Décision

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Leblanc c. Laval (Ville de)

2016 QCCQ 872

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

LAVAL

LOCALITÉ DE

LAVAL

« Chambre civile »

N° :

540-22-017919-126

 

 

 

DATE :

5 FÉVRIER 2016

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

JIMMY VALLÉE, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

STÉPHANE LEBLANC

Demandeur

c.

VILLE DE LAVAL

-et-

DOMINIC GAREAU

-et-

PAUL CHARBONNEAU

-et-

SIMON MORRISSETTE

-et-

SIMON LACELLE

Défendeurs

 

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

 

[1]           «Les policiers doivent enquêter sur les crimes.  C’est leur devoir.  Dans la grande majorité des cas, ils le font avec prudence et diligence.  Or, il leur arrive parfois de commettre des erreurs, et ces erreurs sont susceptibles d’avoir de graves conséquences.  Une personne innocente peut, à cause d’une négligence de la police, faire l’objet d’une enquête, d’une arrestation, puis d’un emprisonnement[1] 

[2]           Monsieur Stéphane Leblanc soutient que c’est exactement ce qui lui est arrivé. Il réclame donc 49 136,90 $ à Dominic Gareau, Paul Charbonneau, Simon Morrissette et Simon Lacelle, tous quatre policiers au service de la Ville de Laval, leur employeur qu’il poursuit aussi, pour des dommages qui lui ont été causés en raison des agissements fautifs de ces derniers dans le cadre d’une enquête découlant d’une plainte logée par quatre adolescents et ayant mené à des accusations contre lui.

[3]           Dès le début de l’audience, Leblanc[2] précise qu’il n’aura aucune preuve à offrir en ce qui a trait aux 15 000 $ de dommages exemplaires réclamés, de sorte que sa réclamation se chiffre désormais à 34 136,90 $, soit 30 000 $ de dommages moraux et 4 136,90 $ couvrant les honoraires extrajudiciaires payés à Me Yvon Otis dans le cadre du dossier criminel.

L’évènement déclencheur

[4]           Ce recours prend sa source d’un incident survenu le 14 mai 2011 sur le terrain de l’Acrosport Barani de Laval, commerce dont sont propriétaires les parents de Leblanc. Ce dernier intervient, en soutien à ses parents, auprès de quatre jeunes, alors âgés entre 14 et 16 ans, qui ne semblent pas vouloir quitter les lieux après la fermeture de l’établissement.

[5]           Suite à cette altercation verbale, les jeunes contactent les policiers et affirment que Leblanc les a menacés de sortir son ,12[3], menace qu’il aurait effectivement mise à exécution. Les policiers Morrissette et Lacelle se présentent sur les lieux et procèdent à l’arrestation de Leblanc, alors que les enquêteurs Gareau et Charbonneau interviennent plus tard au dossier.

Les témoins impliqués

[6]           Monsieur Sylvain Leblanc est le père de Stéphane[4]. Il habite au […] avec sa conjointe Solange Dion Leblanc, son fils Stéphane et la conjointe de ce dernier, Julie Sabourin, ainsi que sa fille Sophie Leblanc et le conjoint de cette dernière, Nicolas Lavoie.

[7]           Sylvain Leblanc et Solange Dion Leblanc sont propriétaires du Club de trampoline Acrosport Barani, commerce qui est situé à environ 400 à 500 pieds derrière leur résidence. Entre les deux se trouve un garage ainsi qu’un logement («bachelor») occupé par Stéphane et sa conjointe.

[8]           De son côté, Caroline Pineault travaille comme réceptionniste au club de trampoline le 14 mai 2011.

[9]           En défense, outre les quatre policiers, sont également entendus Tommy Roy et Mikaël Plante, deux des quatre jeunes impliqués dans l’altercation avec Leblanc et sa famille. Les parties ont convenu de déposer, pour valoir témoignage, les déclarations écrites des deux autres, soit Pierre-Luc Doyer et David-Michael De Couto.

Les questions en litige

[10]        Le recours de Leblanc est-il prescrit? Advenant une réponse négative à cette première question, les quatre policiers intervenus dans l’enquête, ou un ou plusieurs d’entre eux, ont-ils commis une faute engageant leur responsabilité face à Leblanc?

[11]        Le cas échéant, la Ville de Laval est-elle responsable de la faute commise par un ou plusieurs de ses policiers? Advenant faute et responsabilité, quels sont les dommages auxquels Leblanc a droit?

Les faits pertinents à la solution du litige

En demande

[12]        En fin d’après-midi le 14 mai 2011, Sylvain Leblanc revient d’une expédition de plongée sous-marine avec son fils Stéphane et son gendre Nicolas.

[13]        Vers 18h15, il est à l’extérieur du garage et nettoie son équipement lorsqu’il s’aperçoit que sept jeunes font du grabuge à la sortie du commerce qui a fermé à 18 heures. Deux filles et cinq garçons s’y trouvent.

[14]        Il les voit notamment déplacer une table de pique-nique et obstruer une sortie de secours. Il leur crie de s’enlever de là et de quitter les lieux. Les deux filles quittent immédiatement mais les garçons restent sur place.

[15]        Stéphane et Nicolas se dirigent alors vers eux et s’ensuit un échange verbal avec quatre des garçons, un restant à l’écart. Sylvain se dirige alors vers eux et entend ce qui se dit. Stéphane et Nicolas leur demandent de quitter les lieux, puisqu’il s’agit d’un terrain privé, que le commerce est fermé et qu’ils doivent s’en aller.

[16]        Les jeunes leur répondent d’un ton arrogant «on va revenir avec notre gang et on causera plus de dommages». C’est alors que Stéphane mentionne «si tu reviens avec une gang, je vais les attendre avec un ,12». À ce moment-là, un des jeunes réplique «moi avec un ,15» avant que sa conjointe Solange intervienne et ajoute «moi, j’ai un ,18».

[17]        Les jeunes continuent alors à se diriger tranquillement vers le boulevard Dagenais. Il les perd de vue par la suite.

[18]        Ce n’est que plus tard en soirée qu’il voit une auto-patrouille arriver sur les lieux. Il sort à l’extérieur. Les policiers l’informent qu’ils cherchent un homme d’environ 30 à 40 ans, portant la barbe et lui demandent s’il y a des armes à feu sur place.

[19]        Il leur précise que l’homme décrit est probablement son fils Stéphane. Quant aux armes à feu, il insiste sur le fait qu’aucune n’a été sortie cette journée-là. Elles sont toutes entreposées dans des casiers ou coffres verrouillés.

[20]        Il offre, et même demande, aux policiers d’entrer afin de visionner les images de l’évènement, captées par les caméras vidéo extérieures qui se trouvent sur sa maison. Le policier Lacelle accepte, visionne les séquences et lui dit que ce n’est pas concluant car la vidéo est trop floue. Cela prend moins de 5 minutes.

[21]        La donnée importante pour lui est qu’à aucun moment sur ces vidéos, on ne voit les jeunes adolescents paniquer ni même courir pour s’enfuir. Ils s’éloignent en marchant lentement. Une deuxième auto-patrouille arrive et Stéphane est arrêté puis amené au poste de police.

[22]        Les policiers prennent la déclaration des quatre adolescents mais ne lui demandent pas la sienne, bien qu’il leur précise qu’il n’y a jamais eu d’arme à feu impliquée.

[23]        Vers 5 h 30 le lendemain, les policiers exécutent un mandat de perquisition et toutes les armes à feu appartenant à Stéphane sont saisies. Les policiers présents, dont l’enquêteur Gareau, sont alors non réceptifs à leurs demandes et très arrogants. On refuse de lui remettre le mandat délivré par un juge de paix magistrat afin qu’il puisse le lire.

[24]        Il essaie d’obtenir des informations des policiers sur place et aussi en contactant le sergent en devoir au poste de police, mais sans succès. Il aurait aimé pouvoir donner sa version de ce qui est arrivé, notamment sur les raisons ayant mené à la demande faite aux jeunes de quitter lieux.

[25]        Il admet par ailleurs lors de l’audience qu’il n’est pas en mesure de se reconnaître, ni de reconnaître les autres personnes vues sur les vidéos dont les images sont floues et pas très claires.

