J.C. c. Douville | 2022 QCCA 958 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(500-17-117116-213) | |||||
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DATE : | 31 août 2022 | ||||
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MISE EN GARDE : Une interdiction de divulgation ou diffusion du nom de la partie appelante a été prononcée le 1er octobre 2021 par la Cour d’appel (l’honorable Stéphane Sansfaçon), district de Montréal, est toujours en vigueur. J.C. | |||||
PARTIE APPELANTE – partie défenderesse | |||||
c. | |||||
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ALEXANDRE DOUVILLE | |||||
PARTIE INTIMÉE – partie demanderesse | |||||
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LA PRESSE SOCIÉTÉ RADIO-CANADA | |||||
PARTIES MISES EN CAUSE – parties intervenantes | |||||
et | |||||
MÉLODIE DANIS SÉBASTIEN ST-GERMAIN | |||||
PARTIES MISES EN CAUSE – parties défenderesses | |||||
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[1] J.C., se pourvoit contre un jugement rendu le 6 août 2021 par le juge Daniel Urbas de la Cour supérieure du district de Montréal, qui a rejeté sa demande d’ordonnance de non-publication et non-diffusion de tout renseignement permettant de l’identifier ainsi que la banalisation de son nom advenant la publication ou la diffusion de toute décision dans ce dossier.
Pour les motifs de la juge Lavallée, auxquels souscrivent les juges Pelletier et Vauclair, LA COUR :
[2] accueille l’appel;
[3] infirme le jugement rendu le 6 août 2021;
[4] ordonne la non-publication et la non-diffusion de tout renseignement permettant d’identifier J.C.;
[5] ordonne la banalisation de son nom advenant la publication ou la diffusion de toute décision dans ce dossier;
[6] Le tout, avec les frais de justice tant en première instance qu’en appel.
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| FRANÇOIS PELLETIER, J.C.A. | |
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| MARTIN VAUCLAIR, J.C.A. | |
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| SOPHIE LAVALLÉE, J.C.A. | |
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Me Justin Wee | ||
ARSENAULT DUFRESNE WEE AVOCATS | ||
Me Mark Phillips | ||
MARK PHILLIPS AVOCAT | ||
Pour la partie appelante | ||
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Me Camille Bolté | ||
BRUNET & ASSOCIÉS AVOCATS | ||
Pour la partie intimée | ||
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Me Christian Leblanc Me Patricia Hénault | ||
FASKEN MARTINEAU DUMOULIN | ||
Pour La Presse et Société Radio-Canada | ||
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Date d’audience : | 1er avril 2022 | |
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MOTIFS DE LA JUGE LAVALLÉE |
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[7] J.C., une victime alléguée d’agression sexuelle, se pourvoit contre le jugement rendu en cours d’instance le 6 août 2021 par l’honorable Daniel Urbas de la Cour supérieure (district de Montréal), lequel rejette ses demandes d’anonymat[1]. La Société Radio-Canada ainsi que La Presse sont mises en cause et ont obtenu le statut d’intervenantes.
[8] Étant non binaire, J.C. a été désignée, à sa demande, par le pronom neutre « iel » dans le jugement de première instance[2].
[9] J.C. a dénoncé les agressions sexuelles que l’intimé Alexandre Douville aurait commises à son endroit. Cette dénonciation a été diffusée anonymement le 11 juillet 2020 par les défendeurs mis en cause Mélodie Danis et Sébastien St-Germain sur la page Facebook « Dis son nom », parmi d’autres dénonciations de victimes alléguées de celui-ci.
[10] L'intimé Alexandre Douville les poursuit tous les trois en diffamation et réclame leur condamnation solidaire au paiement de 119 275 $, en sus des intérêts.
[11] Devant se défendre contre cette poursuite, J.C. sollicite l’intervention de la Cour pour infirmer le jugement rendu par le juge Urbas, lequel a rejeté sa demande visant plus précisément :
a) la non-publication et la non-diffusion de tout renseignement en lien avec le présent dossier permettant de l’identifier;
b) la banalisation de son nom advenant la publication ou la diffusion de toute décision dans le présent dossier.
[12] Pour les motifs qui suivent, j’estime que le pourvoi doit réussir puisque J.C. a démontré qu’un intérêt public à la protection de sa dignité doit prévaloir sur la règle de la publicité des débats judiciaires.
I. Contexte
[13] L’intimé Alexandre Douville est un humoriste s’étant déjà produit à plusieurs reprises sur scène.
[14] En 2017, à la suite de la vague de dénonciations du mouvement #MoiAussi (#MeToo), J.C. allègue avoir pris conscience du caractère particulièrement grave des gestes que l’intimé aurait posés à son endroit. Cette prise de conscience aurait déclenché chez iel une dépression et de l’anxiété qui ont encore des conséquences pour iel aujourd’hui. Ayant songé au suicide, iel allègue avoir dû passer un certain temps dans un centre de crise. Dans ses allégations, iel affirme avoir encore des crises de panique et vivre des problèmes sur le plan sexuel pour lesquels iel a consulté un sexologue[3].
[15] Les gestes qu’aurait posés l’intimé se seraient déroulés dans le contexte d’une relation abusive lors de laquelle il aurait eu recours au chantage, s’adressant systématiquement à iel en utilisant des termes orduriers et offensants plutôt qu’en utilisant son prénom, menaçant de publier des vidéos intimes qu’iel lui avait transmises si iel n’acceptait pas d’avoir des relations sexuelles avec lui, et d’utiliser la violence physique, entre autres choses[4].
[16] Le ou vers le 11 juillet 2020, Sébastien Saint-Germain, mis en cause, publie, sur sa page Facebook, les méconduites à caractère sexuel de l’intimé à l’endroit de J.C.[5]. On peut lire dans cette publication ce que J.C. reproche à Alexandre Douville[6].
[17] En décembre 2020 et janvier 2021, l’intimé fait parvenir à J.C., ainsi qu’aux mis en cause Sébastien Saint-Germain et Mélodie Danis (laquelle est une autre victime alléguée de l’intimé Douville), une mise en demeure, les intimant de publier un message d’excuse et de rétracter les allégations d’inconduite sexuelle faites à son sujet[7]. Le 9 juin 2021, il dépose une demande introductive d’instance en diffamation contre eux dans le présent dossier[8].
[18] Au mois de juin 2021, plusieurs articles rapportant cette procédure judiciaire paraissent dans différents quotidiens québécois[9]. J.C. allègue que cette attention médiatique depuis le dépôt de la demande en justice de l’intimé aurait causé chez iel de nouvelles crises de panique.
