[1] Le syndicat requérant, partie malheureuse devant l'arbitre mis en cause et ensuite devant la Cour supérieure, me demande l'autorisation d'interjeter appel du jugement rendu par cette instance qui rejette sa demande de révision judiciaire[1].
[2] Par son grief syndical, le requérant reproche à l’intimée d'avoir affiché un poste demandant à son éventuel titulaire une bonne connaissance de la langue anglaise parlée et écrite. Le requérant plaide que cette condition contrevient à la convention collective et à l'article 46 de la Charte de la langue française[2] (la « Charte »).
[3] L'arbitre après une étude minutieuse de la jurisprudence arbitrale et après s'être longuement expliqué sur la suffisance de la preuve patronale conclut ainsi :
[39] Autrement dit, cette preuve me convainc qu'il est nécessaire d'avoir une « bonne connaissance de la langue anglaise parlée et écrite » pour accomplir efficacement et normalement le travail de perception comme agente ou agent que suppose le traitement des dossiers générés par la clientèle. À mon sens, il n'y a en effet rien de déraisonnable à requérir une telle exigence en lien avec cette réalité. Pour le reste, tout est question de proportionner les choses en fonction du travail de perception globalement considéré.[3]
[4] Pour sa part, le juge de la Cour supérieure a tout d’abord déterminé avec l'accord des parties que la norme de contrôle applicable à la sentence arbitrale contestée est celle de la « décision raisonnable ». Dans un deuxième temps, après analyse, il en vient à la conclusion que cette décision comporte les attributs inhérents à la « raisonnabilité » et refuse d'intervenir.
[5] Le requérant avance que la question tranchée par l’arbitre de grief est d’intérêt et que notre Cour devrait accepter d’étudier le problème d’interprétation soulevé par l’emploi du verbe « nécessite » contenu à l'article 46 de la Charte :
46. […] Il incombe à l'employeur de démontrer à la Commission ou à l'arbitre que l'accomplissement de la tâche nécessite la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d'une langue autre que le français. […] |
46. […] It is incumbent upon the employer to prove to the Commission or the arbitrator that the performance of the work requires knowledge or a specific level of knowledge of a language other than French. […] |
[Je souligne.]
[6] Il soutient notamment que l’arbitre mis en cause à lui-même créé une controverse jurisprudentielle en empruntant une voie rejetée par d’autres arbitres appelés à se pencher sur des questions de même nature. Il ajoute que le décideur a mal appliqué le critère de la nécessité, qu’il a opéré un renversement du fardeau de la preuve contrairement à ce que prévoit le cinquième alinéa de l'article 46 de la Charte et que le juge de la Cour supérieure a omis de relever ces erreurs.
[7] Au départ, il convient de souligner que le pourvoi envisagé ne soulève aucune question de compétence. Le syndicat par le dépôt de son grief a expressément demandé à l'arbitre mis en cause de se prononcer sur l'article 46 de la Charte. Devant moi, les parties n’ont pas discuté du choix du juge d'appliquer la norme de la décision raisonnable à l'affaire soumise à son examen.
[8] L'application de cette norme demandait au juge de première instance de faire montre d’une attention respectueuse à l’égard des motifs de l’arbitre. Or, le caractère raisonnable d'une décision arbitrale s'évalue à l'aune de la notion des « issues possibles » et des normes « d'intelligibilité et de transparence ». Mon collègue le juge Dalphond résume ainsi les importantes exigences reliées à la norme de la décision raisonnable :
[31] […] En d'autres mots, les juges de la Cour supérieure ou de cette cour ne peuvent intervenir qu'en présence d'une décision irrationnelle, contraire à la convention collective, absurde dans son résultat, etc.[4]
[9] Cela dit, l'argument du conflit jurisprudentiel me semble voué à un échec certain en raison du principe selon lequel l'arbitre de grief n'est pas lié par la règle du stare decisis[5].