[26]        Il se souvient que, suite au retrait de l’accusation, Stéphane a eu beaucoup de difficulté à récupérer ses armes à feu, pourtant légalement détenues. Celles-ci n’ont été récupérées qu’au mois de décembre 2011, après qu’un avocat eu été mandaté à ce sujet.

[27]        Il affirme que Stéphane a été frustré et n’a jamais réussi à comprendre ce qui s’était passé ce soir-là. Après les évènements, il ne voulait plus œuvrer auprès des enfants.

* * *

[28]        Me Yvon Otis a représenté Stéphane dans le cadre des accusations criminelles portées contre lui en 2011 et découlant des évènements du 14 mai. Suite à ses négociations avec la Couronne, il y a eu un retrait de plainte le 19 octobre 2011, date à laquelle la juge Marie-Suzanne Lauzon a rendu une ordonnance afin que les armes lui appartenant soient rendues à Leblanc.

[29]        Il se souvient d’une erreur en ce qui a trait au nom inscrit sur un procès-verbal d’audience[5] mais affirme, basé sur son expérience, qu’un délai trop long s’est écoulé avant que Le blanc ne puisse récupérer ses armes.

[30]        Il a dû intervenir de nouveau dans le dossier, notamment auprès de l’enquêteur Gareau, lui signifiant même un subpoena afin qu’il comparaisse devant la Cour le 22 novembre 2011 pour expliquer pourquoi les armes n’avaient toujours pas été remises. Le tout finit par se régler suite à ses conversations avec la représentante de la Couronne.

[31]        Il affirme par ailleurs que ses honoraires ont été entièrement payés mais, selon les chèques produits, non pas par Leblanc personnellement, mais par le Club de trampoline.

* * *

[32]        Madame Solange Dion Leblanc est la mère de Stéphane et la conjointe de Sylvain. Le 14 mai 2011, elle est au club de trampoline, avec sa fille Sophie. Après avoir fermé à 18 h, il y a encore quelques jeunes dans le portique vers 18 h 15. Elle leur demande de sortir et une discussion s’ensuit avec les cinq garçons et deux filles qu’elle qualifie d’un peu rebelles.

[33]        Lorsqu’ils sortent à l’extérieur, ils versent de la «slush» par terre et déchirent des papiers. Ils lancent des cônes orange dans les fenêtres. Elle entend ensuite son mari leur crier de quitter les lieux, ce qu’ils entreprennent de faire, mais très lentement.

[34]        En se rapprochant des jeunes qui marchent lentement vers le boulevard Dagenais, elle entend un de ceux-ci dire «je vais revenir avec ma gang», ce à quoi son fils Stéphane répond «si tu reviens avec ta gang, je vais vous attendre avec un ,12». Le même jeune répond «moi, j’ai un ,15». Elle entre dans la conversation pour renchérir «moi j’ai un ,18».

[35]        Les jeunes continuent de s’éloigner et elle les suit pour s’assurer qu’ils quittent bien vers le boulevard Dagenais, ce qu’ils font. Quelque temps plus tard, la police se présente sur les lieux. Elle ne comprend pas et croit à une farce. Elle insiste auprès des policiers pour qu’ils viennent visionner la vidéo qui démontre qu’il ne s’est rien passé. Elle essaie de donner sa version des faits mais les policiers la refusent.

[36]        Quant à la perquisition exécutée le matin du 15 mai, elle l’a été de façon plutôt cavalière, alors que les policiers, notamment l’agent Gareau, la menacent de «l’entrer en dedans» si elle continue à poser des questions.

[37]        Elle a constaté que Stéphane a été incapable de travailler par la suite pendant un certain temps puis ne voulait plus travailler avec des enfants au club de trampoline.

[38]        Avant l’incident, il pratiquait régulièrement son loisir de tir à la cible et se rendait au centre de tir environ deux fois par semaine.

* * *

[39]        En 2011, Stéphane Leblanc est entraîneur et homme à tout faire au club de trampoline de ses parents où il travaille 30 à 40 heures par semaine. Il travaille également à titre de chauffeur pour la compagnie Autobus Chartrand.

[40]        Neuf armes sont enregistrées à son nom et sont toutes rangées sous clé. Il s’exerce au Club de tir des Pionniers de l’Assomption deux fois par semaine. Il devait aller en excursion de chasse à la Zec Petawaga à l’automne 2011.

[41]        Le 14 mai 2011, il revient vers 17h45 d’une expédition de plongée sous-marine à Wakefield et s’affaire à rincer et à ranger son équipement de plongée sous-marine. Vers 18h10 ou 18h15, sept jeunes argumentent et semblent ne pas vouloir quitter le club. Il les voit déplacer une table de pique-nique et entend son père leur crier de s’en aller.

[42]        Nicolas et lui décident alors de s’avancer vers eux. Les jeunes s’obstinent et deviennent impolis lorsqu’ils leur demandent de quitter les lieux, répliquant qu’ils n’ont pas le droit de les expulser puisqu’ils sont sur un terrain public. À un certain moment, en réponse à leurs menaces, il leur dit que «s’ils étaient majeurs, il leur en aurait sacré une».

[43]        Il reçoit des menaces voulant qu’ils reviennent en gang faire du grabuge. Il leur répond alors quelque chose comme «si tu reviens avec ta gang, je vais vous attendre avec mon ,12». Il retourne par la suite vers son camion devant le garage. Pour lui, l’incident est clos.

[44]        Un peu plus tard, il est avisé par sa sœur que des policiers sont sur les lieux et veulent le voir. Il va à leur rencontre et apprend qu’une plainte a été déposée contre lui. Ses parents demandent aux policiers de venir voir la vidéo prouvant qu’il ne s’est rien passé et que les jeunes ont quitté de façon normale.

[45]        Il veut immédiatement donner sa version des faits aux policiers mais ces derniers lui répondent «on va en venir à ça». Il est malgré tout arrêté, amené au quartier de détention et mis en cellule. Il n’a aucune nouvelle jusqu’au lendemain matin vers 7 h 30, alors qu’il rencontre les enquêteurs Gareau et Charbonneau et qu’il peut enfin leur donner sa version des faits survenus la veille. Il est ensuite libéré sous promesse de comparaître ultérieurement.

[46]        Suite à ces évènements, il est incapable de travailler avec des enfants. Il a plutôt été contraint de travailler pour l’entreprise Construction Argozy jusqu’au mois d’octobre 2011, moment où la plainte a été retirée. Il n’aime pas ce travail et aurait préféré continuer sa vie comme avant en travaillant au club de trampoline.

[47]        Il n’a pu pratiquer son loisir du tir à la cible ni aller à la chasse à l’automne 2011. Ce n’est que vers le 19 décembre 2011 qu’il a récupéré ses armes. Il ressort de son contre-interrogatoire à l’audience que, quant à la fréquence de ses visites au centre de tir, il avait plutôt indiqué, lors d’un interrogatoire préalable, une fois aux deux semaines[6].

[48]        Il a été incapable de dormir pendant un certain temps et encore aujourd’hui, il a une certaine peur lorsqu’il voit des enfants. Il n’a cependant pas consulté de médecin ni pris de médicament.

[49]        Il admet par ailleurs qu’il était au courant d’une erreur de nom sur le procès-verbal d’audience de la chambre criminelle de la Cour du Québec, laquelle fut, du moins en partie, responsable du délai écoulé avant qu’il puisse récupérer ses armes.

[50]        Il est aussi questionné au sujet d’un incident antérieur, survenu en 2008, lors duquel il aurait tiré avec une arme à feu sur ce même terrain. Il admet avoir menti aux policiers à l’époque en leur mentionnant qu’il avait des outils dans les mains et non pas une arme à feu. À l’époque, il n’a récupéré ses armes que 10 mois après l’événement.

* * *

[51]        Sa sœur Sophie travaille aussi au club de trampoline et elle s’y trouve le 14 mai 2011. À 18 h 15, elle demande aux jeunes toujours présents sur les lieux de quitter. Les filles le font immédiatement mais les garçons deviennent alors arrogants, allant même jusqu’à déchirer un document pour le jeter par terre et verser un verre de slush directement dans la poubelle.

[52]        C’est alors qu’elle entend son père leur crier de partir. Des discussions s’ensuivent et la situation s’envenime au point où les jeunes mentionnent «qu’elle n’a pas fini, qu’ils allaient revenir avec leur gang».