[19] Le 11 juillet 2021, J.C. dépose une demande d’ordonnance de confidentialité visant la non-publication et la non-diffusion de renseignements permettant de l’identifier (« demande d’ordonnance »), incluant la banalisation de son nom sur les procédures. Dans sa demande, J.C. allègue avoir subi des agressions sexuelles commises par l’intimé, et annonce son intention de déposer une demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour celles-ci.
[20] À la demande du juge Urbas, un avis est communiqué aux médias mis en cause afin qu’ils puissent prendre part au débat. Ces derniers obtiennent le statut d’intervenants[10].
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[21] Le juge de première instance ne fait pas droit à l’ordonnance sollicitée. Il convient de citer textuellement ce qu’il écrit concernant la première étape du test jurisprudentiel applicable :
[137] La Cour suprême en Sherman a réitéré le fardeau et la distinction entre une allégation de l’intérêt et la risque et sa preuve.
Le fardeau d’établir l’existence d’un risque pour un tel intérêt au vu des faits d’une affaire donnée constitue le véritable seuil initial à franchir pour la personne cherchant à restreindre la publicité. Il n’est jamais suffisant d’alléguer la seule existence d’un intérêt public important reconnu. Démontrer l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt demeure toujours nécessaire.
[138] Les tribunaux distinguent entre une affirmation ou assertion et sa preuve, entre une preuve convaincante et une partie convaincue. À moins que la preuve dépasse les affirmations catégoriques et constitue une preuve non-contredite, les tribunaux n’hésitent pas à confirmer qu’une partie n’as pas fait la preuve de ses affirmations. La jurisprudence abonde avec les mentions d’une « preuve convaincante » incluant dans l’application du test Dagenais/Mentuck/Sherman.
[139] Il faut que ce soit un danger grave que l'on cherche à éviter, et non un bénéfice ou avantage que l'on cherche à obtenir. L'existence de ce danger doit être bien appuyée par la preuve et une allégation générale mal ou peu étayée est insuffisante.
[140] Le Tribunal doit distinguer entre une perception subjective et la réalité objective. La juge Rousseau dans J.E.S. c. Montréal (Ville), 2004 CanLII 24872 (QC CS) observait que, absente une preuve convaincante, la risque de préjudice grave demeure une crainte qui relève du domaine de la possibilité et non de celui de la probabilité.
[141] Même avec la reformulation du tes, la Cour suprême insiste sur la nécessité d’une preuve de l’incidence de la diffusion plutôt que sur le simple fait de cette diffusion.
Et plus loin :
Preuve convaincante
[146] Les allégations de l’impact soumises par C... touchent sur les sujets importants, mais demeurent les simples affirmations. La preuve au dossier est insuffisante et incomplète.
[147] C... n’a pas offert une preuve convaincante à l’appui de ses affirmations et le Tribunal n’a pas, dans ce dossier, une preuve que la publicité du présent dossier pose un risque sérieux pour un intérêt public important.
[148] Nonobstant les affirmations à l’appui de sa Requête, C... n’a pas établi avec une preuve étayée que les ordonnances recherchées sont nécessaires pour écarter un risque sérieux pour l’intérêt public parce que d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque.
[149] La Requête doit être rejetée faute de preuve requise par le test Dagenais/Mentuck/Sherman.[11]
[Reproduction intégrale]
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[22] Selon J.C., le juge aurait erré en droit en lui imposant un fardeau de preuve trop exigeant, en ce qui a trait à la première condition du test qui exige de démontrer que la publicité des débats judiciaires pose un « danger grave » pour un intérêt public important. Il aurait également erré de manière manifeste et déterminante en concluant que les allégations de la demande d’ordonnance d’anonymat étaient insuffisantes[12]. De plus, le juge se serait mépris en considérant que puisque le dossier a déjà été rendu public par les médias et que le nom de J.C. apparaît déjà au plumitif, la demande est tardive. J.C. plaide également que le juge n’aurait pas dû considérer, à ce stade, une demande reconventionnelle éventuelle qu’iel avait annoncé vouloir déposer contre l’intimé.
[23] N’ayant pas déposé d’exposé en appel, l’intimé a été forclos de plaider à l’audience. Ainsi, seules les intervenantes ont présenté un argumentaire dans lequel elles soutiennent d’abord que l’arrêt Sherman n’a pas étendu l’éventail des situations permettant d’écarter la présomption en faveur de la publicité des débats. Selon elles, le juge Urbas aurait correctement énoncé et appliqué le droit applicable puisque le fardeau de preuve énoncé dans l’arrêt Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario[13] ferait jurisprudence et exigerait que le demandeur démontre l’existence d’un « danger grave » pour l’administration de la justice afin d’écarter la présomption de la publicité des débats judiciaires[14].
[24] Elles plaident que non seulement le juge a eu raison de conclure que J.C. ne pouvait se contenter d’allégations générales afin de supporter sa demande, mais qu’il a, avec justesse, considéré que l’arrêt L.B. c. J.S.[15], rendu par la Cour en 2021, reflétait l’état actuel du droit, alors que celui rendu un an plus tôt dans S. c. Lamontagne ne le reflétait pas[16]. Enfin, la conclusion du juge quant à la tardiveté de la demande de banalisation de J.C. serait sans faille puisque les médias écrits ont déjà publicisé le litige entre Alexandre Douville et J.C., faisant paraître son nom, lequel fait donc déjà partie du domaine public.
II. Analyse
[25] Il convient maintenant d’aborder le fond du pourvoi, après avoir rappelé les principes applicables.
[26] La Cour suprême a plusieurs fois affirmé que le caractère public de notre système de justice est un principe fondamental, soulignant d’ailleurs récemment dans l’arrêt Sherman[17] que « le principe de la publicité des débats judiciaires est protégé par le droit constitutionnel à la liberté d’expression, et qu’il représente à ce titre un élément fondamental d’une démocratie libérale »[18]. Règle générale, « le public peut assister aux audiences et consulter les dossiers judiciaires, et les médias – les yeux et les oreilles du public – sont libres de poser des questions et de formuler des commentaires sur les activités des tribunaux, ce qui contribue à rendre le système judiciaire équitable et responsable »[19].
[27] Une forte présomption existe donc en faveur de la publicité des débats, comme l’explique le juge Kasirer dans l’arrêt Sherman :
[2] Par conséquent, il existe une forte présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires. Il est entendu que cela permet un examen public minutieux qui peut être source d’inconvénients, voire d’embarras, pour ceux qui estiment que leur implication dans le système judiciaire entraîne une atteinte à leur vie privée. Cependant, ce désagrément n’est pas, en règle générale, suffisant pour permettre de réfuter la forte présomption voulant que le public puisse assister aux audiences, et que les dossiers judiciaires puissent être consultés et leur contenu rapporté par une presse libre.[20]
[28] Cette forte présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires n’est toutefois pas absolue. Elle peut être écartée par les tribunaux, dans certaines circonstances exceptionnelles, lorsque le principe de la publicité entre en conflit avec d’autres intérêts publics jugés tout aussi importants, comme la nécessité de protéger la dignité d’une personne.
