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Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc. | 2021 QCTAT 5639 |
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TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL | |||||
(Division des relations du travail) | |||||
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Lanaudière | |||||
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Dossier : | 1238499-31-2107 | ||||
Dossiers accréditation : | AM-2001-6882 AM-2001-6884 | ||||
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Québec, | le 25 novembre 2021 | ||||
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Pierre-Étienne Morand | |||||
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Unifor, section locale 177 |
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c. |
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Groupe CRH Canada inc. | Frédérique Leclerc | Jean-François Malo | |||
Jean-Sébastien Bélanger | Jonathan Cossette | Patrice Aubin | |||
Philippe Howard-Cossette | Shanie Hébert | Stéphanie Duguay | |||
Yanick Munger | Éric Bouchard | Étienne Labrie | |||
Julie Racicot | Thibault Briguet |
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Parties défenderesses |
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ORDONNANCE
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L’APERÇU
[1] Unifor, section locale 177 reproche à Groupe CRH Canada inc., l’Employeur, d’utiliser les services de salariés qu’il emploie dans l’établissement où le lock-out a été déclaré pour remplir les fonctions de salariés faisant partie des unités de négociation en lock-out, en l’occurrence celles de bureau et d’usine, contrevenant ainsi à l’article
[2] Le 23 juillet 2021, le Syndicat dépose au Tribunal une demande d’ordonnance, assortie d’une demande d’ordonnance provisoire.
[3] Le 30 juillet suivant, le Tribunal rend une ordonnance provisoire[2].
[4] Le 13 août, le Syndicat dépose une demande d’ordonnance modifiée[3].
[5] L’Employeur admet que les personnes en cause dans la présente affaire ont rempli, à un moment ou à un autre, des fonctions de salariés dont les unités de négociation sont actuellement en lock-out. Ces personnes sont employées à l’usine de Joliette.
[6] Néanmoins, il invite le Tribunal à rejeter la demande d’ordonnance, faisant valoir qu’il s’agit de ses représentants, dont le travail est autorisé en vertu du paragraphe a) de l’article 109.1 Code.
[7] Qui plus est, quant à madame Racicot qui effectue du télétravail, l’Employeur soutient que la prohibition édictée par l’article
[8] Les questions suivantes se posent en l’instance :
[9] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal accueille, en partie, la demande d’ordonnance.
[10] L’Employeur exploite une cimenterie à Joliette. Le Syndicat est accrédité pour représenter les deux unités de négociation en cause en l’espèce, à savoir celles des salariés de bureau (dossier d’accréditation AM‑2001-6882) et l’unité générale pour les salariés de l’usine (dossier d’accréditation AM-2001-6884). Cela représente environ 130 salariés.
[11] Les avis de négociation sont transmis à l’Employeur le 1er mars 2021.
[12] La convention collective intervenue entre le Syndicat et l’Employeur, à l’égard des deux unités visées, est échue depuis le 28 mai 2021.
[13] À la suite de la transmission des avis de lock-out le 4 juin 2021, le Syndicat s’adresse au ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale afin qu’il dépêche un enquêteur sur les lieux en application de l’article
[14] Ce dernier conclut dans son rapport du 20 juillet 2021 que l’Employeur violerait l’article
[15] Notons que toutes les personnes en cause ont été embauchées avant le début de la phase de négociation.
L’ANALYSE
L’Employeur contrevient-il à l’article
[16] Il est question, en l’espèce, des dispositions anti-briseurs de grève, dont il importe de bien comprendre la portée :
Les articles
[17] Ces dispositions visent le maintien du rapport de force existant au début de la phase des négociations, donc bien avant l’exercice du droit à la grève ou au lock-out. Dans l’arrêt Guérard c. Groupe I.P.A. pièces d’auto ltée[7], la Cour d’appel s’exprime comme suit :
La philosophie qui sous-tend les interdictions de l’article 109.1 m’apparaît la suivante : le rapport de force qui existait lors du début de la phase des négociations ne doit pas être modifié pendant une grève ou un lock-out pour permettre à ce que j’appellerais du sang neuf de venir à titre de nouveau cadre exécuter les fonctions d’un salarié en grève ou lock‑outé.
[18] Le paragraphe g) de l’article
[19] Le Code, à son article 1, définit le « salarié » comme suit :
1. Dans le présent code, à moins que le contexte ne s’y oppose, les termes suivants signifient :
[…]
l) « salarié » : une personne qui travaille pour un employeur moyennant rémunération, cependant ce mot ne comprend pas :
10 une personne qui, au jugement du Tribunal, est employée à titre de gérant, surintendant, contremaître ou représentant de l’employeur dans ses relations avec ses salariés;
[…]
[20] Vu l’économie générale du Code et son objet, celui qui nie à une personne le statut de salarié, la privant ainsi des droits que lui confère cette loi, doit démontrer « une participation réelle à l’autorité patronale[8] ».
[21] C’est là une exception qui doit être interprétée restrictivement, comme le rappelle le juge Louis Morin du Tribunal du travail dans l’affaire Centre Hospitalier Cooke c. Syndicat des travailleurs et travailleuses du Centre Hospitalier Cooke (CSN)[9] :
L’objectif fondamental du Code du travail est de protéger la liberté syndicale. Les commissaires et le Tribunal ne doivent pas chercher à savoir si une personne a le droit de jouir de cette liberté mais plutôt pourquoi elle devrait en être privée. Puisqu’ici on allègue une exception, c’est donc restrictivement qu’il faut analyser la situation. Pour refuser à une personne le statut de salarié, il faut être persuadé qu’effectivement elle n’en est pas un au sens du Code du travail.
[Nos soulignements]
[22] L’autorité patronale consiste dans le fait qu’une personne soit représentante d’un employeur dans ses relations avec ses salariés, sans qu’il soit nécessaire qu’elle soit investie du pouvoir d’embauche et de congédiement :
Gestion du personnel – À cet égard, il importe d’abord de retenir qu’il n’est pas nécessaire, selon la jurisprudence, de posséder les pouvoirs discrétionnaires d’engagement et de congédiement pour être considéré comme un représentant de l’employeur; la présence dans les fonctions de l’employé de différents éléments constitutifs du pouvoir de gérance comme la faculté d’assigner le travail, d’en contrôler l’exécution, de le surveiller et de l’évaluer pourra suffire. Encore là, l’importance des pouvoirs exercés, la fréquence de leur exercice, le caractère décisionnel ou consultatif des interventions ainsi que le degré d’autonomie ou de discrétion de l’employé pourront être pris en considération. Il est toutefois reconnu que la simple autorité à caractère professionnel d’un employé à l’égard de salariés ne suffit pas à le priver lui-même de ce statut de salarié. Cette autorité à caractère professionnel peut ainsi prendre la forme d’une responsabilité de répartition du travail entre des salariés, de planification, de direction et même de surveillance de la qualité de ce travail. Cette situation se rencontrera particulièrement dans les activités à caractère technique et professionnel[10].
[Notre soulignement]
[23] Plus encore, on aurait tort de postuler que l’autorité patronale exige, à tout coup, que le représentant de l’employeur exerce une autorité hiérarchique vis-à-vis de salariés.
[24] En effet, « seront également exclus du groupe de salariés au sens du Code du travail, à titre de gérants ou de surintendants, ceux qui sans avoir de salariés sous leur contrôle disposent néanmoins d’un pouvoir significatif, soit en engageant l’employeur à l’endroit de tiers de leur seule autorité, soit en participant à l’orientation et à la marche des activités de l’entreprise[11] ».
[25] En somme, l’analyse de la situation s’attache à la réalité vécue par les parties. En outre, le contexte participe de l’appréciation de ce vécu, à la lumière de la nature de l’entreprise, de sa taille et de sa structure organisationnelle.
[26] L’Employeur, au moyen d’une preuve prépondérante, convainc le Tribunal qu’à l’exception de Shanie Hébert, Patrice Aubin Guillemette et Frédérique Leclerc, les personnes en cause dans la présente affaire sont des représentants de l’Employeur.
[27] Examinons la situation pour chacune d’entre elles.
[28] Précisons, d’emblée qu’il n’est plus contesté que Julie Racicot est une salariée. Sa situation au regard de l’article
[29] Madame Hébert est technicienne administrative, travaillant pour l’Employeur depuis le 15 juillet 2019. Elle assume l’ensemble des tâches administratives, incluant le soutien au directeur général et aux membres du comité de gestion de l’usine de Joliette.