[53]        Elle n’a pas aimé l’expérience vécue ensuite avec les policiers lorsque ceux-ci se sont présentés sur les lieux. Ils auraient imposé le silence complet. Nous n’avions pas le droit de leur dire un mot.

[54]        Après les faits, elle a noté que son frère Stéphane était frustré et qu’il vivait une grande incompréhension face à ce qui s’était passé.

En défense

[55]        Les parties consentent à ce que soient déposées en preuve, pour valoir témoignage de leur auteur, les déclarations écrites des témoins Pierre-Luc Doyer et David-Michael De Couto, deux des quatre jeunes impliqués. L’enregistrement de l’appel 911 fait par monsieur De Couto est également entendu à l’audience et déposé en preuve.

* * *

[56]        Simon Morrissette est policier patrouilleur depuis 13 ans à la Ville de Laval. Son partenaire de patrouille est Simon Lacelle. Le soir en question, ils se voient tous les deux affectés à l’appel 911 logé à 18h39. Sur les ondes, on mentionne le type d’appel alors qu’ils reçoivent dans leur ordinateur portable la carte d’appel qui contient plus de détails.

[57]        Ils arrivent sur les lieux vers 18 h 48 et voient les quatre jeunes de 14-15 ans au coin du boulevard Dagenais et de la rue Gallant. Ils sont très énervés et parlent tous en même temps. Ils décident de les séparer et de les rencontrer un à un.

[58]        Les versions des quatre sont semblables. Elles font état de discussions devenant agressives et menant à une menace à l’effet qu’ils en auraient mangé une s’ils avaient été majeurs. Ils décrivent Leblanc et mentionnent qu’il leur a dit qu’il allait chercher son ,12. Il serait reparti vers le garage et ils l’ont vu revenir avec quelque chose qui ressemblait à un fusil.

[59]        Les agents se rendent dès lors au 1375, Dagenais, endroit où une dame vient à leur rencontre. Alors qu’il lui explique les raisons de leur visite, la mère de Leblanc déclare spontanément «oui, c’est mon fils qui a dit qu’il allait chercher son ,12 mais ce n’était pas sérieux».

[60]        À la demande des policiers, Sylvain Leblanc confirme qu’il y a plusieurs armes à feu sur les lieux. L’agent Morrissette voit alors un homme répondant à la description du suspect, lequel s’est avéré être Stéphane Leblanc, dans la porte-patio de la maison principale. Il s’en approche, lui fait une mise en garde constitutionnelle et l’informe des motifs de son arrestation.

[61]        Il lui indique cependant qu’il ne peut procéder à son arrestation sans mandat à l’intérieur de sa maison d’habitation. Il lui demande donc de coopérer et de sortir, à défaut de quoi un mandat devra être requis. Leblanc refuse de sortir.

[62]        À l’extérieur, les membres de la famille parlent alors de caméras qui ont filmé la scène. Son collègue Lacelle décide d’aller voir la vidéo puis revient en lui disant que la vidéo est floue et n’est pas concluante.

[63]        Lorsqu’il s’affaire à préparer la demande de mandat d’entrer dans une maison d’habitation, une deuxième auto-patrouille s’amène. Vers 19h24, il voit Leblanc sortir de la maison et se diriger vers le garage. Il procède à son arrestation et l’informe de nouveau de ses droits constitutionnels, cette fois en lui faisant la lecture de la carte qu’il a sur lui.

[64]        Les policiers patrouilleurs que sont Lacelle et lui n’ont pas le pouvoir de remettre en liberté un prévenu suspecté de ce type d’infraction. À la police de Laval, seuls les enquêteurs peuvent le faire.

[65]        Avec l’aide de deux autres policiers, ils prennent ensuite la déclaration écrite de chacun des quatre jeunes, de façon séparée. Ils procèdent aussi à une enquête auprès du Centre de renseignements policiers du Québec («CRPQ») et découvrent qu’il y a plusieurs armes enregistrées au nom de Stéphane Leblanc. Ils apprennent également les circonstances de l’événement de 2008 lors duquel Leblanc a fait usage d’une arme à feu sur un véhicule abandonné.

[66]        Ils retournent plus tard au poste afin de débuter la rédaction du rapport d’enquête qu’ils remettent aux enquêteurs assignés au dossier. Ils se rendent de nouveau sur leur scène de crime pour en faire la surveillance pendant la nuit, avant d’assister les enquêteurs lors de la perquisition et de la saisie des armes à feu vers 5h30 le lendemain matin. À ce moment l’atmosphère était très tendue, témoigne monsieur Morrissette.

[67]        Les biens ainsi saisis sont ensuite amenés au quartier général de la police de Laval pour y être entreposés. Là s’arrête son implication dans ce dossier.

* * *

[68]        Simon Lacelle, policier depuis 9 ans à la Ville de Laval, confirme essentiellement le témoignage rendu par son collègue Morrissette. Il est cependant le seul à avoir pénétré à l’intérieur de la maison d’habitation afin de procéder au visionnement de la vidéo. Ce visionnement dure 4 à 5 minutes. Il n’y a pas d’audio et en conséquence, il ne peut savoir s’il y a eu ou non menace de la part de Leblanc, élément important du dossier.

[69]        Il constate aussi que la vidéo n’est pas claire, notamment parce qu’il la voit sur un écran d’environ 20 pouces divisé en 4. Il ne peut y déceler d’éléments disculpatoires qui viendraient faire échec aux versions données par les quatre jeunes dans leur déclaration.

[70]        Par ailleurs, il apprend du CRPQ que neuf armes à feu enregistrées au nom de Leblanc se trouvent sur les lieux sont et que ce dernier a été impliqué en 2008 dans un incident lors duquel il aurait fait un usage négligent d’une arme à feu.

* * *

[71]        Tommy Roy est un des quatre jeunes ayant porté plainte et rédigé une déclaration écrite. Le 14 mai 2011, il est avec ses trois amis au Club de trampoline Acrosport Barani.

[72]        En fin de journée, ils sont tous à l’extérieur pour y attendre le père d’un des quatre qui doit venir les chercher. Ils déplacent la table de pique-nique sur laquelle ils veulent glisser. Ils l’appuient sur un mur pour qu’elle soit plus stable. Ils jouent également avec des cônes.

[73]        À ce moment, un monsieur s’en vient vers eux en provenance du garage. Il identifie Stéphane Leblanc. Cette personne lui demande de façon vulgaire de décrisser, de partir tout de suite parce qu’ils n’ont pas d’affaire là. Ses amis lui disent de parler plus poliment mais cela ne lui plaît pas. Une discussion plus animée s’ensuit lors de laquelle Leblanc mentionne que s’ils ne s’en vont pas, il ira chercher son ,12.

[74]        Les quatre marchent alors un peu plus rapidement vers le boulevard Dagenais. Rendus au boulevard, il voit Leblanc près du garage avec dans les mains ce qu’il croit être un fusil. Dans sa déclaration écrite, il précise que Leblanc «a dans les mains quelque chose de long avec une ganse, ça ressemblait à un fusil .12». Ses amis et lui se sauvent en courant puis un des quatre appelle la police.

[75]        À l’arrivée des deux agents, ils sont séparés et font tout d’abord une déclaration verbale, suivie plus tard d’une seconde écrite.

[76]        Le témoignage de Mikaël Plante est sensiblement au même effet, bien qu’il diffère sur certains points. Il affirme qu’ils étaient tous les quatre près du devant du garage lorsque Leblanc leur dit qu’il va aller chercher son ,12 et il ajoute qu’ils partent alors précipitamment vers le boulevard. Selon lui, ils se mettent à courir à partir de la 4e case de stationnement, soit celle située derrière l’autobus de l’entreprise vu sur la vidéo.

* * *

[77]        Paul Charbonneau est policier depuis une trentaine d’années et sergent détective à la police de Laval depuis 7 ans.

[78]        Le 14 mai 2011, il est sergent détective de poste, attitré aux dossiers de flagrant délit. En soirée, il est avisé par le sergent de patrouille de l’arrestation d’un homme pour menace et agression armée. Il attend les documents des policiers patrouilleurs pour débuter son intervention.