[29] Ces principes, réitérés par la Cour suprême, rejoignent ceux qu’édictent les articles 11 et 12 du Code de procédure civile (C.p.c.), qui, tout en formulant le principe de la publicité des débats, prévoient que le tribunal peut y faire exception, notamment lorsqu’il s’agit de protéger la dignité des personnes concernées par une demande :
11. La justice civile administrée par les tribunaux de l’ordre judiciaire est publique. Tous peuvent assister aux audiences des tribunaux où qu’elles se tiennent et prendre connaissance des dossiers et des inscriptions aux registres des tribunaux.
Il est fait exception à ce principe lorsque la loi prévoit le huis clos ou restreint l’accès aux dossiers ou à certains documents versés à un dossier.
Les exceptions à la règle de la publicité prévues au présent chapitre s’appliquent malgré l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne (chapitre C-12).
12. Le tribunal peut faire exception au principe de la publicité s’il considère que l’ordre public, notamment la protection de la dignité des personnes concernées par une demande, ou la protection d’intérêts légitimes importants exige que l’audience se tienne à huis clos, que soit interdit ou restreint l’accès à un document ou la divulgation ou la diffusion des renseignements et des documents qu’il indique ou que soit assuré l’anonymat des personnes concernées. | 11. Civil justice administered by the courts is public. Anyone may attend court hearings wherever they are held, and have access to court records and entries in the registers of the courts.
An exception to this principle applies if the law provides for in camera proceedings or restricts access to the court records or to certain documents filed in a court record.
Exceptions to the principle of open proceedings set out in this chapter apply despite section 23 of the Charter of human rights and freedoms (chapter C-12).
12. The court may make an exception to the principle of open proceedings if, in its opinion, public order, in particular the preservation of the dignity of the persons involved or the protection of substantial and legitimate interests, requires that the hearing be held in camera, that access to a document or the disclosure or circulation of information or documents specified by the court be prohibited or restricted, or that the anonymity of the persons involved be protected. |
[30] La divulgation obligée de renseignements qui n’entrent pas dans le noyau de la vie privée que constitue la protection de la dignité d’une personne, ne peut toutefois pas donner ouverture à cette exception au principe de la publicité des débats, quand bien même elle mettrait dans l’embarras la personne qui intente un recours judiciaire ou en subit un en défense.
[31] Déjà, dans l’arrêt Edmonton Journal[21], la juge Wilson expliquait que l'absence d'anonymat peut constituer, dans certains cas, un obstacle aux débats judiciaires. Il s'agit, dans ces cas, de protéger un aspect un peu différent de la vie privée, un aspect qui se rapproche davantage de la protection de la dignité personnelle afin « (…) de donner une certaine protection contre la gêne, la peine ou l'humiliation qui peuvent découler de la publication des détails de la vie intime d'une personne qui sont divulgués dans la salle d'audience »[22].
[32] Citant la juge Wilson, le juge Kasirer affirme, dans Sherman, que « la dignité en ce sens est une préoccupation connexe à la vie privée en général, mais elle est plus restreinte que celle‑ci; elle transcende les intérêts individuels et, comme d’autres intérêts publics importants, c’est une question qui concerne la société en général »[23]. Il explique que pour être protégés, « les renseignements qui seront révélés en raison de la publicité des débats judiciaires doivent être constitués de détails intimes ou personnels concernant une personne » […], lesquels sont « le cœur même des ʺrenseignements biographiquesʺ »[24].
[33] Précisant sa pensée, il ajoute que :
[71] Les atteintes à la vie privée qui entraînent une perte de contrôle à l’égard de renseignements personnels fondamentaux peuvent porter préjudice à la dignité d’une personne, car elles minent sa capacité à présenter de manière sélective certains aspects de sa personne aux autres (D. Matheson, « Dignity and Selective Self‑Presentation », dans I. Kerr, V. Steeves et C. Lucock, dir., Lessons from the Identity Trail : Anonymity, Privacy and Identity in a Networked Society (2009), 319, p. 327‑328; L. M. Austin, « Re‑reading Westin » (2019), 20 Theor. Inq. L. 53, p. 66‑68; Eltis (2016), p. 13). La dignité, employée dans ce contexte, est un concept social qui consiste à présenter des aspects fondamentaux de soi‑même aux autres de manière réfléchie et contrôlée (voir de manière générale Matheson, p. 327‑328; Austin, p. 66‑68). La dignité est minée lorsque les personnes perdent le contrôle sur la possibilité de fournir des renseignements sur elles‑mêmes qui touchent leur identité fondamentale, car un aspect très sensible de qui elles sont qu’elles n’ont pas décidé consciemment de communiquer est désormais accessible à autrui et risque de façonner la manière dont elles sont perçues en public. Cela a même été évoqué par le juge La Forest, dissident mais non sur ce point, dans l’arrêt Dagg, lorsqu’il a parlé de la notion de vie privée comme « [é]tant l’expression de la personnalité ou de l’identité unique d’une personne » (par. 65).
[Soulignement ajouté; références omises]
[34] Le juge Kasirer précise qu’il s’agit d’ailleurs là de la ligne à tracer entre les aspects de la vie privée devant être protégés et ceux qui ne peuvent pas l’être :
[31] […] ni la susceptibilité individuelle ni le simple désagrément personnel découlant de la participation à des procédures judiciaires ne sont susceptibles de justifier l’exclusion du public des tribunaux (Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, p. 185; Nouveau‑Brunswick, par. 41). Déterminer le rôle de la vie privée dans le cadre de l’analyse prévue dans l’arrêt Sierra Club exige de concilier ces deux idées, et c’est là le nœud du désaccord entre les parties. Le droit à vie privée n’est pas absolu et le principe de la publicité des débats judiciaires n’est pas sans exception.
[…]
[33] […] La question est de savoir non pas si les renseignements sont « personnels » pour la personne concernée, mais si, en raison de leur caractère très sensible, leur diffusion entraînerait une atteinte à sa dignité que la société dans son ensemble a intérêt à protéger.
[34] Cet intérêt public ne sera sérieusement menacé que lorsque les renseignements en question portent atteinte à ce que l’on considère parfois comme l’identité fondamentale de la personne concernée : des renseignements si sensibles que leur diffusion pourrait porter atteinte à la dignité de la personne d’une manière que le public ne tolérerait pas, pas même au nom du principe de la publicité des débats judiciaires.