[30] Elle assiste aux rencontres de ce comité. Elle a accès à diverses informations confidentielles, entre autres les données d’exploitation, les priorités stratégiques, les données financières, les coûts d’exploitation, les bilans relatifs à la santé et à la sécurité de l’usine, etc.
[31] On ne saurait déceler, du fait des activités mentionnées ci-devant, une participation à l’autorité patronale.
[32] L’Employeur présente madame Hébert comme étant la seule responsable du respect des mesures sanitaires reliées à la COVID-19 à l’usine de Joliette. C’est également de cette façon que cette dernière décrit son rôle dans sa déclaration sous serment, ce qui est corroboré par d’autres témoins. Voilà un rôle suffisamment important pour l’exclure du statut de salarié, d’invoquer l’Employeur.
[33] Or, madame Hébert n’apparaît pas être la seule responsable de cet aspect.
[34] D’abord, les présidents syndicaux témoignent avoir participé à des rencontres avec l’Employeur en rapport avec la COVID-19, mais sans la présence de madame Hébert.
[35] Ensuite, madame Hébert joue un rôle en lien avec la COVID-19, mais il est surtout administratif. Bien qu’elle fasse rapport au comité de gestion sur la situation sanitaire dans l’usine, son rôle n’est pas d’une importance telle qu’il faille la priver des bénéfices du statut de salarié que lui confère le Code.
[36] En ce sens, madame Hébert transmet, par courriel, des avis ou des directives au personnel de l’usine en lien avec les mesures sanitaires, parmi lesquels on recense parfois comme expéditeur « La Direction », « Département santé et sécurité » ou encore la directrice des ressources humaines et la directrice santé, sécurité et environnement. Elle peut aussi préparer des affiches destinées à des babillards.
[37] Si un cas de COVID-19 se déclare à l’usine, elle ouvre un dossier et coordonne le travail d’une collègue relativement aux entrevues qu’elle effectue auprès des personnes concernées. Elle fait un suivi serré auprès de cette employée.
[38] Madame Hébert prétend décider du retrait ou retour à l’usine des employés en cause dans un contexte de COVID-19, après avoir consulté le médecin mandaté par l’entreprise. Pourtant, elle n’a aucune formation dans le domaine sanitaire et ne justifie pas d’une expérience ou de compétences particulières qui permettraient qu’elle prenne de telles décisions, importantes de surcroît, pour une entreprise de cette taille. Plus encore, un témoin affirme que c’est la directrice des ressources humaines qui l’a autorisée à retourner au travail après la réception d’un test négatif à la COVID-19.
[39] Enfin, lorsqu’elle se trouve à circuler dans l’usine, elle peut rappeler, si nécessaire, les règles sanitaires relatives au port du masque et à la distanciation physique.
[40] L’Employeur ne convainc pas que madame Hébert est investie du pouvoir de décider de mettre en place, à l’usine de Joliette, différents protocoles par ailleurs aussi applicables à d’autres usines de l’Employeur. Aucun exemple convaincant n’est donné de décisions qu’elle aurait prises, de sa propre initiative.
[41] En tout état de cause, il ne faut pas perdre de vue que cette crise sanitaire a considérablement diminué la marge de manœuvre des employeurs, surtout parce que les règles et directives issues non seulement de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, mais aussi de la Santé publique foisonnent. Nombre de règles et politiques proviennent aussi du bureau « corporatif » de l’entreprise, situé hors Québec.
[42] Enfin, l’Employeur fait valoir que madame Hébert exerce une autorité hiérarchique à l’égard d’une employée, ce qui la disqualifie comme salariée.
[43] Cette employée est embauchée comme adjointe administrative le 2 décembre 2020 afin de compiler et de s’assurer que les questionnaires médicaux sont remplis et de gérer les absences en lien avec la COVID-19. Elle quitte son emploi le 15 mai 2021 et son poste est vacant depuis.
[44] Madame Hébert participe à son embauche ainsi qu’à l’approbation de son salaire et de ses conditions de travail. Elle lui donne des directives, contrôle la qualité de l’exécution de son travail, intervient pour corriger des erreurs ou lacunes dans l’exécution de ses fonctions. Elle pourrait imposer des mesures disciplinaires, soutient‑elle.
[45] Elle l’autorise à faire du travail en heures supplémentaires et lui permet à quelques reprises de prendre un congé compensatoire, concédant du même souffle que cette employée aurait pu s’adresser aux ressources humaines pour cela. Elle donne son accord pour qu’elle puisse effectuer du télétravail.
[46] Or, pour le Tribunal, l’autorité qu’exerce madame Hébert à l’égard de cette adjointe administrative est essentiellement professionnelle, d’encadrement. Si certaines des tâches peuvent illustrer une certaine autorité hiérarchique vis-à-vis de cette adjointe, c’est occasionnel, voire temporaire, dans un contexte d’un surcroît de travail qu’entraîne la gestion administrative des cas de COVID-19.
[47] Bref, c’est accidentel et de telles fonctions ne sont pas véritablement intégrées à la fonction de technicienne administrative de madame Hébert. Leur exercice pendant quelques mois ne permet pas de la dépouiller du statut de salarié.
[48] Somme toute, madame Hébert n’est pas une représentante de l’Employeur. Elle ne peut donc remplir les fonctions de salariés en lock-out sans contrevenir à l’article
[49] Monsieur Aubin Guillemette, qui travaille à l’usine depuis 2003, se dit cuisinier bien que l’organigramme le présente comme « assistant-cuisinier ». Il fait partie du Service de la cuisine composé de lui-même et du chef cuisinier. L’Employeur a parfois recours à un aide-cuisinier, sur une base temporaire, lorsque le chef cuisinier doit s’absenter.
[50] Certes, monsieur Aubin Guillemette, qui relève du chef cuisinier, est appelé à participer au processus de recrutement d’un aide-cuisinier en analysant les dossiers de candidature, en convoquant des postulants à des entretiens d’embauche et en leur confirmant leur embauche. Il explique intervenir auprès de l’aide-cuisinier en l’encadrant et en lui donnant des directives, entre autres pour améliorer l’exécution des repas froids ou pour corriger les méthodes de travail aux fins de sécurité.
[51] Pour le Tribunal, on ne saurait voir chez monsieur Aubin Guillemette les attributs d’un représentant de l’Employeur qui suffisent pour le dépouiller de son statut de salarié, particulièrement dans un service de deux personnes auquel on ajoute temporairement une personne, par moments. Il en est de même, bien qu’il remplace le chef cuisinier à l’occasion d’absences pour de courtes périodes, ou d’absences prolongées.
[52] Il s’agit, pour l’essentiel, d’une autorité à caractère professionnel.
[53] De même, l’affirmation selon laquelle il a recommandé le « congédiement » d’une employée nouvellement embauchée doit être nuancée. En réalité, cette employée a été avisée par le chef cuisinier – dont c’était une connaissance – qu’elle ne serait pas rappelée au travail, monsieur Aubin Guillemette s’étant déclaré insatisfait de son travail à l’occasion de sa première journée.
[54] En conséquence, il est un salarié et ses services ne peuvent être utilisés pour remplir les fonctions de salariés en lock-out, en application de l’article
[55] Il est coordonnateur, santé et sécurité, travaillant pour l’Employeur depuis le 23 avril 2018. Non seulement siège-t-il au comité de santé et sécurité de l’entreprise, mais il en assume la responsabilité et en coordonne les différentes séances.
[56] Il est le responsable du Plan de prévention et gère, au nom de l’Employeur, les droits de refus exercés par les salariés, tout comme l’application des règles de santé et de sécurité. Il peut recommander l’imposition de mesures disciplinaires à l’encontre de salariés contrevenants.
[57] Il se promène sur le terrain, évalue les risques et impose des mesures correctives lorsqu’il juge, à lui seul, que la situation l’exige. Il donne l’exemple d’un événement survenu le 28 novembre 2020, lors duquel il ordonne, de son propre chef, que les travaux de construction dans un bâtiment de la cimenterie soient suspendus. Il constate alors un danger pour la santé et la sécurité des travailleurs exécutant des travaux de nettoyage en contravention de la procédure de cadenassage.
