Acme Services Scéniques et Commission de la santé et de la sécurité du travail |
2012 QCCLP 3421 |
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[1] Le 7 avril 2011, la compagnie Acme Services Scéniques (l’employeur) dépose à la Commission des lésions professionnelles une requête par laquelle elle conteste une décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) rendue le 23 février 2011 à la suite d’une révision administrative.
[2] Par cette décision, la CSST confirme celle qu’elle a initialement rendue le 1er décembre 2010 et déclare irrecevable la demande de partage d’imputation de l’employeur du 10 septembre 2010 parce qu’elle a été produite en dehors du délai prévu à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi).
[3] L’employeur renonce à la tenue de l’audience prévue à Laval le 6 octobre 2011 en demandant un délai pour produire une argumentation écrite. Le 24 février 2012, l’employeur transmet au tribunal son argumentation écrite. La cause a été mise en délibéré à cette dernière date.
L’OBJET DE LA CONTESTATION
[4] Dans un premier temps, l’employeur demande à la Commission des lésions professionnelles de déclarer que sa demande de partage d’imputation est recevable et dans un second temps de déclarer qu’il ne doit être imputé que de 5 % du coût des prestations versées à monsieur François Miville-Deschênes (le travailleur) en raison de son accident du travail du 16 mai 2006.
LA PREUVE
[5] Le travailleur occupe un emploi de soudeur pour le compte de l’employeur lorsqu’il subit, le 16 mai 2006, un accident du travail qu’il décrit de la façon suivante dans sa réclamation à la CSST :
Je travaillais entre 2 murs lorsque le mur de dos a chaviré et ma tête coincée entre les 2 murs
- trauma crânien et légère commotion
- entorse dorsale
[6] Le travailleur consulte le jour même un médecin qui retient le diagnostic de contusion et d’entorse lombaire. Par la suite, le travailleur sera principalement suivi par le docteur Allard qui parle de traumatisme crânien avec légère commotion et entorse dorsale. Ce seront d’ailleurs les diagnostics qui seront maintenus par le docteur Allard.
[7] Le 11 juillet 2006, le travailleur passe une résonance magnétique des colonnes cervicale et dorsale. Au niveau cervical, cet examen par imagerie demeure essentiellement dans les limites de la normale. Au niveau dorsal, cet examen révèle des signes de discopathie étagée et des fractures des corps vertébraux aux niveaux D10 et D11. C’est d’ailleurs à partir de cette imagerie médicale que le docteur Allard ajoutera aux diagnostics qu’il retient celui de fracture par compression aux niveaux D10 et D11.
[8] C’est à compter du mois d’août 2006 que le travailleur est également suivi par le docteur Lussier, physiatre. En janvier 2007, le travailleur voit le docteur Jarzem, orthopédiste, qui maintient le diagnostic de fracture D10 et D11 tout en constatant la présence d’une douleur continuelle. D’ailleurs, le travailleur consulte à la Clinique de la douleur à compter du 22 janvier 2007. Il sera également suivi au Centre de réadaptation Lucie-Bruneau.
[9] Dans le cadre du processus d’évaluation médicale prévu à la loi, la CSST dirige le travailleur vers madame Nathalie Allain, psychologue et neuropsychologue. Après des rencontres avec le travailleur les 24 et 30 janvier 2009, elle produit un rapport d’expertise dans lequel elle analyse les difficultés vécues par le travailleur sur le plan neuropsychologique.
[10] Par la suite, la CSST demande au travailleur de rencontrer le docteur Jacques Gariépy, neurochirurgien. Dans son expertise du 16 avril 2009, le docteur Gariépy consolide la lésion à cette date avec un déficit anatomophysiologique de 18 % et des limitations fonctionnelles. À la suite du rapport complémentaire du médecin traitant du 14 juin 2009, la CSST dirige le travailleur vers le docteur Pierre Bourgeau, neurologue et membre du Bureau d’évaluation médicale. Dans son avis du 19 septembre 2009, le docteur Bourgeau consolide la lésion professionnelle au 16 avril 2009 avec un déficit anatomophysiologique de 18 % et des limitations fonctionnelles de classe II selon l’échelle de l’IRSST[2] pour la colonne dorsolombaire.
[11] Sur le plan psychique, la Commission des lésions professionnelles, dans une décision du 30 novembre 2011[3], reconnaît que le travailleur a subi une récidive, rechute, aggravation le 1er avril 2010 dont le diagnostic est un trouble psychotique paranoïde. D’ailleurs, au chapitre du diagnostic, la Commission des lésions professionnelles écrit :
[41] Sur le plan du diagnostic, en l’absence de contestation médicale initiée par l’employeur ou par la CSST, le tribunal est lié, en vertu de l’article 224 de la loi, à celui retenu par le médecin traitant. En l’espèce, sur le plan psychique, c’est le docteur Péloquin qui est le médecin traitant puisque c’est lui qui assure le suivi médical du travailleur. Le docteur Péloquin retenant le diagnostic de trouble psychotique paranoïde, c’est ce diagnostic qui lie le tribunal.
[12] Par ailleurs, sur le plan administratif, la CSST communique avec l’employeur dans le premier mois de la survenance de la lésion. En effet, selon les notes évolutives consignées au dossier, la première communication avec l’employeur remonte au 6 juin 2006. Ces échanges entre la CSST et l’employeur se sont poursuivis tout au long de l’évolution du dossier.