[35] […] le demandeur doit donc démontrer que les renseignements contenus dans le dossier judiciaire sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse dire qu’ils touchent au cœur même des renseignements biographiques de la personne et, dans un contexte plus large, qu’il existe un risque sérieux d’atteinte à la dignité de la personne concernée si une ordonnance exceptionnelle n’est pas rendue.[25]
[Soulignements ajoutés]
Premier volet du test
[35] Suivant le test jurisprudentiel applicable, tel que reformulé en trois volets dans l’arrêt Sherman, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :
1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;
2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et
3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.
[36] Le juge de première instance a insisté sur le fait que, pour écarter la présomption en faveur de la publicité des débats judiciaires, il faut démontrer, preuve à l’appui, que l’on cherche à éviter un danger grave qui découlerait de la diffusion d’informations[26]. Au soutien de cette assertion, il a cité le paragraphe 34 du jugement de la Cour supérieure dans Bouchard c. Banque de Montréal[27] qui, bien que traitant du fardeau de la preuve, ne mentionne nullement l’exigence de la démonstration d’un « danger grave ». Il a également référé au paragraphe 45 du jugement de la Cour du Québec dans Gross c. Agence du revenu du Québec[28], qui renvoie, quant à lui, au paragraphe 65 de l’arrêt de la Cour suprême dans Toronto Star[29], lequel cite le paragraphe 34 de l’arrêt Mentuck[30], dans lequel le juge Iaccobucci écrivait ceci :
34 Je voudrais ajouter quelques commentaires d’ordre général dont il faut tenir compte dans l’application du critère. Le premier volet du critère comporte plusieurs éléments importants qu’on peut résumer par la notion de « nécessité », mais qu’il vaut la peine d’énumérer. L’un des éléments requis veut que le risque en question soit sérieux ou, pour reprendre l’expression du juge en chef Lamer dans Dagenais, p. 878, « réel et important ». Il doit donc s’agir d’un risque dont l’existence est bien appuyée par la preuve. Il doit également s’agir d’un risque qui constitue une menace sérieuse pour la bonne administration de la justice. En d’autres termes, il faut que ce soit un danger grave que l’on cherche à éviter,
et non un important bénéfice ou avantage pour l’administration de la justice que l’on cherche à obtenir.
[Soulignement et caractères gras ajoutés]
[37] Certes, la démonstration doit être convaincante et la Cour suprême s’est d’ailleurs montrée exigeante avant d’autoriser des ordonnances de non-publication. Les arrêts Dagenais[31] et Mentuck[32], rendus en matière criminelle, en sont d’éloquentes illustrations. Chaque cas est un cas d’espèce. Il convient, à chaque fois, d’examiner le critère de nécessité d’écarter le principe de publicité des débats pour éviter un risque réel, et celui de proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de la mesure choisie, en examinant les critères développés par le juge Lamer dans Dagenais[33], tels que reformulés en trois critères distincts par le juge Kasirer dans Sherman[34]. Dans tous les cas, l’examen de ces facteurs doit être effectué en considérant le risque réel et important pour un intérêt public et non pour l’intérêt particulier de la personne demandant l’anonymat[35]. Ainsi, dans l’arrêt Mentuck[36], c’est pour assurer la sécurité de policiers banalisés et l’efficacité de leur enquête que la Cour suprême a ordonné la non-divulgation de leur identité pendant un an. C’est dans ce contexte que le juge Iaccobucci a évoqué la nécessité d’un risque de « danger grave ».
[38] Plus récemment dans l’arrêt Sherman[37], lequel a été rendu dans un autre contexte que celui touchant à la sécurité d’une personne, le juge Kasirer a évoqué qu’à la première étape du test, il s’agit de démontrer le « risque sérieux d’atteinte à la dignité de la personne » devant être protégée comme un intérêt public, précisant le fardeau de preuve du demandeur :
[62] Deuxièmement, je rappelle que, pour franchir la première étape de l’analyse, il ne suffit pas d’invoquer un intérêt important, mais il faut aussi réfuter la présomption de publicité des débats en démontrant l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt. Le fardeau d’établir l’existence d’un risque pour un tel intérêt au vu des faits d’une affaire donnée constitue le véritable seuil initial à franchir pour la personne cherchant à restreindre la publicité. Il n’est jamais suffisant d’alléguer la seule existence d’un intérêt public important reconnu. Démontrer l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt demeure toujours nécessaire. Ce qui importe, c’est que l’intérêt soit précisément défini de manière à ce qu’il n’englobe que les aspects de la vie privée qui font entrer en jeu des objectifs publics légitimes, de sorte que le seuil à franchir pour établir l’existence d’un risque sérieux pour cet intérêt demeure élevé. De cette manière, les tribunaux peuvent efficacement maintenir la garantie de la présomption de publicité des débats.
[…]
[97] D’entrée de jeu, je souligne qu’une preuve directe n’est pas nécessairement exigée pour démontrer qu’un intérêt important est sérieusement menacé. Notre Cour a statué qu’il est possible d’établir l’existence d’un préjudice objectivement discernable sur la base d’inférences logiques (Bragg, par. 15‑16). Or, ce raisonnement inférentiel ne permet pas de se livrer à des conjectures inadmissibles. Une inférence doit tout de même être fondée sur des faits circonstanciels objectifs qui permettent raisonnablement de tirer la conclusion par inférence. Lorsque celle‑ci ne peut raisonnablement être tirée à partir des circonstances, elle équivaut à une conjecture (R. c. Chanmany, 2016 ONCA 576, 352 O.A.C. 121, par. 45).[38]
[Soulignements ajoutés]
[39] Ainsi, J.C. devait démontrer l’existence d’un « risque sérieux d’atteinte à la dignité de la personne », soit un risque de « préjudice objectivement discernable » en termes d’intérêt public à la protection de la dignité humaine, lequel pouvait être établi par de simples inférences logiques plutôt qu’une preuve directe[39].
[40] Cette démonstration a-t-elle été faite?
[41] Avant l’arrêt Sherman, la Cour a rendu deux arrêts dans lesquels elle a conclu qu’il était nécessaire d’écarter le principe de la publicité des débats judiciaires afin d’éviter une atteinte à la dignité du demandeur par la publicisation de certains aspects de sa vie sexuelle.
[42] Tout d’abord, en 1996, dans J.L.B. c. Vallée[40], la Cour a infirmé un jugement de la Cour supérieure ayant refusé au demandeur le droit de poursuivre son agresseur pour les séquelles résultant des agressions sexuelles dont il avait été victime alors qu’il était mineur. Les allégations faisaient état d’actes à caractère sexuel pouvant être considérés comme dégradants ou humiliants. La Cour a non seulement permis que J.L.B. ne soit identifié que par ses initiales, mais a prononcé des ordonnances de non-divulgation et de non-publication, estimant qu’il était en droit de chercher à obtenir justice sans avoir à renoncer à sa dignité.