[58] Il a d’ailleurs le « dernier mot » quant aux mesures correctives à apporter, le cas échéant, et ce, même si le superviseur du salarié concerné ne partage pas son avis.
[59] Aussi, à la suite d’un incident ou d’un accident, il mène une enquête de façon autonome et indépendante. Dans la foulée de cette enquête, il détermine diverses actions correctives à apporter qu’il assigne à différentes personnes.
[60] En somme, pour le Tribunal, il s’agit d’une personne qui, si elle n’a pas de salariés sous son autorité directe, joue un rôle clé dans l’entreprise et bénéficie d’un pouvoir d’influence significatif, « en participant à l’orientation et à la marche des activités de l’entreprise[12] », en ce qui concerne la santé et la sécurité.
[61] Monsieur Bélanger est un représentant de l’Employeur. Il peut donc remplir des fonctions des salariés sans contrevenir aux dispositions anti-briseurs de grève.
[62] Ils occupent chacun un poste de planificateur. Monsieur Howard Cossette travaille pour l’Employeur depuis le 11 septembre 2017 et est responsable de l’entretien électrique. Messieurs Malo et Labrie, travaillant pour l’Employeur respectivement depuis 2005 et 2001, sont en charge de l’entretien mécanique.
[63] Alors que l’usine est en activité 24 heures par jour, sept jours par semaine, les planificateurs déterminent, dans leur discipline respective, les besoins eu égard aux équipements, planifient, supervisent et coordonnent la réalisation de différents travaux d’envergure lors d’arrêts planifiés – ce qui comprend des inspections et des entretiens majeurs sur une base annuelle – ainsi que lors d’arrêts non planifiés provoqués par des bris soudains. Les arrêts non planifiés peuvent durer parfois plusieurs semaines.
[64] Les planificateurs sont investis d’un pouvoir discrétionnaire appréciable et d’une marge de manœuvre leur permettant de définir les besoins quant aux pièces d’équipements que l’Employeur doit se procurer et peuvent recourir aux services de sous‑traitants et négocier des ententes avec ceux-ci.
[65] Monsieur Howard Cossette explique qu’il doit préparer un budget annuel d’entretien pour les arrêts annuels en fonction de prévisions des travaux à effectuer. Ce budget, qui doit être éventuellement approuvé par l’entreprise, est d’une valeur approximative de deux millions de dollars. Monsieur Howard Cossette doit par ailleurs rendre des comptes quant au respect de ce budget. Il doit donc en contrôler les coûts.
[66] La situation est la même pour messieurs Malo et Labrie, dont les budgets annuels sont respectivement d’environ 5 800 000 $ et deux millions de dollars.
[67] Si les planificateurs n’ont aucun salarié sous leur supervision directe, ils peuvent intervenir directement sur le terrain en donnant des directives aux salariés effectuant les différents travaux susmentionnés, ainsi qu’aux sous-traitants qu’ils retiennent, le cas échéant. Ils sont ainsi, dans le cours normal de l’exécution de leurs fonctions, les yeux et les oreilles de l’Employeur.
[68] À ce titre, monsieur Howard Cossette cite en exemple une suspension des travaux qu’il a ordonnée à un sous-traitant dont l’un des travailleurs dérogeait à des règles de sécurité concernant la procédure de cadenassage. Monsieur Malo a ordonné la suspension des travaux de revêtement de tôle qu’il jugeait potentiellement dangereux, tout comme monsieur Labrie qui a recommandé la cessation définitive des travaux d’un sous‑traitant en février 2020.
[69] Ces planificateurs peuvent procéder à l’acquisition de biens et services au nom de l’Employeur, bien qu’il existe des mesures de contrôle interne à cet effet. Le Syndicat y voit là un empêchement à les considérer comme représentants de l’Employeur du fait qu’ils ne peuvent, en tout temps, engager des dépenses sans autorisation.
[70] Le fait que des mesures de contrôle existent dans les entreprises ne saurait faire échec à ce qu’une personne soit représentante de l’Employeur. De surcroît, il est fréquent que de telles mesures de contrôle des dépenses soient en vigueur dans les entreprises, même pour la haute direction, dans un objectif de transparence et de reddition de comptes.
[71] En outre, les planificateurs sont appelés, à tour de rôle, à assumer la garde à la maintenance selon un calendrier annuel préétabli. Le tout se déroule environ quatre fois l’an, à raison d’une semaine chaque fois.
[72] Étant donné le nombre important d’équipements, ils sont alors contactés à plusieurs reprises lorsqu’ils effectuent une telle garde et sont susceptibles d’être rappelés à l’usine. À ce moment, ils sont responsables des réparations à effectuer en choisissant les salariés (syndiqués ou non) à rappeler au travail ainsi que les sous‑traitants, si la situation le justifie, le tout en fonction des quarts de métiers requis. Comme les superviseurs, les planificateurs peuvent alors donner des directives, gérer le rendement des salariés, autoriser du travail en heures supplémentaires ainsi qu’imposer des mesures disciplinaires.
[73] Cela n’a rien de ponctuel ou d’occasionnel. C’est prévu et il en est expressément question dans leur contrat de travail.
[74] Pour le Tribunal, les planificateurs, dans le cadre de la structure organisationnelle de l’usine de Joliette, jouent un rôle clé dans l’entreprise, bénéficient d’un pouvoir significatif en ce qui concerne les équipements dont ils sont responsables dans leur discipline respective, tout en élaborant et gérant un budget d’importance à propos duquel ils doivent rendre des comptes.
[75] Sur cette question, le Tribunal fait siens les propos suivants, tirés d’une décision qu’il a rendue dans l’affaire Syndicat national des archéologues du Québec - CSN c. Arkéos inc.[13] :
[38] Dès que des tâches de gérance autrement que sur une base occasionnelle ou accidentelle sont intégrées dans une fonction, même si elles n’occupent pas la majeure portion du temps, le titulaire ne peut être considéré comme un salarié. On doit prendre en considération les fonctions qu’un employé doit normalement être appelé à accomplir dans le cours normal de son emploi. S’il ne détient pas un pouvoir décisionnel final, il faut analyser s’il est susceptible d’avoir une influence importante sur la décision qui sera éventuellement prise par l’employeur. On considère généralement ceux qui sont les yeux et les oreilles de l’employeur auprès de ses employés comme des représentants de ce dernier.
[Notre soulignement]
[76] Messieurs Howard Cossette, Malo et Labrie sont des représentants de l’Employeur si bien qu’ils peuvent remplir des fonctions des salariés en lock-out sans contrevenir aux dispositions anti-briseurs de grève.
[77] Il est technicien fiabilité, au service de l’Employeur à l’usine de Joliette depuis le 16 décembre 2019. Il est ainsi appelé à surveiller le fonctionnement des équipements et à poser des diagnostics techniques, tout en prévoyant les réparations ou les remplacements d’équipements, interagissant à cet effet avec les planificateurs. Il négocie des ententes avec des sous-traitants et gère leur travail et leur performance, pouvant leur donner des directives.
[78] Or, à l’instar des planificateurs, monsieur Cossette est appelé à assumer la garde à la maintenance selon un calendrier annuel préétabli, et ce, environ quatre fois l’an à raison d’une semaine chaque fois.
[79] Appelé à plusieurs reprises lorsqu’il effectue une telle garde, il prend en charge les réparations à effectuer en choisissant les salariés (syndiqués ou non) à rappeler au travail ainsi que les sous-traitants, si la situation le requiert. Comme le superviseur, il peut alors donner des directives, gérer leur rendement, autoriser du travail en heures supplémentaires ainsi qu’imposer des mesures disciplinaires. Cela n’a rien d’accidentel ou d’occasionnel. C’est prévu dans son contrat de travail.
[80] Force est de conclure que ces tâches et fonctions qu’il exerce lors des gardes, véritablement intégrées à son poste, témoignent d’une autorité patronale dans ses relations avec les salariés. Il ne serait pas envisageable qu’il se trouve dans la même unité de négociation que ces derniers sans que surgisse un conflit d’intérêts.
[81] Monsieur Cossette est un représentant de l’Employeur. Il peut donc remplir des fonctions des salariés en lock-out sans contrevenir aux dispositions anti-briseurs de grève.