[79]        Il sera enquêteur secondaire dans ce dossier, son collègue Dominic Gareau étant l’enquêteur principal.

[80]        Vers 23 h 15, lui et son partenaire rencontrent les deux policiers patrouilleurs. Monsieur Gareau le mandate ensuite pour procéder à la rédaction d’une demande de mandat de perquisition afin de saisir les armes à feu dont Leblanc est possesseur et propriétaire.

[81]        Il procède aux vérifications d’usage au CRPQ en ce qui a trait aux armes et c’est à ce moment qu’il constate également l’existence de l’événement de 2008 lors duquel Leblanc aurait fait usage inapproprié d’une arme à feu.

[82]        Après avoir préparé les documents nécessaires, il transmet sa demande de mandat à la juge de paix magistrat Nicole Martin. Suite à certains échanges avec elle, le mandat est émis et lui et Gareau se présentent sur les lieux. Ils commencent par une visite leur permettant de s’assurer de la sécurité des lieux, lors de laquelle ils ne touchent à rien. Ils permettent ensuite à l’agent Latreille de la section de l’identité judiciaire («SIJ») de prendre des photos des lieux.

[83]        Il débute ensuite la perquisition et la saisie des armes à feu. Après quelques minutes, il y a un va-et-vient des membres de la famille. Il est inquiet pour sa sécurité car il y a plusieurs personnes et plusieurs armes dans un espace restreint. Il en fait part à la famille et a constaté que son collègue Gareau en a fait de même.

[84]        Il vise plus particulièrement la mère et la sœur de Leblanc qui auraient prononcé des commentaires désobligeants à l’égard des policiers. Une fois le travail terminé, il explique à Sylvain Leblanc que Gareau et lui iront rencontrer Stéphane à la détention.

[85]        Cette rencontre débute vers 7 h 40. Il est rédacteur et transcrit la conversation, soit les questions de Gareau et les réponses de Leblanc. Il n’y a à ce moment aucune animosité, Leblanc accepte de collaborer.

[86]        Outre une visite au club de trampoline quelque mois plus tard avec Gareau, son implication dans le dossier est alors terminée.

* * *

[87]        Le sergent détective Dominic Gareau, aujourd’hui retraité, témoigne également à l’audience. Il a occupé divers postes au sein de la police de Laval de février 1988 jusqu’à sa retraite le 1er mai 2014.

[88]        Le 14 mai 2011, lui et Paul Charbonneau sont les sergents détectives en devoir. Ils reçoivent un appel du sergent de gendarmerie au cours de la soirée et rencontrent les agents Morrissette et Lacelle un peu plus tard.

[89]        Suite à cette rencontre, il contacte l’agent Latreille du SIJ afin que ce dernier se tienne prêt. Il contacte également Me Bégin, avocat-conseil du service de police qui lui donne certaines recommandations en ce qui a trait au mandat pour saisir les armes, l’informant aussi qu’il n’a aucun pouvoir sur les armes n’appartenant pas au prévenu.

[90]        Une fois arrivée sur les lieux de la perquisition, il présente le mandat à Sylvain Leblanc qui le regarde. Sa description de ce qui se passe par la suite est sensiblement la même que celle de Charbonneau. Après quelques minutes, certains membres de la famille sont sur les lieux et la situation et l’atmosphère sont tendues. Quelques commentaires agressifs sont prononcés de sorte qu’il doit informer la mère de Stéphane qu’elle est près d’une entrave au travail des policiers.

[91]        Il est vrai qu’il n’a pas mis de gants pour manipuler et pour sécuriser l’arme de collection Winchester, ce qui a froissé les membres de la famille.

[92]        Il quitte les lieux vers 7h15 pour aller rencontrer Leblanc. Il mène l’interrogatoire alors que son collègue Charbonneau prend en note les questions et les réponses. Ils prennent ensuite conjointement la décision de libérer Leblanc sous certaines conditions. Son père est contacté afin qu’il vienne le chercher.

[93]        Il rédige ensuite les autres documents nécessaires au dossier, dont la demande d’intenter les procédures adressée au Directeur des poursuites pénales et criminelles («DPCP»), laquelle suggère trois chefs d’accusation. Un seul de ces chefs sera retenu. Il apprend plus tard qu’il y a aussi eu retrait de ce chef d’accusation.

[94]        Il explique au Tribunal la procédure habituelle pour la remise d’armes à feu saisies suite à l’ordonnance d’un juge. Dans le cas présent, le délai a été en majeure partie occasionné par l’erreur de nom sur le procès-verbal de l’ordonnance de la juge Marie-Suzanne Lauzon. Il est évident que les agents ne peuvent remettre des armes à une personne dont le nom diffère de celui du procès-verbal.

[95]        Il se souvient avoir ensuite contacté le greffe pour confirmer et faire corriger l’erreur, et aussi d’avoir été contacté par un membre de la Sûreté du Québec qui lui a posé des questions sur Leblanc dans le cadre d’une étude du comportement de ce dernier.

[96]        Il est plus tard allé avec Charbonneau livrer un nouveau procès-verbal corrigé directement à Leblanc.

 

Analyse et décision

[97]        Le recours intenté par Leblanc tire sa source du droit de la responsabilité civile dont la pierre angulaire se retrouve à l'article 1457 du Code civil du Québec («C.c.Q.»), lequel se lit ainsi:

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

 

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

 

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde.

 

[98]        Pour rechercher la responsabilité extracontractuelle d’un tiers, la victime doit prouver la faute ou la négligence de ce dernier, les dommages qu’elle a subis ainsi que lien causal liant les deux.

[99]        Le recours est ici dirigé non seulement vers les quatre policiers impliqués, mais aussi contre leur employeur, ou commettant, la Ville de Laval. En ce qui a trait plus particulièrement à la responsabilité du commettant pour les actes fautifs posés par ses préposés, l'article 1463 C.c.Q. édicte ce qui suit:

1463. Le commettant est tenu de réparer le préjudice causé par la faute de ses préposés dans l'exécution de leurs fonctions; il conserve, néanmoins, ses recours contre eux.

 

[100]     Par ailleurs, les dispositions législatives traitant du fardeau de preuve revêtent ici une très grande importance. L'article 2803 C.c.Q énonce en effet que celui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention.

[101]     Cet article impose à Leblanc le fardeau de prouver les allégations contenues dans sa demande, et ce, par prépondérance de preuve, l’article 2804 C.c.Q. ajoutant que la preuve qui rend l'existence d'un fait plus probable que son inexistence est suffisante, à moins que la loi n'exige une preuve plus convaincante.

[102]     Ce dernier article permet au Tribunal d'apprécier la preuve présentée de part et d'autre par les parties, afin de déterminer si, effectivement, l'existence d'un fait est plus probable que son inexistence.

 

Le recours est-il prescrit?

[103]     Les policiers, tout comme la Ville, soutiennent que le recours de Leblanc est prescrit, n’ayant pas été intenté dans le délai de six mois prévu à l’article 586 de la Loi sur les cités et villes («LCV») qui se lit ainsi :

586. Toute action, poursuite ou réclamation contre la municipalité ou l’un de ses fonctionnaires ou employés, pour dommages-intérêts résultant de fautes ou d’illégalités, est prescrite par six mois à partir du jour où le droit d’action a pris naissance, nonobstant toute disposition de la loi à ce contraire.

 

[104]     Les policiers plaident essentiellement que dès le 15 mai 2011, Leblanc connaissait tous les faits entourant l’enquête, son arrestation et sa détention, donc tous les éléments nécessaires à l’analyse des fautes qu’il leur reproche. Pour eux, il n’y avait aucune nécessité que soit d’abord réglée la poursuite criminelle.

[105]     Leblanc réplique que s’il avait été trouvé coupable de l’accusation portée contre lui, sa cause d’action au civil se serait évaporée, le fondement de son recours contre les policiers étant que ces derniers n’avaient aucun motif raisonnable de procéder à son arrestation.