[10] Même si je conviens que la cohérence jurisprudentielle est un objectif pour les tribunaux administratifs à ne pas perdre de vue, il n'en demeure pas moins que l'application de ce principe comporte ses propres limites comme le fait voir le passage suivant écrit encore une fois par mon collège le juge Dalphond :
Il faut aussi se rappeler qu'une sentence arbitrale, contrairement à un jugement de la Cour supérieure, ne soulève pas l'application du principe du stare decisis. L'objectif de la cohérence doit se poursuivre dans le respect de l'autonomie et l'indépendance institutionnelle du décideur. Ainsi, une sentence dans une matière confiée à un arbitre qui diffère de la jurisprudence dominante des tribunaux judiciaires sur la même matière, lorsqu'elle relève d'eux, si raisonnablement possible, ne provoquera pas l'intervention de la cour de révision.[6]
[Références omises.]
[11] Aussi, ce n'est pas parce que notre Cour accepterait de se prononcer sur la question d'interprétation proposée par le requérant qu'il ne serait pas possible pour un tribunal d'arbitrage d'entrevoir pour l'avenir un résultat différent de celui énoncé par la Cour à la condition bien entendu que ce résultat fasse partie des issues raisonnables :
34 In short, Osborne J.A. was dealing only with the matter before the court - was arbitrator Picher’s award patently unreasonable? He was not trying to resolve conflicts in the arbitral jurisprudence or enumerate a “correct” and, therefore, binding precedent for future arbitrations. This is evident from his observation, “I do not think that the goal of consistency and thus predictability can trigger a correctness standard of review (to resolve conflict in arbitral jurisprudence) when the standard of review would otherwise be patent unreasonableness” […].
35 In summary, since this court’s decision in Lanark determined only that arbitrator Picher’s award was not patently unreasonable, it remained open for a different arbitrator to make a different award, provided that it was not patently unreasonable. It follows that the Divisional Court erred by concluding that it was patently unreasonable for arbitrator Brown to interpret article 7.2(d) in a fashion different from the interpretation of arbitrator Picher. The Divisional Court should have addressed the legal issue on the merits - was arbitrator Brown’s interpretation of article 7.2(d) patently unreasonable? It is to that inquiry that I now turn.
[…]
37 Can it be said that arbitrator Brown’s interpretation of article 7.2(d) of the Framework Agreement was clearly irrational? I think not.[7]
[Références omises. Je souligne.]
[12] Le requérant reconnaît lui-même qu'une importante jurisprudence en droit du travail traite de la question de la nécessité. À ce chapitre, l'arbitre n'a pas ménagé ses efforts pour faire l'analyse de cette jurisprudence et en tirer des enseignements raisonnables, dont celui-ci :
[34] […] Cela dit, il importe toutefois de constater que cet arbitre [l'arbitre Boivin] a rajouté, à juste titre à mon sens, que « seule l'analyse de faits plus précis peut permettre de décider si la connaissance de l'anglais, dans un poste donné, est nécessaire à l'accomplissement de la tâche ». C'est incidemment la même position qu'a prise le collègue Jean-Guy Clément en écrivant qu'il ne s'agit pas « de quantifier la proportion du temps où une autre langue est utilisée », mais plutôt « de déterminer si, pour l'accomplissement de la tâche, nécessairement dans son ensemble », l'usage de cette langue est nécessaire pour que la tâche en cause soit exécutée « de façon efficace et normale ».[8]
[Références omises.]
[13] La jurisprudence étudiée par l'arbitre visait à lui permettre de déterminer si « nécessairement dans son ensemble »[9] l'usage d'une autre langue même limitée dans le temps et les occasions était nécessaire pour accomplir de façon efficace les tâches rattachées au poste affiché.
[14] Le requérant ne fait pas voir que la réponse donnée à cette question ne peut pas s’inscrire dans la gamme des solutions rationnelles qui s'offrait à l’arbitre.