[82] Elle est ingénieure junior en procédés pour l’Employeur depuis le 13 mars 2020. Elle élabore des directives qu’elle communique aux contremaîtres et opérateurs pour assurer l’optimisation des équipements, la qualité du produit et le respect de la réglementation en matière environnementale.
[83] Elle est régulièrement consultée, au niveau technique, par les employés de l’usine en lien avec les procédés de fabrication du ciment.
[84] De façon journalière, elle effectue des analyses sommaires pour s’assurer du respect des directives opérationnelles.
[85] Elle gère, au plan technique, les salariés impliqués dans des projets d’optimisation des équipements de production.
[86] Responsable d’en assurer le respect, elle effectue des interventions directement auprès des salariés afin qu’ils corrigent leur manière de travailler lorsque celle-ci n’est pas conforme aux directives. N’ayant pas d’employés sous sa responsabilité, elle est considérée comme la « police du procédé » par les salariés de l’usine. Elle peut, dit-elle, dénoncer tout manquement auprès du supérieur de la personne en cause afin que des mesures soient prises, le cas échéant.
[87] Madame Leclerc explique avoir déjà demandé à des salariés de cesser de faire du bavardage au sujet d’un autre employé. Elle est aussi intervenue auprès d’un salarié qui dormait pendant son quart de travail et a demandé à quelques reprises à des employés de porter le masque, dans le contexte de la pandémie. Au demeurant, ces interventions semblent davantage relever de l’occasion que d’une véritable régularité, voire d’un geste civique en temps de crise sanitaire.
[88] Dans ce contexte, le Tribunal estime que madame Leclerc est une professionnelle d’importance au sein de l’entreprise, mais que le rôle qu’elle joue est essentiellement technique, eu égard au contrôle de la qualité du procédé de par ses connaissances et compétences.
[89] Comme le remarquent les auteurs, cette « autorité à caractère professionnel peut ainsi prendre la forme d’une responsabilité de répartition du travail entre des salariés, de planification, de direction et même de surveillance de la qualité de ce travail. Cette situation se rencontrera particulièrement dans les activités à caractère technique et professionnel[14] ». C’est le cas pour madame Leclerc.
[90] Elle déclare, en faisant dans les généralités, qu’elle agit comme représentante de l’Employeur, à l’égard de sous-traitants. Elle n’explique toutefois pas, de façon claire et concrète, le pouvoir discrétionnaire dont elle prétend être investie pour lier l’Employeur dans le cadre de telles représentations et la manière dont il s’exerce.
[91] Le fait d’invoquer, au passage, d’avoir donné une autorisation à un sous-traitant d’accéder au serveur de l’entreprise ne permet pas de démontrer, de façon prépondérante, une participation réelle à l’autorité patronale.
[92] Dans la même veine, l’exemple qu’elle donne par rapport à un changement de représentant d’un sous-traitant dont elle était insatisfaite des services paraît occasionnel. Par ailleurs, madame Leclerc déclare en avoir expressément discuté avec sa supérieure immédiate.
[93] Sa latitude et sa marge de manœuvre ne sont pas significatives au point de la priver du statut de salarié, ce qui est l’exception. Le fait qu’elle soit considérée la « police du procédé » ne peut, en soi, mettre en évidence une autorité hiérarchique quelconque, même indirecte à l’égard des salariés.
[94] Selon la preuve prépondérante, madame Leclerc n’est pas une représentante de l’Employeur. Elle ne peut donc remplir les fonctions de salariés en lock-out sans contrevenir à l’article
[95] Elle est gestionnaire des achats et travaille pour l’Employeur depuis le 6 mai 2019. Elle participe à la négociation et à la conclusion d’ententes commerciales et à la sélection de fournisseurs (matières premières, équipements, transport) et rédige les contrats selon les exigences des services juridiques et financiers.
[96] Aussi, elle développe, met en place et dirige des projets de réduction des coûts.
[97] De prime abord, elle paraît être une professionnelle bénéficiant d’une certaine marge de manœuvre et d’une grande autonomie dans l’exécution de ses fonctions, d’autant plus que sa supérieure immédiate se trouve en Ontario. Elle lui parle quotidiennement. Elle s’adresse à qui de droit dans la mesure où les règles du processus d’approvisionnement ne sont pas respectées, pouvant alors demander que des corrections soient apportées.
[98] Quoi qu’il en soit, qualifier madame Duguay de salariée aurait pour effet de « mettre en péril la paix industrielle et introduire le loup dans la bergerie[15] ». Outre l’exercice de ses fonctions quotidiennes, elle est appelée à remplacer le superviseur du magasin, en moyenne de six à 12 semaines par année. Pendant ces remplacements, elle dirige les magasiniers et commis dans l’exécution de leurs fonctions. Par ailleurs, en tout temps, elle peut aussi être appelée à remplacer ce superviseur momentanément.
[99] Ce faisant, elle contrôle et évalue l’exécution du travail de salariés syndiqués, autorise le travail en heures supplémentaires, les absences et les congés et est investie du pouvoir d’imposer des mesures disciplinaires, ce qu’elle démontre avoir fait en donnant un exemple concret. On retrouve d’ailleurs dans la preuve documentaire des formulaires de grief que madame Duguay a signés comme représentante de l’Employeur.
[100] Les remplacements sont planifiés ou encore surviennent çà et là parce qu’elle est disponible en cas de besoin. C’est véritablement intégré à sa fonction, madame Duguay relatant qu’on lui a expressément fait part de cet aspect de son travail dès son embauche.
[101] Il est un principe selon lequel « le temps consacré proportionnellement aux fonctions de représentant de l’employeur ne revêt nulle importante[16] », puisque « [o]n ne peut être à la fois salarié et représentant de l’employeur[17] ».
[102] Madame Duguay est une représentante de l’Employeur. Ainsi, elle peut donc remplir des fonctions des salariés en lock-out sans contrevenir aux dispositions anti‑briseurs de grève.
[103] Il occupe le poste de directeur adjoint, matières résiduelles et combustibles alternatifs depuis l’automne 2016, mais travaille pour l’Employeur depuis 2010. Il n’est plus contesté par le Syndicat qu’il est rattaché à l’établissement de Joliette[18].
[104] Monsieur Munger assume la responsabilité d’établir des stratégies de réduction de coûts de combustibles fossiles pour l’usine de Joliette. Il participe à établir le budget annuel et fait le suivi mensuel des indicateurs de performance quant aux combustibles et matières alternatifs pour l’usine. Il effectue aussi des projections annuelles et fait un suivi, sur une base mensuelle, des volumes cibles, des frais d’accueil, des valeurs calorifiques et des frais d’exploitation.
[105] Dans cette perspective, il travaille sur la route, assumant le développement des affaires. Il fait du démarchage et identifie des clients qui cherchent à se défaire de leurs matières résiduelles à hautes valeurs énergétiques. L’Employeur se charge ensuite de les faire revaloriser en sous-traitance auprès d’un centre de valorisation avant d’en faire usage dans ses propres fours.
[106] Monsieur Munger est le « chien de garde » des intérêts de l’Employeur auprès de ce sous-traitant situé non loin de l’usine, qui emploie environ 15 personnes et auprès duquel il assume un droit de gestion indirect en approuvant notamment le budget. De fait, toutes les dépenses extraordinaires, dans le cadre des activités quotidiennes de ce sous‑traitant, doivent être approuvées par monsieur Munger.
[107] C’est d’ailleurs lui qui a représenté l’Employeur à l’occasion de la négociation de la prolongation du contrat de service auprès de ce sous-traitant, d’une valeur de 18 millions de dollars sur une période de six ans.
[108] Aussi, monsieur Munger signe, au nom de l’Employeur, de nombreux contrats afin de prendre en charge la gestion des matières résiduelles. Il peut engager l’Employeur jusqu’à un montant de 25 000 $, sans autorisation.
[109] De par le rôle névralgique qu’il joue en lien avec ce qui concerne les matières résiduelles et les combustibles et incidemment auprès du sous-traitant, il est un acteur clé en « participant à l’orientation et à la marche des activités de l’entreprise[19] ».
[110] Monsieur Munger est un représentant de l’Employeur. Il peut donc remplir des fonctions des salariés en lock-out sans contrevenir aux dispositions anti-briseurs de grève.
