Ferrailleurs du Québec inc. |
2011 QCCLP 5862 |
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[1] Le 13 décembre 2010, Ferrailleurs du Québec inc. (l’employeur) dépose, à la Commission des lésions professionnelles, une requête par laquelle elle conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST), rendue le 2 décembre 2010, à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a rendue initialement le 28 septembre 2010 et déclare que le coût des prestations dues en raison de la lésion professionnelle subie par monsieur Stéphane Collard (le travailleur), le 3 juin 2010, doit être imputé à l’employeur.
[3] Une audience est tenue à Sept-Îles le 7 juillet 2011. L’employeur est représenté.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] L’employeur demande de déclarer que le coût des prestations reliées à l’accident du travail subi par le travailleur soit imputé aux employeurs de toutes les unités parce que cet accident est attribuable à un tiers et qu’il en supporte injustement le coût, le tout en application de l’article 326, alinéa 2 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi).
LES FAITS ET LES MOTIFS
[5] La Commission des lésions professionnelles doit décider si l’employeur a droit au transfert d’imputation demandé en vertu du second alinéa de l’article 326 de la loi pour l’accident du travail subi par le travailleur le 3 juin 2010.
[6] L’article 326 de la loi se lit ainsi :
326. La Commission impute à l'employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail survenu à un travailleur alors qu'il était à son emploi.
Elle peut également, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail aux employeurs d'une, de plusieurs ou de toutes les unités lorsque l'imputation faite en vertu du premier alinéa aurait pour effet de faire supporter injustement à un employeur le coût des prestations dues en raison d'un accident du travail attribuable à un tiers ou d'obérer injustement un employeur.
L'employeur qui présente une demande en vertu du deuxième alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien dans l'année suivant la date de l'accident.
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1985, c. 6, a. 326; 1996, c. 70, a. 34.
[7] Le 3 juin 2010, alors qu’il occupe un emploi de ferrailleur chez l’employeur, le travailleur est victime d’un accident du travail et subit une fracture du calcanéum dans les circonstances suivantes :
Je me suis pencher pour ramasser une barre de fer. Et quand je me suis relever, mon pied gauche a hurter une échelle, et je suis tomber d’une dixaine de pied. Et mon pied gauche a tout absorder le coup.[2] [sic]
[8] Au formulaire Avis de l'employeur et demande de remboursement, rempli par l'employeur le 18 juin 2010, on retrouve la description suivante :
En soulevant une barre d’acier, j’ai pivoté pour attraper l’échelle mais ai perdu l’équilibre. Je suis tombé en bas. Il n’y avait pas de garde-corps. Mon contremaître avait demandé la veille à l’entrepreneur d’en installer un, mais ça n’a pas été fait.
[9] Le 6 juillet 2010, l’employeur demande un transfert de coût en vertu de l’article 326 de la loi. Il s’appuie sur le fait qu’il avait demandé au maître d’œuvre (IPITSIU Construction ltée), d’installer un garde-corps puisque c’était la responsabilité de ce dernier de le faire. Or, le maître d’œuvre ne l’a pas fait immédiatement et le travailleur a chuté.
[10] Le 22 septembre 2010, IPITSIU Construction ltée apporte ses commentaires. Elle souligne que l’employeur est responsable de l’installation des dispositifs de sécurité et qu’il a débuté un travail avant qu’ils soient installés.
[11] Le travailleur témoigne à l’audience. Il confirme que le chantier est situé à la Baie-James et que la veille de l’accident, le contremaître avait demandé que des garde-corps soient installés. Il soutient également que cette mesure de sécurité aurait permis d’éviter l’accident. Le travailleur déclare qu’il portait tout son équipement. Il signale qu’en tant que ferrailleur, « on est toujours obligé d’y aller rapido presto » et que conséquemment, il a commencé son travail malgré l’absence d’un garde-corps.
[12] La CSST a reconnu que l’événement du 3 juin 2010 est majoritairement attribuable à un tiers, soit la compagnie IPITSIU Construction ltée. Elle indique « qu’un garde-corps aurait pu éviter la chute du travailleur ». Cette conclusion n’est pas contestée par l’employeur et elle est conforme à la preuve au dossier.
