Toews c. Immeubles Desmarais |
2015 QCRDL 8933 |
RÉGIE DU LOGEMENT |
||||||
Bureau dE Gatineau |
||||||
|
||||||
No dossier : |
110846 22 20130913 T |
No demande : |
1674916 |
|||
|
|
|||||
Date : |
18 mars 2015 |
|||||
Régisseur : |
Pierre C. Gagnon, juge administratif |
|||||
|
||||||
Victor Toews Gowling, lafleur, henderson (me A. Bayus) |
|
|||||
Locataire - Partie demanderesse |
||||||
c. |
||||||
Les Immeubles Desmarais |
|
|||||
Locateur - Partie défenderesse |
||||||
|
||||||
D É C I S I O N
|
||||||
[1] Le locataire demande la rétractation d'une décision rendue le 11 novembre 2013.
[2] Le locateur s'oppose à la réouverture du dossier.
[3] Cette décision condamne le locataire à payer la somme de 3 900 $, avec intérêts et frais. Le 5 février 2015, le locataire produit sa demande de rétractation de cette décision. Il y affirme notamment ne pas avoir reçu copie de la demande originale.
[4] À l’audience, le locateur s’oppose à la réouverture du dossier. Son mandataire produit un récépissé de lettre recommandée qui comporte l’indication « Article livré avec succès » en date du 18 septembre 2013.
[5] Cependant, à la lecture du récépissé, on constate que l’envoi était adressé à l’appartement 601. Or, c’est l’appartement 501 qu’occupait le locataire. Cette seule constatation suffirait pour accueillir la requête quant au rescindant.
[6] Toutefois, le Tribunal doit également tenir compte du délai imparti au requérant pour produire sa demande de rétractation.
[7] L'article 89 de la Loi sur la Régie du logement[1] (L.R.L.) édicte :
« 89. Si une décision a été rendue contre une partie qui a été empêchée de se présenter ou de fournir une preuve, par surprise, fraude ou autre cause jugée suffisante, cette partie peut en demander la rétractation.
Une partie peut également demander la rétractation d'une décision lorsque la Régie a omis de statuer sur une partie de la demande ou s'est prononcée au-delà de la demande.
La demande de rétractation doit être faite par écrit dans les dix jours de la connaissance de la décision ou, selon le cas, du moment où cesse l'empêchement.
La demande de rétractation suspend l'exécution de la décision et interrompt le délai d'appel ou de révision jusqu'à ce que les parties aient été avisées de la décision.»
[8] Dans l'arrêt Les entreprises Roger Pilon Inc. c. Atlantis Real Estate[2], la Cour d'appel s'exprime ainsi :
« Le principe d'irrévocabilité des jugements est nécessaire à une saine administration de la justice, d'où le sérieux que doivent avoir les motifs de rétractation. La procédure doit contribuer à la protection des droits des deux parties et la remise en question des décisions doit demeurer l'exception et ne pas devenir la règle.»
[9] Dans la présente affaire, le locataire affirme qu’il a été mis au courant de la décision attaquée le 26 janvier 2015, par une saisie-arrêt de son salaire. Selon lui, la demande de rétractation aurait été déposée à l’intérieur du délai de 10 jours prescrit par l’article 89 L.R.L.
[10] Or, le locataire reconnaît avoir reçu, en décembre 2014, une lettre qui provenait d’une agence de recouvrement. On évoquait dans ce document l’existence d’une dette de 17 490,34 $ et on ajoutait : « Our claims department now advises that proceedings are ready in accordance with issuing a statement of claim in regards to above claim ».
[11] Dans son énoncé joint à la demande de rétractation, voici comment le locataire explique sa réaction à cette lettre :
« 9. As appears in Exhibit R-2, the letter refers to « Raymond Desmarais » as creditor. This name was unfamiliar to the Tenant, which led him to believe that this letter was either an error or some sort of fraud;
10. Certain documents were attached to the letter but, because they were in French, the Tenant could not read them. Based on the content of the letter, which referred to some sort of related claim, he assumed that these were the draft documents relating to that claim;
11. The Tenant thus set the letter aside with a view to contesting any individual proceedings. »
[12] Il est clair que la lettre contient une erreur sur la somme réclamée (17 490,34 $) et comporte une certaine ambiguïté sur la suite des événements (Our claims department…). Il est toutefois admis que l’envoi comprenait aussi une copie de la décision rendue le 11 novembre 2013. Quant à la mention « Raymond Desmarais », le locateur est identifié au bail comme « Immeubles Desmarais ».
[13] La question est de savoir si la mise au rancart par le locataire de l’envoi, et en particulier de la copie de jugement, dans les circonstances ci-dessus énoncées lui donne ouverture, aux termes de l’article 59 L.R.L., à une prolongation de délai pour la production de sa demande de rétractation. Voici le libellé de la disposition pertinente à cet égard :
« 59. La Régie peut, pour un motif raisonnable et aux conditions appropriées, prolonger un délai ou relever une partie des conséquences de son défaut de le respecter, si l'autre partie n'en subit aucun préjudice grave.»
[14] En raison du caractère particulier de la fédération canadienne, l’utilisation des langues dans le contexte judiciaire est rigoureusement encadrée. Aux termes du paragraphe 16 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982[3], « Le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada ».
