[64] Cette conclusion suffit à justifier l’intervention de la Cour et à acquitter l’appelant de l’accusation d’outrage au tribunal. L’analyse pourrait donc se terminer ici, mais si on fait un pas de plus, on constate que, de surcroît, l’actus reus n’a pas non plus été démontré.
La transgression de l’ordonnance (l’actus reus)
[65] À l’instar de la preuve de la connaissance de l’ordonnance, l’actus reus est pour l’essentiel une question de fait, qui emporte déférence de la part d’une cour d’appel.
[66] Assumant, pour les fins de l’argument seulement, que la preuve hors de tout doute raisonnable de la connaissance de l’appelant, tant de l’existence de l’Ordonnance que de sa teneur ou portée, a été établie, ce dernier devrait tout de même être acquitté, étant donné l’absence de preuve de l’actus reus.
[67] La contravention reprochée à l’appelant est celle d’avoir incité, par sa réponse à la journaliste, les auditeurs, dont les étudiants alors en moyen de pression, à contrevenir aux termes de l’Ordonnance. Tout en reconnaissant le droit de l’appelant d’être en désaccord avec les ordonnances rendues, le juge conclut qu’il ne jouit pas du droit « d’inciter quiconque à y contrevenir en empêchant l’accès aux étudiants à leurs cours pour faire respecter le vote de grève »[32], portant ainsi atteinte à l’autorité du tribunal. Or, qu’établit la preuve à cet égard?
[68] L’Ordonnance enjoignait « à tous les étudiants et autres personnes qui pratiquent présentement le boycottage des cours de s'abstenir d'obstruer ou de nuire à l'accès aux cours par intimidation ou de poser toute action susceptible d'empêcher ou d'affecter négativement l'accès à ces cours ». Les cours auxquels réfère l’Ordonnance sont plus précisément les salles de cours de l’Université Laval où sont dispensés les cours menant au certificat en arts plastiques. Elle n'empêchait pas directement le piquetage : elle empêchait les mesures d'obstruction, ce que peut devenir un piquetage excessif.
[69] Il ne suffit toutefois pas d’établir, comme, semble-t-il, ce serait le cas, que l’accès à ces cours a été assuré sans entrave, à la suite de l’Ordonnance, pour conclure à l’absence de contravention de cette ordonnance par l’appelant, si ce dernier a effectivement, le 13 mai 2012, par sa réponse à la journaliste, incité ou encouragé les étudiants en moyen de pressions à y contrevenir.
[70] À n’en point douter, l’appelant exprime haut et fort, pendant l’entrevue télévisée, son désaccord avec la judiciarisation du conflit étudiant, mais sa réponse équivaut-elle hors de tout doute à un encouragement ou une incitation à violer l’Ordonnance? Avec égards, je ne le crois pas.
[71] À mon avis, à moins d’aller au-delà des mots employés par l’appelant pour répondre à la question de la journaliste et de lui prêter des intentions, par ailleurs, non évidentes, l’incitation est de continuer à « faire respecter le vote de grève et si ça prend des lignes de piquetage, on croit que c’est un moyen tout à fait légitime de le faire ». Si l’appelant encourage vigoureusement la continuation des moyens de pression « pour faire respecter le choix démocratique qui a été fait d’aller en grève », y compris par le piquetage, il n’incite pas pour autant ceux qui adhèrent à ses opinions à violer l’Ordonnance, en faisant obstacle ou en nuisant à l’accès aux cours. Rien ne permet de conclure que les « moyens de pression » dont il parle sont autres choses que des moyens légaux.
[72] De toute manière, dans la pire des hypothèses, les propos de l’appelant comportent une ambigüité irrésoluble, ce qui emporte la même conclusion : la preuve hors de tout doute de l’actus reus n’a pas été établie.
[73] L’occasion s’offre ici d’aborder brièvement l'argument portant sur la liberté d’expression avant de conclure sur l’absence de preuve de l’actus reus.
[74] Le droit d’exprimer en public ses opinions, si controversées soient-elles, est protégé par l’al. 2b) de la Charte canadienne[33] et l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne[34]. Il en va de même du piquetage paisible ou pacifique, forme d’expression également protégée par ces mêmes dispositions. En somme, le droit de faire connaître au public le plus large possible la position que l’on défend, avec force et conviction, dans un conflit donné, relève de la liberté d’expression protégée par les chartes canadienne et québécoise et du droit sous-jacent à l’information[35].
[75] C’est ce droit qu’exerçait l’appelant lors de l’entrevue télévisée à la source de la condamnation pour outrage au tribunal. Au contraire d’une violation résultant d’un geste ou d’une action identifiable concrètement, les propos tenus par une personne prêtent souvent, et davantage, à interprétation. Lorsque l’accusation d’outrage porte sur des paroles prononcées en contravention d’une ordonnance judiciaire, l’exercice est plus délicat. Le fardeau de prouver l’outrage comporte alors une difficulté additionnelle, soit celle de considérer si les propos tenus publiquement enfreignent réellement l’ordonnance judiciaire. C’est encore plus vrai si les propos émanent d’un tiers non désigné à l’injonction.