[106]     Il argue aussi qu’il y a chose jugée en ce qui a trait à la prescription du recours et ce, considérant le jugement prononcé par le juge Daniel W. Payette de la Cour supérieure le 20 juin 2012[7], sur une requête en irrecevabilité pour ce motif présentée par les défendeurs. Voici les extraits pertinents de ce jugement:

[2]           L'action de Leblanc a été intentée le 28 mars 2012. Il y allègue avoir fait l'objet d'une arrestation abusive le 14 mai 2011, suivie d'une détention et d'une mise en accusation par voie de dénonciation pour avoir porté ou avoir eu en sa possession une arme dans un dessein dangereux pour la paix publique. Le procureur des poursuites criminelles et pénales a retiré cette accusation le 19 octobre 2011.

[3]           Les parties conviennent, à raison, que le délai de prescription applicable en l'espèce est celui de six mois prévu à l'article 586 de la Loi sur les cités et villes, en raison de la nature des dommages réclamés.

[4]           Il s'agit donc de décider si ce délai de prescription court de la date de l'arrestation de Leblanc, comme le prétendent les Défendeurs, ou de la date du retrait des accusations comme le soutien Leblanc.

 

[107]     Fort des principes énoncés par la Cour d'appel dans Popovic c. Montréal (Ville de)[8], et en tenant pour avérés les faits allégués à la requête introductive d'instance, il conclut à l’existence d’un lien de droit ou de fait entre l'arrestation abusive et l'issue des poursuites criminelles, à tout le moins pour une des causes d'action invoquées par Leblanc.

[108]     De façon plus précise, le juge Payette affirme :

[10]        C'est le cas lorsque Leblanc reproche aux Défendeurs d'avoir mené une enquête bâclée, superficielle et tendancieuse, de mauvaise foi, sans tenir compte des éléments disculpatoires, ce qui a conduit à l'accusation contre lui et qu'il ajoute que les policiers ont agi illégalement et sans apparence de droit notamment en ce qu'ils n'avaient pas de motif raisonnable et probable de croire qu'il pouvait être armé, source de l'accusation portée contre lui.

 

[109]     Il ajoute que ces reproches disparaissent probablement si le jugement final au criminel le reconnaît coupable, avant d’accueillir le moyen de non-recevabilité concernant quelques-unes des autres causes d’action et d’ordonner la radiation du texte qui en traite.[9]

[110]     Il termine en prenant bien soin de mentionner que, bien que certains paragraphes de la requête introductive d'instance puissent être reliés à ces causes d'action prescrites, il y a lieu de ne pas en ordonner la radiation à ce stade puisqu'ils peuvent, à tout le moins en apparence, demeurer pertinents à l'étude de la cause d'action qui demeure et que la prudence doit guider le Tribunal à cet égard.

[111]     C'est le cas notamment des paragraphes 18 et 19 de la requête introductive d'instance.[10]

[112]     De l’avis du Tribunal, il n’y a pas chose jugée. Le juge du procès a le loisir de revisiter un argument de prescription, qui a été rejeté sur requête en irrecevabilité, à la lumière de l’ensemble de la preuve entendue.

[113]     La question qui se pose est de déterminer s’il y a lieu ici à une suspension de la prescription jusqu’au 19 octobre 2011, date du retrait de la plainte, donc de la fin du dossier criminel.

[114]     La jurisprudence reconnaît ce principe en matière de poursuite abusive ou malicieuse, alors qu’en matière de recours fondé sur une arrestation ou une détention abusive, il faudra, pour bénéficier de cette suspension, démontrer un lien entre la cause d’action et le jugement ou le résultat final.

[115]     C’est dans l’affaire Popovic c. Montréal (Ville de)[11] que la Cour d’appel, sous la plume du juge André Rochon, réitère les principes applicables. En voici les extraits pertinents :

[71]       En matière de poursuite criminelle abusive ou malicieuse, la doctrine et la jurisprudence reconnaissent qu'il y a suspension de la prescription à l'égard du recours civil jusqu'au jour du prononcé du jugement final sur le « recours abusif ou malicieux ».  Si l'accusé est reconnu coupable, les allégations de poursuite abusive deviennent sans fondement.  Si l'accusé est acquitté ou encore si les accusations sont retirées, la prescription du recours civil débute à ce moment.

(…)

[76]       Ainsi, des motifs d'intérêt public et d'équité militent en faveur d'une suspension de la prescription du recours en dommages-intérêts fondé sur une poursuite abusive ou malicieuse.  Il serait inapproprié de forcer une partie à entreprendre une poursuite avant que ne soit tranché un élément essentiel à son recours (le rejet ou l'abandon de la poursuite qualifiée d'abusive).  De même, il serait contraire aux intérêts de la justice d'être confronté à des jugements contradictoires sur une même question.

[77]           La jurisprudence examinée ci-haut a adopté une approche restrictive à la règle de la suspension de la prescription en matière de « recours abusifs ».  Il y a suspension de l'action en dommages-intérêts pour poursuite abusive dans la mesure où la cause d'action est la poursuite abusive elle-même et non des propos injurieux contenus dans une pièce au soutien de l'action.

[78]           Par ailleurs, certains auteurs ont assimilé « poursuite abusive » et « arrestation abusive ».  Sans s'expliquer davantage, ces auteurs réfèrent simplement à quelques décisions de la Cour supérieure dont certaines sont contradictoires.  Cette assimilation automatique entre les deux fondements des recours en dommages-intérêts m'apparaît inappropriée, et ce, pour plusieurs motifs.

[79]           En premier lieu, l'institution de la prescription extinctive repose sur des principes d'intérêt public et de préservation de l'ordre social.  Ce serait même « de toutes les institutions du droit civil la plus nécessaire à l'ordre social ».  La prescription s'accomplit en faveur et à l'encontre de tous (art. 2877 C.c.Q.).  Dès lors, la suspension de la prescription s'inscrit à titre d'exception et ne vaut que s'il y a impossibilité en fait d'agir ou encore pour quelques cas particuliers qui ne s'appliquent pas en l'espèce (art. 2904 et suiv. C.c.Q.).

[80]           En second lieu, sans élaborer une théorie générale sur la question, je formulerais qu'il y a suspension de la prescription du recours en dommages-intérêts fondé sur une arrestation abusive uniquement dans la mesure où l'accusé démontre la nécessité d'un jugement sur les accusations portées à la suite de « l'arrestation abusive » pour précisément trancher de l'abus.

[81]           Je prends un exemple pour illustrer mon propos.  Il se peut fort bien qu'une arrestation abusive n'entraîne pas un acquittement de l'accusé.  L'infraction peut avoir été commise malgré l'arrestation arbitraire.  L'inverse est également vrai : l'on peut imaginer une poursuite malveillante ou abusive sans que l'arrestation du prévenu le soit.

[82]           Pour quel motif devrait-on suspendre la prescription du recours pour arrestation abusive si le jugement à venir n'est pas appelé à trancher de cette question ou encore si l'accusé connaît, dès son arrestation, tous les éléments de preuve susceptibles d'étayer son recours en dommages-intérêts ?  Je n'en vois aucun.

[83]           Dit autrement, dans la mesure où sont connus, au moment de l'arrestation, tous les éléments nécessaires à l'analyse de l'acte fautif du policier en vertu de l'article 1457 C.c.Q. et qu'il n'existe aucun lien avec le jugement à venir sur la poursuite criminelle, il n'y a, dans ces cas, aucune raison de suspendre la prescription.  Il n'y a pas impossibilité d'agir ni crainte de jugements contradictoires.

Soulignés ajoutés et références omises

 

[116]     En l'espèce, Leblanc connaissait-il dès le départ tous les faits entourant l’enquête des policiers et son arrestation ? N’y a-t-il pas plutôt ici des allégations d’inconduite dans le cadre de l’enquête qui ont, selon lui, mené à une arrestation sans motifs raisonnables et à des procédures judiciaires abusives, qui commandaient que soit tranchée d'abord la poursuite criminelle et qui établissaient, ne serait-ce que minimalement, un lien de droit ou de fait entre « l'arrestation abusive » et l'issue des poursuites criminelles ?

[117]     Dans la récente affaire Singh c. Montréal (Ville de)[12], le demandeur Jaggi Singh poursuivait deux policiers pour arrestation et détention abusives, ainsi qu’un avocat pour poursuites abusives.