[15] L’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867[4] est ainsi libellé :
« Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l'usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l'usage de ces deux langues sera obligatoire; et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par-devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada qui seront établis sous l'autorité de la présente loi, et par-devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de Québec, il pourra être fait également usage, à faculté, de l'une ou de l'autre de ces langues.
Les lois du parlement du Canada et de la législature de Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues. »
[16] Par ailleurs, au
Québec, selon l’article
« …toute personne peut employer le français ou l'anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux du Québec et dans tous les actes de procédure qui en découlent. »
[17] L’article
« Tout jugement rendu par un tribunal judiciaire et toute décision rendue par un organisme exerçant des fonctions quasi-judiciaires sont traduits en français ou en anglais, selon le cas, à la demande d'une partie, par l'Administration tenue d'assumer les coûts nécessaires au fonctionnement de ce tribunal ou de cet organisme. »
[18] Les tribunaux du Québec ont été régulièrement confrontés à des situations où l’incompréhension de l’une ou l’autre langue a été soulevée, soit dans le déroulement de l’instruction, soit dans les procédures écrites de l’instance.
[19] Dans l’affaire Nicodemo c. Strasser[5], une des parties demande la rétractation d’un jugement au motif que sa langue maternelle est l’allemand et qu’elle n’a pas compris les procédures rédigées en français.
[20] Sa prétention est refusée par le tribunal, qui commente ainsi :
« Le fait qu’Evi Strasser ne comprenne pas la langue française est une raison additionnelle de s’en référer sans délai à un avocat. De toute évidence, elle n’a communiqué avec son procureur qu’une fois la saisie pratiquée… ».
[21] Dans la cause Rivière-du-Loup (Ville de) c. Scott[6], un prévenu demande la réouverture d’une audience relative à une infraction prévue au Code de la Route. Il soutient que l’avis de l’audience lui a été communiqué uniquement en français, alors que « he could not read, write or speak French »[7].
[22] La demande de réouverture est rejetée. Le juge écrit notamment «…by taking that casual attitude, the petitioner did not use all the means at his disposal to deal seriously with the matter »[8].
[23] La question linguistique est évoquée en sens inverse dans le dossier Akerib c. Trodjman[9]. Une partie reçoit une procédure introductive d’instance de la Cour du Québec rédigée en anglais. N’ayant pas comparu, elle demande d’être relevée de son défaut, notamment parce qu’étant francophone, elle n’a pas compris le sens du document.
[24] Le greffier spécial rejette la requête. Voici un extrait pertinent de ses motifs :
« Le Tribunal croit au contraire qu’une personne qui est perturbée par la réception de documents judiciaires rédigés dans une langue dont elle ne maîtrise pas bien les rouages devrait plutôt se renseigner davantage afin de s’assurer de la bonne action à entreprendre.[10].»
[25] Devant la Régie du logement, dans la cause Krukowski c. St-Pierre[11], un locateur demande (hors délai) la rétractation d’une décision parce qu’il a mal compris le déroulement de l’audience, étant anglophone unilingue. Sa prétention est rejetée, la juge administratif faisant observer que « les informations destinées aux justiciables sont disponibles dans les deux langues officielles que sont le français et l’anglais, sur le site internet de la Régie du logement notamment. »
[26] La sévérité manifestée par les tribunaux québécois en matière de rétractation des décisions judiciaires est bien illustrée dans l'extrait suivant d'un jugement de la Cour supérieure :
«...en ce qui a trait à la partie elle-même, il n'y a pas d'ambiguïté. Elle ne doit pas adopter un comportement négligent dans la défense de ses droits, sans quoi le principe de l'irrévocabilité des jugements pourra lui être opposé. Cela n'est que logique et conséquent. Une partie ne peut laisser cheminer une affaire judiciaire qui la concerne directement sans s'en préoccuper. Elle doit être empressée de faire valoir sa prétention et de préserver ses droits. Les règles de procédure ne peuvent être modulées pour tenir compte du laxisme d'une partie.[12] »
[27] En l’espèce, le locataire est un juriste chevronné : il est juge au Manitoba. Par ailleurs, il est de connaissance judiciaire qu’il a occupé divers maroquins ministériels au palier fédéral, dont celui de la Justice.
[28] Plus que quiconque, il est en mesure d’appréhender le respect et l’attention qu’il convient d’attribuer à un document comportant l’intitulé « DÉCISION ».
[29] Dans ces circonstances, le Tribunal conclut que le locataire connaissait l’existence de la décision attaquée dès le mois de décembre 2014. Sa demande de rétractation ayant été produite le 5 février 2015, sans justification suffisante, son recours est jugé tardif.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[30] REJETTE la demande de rétractation.
|
|
|
|
|
Pierre C. Gagnon |
||
|
|||
Présence(s) : |
le locataire Me Alexander Bayus, avocat du locataire le mandataire du locateur |
||
Date de l’audience : |
12 mars 2015 |
||
[1] RLRQ, c. R-8.1.
[2]
[3] Loi constitutionnelle de 1982, Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11.
[4] 30 & 31 Victoria, c. 3.
[5]
C.S. Montréal
[6]
[7] Par. 2 du jugement.
[8] Par 14 du jugement.
[9]
[10] Par. 12 du jugement.
[11] Dossier 28-050915-002T (R.L.), 9 août 2007, r. Me L. Foucault.
[12] Mondex Import inc. c. Victorian
Bottle Inc.,
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.