[76] Généralement, l’argument fondé sur l’al. 2b) de la Charte canadienne doit être examiné en fonction de l’article premier. Cet examen n’est pas pertinent en l’espèce. Comme l’infraction reprochée consiste à donner une interprétation à des paroles prononcées en public pour décider si elles constituent une incitation ou un encouragement à contrevenir à l’Ordonnance, la prudence s’impose à l’interprète. L’exercice d’un droit garanti, en l’occurrence la liberté d’expression, est en cause en pareilles circonstances. Il importe donc d’être conscient de cette dimension dans l’évaluation des propos tenus pour pallier le risque de paralyser l’exercice de ce droit fondamental ou d’imposer indirectement une certaine forme de censure.
[77] Avec égards, l’appelant ne prône, par sa réponse à la journaliste, ni l’anarchie ni n’encourage la désobéissance civile. À moins d’une extrapolation déraisonnable des paroles prononcées par l’appelant, on ne peut y déceler la preuve hors de tout doute de la transgression volitive de l’Ordonnance. Selon le juge, cette ordonnance « prohibait d’empêcher ou de nuire à l’accès aux cours, notamment par le piquetage »[36]. Sans doute, même si l’ordonnance ne fait pas spécifiquement référence au piquetage, qui n’est cependant pas interdit, mais on ne peut inférer pour autant que l’encouragement au piquetage, dont parle l’appelant dans sa réponse, va nécessairement au-delà de la manifestation du désaccord des étudiants par le truchement de cette forme d’expression et signifie une incitation à empêcher, par le piquetage, l’accès des étudiants. Il y a là un pas difficile, sinon impossible, à franchir. Le piquetage paisible, faut-il le rappeler, est une forme d’expression servant à dénoncer une situation ou à manifester son désaccord[37]. Avec égards, pour franchir la frontière entre le piquetage légal et celui qui enfreint la loi ou les ordonnances judiciaires, encore faut-il, à moins de prêter des intentions à l’auteur des paroles, que l’appelant l’ait affirmé, ce qui n’est pas le cas, en l’espèce.
[78] L’actus reus n’a donc pas été prouvé hors de tout doute raisonnable, ce qui emporte une erreur manifeste et déterminante d’appréciation de la preuve et justifie, tout autant que l’absence de preuve de la connaissance de l’Ordonnance, l’intervention de la Cour. Dans ce contexte, il n’est point nécessaire d’aborder la mens rea.
[79] Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel, j’infirmerais le jugement de la Cour supérieure sur l'outrage au tribunal et je prononcerais l'acquittement de l'appelant, ce qui emporte que le jugement sur la peine deviendrait sans effet, le tout sans frais en appel comme en première instance, dans les circonstances.
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JACQUES DUFRESNE, J.C.A. |
[1]
Morasse c. Nadeau-Dubois,
[2]
Morasse c. Nadeau-Dubois,
[3] Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante.
[4] Fédération étudiante collégiale du Québec.
[5] Fédération étudiante universitaire du Québec.
[6]
Morasse c. Université Laval,
[7]
Morasse c. Nadeau-Dubois,
[8] PL 78, Loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent, 2e sess., 39e lég., Québec, 2012 (sanctionné le 18 mai 2012) L.Q., 2012, c. 12.
[9]
L’article
[10] L’Association des étudiants en arts plastiques de l’Université Laval.
[11]
[12]
Chamandy c. Chartier,
[13] Jugement sur la culpabilité, supra, note 1, paragr. 106.
[14] Ibid., paragr. 108.
[15] Ibid., paragr. 112.
[16]
Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc.,
[17]
Droit de la famille — 122875,
[18] Ibid., paragr. 31.
[19]
Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi
constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur
le Canada (R.-U.), 1982, c. 11, art. 11 c). Voir aussi l'art.
[20] Vidéotron Ltée c. Industries Microlec Produits Électroniques Inc., supra, note 16, paragr. 25 (juge Gonthier), p. 1080 et paragr. 12 (juge en chef Lamer, opinion concordante), p. 1075.
[21]
Droit de la famille — 122875, supra, note 17, paragr. 30; voir
aussi Javanmardi c. Collège des médecins du Québec,
[22] Par opposition à un acte involontaire ou en l’absence de connaissance de l’ordonnance (Note de bas de page apparaissant aux motifs du juge Dalphond).
[23] Godin v. Godin,
[24] Droit de la famille — 122875, supra, note 17, paragr. 31.
[25] Ibid., paragr. 25.
[26]
Morasse c. Nadeau-Dubois,
[27]
Montréal (Ville de) c. Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal,
section locale 301 (SCFP),
[28]
Centre commercial Les Rivières ltée v. Jean Bleu inc.,
[29] Centre commercial Les Rivières ltée v. Jean Bleu inc., supra, note 28.
[30] Jugement sur la culpabilité, supra, note 1, paragr. 73.
[31] Voir le paragraphe 21 ci-dessus.
[32] Jugement sur la culpabilité, supra, note 1, paragr. 103.
[33] Charte canadienne des droits et libertés, supra, note 19.
[34] Charte des droits et libertés de la personne, supra, note 19.
[35]
Société Radio-Canada c. Canada (Procureur général),
[36] Jugement sur la culpabilité, supra, note 1, paragr. 84.
[37]
R.W.D.S.U. c. Pepsi-Cola,
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appel; la consultation
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