[43] Les faits de l’affaire Lamontagne[41], plus récente, se rapprochent davantage de la présente affaire. Il s’agissait d’une poursuite en dommages contre un homme qui harcelait le demandeur et le menaçait de rendre publics certains aspects de sa vie sexuelle s’il maintenait son intention de mettre fin à leur relation. La Cour a infirmé le jugement de première instance, estimant que le principe de la publicité devait être écarté pour que ce dernier puisse faire valoir ses droits sans porter atteinte à sa dignité.
[44] Contrairement à ce que le juge de première instance conclut, l’intimité et la dignité de J.C. sont en jeu, si l’on considère qu’iel devra témoigner publiquement à l’audience de gestes à caractère sexuel faits sous la contrainte qu’iel affirme avoir vécus avec l’intimé, gestes qu’iel décrit dans les allégations de sa demande, lesquelles sont appuyées de sa déclaration sous serment.
[45] En l’espèce, les allégations sont suffisamment précises pour inférer que J.C. aurait vécu, avec l’intimé[42], des actes sexuels effectués sous la contrainte, entrant dans la sphère des détails intimes de la nature des « renseignements biographiques » qu’évoque la Cour suprême dans Sherman[43]. J.C. détaille également les séquelles psychologiques importantes qui seraient les conséquences directes de ces actes, affirmant avoir été en crise au point d’avoir été prise en charge par un centre à cet effet. Iel allègue également avoir été suicidaire, présentant encore un risque de rechute. De plus, depuis les événements en lien avec ce dossier, iel aurait des problèmes avec sa sexualité et aurait consulté un sexologue à ce sujet.
[46] Le juge de première instance est d’avis que ces allégations sont insuffisantes, parce que trop générales. Or, l’exigence d’une démonstration convaincante ne requiert pas une preuve formelle et probante à la suite d’un débat contradictoire. À ce sujet, dans Sherman, le juge Kasirer écrit ceci :
[103] Encore une fois, dans d’autres affaires, des faits circonstanciels pourraient permettre à un tribunal d’inférer l’existence d’un risque sérieux de préjudice physique. Les demandeurs n’ont pas nécessairement à retenir les services d’experts qui attesteront l’existence du risque physique ou psychologique lié à la divulgation. Cependant, sur la foi du présent dossier, le simple fait d’affirmer qu’un tel risque existe ne permet pas de franchir le seuil requis pour établir l’existence d’un risque sérieux de préjudice physique. La conclusion contraire tirée par le juge de première instance était une erreur justifiant l’intervention de la Cour d’appel.[44]
[47] Rappelons qu’une ordonnance rendue à cette étape des procédures peut d’ailleurs, pour cette raison, être sujette à révision selon l’évolution du dossier :
[53] Je suis également d’accord avec la SRC pour dire que les tribunaux peuvent exercer le pouvoir discrétionnaire de modifier ou d’annuler une interdiction de publication ou une ordonnance de mise sous scellés lorsqu’il y a eu changement important des circonstances relatives au prononcé de l’ordonnance, conformément au principe énoncé par notre Cour dans l’arrêt Adams. Comme l’a fait remarquer le juge Sopinka dans cet arrêt, « [e]n règle générale, toute ordonnance relative au déroulement d’un procès peut être modifiée ou annulée s’il y a eu changement important des circonstances qui existaient au moment où elle a été rendue » (par. 30). Cette règle s’applique aux ordonnances portant sur la publicité des débats judiciaires (voir, p. ex., British Columbia c. BCTF, 2015 BCCA 185, 75 B.C.L.R. (5th) 257, par. 15‑22; Morin c. R. (1997), 1997 CanLII 12082 (ON CA), 32 O.R. (3d) 265 (C.A.), p. 272‑273).
[54] Je m’empresse toutefois de mentionner qu’à mon avis, l’arrêt Adams n’a pas la signification que lui attribue la SRC dans son mémoire. La SRC dit que l’affaire concernait [traduction] « la question de savoir si la règle du functus officio empêchait un juge de première instance d’annuler une interdiction de publication qu’il avait prononcée auparavant », et elle postule qu’il y est question de la manière dont la règle du functus officio s’applique aux ordonnances accessoires (m.a., par. 82‑83). D’après moi, l’arrêt Adams traitait simplement des circonstances où un juge peut réexaminer une ordonnance rendue plus tôt au cours du procès. Le sort de l’ordonnance attaquée, qui visait à lever une interdiction de publication en vigueur, a été décidé au moment où le juge du procès rejetait les accusations portées contre l’accusé (Adams, par. 5). Notre Cour a conclu que le juge du procès n’avait pas le pouvoir de révoquer l’ordonnance parce que les circonstances qui ont exigé le prononcé de l’ordonnance n’avaient pas changé (par. 31). Dans des décisions subséquentes, les cours d’appel ont considéré que le jugement établissait une règle générale à propos de la modification de ces ordonnances plutôt qu’une règle au sujet du functus officio (voir, p. ex., BCTF, par. 22; R. c. B. (H.), 2016 ONCA 953, 345 C.C.C. (3d) 206, par. 51; R. c. Le, 2011 MBCA 83, 270 Man. R. (2d) 82, par. 123). Les principes établis dans Adams concilient le caractère définitif d’une décision et la souplesse même lorsque le tribunal n’est pas functus officio, en autorisant le réexamen de ces ordonnances lorsqu’il y a eu changement important de circonstances.[45]
[48] Ainsi, il convient d’éviter qu’à ce stade des procédures, l’audience sur une demande d’anonymat devienne un procès avant le procès. En même temps, il ne faut pas, de façon précipitée, rendre une décision qui tranche définitivement, dans tous les cas, la question. Si le juge doit être prudent avant d’autoriser des mesures portant atteinte à la publicité des débats, il doit l’être tout autant pour protéger un intérêt public important comme la dignité de la personne. Contrairement au premier, le second ne peut jamais être réchappé.
[49] À cette étape des procédures, la demande d’anonymat de J.C. ne pouvait être analysée qu’à la lumière d’une preuve partielle et forcément incomplète. Plusieurs allégations de sa demande n’ont rien de général. Le fait de venir raconter publiquement, pour se défendre, les gestes sexuels que J.C. allègue avoir effectués sous la menace et l'emprise de l’intimé, entre dans la sphère des renseignements d’ordre intime évoqués dans l’arrêt Sherman. Ces renseignements se trouvent au cœur de ce qui est intrinsèquement d’une nature privée et intime et touchent conséquemment à l’identité fondamentale de J.C.