[111] Contrôleur des finances pour l’usine de Joliette depuis le 20 avril 2019, il fait partie de l’équipe de direction et relève formellement du directeur principal des finances de l’Employeur, qui est basé en Ontario. Il travaille en étroite collaboration avec le directeur de l’usine.
[112] Il siège au comité de gestion de l’usine de Joliette, composé du directeur général et des personnes responsables de chacun des départements (maintenance et ingénierie, production, santé et sécurité au travail et environnement, qualité des procédés, vente et logistique et ressources humaines). Il participe ainsi à la prise de décisions stratégiques.
[113] Les rencontres se tiennent une fois par mois et ont notamment pour objet de présenter au directeur général de l’usine les bilans cumulés des résultats financiers et des différents indicateurs de performance de chaque département, afin de revoir la stratégie d’exploitation dans une perspective d’atteinte des objectifs annuels de l’usine. Ces rencontres permettent aussi, dans un deuxième temps, la reddition de comptes de l’état de la situation de l’usine à la haute direction de l’entreprise.
[114] Au quotidien, monsieur Briguet procède à des analyses financières et prend part aux décisions administratives ayant pour but l’atteinte des objectifs de l’entreprise. S’il veille à l’intégrité des états financiers, des prévisions et des budgets de division, il doit aussi s’assurer que des mesures ayant vocation à préserver les actifs de l’entreprise sont mises en œuvre.
[115] Il participe à un exercice de planification des ventes en fonction de différentes variables, parmi lesquelles on recense les contraintes de production et de maintenance, les inventaires dont l’usine dispose, etc.
[116] En outre, il s’assure que les activités de l’usine se conforment aux normes comptables et financières (normes Sarbanes-Oxley). On note qu’il intervient auprès des personnes de l’usine dont il remarque des erreurs à corriger au niveau des entrées de données financières en matière de dépenses.
[117] Bien qu’il soit contesté que monsieur Briguet soit le supérieur immédiat de Julie Racicot, la preuve est claire que c’est le cas depuis quelques mois. Si elle travaille aussi avec le directeur de production, il n’en demeure pas moins que monsieur Briguet est présenté dans l’organigramme comme son supérieur. La preuve révèle aussi que c’est lui qui lui a formulé ses objectifs à atteindre, lui donne des directives afin qu’elle l’assiste dans l’exercice de ses fonctions, la questionne de façon pointilleuse quant à l’exécution de son travail, notamment afin de comprendre les différents écarts constatés dans les travaux d’analyse financière, qui ne peuvent être comptabilisés avant qu’il ne les ait approuvés. Il s’entretient quotidiennement avec elle par Teams.
[118] Pour le Tribunal, monsieur Briguet est un représentant de l’Employeur. Il peut donc remplir des fonctions des salariés en lock-out sans contrevenir aux dispositions anti‑briseurs de grève.
L’Employeur contrevient-il à l’article
[119] Madame Racicot est analyste aux opérations et occupe un poste non syndiqué, travaillant pour l’Employeur depuis le 17 juin 2019. Elle est rattachée à l’usine de Joliette, qui est son domicile professionnel, tel qu’en fait foi sa déclaration sous serment.
[120] Elle effectue du télétravail depuis mars 2020.
[121] Depuis le déclenchement du lock-out, elle est appelée à remplir des fonctions de salariés en lock-out, mais en télétravail.
[122] Le Syndicat invite le Tribunal à interpréter largement la notion d’« établissement ». Il plaide que le travail qu’accomplit madame Racicot pour l’Employeur, depuis sa résidence, a pour effet d’en faire le prolongement de l’usine de Joliette.
[123] Pour lui, le phénomène du télétravail commande une actualisation de l’interprétation de la notion d’« établissement », faute de quoi les dispositions anti‑briseurs de grève pourraient devenir sans objet.
[124] L’Employeur s’inscrit en faux : l’« établissement » ne peut être que l’usine de Joliette. L’état du droit ne laisse place à aucune discussion concernant cette question, dit-il, en s’appuyant sur l’arrêt de la Cour d’appel dans Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec[20], qui scelle le sort de l’affaire.
[125] Le travail que prohibe l’article
[126] Or, en quoi consiste l’« établissement », notion centrale à cette prohibition?
[127] C’est à cette question qu’il nous faudra répondre pour déterminer si l’Employeur contrevient aux dispositions anti-briseurs de grève en permettant que madame Racicot remplisse des fonctions de salariés faisant partie de l’unité de négociation en lock-out, mais à partir de sa résidence.
[128] D’entrée de jeu, le Code ne fournit aucune définition de cette notion d’« établissement ».
[129] Comme le remarque le Tribunal du travail dans Syndicat des travailleurs en communication du Canada, section locale 81 c. Télébec Ltée[21], l’« établissement » se distingue de la notion d’entreprise et consiste en une « certaine unité de gestion » :
L’établissement est un lieu physique où l’employeur effectue ses activités, en tout ou en partie. Pour distinguer la simple bâtisse, la composante matérielle, de l’établissement, il faut se référer à un élément intellectuel, soit son utilisation avec d’autres sous une certaine unité de gestion, au premier niveau d’exécution ou aux fins d’une partie identifiable et distinguable des objectifs de l’employeur. Certes la localisation physique distincte est indicative d’un seul établissement, mais deux ou plusieurs bâtisses peuvent ne former qu’un seul établissement pourvu qu’ils aient ensemble une intégration suffisante de leur utilisation, une corrélation de leurs objectifs pour servir les buts poursuivis par l’employeur.
[Notre soulignement]
[130] L’« établissement » comporte donc un élément physique et un élément intellectuel.
[131] Des auteurs[22] ont commenté la notion d’« établissement » comme suit :
678 – Établissement – Le législateur a introduit dans les paragraphes b) à g) de l’article
[Notre soulignement]
[132] De même, dans l’affaire Syndicat des travailleurs(euses) de Distribution Multi‑Marques Laval (CSN) c. Multi-Marques Distribution inc.[23], la Commission des relations du travail, la Commission, énonce que l’« établissement » auquel renvoie l’article
[133] Dans la présente affaire, l’« établissement » visé par les décisions relatives aux deux accréditations en cause est celui dont l’adresse civique est la suivante :
966, chemin des Prairies, Joliette (Québec) J6E 0L4.
[134] Précisons qu’il s’agit aussi de l’« établissement » identifié dans les avis de lock-out transmis selon l’article
[135] Dans l’arrêt Journal de Québec, précité, il est question d’un appel d’un jugement de la Cour supérieure en contrôle judiciaire, annulant une décision rendue par la défunte Commission dans laquelle elle conclut que l’employeur a contrevenu à l’article
[136] La portée de l’« établissement » était au cœur de l’analyse de la Commission, puisque contrairement à une situation classique, telle celle d’un bureau ou d’une usine, les salariés du Journal de Québec exécutaient leur travail en majeure partie à l’extérieur des locaux de leur employeur, étant en déplacement, entre autres au Colisée de Québec et à l’Assemblée nationale. Selon la Commission, si les travailleurs de remplacement n’effectuent pas le travail ailleurs qu’aux endroits où les salariés syndiqués du Journal de Québec le font, ils se trouvent alors « dans l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré ».
[137] De l’avis de la Cour d’appel, cette interprétation que propose la Commission ajoute à ce que la loi ne dit pas. De fait, l’« établissement », au sens de l’article
[14] Du fait que les travailleurs de remplacement n’accomplissent pas leur tâche ailleurs qu’aux endroits où travaillaient les journalistes et photographes avant l’arrêt de travail, il ne résulte pas logiquement que les travailleurs de remplacement accomplissent leur tâche « dans l’établissement où la grève et le lock-out a été déclaré ». Il s’agit d’un non sequitur. Littéralement la condition n’est pas que le travail de remplacement ne doit pas être exécuté aux divers endroits où le travail qui est remplacé était effectué avant l’arrêt de travail, mais bien qu’il ne doit pas l’être dans le lieu précis dont l’employeur a théoriquement verrouillé les portes.
[Notre soulignement]
L’évolution jurisprudentielle
[138] En 2018, saisi d’une requête en permission d’en appeler, un juge de la Cour d’appel précise, quant à l’« établissement », que ce « lieu où l’employeur peut théoriquement verrouiller les portes en cas de lock-out […][24] » est « […] le même que celui où un syndicat déclare une grève, soit l’endroit où l’employeur poursuit les opérations de son entreprise ou une partie de ses opérations sous une certaine unité de gestion[25] » [Nos soulignements].