[13] D’autre part, la CSST considère que le risque est inhérent aux activités de l’employeur, compte tenu qu’il utilise les services de ferrailleurs qui, dans le cadre des travaux de coulage de ciment et de bétonnage, sont appelés à travailler dans les hauteurs. Elle retient qu’il est souligné par le maître d’œuvre que l’employeur n’a pas fait cesser les travaux vu l’absence de garde-corps et que rien n’indique que le travailleur portait son harnais de sécurité.
[14] Depuis la décision rendue par une formation de trois juges dans l’affaire Ministère des Transports[3], il y a un consensus fortement majoritaire au sein des juges administratifs de la Commission des lésions professionnelles sur l’interprétation à donner au second alinéa de l’article 326 de la loi, dans le cas de l’accident attribuable à un tiers.
[15] Ainsi, pour analyser le caractère injuste d’une imputation, il y a lieu de se référer aux critères élaborés dans cette affaire et de recourir au concept de risque inhérent ou relié aux activités de l’employeur pour apprécier l’effet juste ou injuste d’une imputation faite en vertu de la règle générale. Les critères à considérer sont les suivants :
- les risques inhérents à l’ensemble des activités de l’employeur, les premiers s’appréciant en regard du risque assuré alors que les secondes doivent être considérées, entre autres, à la lumière de la description de l’unité de classification à laquelle il appartient ;
- les circonstances ayant joué un rôle déterminant dans la survenance du fait accidentel, en fonction de leur caractère extraordinaire, inusité, rare et/ou exceptionnel, comme par exemple les cas de guet-apens, de piège, d’acte criminel ou autre contravention à une règle législative, règlementaire ou de l’art;
- les probabilités qu’un semblable accident survienne, compte tenu du contexte particulier circonscrit par les tâches du travailleur et les conditions d’exercice de l’emploi.
[16] Par ailleurs, selon les faits particuliers de chaque cas, un seul ou plusieurs de ces critères seront applicables, selon leur pertinence et leur importance relative.
[17] Le représentant de l’employeur allègue que la preuve démontre clairement un manquement, de la part du maître d’œuvre, à une règle de sécurité applicable en l’espèce, ce qui a entraîné l’accident du travail en cause. Il assimile cette situation à un piège, à une situation exceptionnelle. Il fait valoir, en s’appuyant sur de la jurisprudence, que dans des cas semblables, un transfert d’imputation en vertu de l’article 326 de la loi a été accordé.
[18] Ainsi, dans l’affaire Climat Expert (9160-9495 Québec inc.) et Habitations Paul Dargis inc.[4], un travailleur, technicien assembleur, est victime d’un accident du travail lorsqu’il chute dans la descente intérieure d’un sous-sol. Dans sa décision, la Commission des lésions professionnelles retient qu’en vertu des dispositions du Code de sécurité pour les travaux de construction[5], le maître d’œuvre avait la responsabilité d’installer un garde-corps autour de l’accès au sous-sol et que le travailleur avait constaté, dès la veille de l'événement, l’absence d’une telle barrière autour du trou d'accès au sous-sol. Elle souligne que le travailleur était en droit de s’attendre à ce que le chantier sur lequel il effectuait son travail soit sécuritaire et que la preuve permet de conclure que c’est uniquement en raison de l'absence d’un garde-corps que le travailleur a fait une chute.
[19] Le présent tribunal estime tout d’abord que les faits dans cette affaire ainsi que dans celles qui y sont mentionnées sont différents du présent cas. En l’espèce, il ressort du témoignage du travailleur que les ferrailleurs doivent procéder rapidement, ce qui l’a conduit, en toute connaissance de cause, à débuter son travail malgré l’absence de garde-corps. Ainsi, bien qu’on puisse présumer qu’un garde-corps aurait permis au travailleur d’éviter de faire une chute, la preuve soumise ne permet pas d’exclure complètement et totalement la participation du travailleur à l’événement du 3 juin 2010.