[50] À cet égard, la présente affaire se distingue de la récente affaire Dis Son Nom c. Marquis[46], dans laquelle la requérante alléguait avoir été victime d’une agression sexuelle qui était le fait d’une personne qui ne prenait pas part au litige. Les détails de cette agression alléguée n’étaient donc pas essentiels à l’argument principal de sa défense. Une distinction peut également être tracée avec l’affaire A.B. c. Robillard[47], dans laquelle le requérant n’avait pas à dévoiler des détails intimes sur sa vie sexuelle puisqu’il niait connaître l’autre partie et être l’auteur des gestes que cette dernière lui reprochait.
[51] Je suis donc d’avis qu’à la première étape du test de l’arrêt Sherman, le juge a commis une erreur de fait manifeste et déterminante en concluant que la preuve soumise par J.C. n’était constituée que de « simples affirmations » ne permettant pas d’identifier un risque sérieux.
[52] Quant au caractère tardif de la demande d’ordonnance déposée par J.C., le fait que le nom de J.C. se retrouve au plumitif ne devait nullement être considéré en l’espèce. Le nom d’un défendeur se retrouve forcément au plumitif. Ce fait ne peut donc être pris en compte dans l’appréciation d’une demande d’ordonnance d’anonymat.
[53] Le juge de première instance a également retenu que la couverture médiatique de la poursuite d’Alexandre Douville contre iel – diffusion qui n’a incidemment pas été initiée par J.C. – rendait la demande d’anonymat tardive. Il convient de citer textuellement ses propos :
Tardiveté
[150] Douville rappelle que les journaux ont déjà rendu publique le dossier et que le nom de C... est déjà identifié dans le plumitif. D’ailleurs, la preuve de C... est du même effet. Les noms des parties apparaissent déjà au plumitif depuis l’institution des procédures et ont fait l’objet de mention dans les médias.
[151] Quant à l’urgence invoquée par C... pour le volet provisoire de son injonction, Douville note que les articles de journaux R-1 sont tous sortis en même temps il y a un mois et que depuis plus rien ne circule dans les médias. Douville note les mesures sont donc tardives et inutiles et visent le futur seulement alors que C... est déjà identifiée dans le dossier et réfère aux articles R-1.
[152] Dans Cadotte c. Industrielle Alliance assurances et services financiers inc., 2016 QCCS 5603, la juge Daigle a décidé qu’il n’apparait donc pas approprié d’ordonner la banalisation du plumitif.
[…]
[154] Quoique le fait que les noms appariassent déjà au plumitif ne serait pas en soit déterminant et que le Tribunal peut toujours viser l’avenir, la preuve démontre que l’identité de C..., ainsi que Douville, St-Germain et Danis sont tous déjà publiques et pourraient de toute vraisemblance aider à identifier C.... Dans les circonstances, l’utilité d’une ordonnance pour banaliser le nom de C... des procédures semble avoir été dépassée par le temps.
[155] L’absence d’une preuve convaincante de l’incidence de la divulgation ne peut surmonter ou contrebalancer le fait que le nom de C... appert déjà au le plumitif et dans la couverture médiatique depuis le mois de juin 2021 et que la couverture a disséminé son identité au-delà d’un réseau limité de personnes.
[Reproduction intégrale]
[54] Dans Sherman, le juge Kasirer souligne que le fait que les détails révélés par la poursuite aient déjà été rendus publics est un élément à considérer, mais ne constitue pas une fin de non-recevoir à une demande de confidentialité :
[81] Il y aura lieu, bien sûr, d’examiner la mesure dans laquelle les renseignements font déjà partie du domaine public. Si la tenue de procédures judiciaires publiques ne fait que rendre accessibles ce qui est déjà largement et facilement accessible, il sera difficile de démontrer que la divulgation des renseignements dans le cadre de débats judiciaires publics entraînera effectivement une atteinte significative à cet aspect de la vie privée se rapportant à l’intérêt en matière de dignité auquel je fais référence en l’espèce. Cependant, le seul fait que des renseignements soient déjà accessibles à un segment de la population ne signifie pas que les rendre accessibles dans le cadre d’une procédure judiciaire n’exacerbera pas le risque pour la vie privée. La vie privée n’est pas une notion binaire, c’est à dire que les renseignements ne sont pas simplement soit privés, soit publics, d’autant plus que, en raison de la technologie en particulier, il vaut mieux considérer la confidentialité absolue comme difficile à atteindre (voir, de manière générale, R. c. Quesnelle, 2014 CSC 46, [2014] 2 R.C.S. 390, par. 37; TTUAC, par. 27). Le fait que certains renseignements soient déjà accessibles quelque part dans la sphère publique n’empêche pas qu’une diffusion additionnelle de ceux ci puisse nuire davantage à l’intérêt en matière de vie privée, en particulier si la diffusion appréhendée de renseignements très sensibles est plus large ou d’accès plus facile (voir de manière générale Solove, p. 1152; Ardia, p. 1393 1394; E. Paton Simpson, « Privacy and the Reasonable Paranoid : The Protection of Privacy in Public Places » (2000), 50 U.T.L.J. 305, p. 346).[48]
[Soulignements ajoutés]
[55] Considérant ces principes, j’estime que bien que certains articles de journaux identifient la partie appelante, l’aggravation du préjudice serait inévitable si l’ordonnance de banalisation n’était pas prononcée. La procédure judiciaire exposera fort probablement les gestes intimes qui sont allégués par J.C. et exacerbera sans aucun doute le risque pour la dignité de sa personne. Avec égards, il convient de chercher à minimiser le préjudice subi plutôt que de risquer de le voir aggravé. En l’espèce, la publication de quelques articles de journaux ne peut constituer une fin de non-recevoir à l’ordonnance recherchée[49]. Il s’agit là d’une deuxième erreur dans l’application du premier volet du cadre d’analyse tracé dans l’arrêt Sherman.
[56] En somme, quant à ce premier volet du test, le principe de la publicité des débats entraînerait un risque sérieux pour un intérêt public important, soit la dignité de J.C.
Deuxième volet du test
[57] Examinant le second volet du test, le juge Urbas affirme que « les options d’un tribunal ne sont pas limitées à choisir entre la banalisation des noms ou une protection des renseignements »[50]. Référant au jugement A.B. c. Robillard[51] de la Cour supérieure, il applique mutatis mutandis les propos du juge Lussier, affirmant que J.C. a la maîtrise de son dossier[52] :
[156] C... n’a pas rencontré son fardeau pour établir la condition préalable #1. Cependant, le Tribunal considère la condition préalable #2 au cas où i il aurait commis une erreur dans sa détermination précédente.
[157] Douville a raison d’affirmer que la Requête de C... est prématurée en ce qui concerne la preuve à être échangée pendant la préparation du dossier pour son audition. D’autres mesures permettent d’écarter le risque allégué par C.... C... a même fait une réserve, en plus de la banalisation de son nom, de demander certaines mesures pour protéger les renseignements qui pourrait être communiqués.