[139] Quelques mois plus tard, la Cour écrit :
[57] Dans Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec, le juge Beauregard définit « l’établissement » comme « le lieu précis dont l’employeur a théoriquement verrouillé les portes ». Je prends la liberté d’ajouter « où les salariés de l’unité de négociation en grève exercent habituellement leurs fonctions[26] ».
[Notre soulignement]
[140] La crise sanitaire provoquée par la pandémie de la COVID-19 ainsi que les bouleversements majeurs qu’elle a occasionnés pour le monde du travail, particulièrement le déploiement à très grande échelle du télétravail, amènent le Tribunal à s’interroger à nouveau sur le sens et la portée du terme « établissement » qu’on retrouve à l’article
[141] Comme l’explique l’auteure Mélanie Samson, « […] nous pouvons donc dire que le principe de l’interprétation large et libérale implique une prise en considération de l’objet de la disposition interprétée, de son texte et de son contexte[27] », ajoutant que « […] ces éléments sont aussi la pierre angulaire de la méthode contextuelle[28] ».
[142] Le télétravail constitue une modalité d’organisation du travail; c’est aussi une condition de travail, comme le confirme la Cour d’appel dans un arrêt de 2005 dans lequel elle reconnaît que son imposition par un employeur constitue une violation du droit à la vie privée consacrée par la Charte des droits et libertés de la personne[29].
[143] Si avant 2020, le phénomène du télétravail était existant, la pandémie de la COVID‑19 en a concrétisé le déploiement à très grande échelle. L’état d’urgence sanitaire a été déclaré par le gouvernement conformément à l’article
[144] En un très court laps de temps, les acteurs du monde du travail se sont mobilisés pour faire en sorte que la prestation de travail des salariés puisse être fournie depuis le lieu où ils s’étaient confinés, au moyen des technologies de l’information et de communication, des réseaux privés virtuels, RPV, qui se sont déployés à la vitesse grand V jusqu’à l’intérieur de la résidence privée des salariés et des différents systèmes d’exploitation qui ont été adaptés à la situation. L’adage était de dire que l’avion se construisait en plein vol.
[145] Par ailleurs, du jour au lendemain, nombreux sont ceux qui se sont mis à participer à des rencontres de travail tenues virtuellement grâce à différentes solutions de collaboration, telles Teams ou Zoom, comme s’ils avaient été présents dans les bureaux de leur employeur.
[146] La notion d’« établissement » ne saurait être imperméable à ce phénomène omniprésent, d’où l’importance et la nécessité d’en adopter une interprétation contextuelle et dynamique.
[147] Un auteur appelle justement à une interprétation contextuelle des dispositions anti‑briseurs de grève, afin qu’elles permettent à l’un des objectifs fondamentaux qu’elles poursuivent de se réaliser pleinement, soit le maintien du rapport de force existant entre les parties patronale et syndicale pendant la négociation collective :
En définitive, les dispositions anti-briseurs de grève doivent pouvoir s’adapter à l’évolution de la société afin de maintenir l’objectif premier du législateur, soit le maintien du rapport de force entre les parties durant la négociation. Cette évolution, qu’elle se fasse par le biais de la jurisprudence ou par des modifications législatives, est souhaitée car il demeure beaucoup d’incertitudes quant à la portée juridique des dispositions anti-briseurs de grève. À cet égard, il sera certes intéressant de suivre l’évolution des dispositions semblables adoptées par les autres juridictions[31].
[Notre soulignement]
[148] La notion d’« établissement » est centrale aux dispositions anti-briseurs de grève, dont la lecture met en évidence que l’interdiction du travail de remplacement n’est pas absolue. Parmi les balises du Code, on y recense les expressions suivantes : « dans l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré » ainsi que « dans un autre de ses établissements ».
[149] C’est la nature même du télétravail et son déploiement à très grande échelle dans le monde du travail qui forcent à reconnaître que la notion d’« établissement » peut s’entendre non seulement du lieu strictement physique où les salariés fournissent leur prestation de travail, mais aussi des lieux où cet « établissement » se déploie même virtuellement et d’où les salariés exécutent leur travail, et ce, au-delà des « frontières traditionnelles » de l’« établissement ».
[150] Ainsi, dans la mesure où l’« établissement » de l’Employeur se déploie pour permettre l’exécution du travail par des salariés en télétravail à partir de leur domicile et sous l’autorité de l’Employeur, au même titre que s’ils s’étaient trouvés à l’usine de Joliette, il convient de retenir que ces salariés exécutent leur travail dans l’« établissement ».
[151] En fait, aujourd’hui, l'« établissement » peut être facilement prolongé aux espaces privés où le salarié exécute son travail pour l’Employeur, avec l’aval de ce dernier. Ce télétravail demeure caractérisé par la subordination juridique, qui est au cœur de la relation employeur-salarié, et se réalise en recourant aux technologies de l’information et de communication déployées par l’Employeur. Il s’agira, entre autres, d’un RPV auquel il permet un accès au salarié.
[152] Le télétravail s’inscrit alors précisément dans le cadre de l’exploitation, par l’Employeur, de son entreprise ou d’une partie de celle-ci sous la même unité de gestion que s’il s’était exécuté à l’intérieur des « frontières traditionnelles ». Bref, il n’y a aucune différence, si ce n’est que la prestation de travail est délocalisée, au moyen des technologies de l’information et de communication.
[153] À l’évidence, on ne saurait soutenir qu’en télétravaillant de chez lui, dans ce contexte précis, le salarié se trouve dans un autre établissement de l’Employeur ni même ailleurs que dans l’ « établissement » de ce dernier.
[154] Il ne peut s’agir non plus d’une personne au service d’un autre employeur ou d’un entrepreneur.
[155] L’« établissement déployé » s’arrime logiquement avec l’« établissement » qui est intrinsèquement lié à l’accréditation, laquelle constitue le socle du régime cohérent de rapports collectifs de travail qu’instaure le Code :
[46] La base, le fondement du régime instauré par le Code du travail est l’accréditation. C’est cette accréditation qui détermine les droits et obligations de chacune des parties et aussi ceux des tiers, comme les associations rivales. Toutes les dispositions doivent être interprétées en fonction de l’accréditation et du groupe de salariés qu’elle vise : le droit d’association, le paiement de la cotisation syndicale, la négociation, le maraudage, la grève, le lock-out, les briseurs de grève et les services essentiels. Ces dispositions s’imbriquent les unes dans les autres pour former un tout, un régime de relations du travail cohérent qui tend à équilibrer le rapport de force entre l’employeur et le groupe de salariés qui constitue l’unité de négociation[32].
[Nos soulignements]
[156] Lorsqu’une association de salariés dépose une requête en accréditation auprès du Tribunal, elle doit préciser l’adresse du ou des établissements visés, conformément au Règlement sur l’exercice du droit d’association conformément au Code du travail[33]. L’article
[157] L’« établissement », expressément identifié, fait partie intégrante du traitement de la requête en accréditation, en lien avec la détermination de l’unité de négociation appropriée, la détermination de la liste de salariés visés par la requête et le calcul du caractère représentatif.
[158] L’« établissement » vient donc établir, en quelque sorte, la portée « géographique » de l’accréditation.
[159] Cette notion doit être interprétée de façon à ce que le droit d’association, constitutionnel de surcroît, puisse s’exercer pleinement.
[160] Restreindre, de façon rigide et désincarnée, l’« établissement » à la seule adresse physique, inscrite à la décision d’accréditation, pourrait avoir pour effet d’entraver, voire de nier le droit d’association de certains salariés, exerçant leurs fonctions en télétravail ou encore en déplacement (vendeurs, représentants, livreurs, chauffeurs, etc.). S’ils sont délocalisés, ils ne sont pas dans « les limbes », étant fonctionnellement rattachés à l’« établissement », dont l’adresse civique figurerait à la décision d’accréditation. Leur prestation de travail s’inscrit dans le cadre de l’exploitation de l’entreprise ou d’une partie de celle-ci, sous une certaine unité de gestion.
[161] Le Tribunal estime donc qu’on ne saurait avoir un « établissement » aux fins de la requête en accréditation et un autre pour celles des dispositions anti-briseurs de grève.