[118]     La juge Micheline Perrault de la Cour supérieure fut appelée à trancher une question très semblable à celle soulevée ici concernant la suspension de la prescription dans un cas ou on alléguait une absence de motifs raisonnables de procéder à l’arrestation. Elle conclut ainsi :

 [13]        Le Tribunal doit décider si le délai de prescription de six mois court de la date de l’arrestation de M. Singh, soit le 8 mars 2007, comme le prétendent les policiers Mercier et Lamirande, ou de la date du retrait des procédures, soit le 28 février 2008, comme le soutient M. Singh.

[14]        Les policiers Mercier et Lamirande plaident que dès le 8 mars 2007, M. Singh connaissait tous les faits entourant son arrestation et sa détention, en d’autres mots, tous les éléments nécessaires à l’analyse de l’acte fautif qui leur est reproché. Ainsi, il n’y avait aucune nécessité que soit tranchée d’abord la poursuite criminelle. Cette cause d’action est donc prescrite.

[15]      M. Singh répond que s’il avait été trouvé coupable des accusations portées contre lui, il n’aurait pas eu de cause d’action au civil, car le fondement du recours contre les policiers est que ces derniers n’avaient aucun motif raisonnable de procéder à son arrestation puisque la manifestation était paisible.

[16]      Les principes applicables à cette question ont été énoncés par la Cour d’appel dans l’arrêt Popovic c. Montréal (Ville de). La Cour d’appel y rappelle les fondements de la règle de la suspension de la prescription du recours civil jusqu’au jour du prononcé du jugement final en matière de poursuites abusives, mais souligne toutefois qu’il faut éviter d’assimiler «poursuite abusive» et «arrestation abusive».

[17]      Elle y précise que cette suspension s’applique aussi dans le cas d’un recours en dommages-intérêts fondé sur une arrestation abusive, mais « uniquement dans la mesure où l’accusé démontre la nécessité d’un jugement sur les accusations portées à la suite de «l’arrestation abusive» pour précisément trancher de l’abus.» Cela pourrait être le cas lorsqu’il existe un lien de droit ou de fait entre l’arrestation abusive et l’issue des procédures criminelles.

[18]      Or, ce lien existe, à tout le moins pour une des causes d’action invoquée par M. Singh. C’est le cas lorsque M. Singh reproche aux policiers d’avoir procédé à son arrestation sans motifs raisonnables et probables puisque la manifestation à laquelle il participait était paisible. Il soutient que les policiers ont arbitrairement qualifié la manifestation de non paisible de manière à pouvoir justifier son arrestation.

[19]      Cependant, ces reproches disparaissent si le jugement final le reconnaît coupable de non-respect de conditions pour avoir participé à une manifestation non paisible. En effet, comment prétendre que les policiers ont commis une faute et qu’ils n’avaient pas de motifs raisonnables et probables de procéder à son arrestation pour avoir participé à une manifestation non paisible, s’il est trouvé coupable de non-respect de conditions pour ce motif?

Soulignés ajoutés et références omises

 

[119]     Ce ne sont pas ici uniquement les conditions dans lesquelles a eu lieu l’arrestation (agressivité, inconduite, détention inutile etc.) qui font l’objet de reproches, mais aussi et surtout le fait qu’elle résulte d’une enquête bâclée et non professionnelle et donc, qu’elle a été faite sans motifs raisonnables.

[120]     Pour illustrer ce propos, l’arrêt rendu par la Cour d’appel en 2013 dans l’affaire Engler-Stringer c. Montréal (Ville de)[13] est intéressant. La juge Thibault explique :

[43]        L'intimée ne nie pas que, dans certains cas, le recours pour arrestation et détention abusives bénéficie de la suspension de la prescription jusqu'à l'issue des procédures criminelles lorsqu'il y a un lien entre la cause d'action du recours en dommages et intérêts et l'issue des procédures criminelles. Cependant, elle plaide que, dans le présent dossier, la procédure introductive d'instance ne fait pas voir un tel lien. La véritable cause d'action du recours en dommages et intérêts repose sur les conditions de l'arrestation et de la détention de l'appelante, peu importe ce qui a suivi.

[44]        L'analyse de la procédure introductive d'instance montre que le recours en dommages et intérêts fondé sur l'arrestation et la détention abusives reproche aux policiers d'avoir traité l'appelante de façon incorrecte lors de son arrestation, de lui avoir imposé des conditions de détention inacceptables et de l'avoir détenue pendant une période injustifiée. L'appelante connaissait, dès leur survenance, tous les faits nécessaires pour intenter son recours. L'issue des procédures criminelles n'était pas susceptible d'y changer quelque chose, ni d'apporter un éclairage différent. Par voie de conséquence, le point de départ de la prescription du recours civil relié à son arrestation et à sa détention abusives court à compter de la connaissance des faits, soit le 29 juillet 2003.

Soulignés ajoutés

[121]     En l’espèce, de tels griefs traitant des conditions de l’arrestation et de la détention ont vite été repérés par le juge Payette et il a conclu qu’ils étaient prescrits.

[122]       Concernant par exemple les reproches apparaissant aux paragraphes 18 (le fait d’être amené sans avoir eu l’opportunité de mettre ses souliers ni d’aviser quiconque) et 19 (délai d’environ 13 heures entre l’arrestation et la rencontre avec les enquêteurs, puis la libération) de la requête introductive d'instance, le Tribunal est d’avis que, non seulement ils ont été très peu discutés, voire totalement ignorés, à l’audience, mais aussi qu’ils sont prescrits. Il n’était pas nécessaire d’attendre l’issue des procédures criminelles pour entamer un recours touchant ces questions.

[123]     Il en va autrement de la cause d’action basée sur l’enquête bâclée et l’absence de motifs raisonnables de procéder à une arrestation. Le Tribunal partage l’avis du juge Payette[14]. Il existait un lien, aussi ténu fut-il, entre cette cause d’action et l’issue des procédures criminelles. De toute évidence, les griefs formulés par Leblanc à l’endroit des policiers se seraient évaporés s’il avait été trouvé coupable de l’accusation pour laquelle il a été arrêté.

[124]     Le délai de prescription commençait à courir le 19 octobre 2011 et, conséquemment, le recours de Leblanc n’est donc pas prescrit.

La responsabilité du policier

[125]     Dans l’arrêt phare Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth[15], la juge en chef de la Cour suprême écrit :

Je conclus qu’en droit canadien de la négligence, le policier n’est pas à l’abri de la responsabilité, qu’il a une obligation de diligence envers le suspect sous enquête et que ses actes en cours d’enquête doivent être appréciés selon la norme du policier raisonnable placé dans la même situation.  Le délit d’enquête négligente existe au Canada, et le juge de première instance et la Cour d’appel ont eu raison de statuer sur l’action de l’appelant en conséquence.  Le droit de la négligence exige une enquête policière non pas parfaite, mais seulement raisonnable.  Lorsque la norme du caractère raisonnable n’est pas observée, le droit de la négligence prévoit que le policier peut être tenu responsable du préjudice causé au suspect.[16]

 

[126]     Le policier ne bénéficie pas d’une immunité législative ou jurisprudentielle. Il est civilement responsable, comme tout citoyen, des dommages causés par sa faute dans l’exécution de ses fonctions. La norme de la faute simple doit être appliquée à la détermination de responsabilité.[17]

[127]     La jurisprudence enseigne qu’il faut évaluer la conduite d’un policier selon une norme objective, à la lumière d’un policier normalement compétent, prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances.[18]

[128]     Ils sont des professionnels de l’enquête et, à ce titre, ils jouissent d’une latitude suffisante dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire qu’ils doivent cependant exercer avec prudence et diligence.[19]

[129]     La norme ne commande pas une démarche parfaite, ni même optimale, lorsqu’on considère celle-ci avec le recul. La norme est celle du policier raisonnable au regard de la situation - urgence, données insuffisantes, etc. - au moment de la décision. Le droit de la négligence n’exige pas des professionnels qu’ils soient parfaits ni qu’ils obtiennent les résultats escomptés. En fait, il admet qu’à l’instar des autres professionnels, le policier  peut, sans enfreindre la norme de diligence, commettre des erreurs sans gravité ou des erreurs de jugement aux conséquences fâcheuses.[20]

[130]     Il faut évaluer le comportement des policiers au moment où les événements se déroulent et non avec le bénéfice du recul. Il serait inéquitable d’évaluer la conduite des policiers en faisant abstraction de la situation à laquelle ils étaient alors confrontés.[21]

[131]     Dans leur article L’indemnisation des dommages causés par la police, les auteurs Jean-Louis Baudouin et Claude Fabien écrivent :

Il est important ensuite de bien situer le "policier-étalon" dans les mêmes circonstances externes que celles du policier dont on évalue la conduite.  Il faut tenir compte des circonstances de lieu: température, visibilité, urgence, etc. et des circonstances de temps.  Par exemple, la prévisibilité d'un accident ne s'apprécie pas en rétrospective, après qu'il soit arrivé: elle s'apprécie dans le contexte global dans lequel se trouvait le policier avant que l'accident ne survienne.[22]

[132]     De plus, dans l’évaluation de la conduite des policiers, il est important de se rappeler que ceux-ci ont le devoir d’intervenir quand ils ont des motifs raisonnables de croire que le suspect a commis un crime ou est sur le point d’en commettre un. Leur comportement doit donc s’évaluer à la lumière de ces motifs et non pas en fonction du sort qui résultera des accusations portées contre un individu à la suite de son arrestation.