[15] Quant à l'argument portant sur la question du renversement du fardeau de la preuve, celui-ci ne me convainc pas davantage d'accorder l'autorisation recherchée. Une lecture complète et attentive du paragraphe 36 de la sentence arbitrale sur laquelle repose le reproche du requérant fait plutôt voir qu'en tout temps la preuve de la nécessité a été placée sur les épaules de l'employeur :
[36] Tenant compte de toutes ces observations, il m'apparaît que j'ai ici plus précisément à décider si l'Employeur a démontré de manière prépondérante si une « bonne connaissance de la langue anglaise parlée et écrite » est de nature à permettre l'accomplissement adéquat des postes d'agente ou agent de perception visés ou encore si l'accomplissement de ces tâches exigeait cette connaissance. Il va sans dire que cet exercice doit se compléter à l'enseigne de la prudence puisqu'il ne s'agit pas d'effectuer un contrôle d'opportunité au regard de la décision contestée, mais bien de vérifier si elle ne comporte pas un quelconque caractère abusif, déraisonnable ou discriminatoire.[10]
[Je souligne.]
[16] Cet autre passage de la sentence arbitrale appuie ce constat :
[25] […] Dans l’angle de la Charte de la langue française, il est plus précisément à se demander si l’Employeur a démontré de façon prépondérante que l’accomplissement des fonctions constituant ces postes nécessitait cette connaissance.
[17] J’ajoute qu’à mon humble avis l’analyse de l’arbitre portant sur le degré requis de connaissance de la langue anglaise du postulant ne fait pas voir que nous serions ici en présence d’un renversement du fardeau de la preuve, comme le soutient à tort le requérant. Au contraire, la conclusion de l’arbitre selon laquelle la décision de l’intimée ne revêt pas d’aspects abusifs, déraisonnables ou discriminatoires est tirée de la seule preuve qui lui a été présentée, en l’occurrence celle de l’employeur.
[18] Avec beaucoup d'égards pour la position exprimée par le requérant, ce dernier ne me convainc pas que le litige entre les parties dépasse leur seul intérêt et que ce débat peut être élevé au rang de question d'intérêt général.
[19] Au final, la requête qui m'est présentée ne fait pas voir de manière prima facie que la sentence arbitrale est « irrationnelle, contraire à la convention collective, absurde dans son résultat » et que le juge de la Cour supérieure a erré dans l’analyse portant sur le caractère raisonnable de cette décision.
Pour ces motifs, le soussigné :
[20] Rejette la requête avec dépens.
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GUY GAGNON, J.C.A. |
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Me Sophie Cloutier |
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Poudrier Bradet, Avocats |
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Pour le requérant |
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Me Mélanie Tremblay |
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Giasson et associés |
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Pour l'intimée |
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Date d’audience : |
30 octobre 2014 |
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[1] Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec (FISA) c. Ménard, 2014 QCCS 2293.
[2] Charte de la langue française, R.L.R.Q., c. C-11.
[3] Syndicat des fonctionnaires municipaux de Québec (FISA) et Ville de Québec, SOQUIJ AZ-51018644, 2013-10-29 (T.A.), paragr. 39 (ci-après « Sentence arbitrale »).
[4] Syndicat de l'enseignement de Champlain c. Commission scolaire des Patriotes, [2010] R.J.Q. 2176 (C.A.), 2010 QCCA 1874, paragr. 31.
[5] Isabelle c. Association des fonctionnaires provinciaux de l'Ontario, [1981] 1 R.C.S. 449; Domtar Inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756.
[6] Fraternité des policiers de Gatineau inc. c. Gatineau (Ville de), [2010] R.J.Q. 1845 (C.A.), 2010 QCCA 1503, paragr. 28. Voir aussi Syndicat des travailleuses et des travailleurs de la Brasserie Labatt (CSN) c. Brasserie Labatt Ltée, J.E. 2006-1153 (C.A.), 2006 QCCA 734.
[7] Essex County Roman Catholic School Board v. Ontario English Catholic Teachers' Assn., [2001] O.J. No. 3602 (C.A.), (2001), 56 O.R. (3d) 85 (C.A. Ont.), paragr. 34-35 et 37.
[8] Sentence arbitrale, paragr. 34.
[9] Syndicat des employés de l'Université de Montréal, local 1244 (SCFP) et Université de Montréal, p. D.T.E. 89T-278 (T.A.), p. 15.
[10] Sentence arbitrale, paragr. 36.
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