[162] L’« établissement déployé » permet donc une interprétation des dispositions du Code, les unes par rapport aux autres, conformément aux principes qui se dégagent de la Loi d’interprétation[34], et donc d’éviter une dichotomie entre l’« établissement », lié à l’accréditation elle-même, et « l’établissement où la grève ou le lock‑out a été déclaré ».
Le sillage des enseignements de la Cour d’appel
[163] Selon le Tribunal, ce concept de l’« établissement déployé » est compatible avec les enseignements de la Cour d’appel dans Journal de Québec, Les avocats et notaires de l'État québécois et Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec, précités.
[164] Si la réalité démontre que l’« établissement » se déploie, en pratique, au-delà de ses « frontières traditionnelles » par le télétravail, il est logique que le lieu précis où l’employeur peut « théoriquement verrouiller les portes », à l’occasion d’un lock-out, soit justement cet « établissement », à l’intérieur et au-delà de ses « frontières traditionnelles ».
[165] C’est donc dire que si un salarié fournit sa prestation de travail depuis son lieu habituel de travail, ou sa résidence, en télétravail, la prestation de ce salarié cessera dès que le moyen de pression sera exercé et que les accès au RPV lui auront été retirés. On aura donc théoriquement, mais aussi pratiquement et virtuellement verrouillé les portes des locaux qui sont la propriété de l’Employeur, mais aussi celles du lieu où s’exerce le télétravail.
L’esprit des dispositions anti-briseurs de grève
[166] Ce concept de l’« établissement déployé » s’harmonise avec l’esprit des dispositions anti-briseurs de grève.
[167] Dans Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec, précité, la Cour d’appel commente l’objet de ces dispositions et les objectifs qu’elles poursuivent :
[47] D’avis que le régime des relations de travail alors en vigueur permettait trop aisément aux employeurs d’éluder les conséquences économiques de la grève, ce qui avait pour effet de déséquilibrer le rapport de force des parties à la négociation, d’exacerber les tensions entre les employeurs et les salariés, en plus de susciter des comportements violents sur les piquets de grève, le législateur québécois adopte, en 1978, les dispositions anti-briseurs de grève.
[…]
[81] Il en résultait un déséquilibre flagrant du rapport de force favorable à l’employeur qui donnait lieu à des grèves interminables et à des affrontements souvent violents au terme desquels les syndiqués en grève devaient trop souvent céder et accepter les conditions de travail dictées par l’employeur.
[82] C’est donc pour favoriser un rapport de force plus équilibré entre les employeurs et les salariés, mettre en place un processus de négociation collective efficace et productif ainsi que pour favoriser le règlement rapide des conflits de travail et éliminer la violence sur les lignes de piquetage que le législateur a adopté l’article 109.1 C.t.
[Nos soulignements]
[168] On ne saurait faire abstraction que ces dispositions font partie intégrante du paysage juridique des relations du travail québécoises et qu’elles visent à assurer la paix industrielle. Elles favorisent un équilibre du rapport de force entre les parties en présence et donc un règlement rapide des conflits de travail.
[169] Si la preuve révèle l’existence d’un « établissement déployé », avaliser la position de l’Employeur et envisager l’« établissement » comme strictement délimité au périmètre de l’usine de Joliette, sans égard à une approche dynamique et contextuelle d’interprétation qui s’impose en raison des nouvelles réalités de la société, permettrait de contourner l’esprit des dispositions anti-briseurs de grève, qui ont un caractère d’ordre public.
[170] Bref, l’Employeur ne pourrait pas utiliser les services d’un salarié, en grève ou non, à l’intérieur des « frontières traditionnelles » de son « établissement », mais il en serait totalement dédouané dès lors qu’il lui confierait exactement les mêmes tâches à exécuter avec les mêmes outils et sous la même subordination juridique, mais en télétravail.
[171] Voilà un résultat manifestement contraire à l’intention du législateur et que le Tribunal ne saurait cautionner.
[172] Le Tribunal ne peut ignorer le revirement jurisprudentiel qu’a opéré la Cour suprême en 2015 dans l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan[35]. Par cet arrêt, la Cour confère dès lors au droit de grève un caractère constitutionnel, en tant que composante du droit d’association, essentielle au processus de négociation collective, protégé par l’article
[173] De ce fait, le droit de grève, qui est un moyen de pression destiné à favoriser la conclusion de la négociation collective, revêt désormais un caractère constitutionnel. Cette reconnaissance a pour effet que les droits et les obligations qui y sont associés doivent être envisagés à l’aune de ce droit que la Cour a consacré constitutionnellement.
[174] Il s’ensuit que les enseignements de l’arrêt Saskatchewan, précité, s’imposent à l’analyse du Tribunal quant à l’interprétation de la notion d’« établissement », dans le contexte actuel.
[175] Ces enseignements doivent le guider et l’amener à privilégier une interprétation qui soutient le maintien du rapport de force entre employeurs et syndicats aux prises avec un conflit de travail, afin d’en favoriser le dénouement rapide.
[176] Au contraire, l’interprétation restrictive que propose l’Employeur, dans le cas où la preuve étaye véritablement la présence d’un « établissement déployé », est irréconciliable avec cet objectif, voire le neutralise complètement.
[177] Mais il y a plus.
[178] Dans ce cas, permettre à des télétravailleurs d’effectuer du travail de remplacement, échappant ainsi à la loi en ne les considérant pas « dans l’établissement », pourrait prêter flanc à annihiler le droit de grève et son plein exercice.
[179] Enfin, le Tribunal écarte la prétention de l’Employeur selon laquelle l’arrêt Saskatchewan, précité, n’a pas d’effet sur l’interprétation de la notion d’« établissement ».
[180] Au soutien de sa prétention, l’Employeur se fonde sur le jugement dans Les avocats et notaires de l’État québécois, précité, dans lequel un juge de la Cour d’appel refuse d’accueillir une requête pour permission d’en appeler d’un jugement de la Cour supérieure rejetant un pourvoi en contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal.
[181] Or, dans cette dernière affaire, le Tribunal a d’abord rejeté une demande d’ordonnance fondée sur l’article
[182] L’association de salariés, regroupant les juristes de l’État, prétendait que l’ « établissement » s’étendait au-delà de leurs bureaux, sis dans le palais de justice de Montréal, et donc aux salles d’audience des différents tribunaux situées dans le même édifice. Le Tribunal conclut plutôt que l’« établissement », selon l’article
[183] C’est donc dans le contexte particulier des faits de cette dernière affaire que le Tribunal, à l’époque, estime que l’arrêt Saskatchewan, précité, et la constitutionnalisation du droit de grève n’ont pas pour effet, « du moins jusqu’à ce jour[38] », d’élargir la notion d’« établissement ». La Cour supérieure considère cette conclusion raisonnable et refuse d’intervenir.
[184] Du reste, il faut souligner que dans cette affaire, mettant en cause l’article
[185] En définitive, si le droit réagit souvent a posteriori, on doit lui reconnaître sa vocation à évoluer afin d’être en phase le plus possible avec la société et les réalités du monde du travail, d’où l’importance d’une approche contextuelle et dynamique de la notion d’« établissement », surtout que ce terme a été inclus dans le Code il y a presque 45 ans.
[186] Le Tribunal estime donc que le télétravail, avec toute l’ampleur qu’on lui connaît à ce jour, milite pour une actualisation de la notion d’« établissement » contenue à l’article
[187] C’est donc à la lumière de l’existence d’un « établissement déployé » que le Tribunal tranchera la question à savoir si les tâches de salariés en lock-out que remplit madame Racicot, en télétravail, contreviennent à l’article
[188] Rappelons que madame Racicot est au service de l’Employeur depuis le 17 juin 2019. Elle occupe un poste d’analyste aux opérations, qui n’est pas compris dans l’une des unités de négociation pour lesquelles le Syndicat est accrédité. Elle a son domicile professionnel à l’usine de Joliette.
[189] Elle travaille de sa résidence depuis mars 2020. Elle a accès au serveur informatique de l’Employeur, par un RPV, auquel elle se branche pour l’exécution de son travail.
[190] Une portion de 98 % de son travail est faite à l’aide de son ordinateur.
[191] Ses principales fonctions sont, entre autres, la gestion budgétaire, la consolidation des inventaires (matières premières, combustibles, crus, clinker et ciment), la gestion d’indicateurs clés de performance (KPI), le suivi de production.