[158] Dans ces cas, les options d’un tribunal ne sont pas limitées à choisir entre la banalisation des noms ou une protection des renseignements. Le juge Pilote en B.J. c. Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Saguenay - Lac-Saint-Jean, 2020 QCCS 4811 a déjà proposé que la protection des renseignements peut se faire durant le processus.
[45] Il est question essentiellement de non-publication, divulgation ou diffusion de renseignements.
[46] Peut-être sera-t-il opportun à un stade ultérieur des présentes requêtes d'envisager certaines de ces mesures, ou d'autres : mise sous scellés permanente de divers documents ou du dossier lui-même, huis clos. Mais à ce stade, ce serait prématuré.
[…]
[161] Quoique la Cour suprême a observé qu’une interdiction de publication soit moins contraignante à l’égard de la publicité qu’une ordonnance de mise sous scellé, le Tribunal fait les siennes les commentaires du juge Lussier quant aux options en A.B. c. Robillard, 2021 QCCS 2550 (« A.B. c. Robillard ») spécifiquement dans le cadre d’un dossier de « dis son nom ».
[71] De plus, la partie maîtrise son dossier. Elle peut n’y verser que les renseignements qu’elle juge nécessaire de dévoiler, sans révéler « quelque chose de sensible sur elle en tant qu’individu ». À l’étape de la constitution et communication de la preuve avant l’instruction, elle bénéficiera de la protection accordée par la règle de la confidentialité, jusqu’au dépôt des pièces communiquées et de l’interrogatoire, le cas échéant. Il lui sera loisible, à ce moment-là, de demander le dépôt de certaines parties sous scellés.
[162] Le Tribunal est d’accord avec les soumissions de Douville quant aux autres mesures disponibles. Les intervenantes ont reconnu la disponibilité des mesures énoncées par le juge Lussier et se sont réservé leurs soumissions le cas échéant.[53]
[Reproduction intégrale]
[58] Avec égards, le juge de première instance erre dans l’application de son pouvoir discrétionnaire en ne tenant pas compte des enseignements de la Cour suprême :
[29] Le fait de reconnaître que l’identité des victimes d’agression sexuelle a relativement peu d’importance répond complètement à l’argument selon lequel la non‑divulgation de l’identité d’une jeune victime d’intimidation à caractère sexuel en ligne est préjudiciable à l’exercice de la liberté de la presse ou au principe de la publicité des débats judiciaires. L’arrêt Canadian Newspapers établit clairement que les avantages de la protection de ces victimes au moyen de l’anonymat l’emportent sur le risque pour le principe de la publicité des débats.[54]
[Soulignements ajoutés]
[59] En affirmant que d’autres mesures pourraient éventuellement être prises[55], le juge néglige le fait que ces mesures, qui ne peuvent être que la mise sous scellés ou les audiences à huis clos, sont plus attentatoires au principe de la publicité que l’anonymat, comme le souligne la Cour suprême dans Bragg :
[28] La question relative à l’autre aspect de la pondération des effets — les effets préjudiciables au principe de la publicité des débats judiciaires et à la liberté de la presse — a déjà été tranchée par notre Cour dans Canadian Newspapers. Dans cette affaire, la constitutionnalité de la disposition du Code criminel interdisant la divulgation de l’identité du plaignant dans une affaire d’agression sexuelle était contestée au motif que son caractère impératif restreignait indûment la liberté de la presse. En confirmant la validité de cette disposition, le juge Lamer a fait remarquer ce qui suit :
La liberté de la presse représente néanmoins une valeur importante dans notre société démocratique, et on ne doit pas y toucher à la légère. Il faut toutefois reconnaître que les limites imposées aux droits des médias par [l’interdiction de divulguer l’identité] sont minimes. [. . .] Rien n’empêche les médias d’assister à l’audience et de relater les faits de l’affaire ainsi que le déroulement du procès. Les seuls renseignements cachés au public sont ceux qui risqueraient de révéler l’identité du plaignant. [Italiques ajoutés; p. 133.]
En d’autres termes, le préjudice a été jugé « minime ». Ce point de vue concernant l’insignifiance relative de la connaissance de l’identité d’une partie a été confirmée par le juge Binnie dans F.N. où, dans le contexte de la législation relative aux jeunes contrevenants, il a qualifié de simple « parcelle d’information » les renseignements concernant l’identité : F.N. (Re), 2000 CSC 35, [2000] 1 R.C.S. 880, par. 12.[56]
[Soulignements ajoutés]
[60] Dans le contexte du présent dossier, il est difficile d’imaginer comment d’autres mesures plus raisonnables que l’ordonnance d’anonymat pourraient permettre d’écarter le risque identifié. Afin de protéger adéquatement la dignité de J.C., l’atteinte la moins importante est de permettre que la poursuite des procédures judiciaires se fasse sous le couvert de l’anonymat, en obtenant des ordonnances de non-divulgation et de
non-publication des renseignements permettant de l’identifier. Les avantages des ordonnances de confidentialité recherchées surpassent ici grandement les inconvénients.
Troisième volet du test
[61] Dans son analyse du troisième volet du test applicable, le juge Urbas écrit :
[164] Si une partie a rencontré son fardeau pour établir les conditions préalables #1 et #2, la partie doit aussi démontrer que, du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs. Tel que déterminé, C... n’a pas rencontré son fardeau. Néanmoins, le Tribunal considère la condition #3 cas où il aurait commis des erreurs dans ses deux (2) déterminations précédentes.
[165] C... invoque l’équité de l’instance judiciaire et a soumis que la balance des inconvénients pèse en faveur de l’émission des ordonnances puisque l’intérêt public de pouvoir spécifiquement identifier C... est « minime ». C... ignore l’impact des ordonnances sur deux (2) aspects de l’équité procédurale due à Douville.
[166] Premièrement, C... a annoncé non seulement son intention de se défende contre le recours en diffamation de Douville mais de produire une demande reconventionnelle contre lui. Une demande reconventionnelle est un recours distinct, dans lequel C... sera la partie demanderesse. Il s'agit d'un cas particulier où la partie défenderesse deviendra la partie demanderesse.
[167] Le Tribunal note que C... ignore le contexte procédural dans laquelle iel serait la partie demanderesse. Le Tribunal doit également considérer l’impact d’une ordonnance du point de vue des autres parties, incluant Douville, à titre de partie défenderesse. C’est difficile à séparer les faits des deux (2) recours.