[133]     Ainsi, si un accusé est éventuellement reconnu non-coupable ou que les accusations portées contre lui sont subséquemment retirées, la conduite des policiers chargés de l’enquête ne sera pas du même coup présumée fautive.[23]

L’objection à la preuve

[134]     Le Tribunal a pris sous réserve une objection pour cause de non-pertinence à des questions touchant un incident impliquant Leblanc en 2008 et lors duquel il aurait tiré avec une arme de calibre ,12 sur un véhicule automobile abandonné, derrière le club de trampoline. Il aurait alors caché des armes sous une automobile, armes qui ont été retrouvées par les policiers accompagnés d’un chien renifleur. Des accusations ont été portées contre lui mais il a été acquitté.

[135]     Les défendeurs arguent que cette objection devrait être rejetée et soumettent trois motifs au soutien de cette prétention. Tout d’abord, la preuve de cet événement antérieur aurait été admise dans son entièreté par Leblanc par le dépôt du rapport de police par voie de mise en demeure en vertu de l’article 403 C.p.c..

[136]     Le Tribunal n’est pas d’accord. La procédure de l’article 403 C.p.c. permet d’obtenir de la partie adverse une admission quant à la véracité ou à l'exactitude d'une pièce, du document lui-même. Il ne s’agit pas d’une admission quant à la pertinence de son contenu.

[137]     En second lieu, la preuve de cet événement aurait été admise par Leblanc, en raison du dépôt, par les défendeurs, de la transcription de l’intégralité de son interrogatoire préalable. Encore une fois, le Tribunal ne peut accepter cet argument. Un tel dépôt n’empêche pas une objection fondée sur l’absence de pertinence lors de l’audience.

[138]     Finalement, Leblanc aurait lui-même admis cet élément de preuve contesté par le dépôt de sa pièce P-4. Avec respect, le Tribunal ne voit pas en quoi la production en preuve du rapport de police de l’incident de 2011, rédigé par les défendeurs, constituerait une admission de la pertinence et de l’admissibilité en preuve des détails et du rapport écrit concernant l’incident de 2008.

[139]     Le Tribunal est plutôt d’avis que les moult détails concernant cet événement ne sont pas pertinents à la solution du litige. Rappelons-nous qu’il faut se replacer au jour de l’événement pour évaluer la conduite des policiers impliqués. À ce moment, ils n’avaient, concernant cet incident passé, que le résumé accessible par le CRPQ.

[140]     L’objection est donc accueillie en partie. Le dossier de police concernant l’événement de 2008 est irrecevable mais les témoignages traitant des informations accessibles par le CRPQ les 14 et 15 mai 2011 le sont. Les policiers bénéficiaient de ces informations dont ils pouvaient tenir compte.

Application contextuelle

[141]     Dans la récente affaire Lafleur c. Fortin[24], le demandeur reprochait aussi aux policiers de ne pas avoir voulu entendre sa version avant de conclure à l’existence de motifs raisonnables de procéder à son arrestation. À ce sujet, le juge André Wéry de la Cour supérieure y va des commentaires suivants :

[574]     En argument, l’avocat avance que l’enquête aurait pu s’étendre à obtenir la version du demandeur lui-même qui aurait pu alors donner une explication qui aurait pu suffire à convaincre la police et la Couronne de l’existence d’un doute raisonnable.

[575]     Avec égard, le tribunal estime que cet argument n’est pas soutenu par la preuve.

[…]    

[578]     Le demandeur a témoigné devant le soussigné au procès. Le tribunal ne voit pas dans sa version quoi que ce soit qui aurait pu justifier la policière ou la substitut de changer d’avis sur l’existence de motifs raisonnables et probables pour porter des accusations.

[…]    

[580]     Ses explications, eut-il accepté de les donner une autre fois aux enquêteurs, ne leur auraient rien appris de plus que ce qu’ils ne savaient déjà.

[581]     Pour conclure, cette enquête, eut-elle été nécessaire, en toute probabilité, n’aurait rien apporté de nouveau aux enquêteurs et à la Couronne - ni par le fait même au demandeur lui-même - et n’aurait pas été de nature à convaincre la police qu’elle n’avait pas de motifs raisonnables et probables de croire en l’existence de l’infraction ou encore à atténuer la croyance sincère et objective de la Couronne à cet égard.

[582]     La police avait-elle des motifs raisonnables et probables de croire que Guy Lafleur avait commis cette infraction à la lumière de la preuve devant elle, le tribunal estime que oui. Le tribunal en arrive d’ailleurs à cette même conclusion à la lumière d’une enquête sérieuse qui a duré 16 jours.

Soulignés ajoutés

 

[142]     Telle est aussi la situation en l’espèce.

[143]     Le Tribunal a entendu tous les témoignages, incluant celui de Leblanc et ceux des membres de sa famille. Il est d’avis que l’obtention préalable de ces témoignages n’auraient pas été de nature à convaincre les policiers qu’ils n’avaient pas de motifs raisonnables et probables de croire en la commission de l’infraction, tout comme ils n’ont pu convaincre le Tribunal après trois jours d’audience.

[144]     Ces témoignages livrés par Leblanc et les membres de sa famille diffèrent sur plusieurs points et il en ressort plusieurs incohérences, voire contradictions. De façon claire cependant, les témoins affirment que Leblanc a effectivement parlé d’un ,12 qu’il pourrait sortir, soit à ce moment-là ou encore au moment où, le cas échéant, les jeunes décidaient de revenir avec leur gang.

[145]     En ce qui a trait au témoignage de Leblanc lui-même, il en est ressorti certaines incohérences avec sa version donnée lors d’un interrogatoire préalable, de même qu’en le comparant avec les témoignages de ses parents.

[146]     Ceci dit, les présumées victimes ne sont pas en reste, puisqu’il en va de même des témoignages de Tommy Roy et de Mikaël Plante, qui collent à leur déclaration écrite. Ils ne semblent pas se souvenir du reste.

[147]     Il est difficile de leur accorder toute la crédibilité nécessaire en ce qui a trait à l’incident du 14 mai 2011. Par exemple, monsieur Roy, qui dit ne pas connaître les armes à feu, précise tout de même dans sa déclaration qu’il aurait vu Leblanc avoir dans les mains quelque chose de long avec une ganse, puis il ajoute «ça ressemblait à un fusil ,12».

[148]     Non seulement il était à ce moment, selon sa propre description de l’événement, à plus de 200 pieds de monsieur Leblanc mais en plus, comment un profane en armes à feu peut-il prétendre que ce qu’il a vu à une telle distance ressemblait à un fusil de calibre ,12.

[149]     De son côté, monsieur Plante nous dit que dès le moment où monsieur Leblanc est rentré à l’intérieur du garage, ses amis et lui se sont mis précipitamment à quitter vers le boulevard Dagenais. Il ajoute même «on s’est tous mis à courir» et il situe ce moment alors que les quatre se trouvaient environ à la quatrième case de stationnement, soit derrière l’autobus. De toute évidence, ce qui apparaît sur la vidéo est loin de confirmer ses dires.

[150]     De son côté, monsieur Roy avait auparavant affirmé que le groupe a commencé à courir alors qu’ils étaient déjà devant la maison. Il a cependant eu le précieux bénéfice de voir la vidéo avant de témoigner à ce sujet.