[192] Plus spécifiquement, elle fait la préparation budgétaire et le suivi auprès des divers départements, agit avec ces derniers en vue de colliger, préparer et transmettre la documentation et l’information requise lors de la production de rapport à la haute direction, participe à la préparation des rapports mensuels afin de déterminer les écarts de performance, les coûts et le volume et collabore avec le service des approvisionnements pour définir les besoins de l’entreprise en matières premières et combustibles, le tout pour s’assurer de la conformité des prévisions de production.
[193] Elle a des interactions, notamment, avec des superviseurs de production et Anick Reynolds, commis à la production syndiquée.
[194] Elle parle quotidiennement avec monsieur Briguet, contrôleur des finances, par le biais de Teams.
[195] Depuis le déclenchement du lock-out, elle est toujours en télétravail, depuis sa résidence et effectue, en plus, des tâches de commis à la production, lesquels sont syndiqués. Elle confectionne et met à jour un rapport quotidien de la production.
[196] Les commis à la production syndiqués, pour leur part, travaillent physiquement dans l’ « établissement » avant le lock-out.
[197] L’Employeur ne conteste plus que madame Racicot soit une salariée, mais il demande le rejet de la demande. En effet, bien qu’employée à l’usine de Joliette, c’est en télétravail qu’elle remplit de telles fonctions, échappant ainsi à l’article
[198] Qu’en est-il?
[199] Avant le conflit le travail, l’Employeur assigne des tâches à madame Racicot, qui télétravaille en sa qualité d’analyste aux opérations.
[200] Dès le début du lock-out, elle remplit, exclusivement depuis sa résidence, certaines des fonctions des salariés visés par l’unité de négociation en cause et dont le travail a cessé, en l’occurrence des commis de production.
[201] Sa prestation de travail pour l’Employeur en tant que salariée participe de l’exploitation par ce dernier de son entreprise ou d’une partie de celle-ci, et ce, dans le cadre d’une certaine unité de gestion. Elle se réalise au moyen des technologies de l’information et de communication déployées par l’Employeur, lequel lui donne accès à son RPV, comme c’est les cas pour les autres personnes en télétravail, d’affirmer madame Racicot.
[202] En conséquence, l’« établissement » se déploie jusqu’à sa résidence.
[203] Il est interdit à l’Employeur « d’utiliser, dans l’établissement où la grève ou le lock-out a été déclaré, les services d’un salarié qu’il emploie dans cet établissement pour remplir les fonctions d’un salarié faisant partie de l’unité de négociation en grève ou en lock-out ».
[204] C’est ce qu’il a fait, en l’espèce, en ce qui concerne madame Racicot.
[205] Il y a donc contravention à l’article
[206] Le Tribunal constate des contraventions aux dispositions anti-briseurs de grève en ce qui concerne les personnes suivantes : monsieur Aubin Guillemette, mesdames Hébert, Leclerc et Racicot.
[207] S’autorisant des pouvoirs qui lui sont conférés par les articles
[208] De même, ce dernier devra afficher la présente décision dans un endroit bien en vue sur les lieux du travail, et ce, jusqu’à ce que les parties aient conclu une convention collective. Il n’apparaît toutefois pas utile qu’elle soit distribuée à l’ensemble des employés.
[209] Enfin, il n’y a pas lieu de permettre à un ou deux représentants du Syndicat de visiter l’établissement de l’Employeur au moins une fois par jour pendant la durée du lock‑out, comme il le réclame. Si le Syndicat l’estime nécessaire, il pourra faire appel au ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale pour qu’il dépêche un enquêteur sur les lieux, en vertu de l’article
[210] Le Syndicat demande que le Tribunal lui accorde des dommages-intérêts, moraux, exemplaires et punitifs ainsi que le remboursement d’un montant équivalent aux honoraires et frais en lien avec la présente demande. Pour l’heure, les parties demandent au Tribunal de réserver sa compétence sur ces questions, ce qu’il est disposé à faire.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ACCUEILLE en partie la demande d’ordonnance;
ORDONNE à Groupe CRH Canada inc., ses dirigeants, représentants ou mandataires, de cesser et de s’abstenir d’utiliser en tout temps, dans l’établissement où lock-out a été déclaré, les services de Shanie Hébert, Patrice Aubin Guillemette, Frédérique Leclerc et Julie Racicot pour remplir, en tout ou en partie, et de quelque façon que ce soit, les fonctions d’un salarié faisant partie de l’unité de négociation en lock-out;
ORDONNE à Groupe CRH Canada inc. d’afficher dans un endroit bien en vue sur les lieux du travail la présente décision, et ce, jusqu’à ce que les parties aient conclu une convention collective;
RÉSERVE sa compétence au sujet de la demande de dommages-intérêts, moraux, punitifs et sur la demande de remboursement d’un montant équivalent aux honoraires et frais encourus par Unifor, section locale 177 pour la présente demande.
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| Pierre-Étienne Morand |
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Me Sébastien Denoncourt | |
MELANÇON MARCEAU GRENIER COHEN S.E.N.C. | |
Pour la partie demanderesse | |
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Me Anthony Pierre Freiji | |
Me Pierre G. Hébert Me Sandra Daudelin | |
DHC AVOCATS inc. | |
Pour les parties défenderesses | |
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/js
[1] RLRQ, c. C-27.
[2] Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc.,
[3] Deux parties défenderesses sont ajoutées à la présente instance : Julie Racicot et Thibault Briguet.
[4] Voir la Liste d’admissions et questions en litige signée le 30 août 2021 déposée au dossier du Tribunal.
[5] Voir la Liste d’admissions et questions en litige signée le 30 août 2021 déposée au dossier du Tribunal.
[6] Jean PAQUETTE, Les dispositions anti-briseurs de grève au Québec, coll. « relations industrielles », Cowansville, Éditions Yvon Blais inc., 1995, p. 46.
[7]
[8] Syndicat des travailleuses et travailleurs du Centre de santé et de services sociaux de la Côte-de-Gaspé – CSN c. Centre de santé et de services sociaux de la Côte-de-Gaspé,
[9] T.T. 200-28-000034-89, 13 novembre 1989, L. Morin.
[10] Robert P. GAGNON et Langlois Kronström Desjardins, S.E.N.C.R.L., Yann BERNARD et al. (dir.) Le droit du travail du Québec, 7e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 349.
[11] Précité, note 10, p. 351.
[12] Précité, note 11.
[13]
[14] Précité, note 10.
[15] Vézina composite Inc. c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (SCEP) F.T.Q., 500-28-001201-011, 5 février 2002 (T.T.), par. 15.
[16] Michel COUTU, Laurence Léa FONTAINE, Georges MARCEAU, Urwana COIQUAUD et Julie BOURGAULT, avec la collaboration de Florence LAPORTE-MURDOCK, Droit des rapports collectifs du travail au Québec, 3e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2019, p. 281-284., n° 129.
[17] Id.
[18] Désistement par le Syndicat de la demande d’ordonnance fondée sur le paragraphe f) de l’article
[19] Précité, note 11.
[20]
[21]
[22] Précité, note 10.
[23]
[24] Les avocats et notaires de l'État québécois c. Procureure générale du Québec,
[25] Id.
[26] Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec c. Procureure générale du Québec,
[27] « Interprétation large et libérale et interprétation contextuelle : convergence ou divergence? », (2008) 49 Les Cahiers de droit 297, p. 312-313.
[28] Id.
[29] RLRQ, c. C-12. Voir Syndicat des professionnelles du Centre jeunesse de Québec (CSN) c. Desnoyers,
[31] Précité, note 6, p. 64.
[32] Québec (Gouvernement du) (Direction des relations professionnelles) (Conseil du Trésor) c. Syndicat de professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec,
[33] RLRQ, c. C-27, r. 4.
[34] RLRQ, c. I-16, art. 41 et 41.1.
[35]
[36] Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R‑U., c. 11)].
[37] Les avocats et notaires de l'État québécois c. Gouvernement du Québec, Direction des relations professionnelles, Conseil du trésor,
[38] Les avocats et notaires de l'État québécois c. Gouvernement du Québec, Direction des relations professionnelles, Conseil du trésor, Id., par. 57.
[39] RLRQ, c. T-15.1.
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