[20] Dans Transport Lou gra inc. et Chantiers Chibougameau ltée[6], la Commission des lésions professionnelles a pris en compte le fait que la CSST a identifié quatre causes à l’accident et que son rapport d’enquête a montré que de nombreuses règles de sécurité n’avaient pas été respectées le jour de l’accident.
[21] Dans Entretien Paramex inc. et Transport Jacques Auger inc.[7], le transfert d’imputation a été accordé compte tenu que l’accident du travail était survenu en raison de la conjonction de plusieurs facteurs, soit le comportement imprudent d’un conducteur de camion, l’insuffisance des mesures de sécurité et la manœuvre imprudente d’un travailleur. La Commission des lésions professionnelles a qualifié les circonstances d’extraordinaires et inusitées pour l’employeur qui n’avait déploré aucun incident de ce genre en 30 ans d’activités.
[22] Finalement, dans Centre électrique Mauricien inc. et Construction Gagné et fils inc.[8], un électricien installe des luminaires au plafond d’un gymnase en construction dans une école. Il recule en regardant vers le haut et tombe dans un trou de quatre pieds. Il appert qu’auparavant, le travailleur était dans une nacelle et était guidé par un autre employé. Ce dernier s’étant absenté, le travailleur est descendu de la nacelle pour vérifier la position des luminaires sans vérifier la sienne, par rapport à la fosse. Or, c’était la première fois que le travailleur se rendait dans ce gymnase et il n’y avait pas de bande plastifiée autour de l’espace vide. La Commission des lésions professionnelles a considéré que les chutes dans une fosse ne font pas partie des risques inhérents aux activités exercées par un électricien, qu’il y avait eu manquement à une disposition réglementaire et que les probabilités qu’un tel accident survienne étaient très faibles compte tenu des tâches qu’il exerçait normalement.
[23] À la lumière de la preuve offerte, la soussignée privilégie plutôt l’analyse et l’interprétation que l’on peut lire dans l’affaire Érecteur International ltée et Igloo Cellulose inc.[9] :
[56] Le tribunal estime que les risques de chute d’un travailleur sur un chantier de construction font partie de ceux qui sont liés de manière étroite et nécessaire aux activités de l’employeur dont l’activité principale consiste en l’érection de structures.
[57] Le tribunal ne croit pas qu'on puisse conclure à la présence d’un piège ou d’un guet-apens puisque le travailleur était pleinement conscient que la méthode de travail suggérée par Soudure et location A.F.C. inc. n’était pas conforme à ce qu’il avait appris chez son employeur. Il a tout de même continué à travailler de façon volontaire.
[58] Il n’y a rien d’extraordinaire, d’inusité ou de rare dans la chute d’un travailleur effectuant des travaux sur une structure. Les probabilités qu’un semblable accident survienne sont manifestement présentes.
[59] Dans l’affaire Cimentier Desrosiers inc. et Habitation Stéphan Lavoie inc.5, un travailleur de la construction avait effectué une chute dans une cage d’escalier. La Commission des lésions professionnelles décide que les chutes en hauteur font partie intégrante des risques inhérents aux activités d’un employeur du domaine de la construction, puisque la législation oblige précisément les employeurs à prendre diverses mesures pour éviter les chutes. Pareille chute ne peut amener à conclure à l'existence d’un piège ou d’un guet-apens6.
[60] Dans l’affaire Groupe Forlini inc. et Hervé Pomerleau inc.7, un manœuvre spécialisé a subi une lésion professionnelle alors qu’il a chuté dans l’ouverture du plancher d’un édifice en construction non muni de garde-corps. Le transfert de coûts demandé par l’employeur fut refusé, notamment parce que le risque de chutes sur un chantier de construction fait partie des risques se rattachant à la nature de l’ensemble des activités d’un employeur de ce secteur8.
[61] Dans l’affaire NV Électrique inc. et Construction Première et Constructions R. Pétrin & Fils inc.9, un travailleur sur un chantier de construction s’appuie sur un garde-corps qui cède subitement. Il effectue une chute d’environ cinq mètres. La Commission des lésions professionnelles décide que l’employeur ne supporte pas injustement les coûts liés à cette lésion professionnelle. N'est pas retenue la prétention de l’employeur voulant qu’une chute sur un chantier de construction ne constitue pas un risque particulier attribuable au travail d’un ouvrier de ce secteur.