[151]     De même, le Tribunal constate certaines incohérences dans chacun des témoignages, ceux-ci écrits, de messieurs Pierre-Luc Doyer et David Michael De Couto par rapport aux trois autres.

[152]     Le Tribunal a entendu les deux policiers patrouilleurs ainsi que les deux enquêteurs affectés au dossier, lesquels ont tous témoigné avec aplomb sur les procédures qu’ils ont suivies tout au long de ce dossier.

[153]     Qu’en est-il de la question des vidéos captées par les caméras de surveillance ? Leblanc reproche aux policiers de ne pas en avoir fait un visionnement attentif et intéressé. À l’audience, le Tribunal a visionné attentivement, quatre fois plutôt qu’une, les images en questions.

[154]     Ses constats, et les conclusions qu’il en tire, sont les suivants. Tout d’abord, il n’y a pas de son. Impossible de savoir ce qui se dit, entre qui et qui, et sur quel ton. Deuxièmement, les mouvements des personnes ne sont pas fluides, alors que les images semblent saccadées. Qui plus est, il est à peu près impossible de reconnaître qui que ce soit tellement la qualité d’image et les plans, trop larges, laissent à désirer. Même les témoins à l’audience peinent à se reconnaître et à se situer dans l’action.

[155]     Bien sûr, on y voit les quatre jeunes plaignants s’éloigner du garage vers le boulevard Dagenais, sans courir. Le Tribunal n’a aucune hésitation à conclure que leurs témoignages à ce sujet sont, au mieux, incohérents. Était-ce suffisant, le 14 mai 2011 en soirée, pour ne pas les croire et rejeter sur le champ leurs déclarations verbales des évènements. Le Tribunal est d’avis que non.

[156]     Rappelons que Lacelle a regardé les vidéos. Cela n’a en rien modifié son évaluation de la situation. Rien ne permet de remettre en question cette conclusion, le Tribunal étant d’accord avec lui que les vidéos ne peuvent confirmer ni infirmer les dires des quatre jeunes plaignants.

[157]     Encore une fois, Le Tribunal est d’avis que le visionnement préalable de cette vidéo par Morrissette ou un des enquêteurs n’aurait pas été de nature à les convaincre qu’ils n’avaient pas de motifs raisonnables et probables de croire en la commission d’une infraction.

[158]     Il faut se reporter à la journée et au moment de l’intervention des deux policiers patrouilleurs pour évaluer leur conduite et non pas examiner après coup, avec le bénéfice du recul, la crédibilité de la version de chacun des plaignants ainsi que les autres éléments de preuve.

[159]     Les informations qu’ils possèdent à ce moment sont les suivantes : - Les déclarations qui leur apparaissent concordantes des quatre jeunes; - La déclaration spontanée de la mère de Leblanc voulant que ce dernier ait effectivement mentionné qu’il irait chercher un ,12; - la confirmation du père de ce dernier à l’effet qu’il y a plusieurs armes à feu sur les lieux.

[160]     Ils apprennent de plus l’existence d’un événement de 2008 lors duquel Leblanc aurait fait un usage inapproprié d’une arme à feu, sur ce même terrain.

[161]     Dans l’arrêt R. c. Storrey[25], le juge Cory a analysé la question des motifs raisonnables de procéder à une arrestation et a précisé que les motifs doivent être à la fois subjectivement et objectivement raisonnables, de sorte qu’une personne raisonnable conclurait de la même façon :

En résumé donc, le Code criminel exige que l’agent de police qui effectue une arrestation ait subjectivement des motifs raisonnables et probables d’y procéder. Ces motifs doivent en outre être objectivement justifiables, c’est-à-dire une personne raisonnable se trouvant à la place de l’agent de police doit pouvoir conclure qu’il y avait effectivement des motifs raisonnables et probables de procéder à l’arrestation.

[162]     Après analyse de l’ensemble de la preuve administrée de part et d’autre, le Tribunal n’arrive pas à voir à quel moment un ou plusieurs des quatre policiers impliqués se seraient rendus coupables d’une faute quelconque ou se seraient écartés à ce point de la norme d’un policier raisonnablement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances.

[163]     De l’avis du Tribunal, les deux patrouilleurs avaient des motifs subjectivement et objectivement raisonnables de procéder à l’arrestation de Leblanc et, tout comme leurs collègues enquêteurs, ils ont agi comme un autre policier raisonnablement prudent et diligent aurait agi dans les mêmes circonstances.

[164]     Finalement, quant au délai de deux mois écoulé entre l’ordonnance de remise de ses armes à Leblanc et le moment où il les a effectivement récupérées, la preuve démontre qu’il est, du moins en partie, dû à une erreur commise par un greffier qui a malencontreusement inscrit le nom Stéphane «Lévesque» au lieu de Stéphane «Leblanc».

[165]     En ce qui a trait à la durée de ce délai et à la portion qui peut être imputée à cette erreur, la preuve est loin d’être concluante.

[166]     Le Tribunal conclut que rien dans la preuve entendue ne permet de conclure à une faute ou à une négligence de l’un ou l’autre des quatre policiers impliqués.

[167]     POUR TOUS CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[168]     REJETTE la requête introductive d’instance;

[169]     AVEC FRAIS DE JUSTICE.

 

 

__________________________________

JIMMY VALLÉE, J.C.Q.

 

Me Mireille Vanasse

Procureure du demandeur

 

 

Me Natalia Sampaio

Mes Allaire et Associés, avocats

Procureur des défendeurs

 

Date d’audience :

9, 10 et 11 NOVEMBRE 2015

 



[1]     Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41 (CanLII), [2007] 3 R.C.S. 129, par. 1

[2]     L'utilisation des seuls noms de famille dans le présent jugement a pour unique but d'alléger le texte et ne doit aucunement être interprétée comme un manque de courtoisie à l'égard des personnes concernées.

[3]     Arme à feu de calibre .12

[4]     Stéphane et Sylvain Leblanc seront aussi désignés par leur prénom afin de les différencier, lorsque le texte l’exige.

[5]     Pièce D-6

[6]     Interrogatoire préalable, page 126, ligne 24

[7]     Leblanc c. Laval (Ville de), 2012 QCCS 2746 (Le présent dossier a initialement été intenté devant la Cour supérieure et portait alors le numéro 540-17-005552-129)

[8]     2008 QCCA 2371

[9]     Les paragraphes 20, 26 c), 26 d) de la requête introductive d'instance et les mots « en usant d'une telle force » au paragraphe 26 a) et « et détention illégale » au paragraphe 29 c)

[10]    Au paragraphe 18 du jugement

[11]    2008 QCCA 2371 (CanLII)

[12]    2015 QCCS 3853; Permission d’interjeter appel accordée le 9 octobre 2015, mais sur des questions autres que la prescription, Mercier c. Singh, 2015 QCCA 1650

[13]    2013 QCCA 707

[14]    Leblanc c. Laval (Ville de), 2012 QCCS 2746, paragr. 9 et 10

[15]    [2007] 3 RCS 129, 2007 CSC 41

[16]    Idem, au paragr. 3

[17]    Jauvin c. Québec (Procureur général), [2004] R.R.A. 37 (C.A.) par. 42-44

[18]    Jauvin c. Québec (Procureur general), [2004] R.R.A. 37 (C.A.); Lacombe c. André, 2003 CanLII 47946 (QC CA), [2003] R.J.Q. 720 (C.A.).

[19]    Régent Millette c. Ville de Laval, Caroline Guay, Caroline Girouard, Éric Johnson, Bruno St-Jacques et Me Normand Sauvageau (EYB 2012-214666).

[20]    Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41 (CanLII), [2007] 3 R.C.S. 129, par. 73

[21]    D.B. c. Québec (Procureur général), 2014 QCCS 999 (CanLII), par. 62.

[22]    Jean-Louis Baudouin et Claude Fabien, L’indemnisation des dommages causés par la police, 1989, 23 R.J.T. 419, p. 424.

[23]    Jean-Pierre c. Benhachmi, 2015 QCCS 5053, paragr. 22; Voir aussi Dubé c. Gélinas, 2013 QCCS 1681

[24]    2015 QCCS 4461

[25]    [1990] 1 S.C.R. 241, p. 250 et 251

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