[168] C... sera donc dans la même position de la partie demanderesse dans A.B. c. Robillard. Le juge Lussier a refusé que les demandeurs identifiés sous les initiales A.B. et sous le nom Fondation A.B., puissent intenter, de façon anonyme, une action en injonction interlocutoire et permanente et en dommages-intérêts contre les défendeurs. Cela nous ramène au début du test aux premières étapes pour lequel le Tribunal a déjà déterminé qu’iel ne rencontre pas son fardeau d’étayer ses affirmations avec une preuve convaincante.
[Reproduction intégrale]
[62] Avec égards, le juge de première instance commet une erreur en affirmant que « [J] C... sera donc dans la même position que la partie demanderesse dans A.B. c. Robillard » parce que J.C. maîtrise son dossier[57]. Cette affirmation ignore le fait que dans cette dernière affaire, le juge Lussier distingue justement la situation d’un demandeur en diffamation et celle d’une victime alléguée d’une agression sexuelle[58].
[63] De plus, selon le juge Urbas, « [b]analiser l’identité de l’auteur pourrait affecter la procédure » du recours en diffamation. Il ajoute que les ordonnances recherchées par J.C. « affecteraient l’équité procédurale et enlèveraient les droits de Douville tant comme défendeur à sa demande reconventionnelle tant dans le contexte du recours de Douville en diffamation »[59].
[64] Certaines nuances doivent être apportées à cette affirmation. Même si l’ordonnance d’anonymat est prononcée, l’intimé conserve ses droits en tant que demandeur et en tant que défendeur éventuel à une demande reconventionnelle en dommages. Si les allégations de la partie appelante ne sont pas fondées, il pourra laver sa réputation même si le public ne connaît pas le nom de J.C. De plus, tel que mentionné précédemment, une ordonnance d’anonymat est révisable selon l’évolution du dossier.
[65] Quant aux intervenants – soit les médias et le public en général – puisque l’atteinte à la publicité est minime, ils pourront tout de même assister aux audiences, consulter les pièces, entendre les témoignages et en rapporter le contenu. Conséquemment, les avantages de l’ordonnance l’emportent nettement sur ses effets négatifs.
[66] Pour les motifs qui précèdent, je propose d’infirmer le jugement de première instance, d’ordonner la non-publication et la non-diffusion de tout renseignement permettant d’identifier J.C., ainsi que la banalisation de son nom advenant la publication ou diffusion de toute décision dans ce dossier. Le tout, avec les frais de justice tant en première instance qu’en appel.
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| SOPHIE LAVALLÉE, J.C.A. |
[1] Douville c. St-Germain, 2021 QCCS 3374 [Jugement entrepris].
[2] J.C. est non binaire et utilise le pronom « iel ». Le juge de première instance ayant fait droit à sa demande de l’utiliser dans son jugement (paragr. 20 du jugement), cette formulation sera également utilisée dans ces motifs, ce qui en facilitera la compréhension et assurera la cohérence avec les passages cités du jugement entrepris.
[3] Demande d’ordonnance de confidentialité provisoire, interlocutoire et permanente, 30 juillet 2021, paragr. 11-14.
[4] Jugement entrepris, paragr. 37-38.
[5] Id., paragr. 2-6.
[6] Pièce P-1, Extrait de la page Facebook du mis en cause Sébastien Saint-Germain.
[7] Jugement entrepris, paragr. 7-14.
[8] Demande introductive d’instance, 9 juin 2021; Jugement entrepris, paragr. 1.
[9] Pièce R-1.
[10] Jugement entrepris, paragr. 26-33.
[11] Id., paragr. 137-141 et 146-149.
[12] Id., paragr. 143-149.
[13] Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188 [Toronto Star].
[14] Jugement entrepris, paragr. 24-26.
[15] L.B. c. J.S., 2021 QCCA 1593, paragr. 11.
[16] S. c. Lamontagne, 2020 QCCA 663 [Lamontagne].
[17] Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 [Sherman].
[18] Id., paragr. 1.
[19] Ibid.
[20] Id., paragr. 2.
[21] Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326.
[22] Id., p. 1363-1364 (motifs concordants de la juge Wilson).
[23] Sherman, supra, note 17, paragr. 32.
[24] Id., paragr. 71.
[25] Id., paragr. 31 et 33-35.
[26] Jugement entrepris, paragr. 136-141.
[27] Bouchard c. Banque de Montréal, 2019 QCCS 5651 paragr. 34.
[28] Gross c. Agence du revenu du Québec, 2020 QCCQ 3900 paragr. 45.
[29] Toronto Star, supra, note 13, paragr. 26 et 27.
[30] R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442 [Mentuck].
[31] Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 [Dagenais].
[32] Mentuck, supra, note 30.
[33] Dagenais, supra, note 31.
[34] Sherman, supra, note 17, paragr. 38.
[35] Id., paragr. 32-33.
[36] Mentuck, supra, note 30.
[37] Sherman, supra, note 17, paragr. 35.
[38] Id., paragr. 62 et 97.
[39] Id., paragr. 97; L.B. c. J.S., supra, note 15.
[40] J.L.B. c. Vallée, [1996] R.J.Q. 2480, 1996 CanLII 5846 (C.A.) [Vallée].
[41] Lamontagne, supra, note 16. Cet arrêt est mentionné par le juge Kasirer au paragraphe 54 de l’arrêt Sherman dans lequel il évoque également, à titre d’exemple, l’arrêt Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522, avant de réitérer que dans chaque cas d’espèce, il convient d’appliquer le test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, en se demandant, lors de la première étape, si la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important.
[42] Pièce P-1, Extrait de la page Facebook du mis en cause Sébastien Saint-Germain.
[43] Sherman, supra, note 17, paragr. 71.
[44] Id., paragr. 103.
[45] Société Radio Canada c. Manitoba, 2021 CSC 33, paragr. 53-54, citant R. c. Adams, [1995] 4 R.C.S. 707.
[46] 2022 QCCA 841. Voir notamment les paragraphes 66-67 et 75-78 de cette affaire.
[47] A.B. c. Robillard, 2022 QCCA 959.
[48] Sherman, supra, note 17, paragr. 81.
[49] Voir les propos du juge Lussier dans le jugement A.B. c. Robillard, 2021 QCCS 2550, paragr. 62.
[50] Jugement entrepris, paragr. 158.
[51] A.B. c. Robillard, supra, note 47.
[52] Jugement entrepris, paragr. 156 et 161-162.
[53] Id., paragr. 156-158 et 161-162.
[54] A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, [2012] 2 R.C.S. 567, paragr. 28 [Bragg].
[55] Jugement entrepris, paragr. 162.
[56] Bragg, supra, note 54, paragr. 28.
[57] Jugement entrepris, paragr. 168.
[58] A.B. c. Robillard, supra, note 47, paragr. 38, citant Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain c. Institut Raymond-Dewar, 2012 QCCS 2454, paragr. 46-57.
[59] Jugement entrepris, paragr. 173-174.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.