[62] Dans l’affaire Lambert Somec inc. et J. P. Lessard Canada inc. et CSST10, un ferblantier travaillant sur un chantier de construction pose le pied sur un couvercle de conduit d’air qui cède subitement, entraînant la chute du travailleur. La demande de transfert de coûts de l'employeur est refusée, notamment à cause du défaut de preuve qu’il supporte injustement les coûts reliés à l’accident du travail. Le travail d’un ferblantier sur un chantier de construction comporte des risques de chutes et il s’agit d’un risque professionnel dont l’employeur dont assumer la responsabilité, puisqu’il se rattache à la nature particulière des activités qu’il exerce11.
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5 C.L.P. 295229-62B-0607, 30 octobre 2009, M. D. Lampron.
6 Voir aussi Plomberie Robinson ltée, C.L.P. 361074-07-0810, 19 mars 2009, S. Séguin; Couvertures Dixmo ltée et Produits de toitures Fransyl ltée, C.L.P. 294226-61-0607, 1er août 2008, L. Nadeau.
7 C.L.P. 292977-01B-0606, 23 mars 2007, L. Desbois.
8 Voir aussi Liard Mécanique Industrielle inc. et Élite technologie, C.L.P. 242783-62B-0409, 10 novembre 2006, B. Lemay; Liard Mécanique Industrielle inc. et Élite technologie, C.L.P. 242783-62B-0409, 16 décembre 2005, A. Vaillancourt; Maçonnerie Francis Tousignant inc., C.L.P. 259720-62B-0504, 8 décembre 2005, M. D. Lampron.
9 C.L.P. 213557-61-0308, 15 décembre 2003, G. Morin.
10 C.L.P. 193639-61-0211, 23 mai 2003, G. Morin.
11 Voir aussi Rénovations Normand Maltais inc. et Constructions Berchard inc., C.L.P. 169443-02-0109, 23 janvier 2003, A. Gauthier.
[24] De même, dans l’affaire Bourque Construction inc. et Construction Decarel inc.[10], un charpentier-menuisier subit un accident du travail lorsqu’il marche sur une feuille de contreplaqué recouvrant un espace vide et qu’il tombe dans le trou. L’employeur demande un transfert d’imputation au motif qu’un tiers, qui n’a pas respecté une des règles établies par le Code de sécurité pour les travaux de construction, est responsable de l’accident et que cette feuille de contreplaqué constituait un piège. La Commission des lésions professionnelles, après avoir réitéré les critères établis dans l’affaire Ministère des Transports, refuse la demande de transfert d’imputation en considérant que la contravention à un règlement ne constitue pas un fait rare, exceptionnel ou inusité.
[25] Par conséquent, la Commission des lésions professionnelles conclut que l’employeur n’a pas droit à un transfert du coût des prestations prévu à l’article 326 de la loi (deuxième alinéa).
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête de Ferrailleurs du Québec inc., l'employeur;
CONFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 2 décembre 2010, à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE que le coût des prestations dues en raison de la lésion professionnelle subie par monsieur Stéphane Collard, le travailleur, le 3 juin 2010, doit être imputé à l’employeur.
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Johanne Landry |
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Me Jean-Sébastien Deslauriers |
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LEBLANC, LAMONTAGNE ET ASSOCIÉS |
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Représentant de la partie requérante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2] Formulaire de réclamation signé par le travailleur le 11 juin 2010.
[3] [2007] C.L.P. 1804 .
[4] 2011 QCCLP 1655 .
[5] R.R.Q., 1981, c. S-2.1, r. 6 et 1983 G.O. 2, 2471.
[6] C.L.P. 297179-04-0608, 9 décembre 2008, D. Lajoie.
[7] C.L.P. 326673-31-0708, 11 mars 2009, G. Tardif.
[8] C.L.P. 378965-04-0905, 27 janvier 2010, J. A. Tremblay.
[9] C.L.P. 384060-61-0907, 9 mars 2010, J.-F. Clément.
[10] C.L.P. 302681-62-0611, 31 août 2009, R. L. Beaudoin.
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