[13] Ce n’est que le 4 mai 2010 que l’employeur demande à la CSST de lui transmettre le dossier complet du travailleur y compris le dossier médical. Les notes évolutives du 7 juillet 2010 témoignent de cette demande :
Retour d’appel fait à la représentante de E [employeur]. Nathalie Perron : Message laissé dans sa boîte vocale lui demandant de nous faxer une nouvelle demande de copie de dossier à notre numéro de fax en lui précisant de retirer les informations confidentielles qui concernent d’autres travailleurs dans d’autres dossiers puisque le document de demande de copie de dossier sera déposé au dossier. Nous précisons à E qu’elle doit s’assurer de faire parvenir des demandes de copies de dossier séparément dans chacun des dossiers et non pas une demande globale. Nous lui confirmons que nous allons traiter sa demande.
[14] C’est dans cette perspective que le 8 juillet 2010, l’employeur transmet par télécopieur une nouvelle demande d’obtention du dossier du travailleur. Cette demande fait suite à celle du 4 mai 2010 dans laquelle l’employeur demande à la CSST de transmettre tout le dossier du travailleur au docteur Louis Robert. Selon l’information au dossier, c’est le 15 juillet 2010 que l’employeur a reçu le dossier du travailleur.
[15] Or, la demande de partage d’imputation de l’employeur n’est transmise à la CSST que le 10 septembre 2010.
LES MOTIFS DE LA DÉCISION
[16] La Commission des lésions professionnelles doit dans un premier temps décider de la recevabilité de la demande de partage d’imputation de l’employeur déposée à la CSST le 10 septembre 2010.
[17] C’est en vertu de l’article 329 de la loi que l’employeur formule sa demande de partage d’imputation. Cet article énonce ce qui suit :
329. Dans le cas d'un travailleur déjà handicapé lorsque se manifeste sa lésion professionnelle, la Commission peut, de sa propre initiative ou à la demande d'un employeur, imputer tout ou partie du coût des prestations aux employeurs de toutes les unités.
L'employeur qui présente une demande en vertu du premier alinéa doit le faire au moyen d'un écrit contenant un exposé des motifs à son soutien avant l'expiration de la troisième année qui suit l'année de la lésion professionnelle.
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1985, c. 6, a. 329; 1996, c. 70, a. 35.
[18] Le second alinéa de l’article 329 de la loi prévoit que le délai pour présenter une demande de partage d’imputation en vertu de cette disposition se termine à la fin de la troisième année qui suit l’année de la lésion professionnelle. Dans le présent dossier, la lésion professionnelle survient le 16 mai 2006. En l’espèce, la fin de la troisième année suivant cette lésion professionnelle correspond au 31 décembre 2009. C’est donc avant cette date que l’employeur devait déposer sa demande de partage d’imputation.
[19] Or, la demande de partage d’imputation est déposée à la CSST le 10 septembre 2010. À sa face même, le tribunal constate que la demande de l’employeur ne respecte pas le délai prévu au second alinéa de l’article 329 de la loi. Compte tenu des pouvoirs qui lui sont conférés en vertu de l’article 377 de la loi[4], tout comme la CSST, la Commission des lésions professionnelles peut appliquer l’article 352 de la loi.
[20] En effet, l’employeur peut toutefois être relevé de son défaut d’avoir déposé dans le délai sa demande de partage d’imputation s’il a des motifs raisonnables expliquant son retard. Cet article énonce ce qui suit :
352. La Commission prolonge un délai que la présente loi accorde pour l'exercice d'un droit ou relève une personne des conséquences de son défaut de le respecter, lorsque la personne démontre un motif raisonnable pour expliquer son retard.
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1985, c. 6, a. 352.
[21] La loi ne définit pas la notion de « motifs raisonnables ». La jurisprudence, notamment dans la décision Roy et C.U.M.[5], a circonscrit cette notion de la façon suivante :
La notion de motifs raisonnables est […] une notion large permettant de considérer un ensemble de facteurs susceptibles d’indiquer, à partir des faits, des démarches, des comportements, de la conjoncture, des circonstances, etc., si une personne a un motif non farfelu, crédible et qui fait preuve de bon sens, de mesure et de réflexion.
[22] L’appréciation des motifs raisonnables doit tenir compte de la diligence démontrée par une partie à l’égard de l’exercice de ses droits plutôt qu’à sa négligence à laisser s’écouler des délais.
[23] Dans son argumentation écrite du 24 février 2012, le seul motif soulevé par l’employeur pour expliquer son retard est le suivant :
L’employeur avait fourni un motif raisonnable à la Commission afin de se relever de son défaut d’avoir respecté le délai prévu à la loi. Nous vous réitérons ce motif.
En effet, l’employeur soutient n’avoir jamais reçu copie du dossier médical de monsieur Miville-Deschênes et n’a donc jamais pris connaissance des documents médicaux qui y sont compris. Ce n’est que lorsque le nouveau médecin désigné de l’employeur fait la demande le 4 mai 2010 afin d’obtenir copie du dossier complet, incluant l’aspect médical, qu’il en prend connaissance pour la première fois le 15 juillet 2010 lorsque le dossier est reçu par la poste.
Afin de faire preuve de diligence et considérant la saison estivale, la demande de partage de coûts en vertu de l’article 329 L.A.T.M.P. est transmise à la CSST le 10 septembre 2010, moins de deux mois après avoir pris connaissance du dossier médical.
[24] La Commission des lésions professionnelles juge que l’explication avancée par l’employeur pour expliquer son retard à déposer sa demande de partage d’imputation ne constitue pas un motif raisonnable.
[25] L’identification et la désignation d’un médecin par l’employeur s’avèrent la pierre d’assise sur laquelle il pourra exercer son droit d’accès au dossier du travailleur et par le fait même devenir un acteur privilégié du processus d’évaluation médicale. Les articles 38 et 209 de la loi consacrent l’importance du médecin désigné de l’employeur au chapitre de l’accès au dossier du travailleur et à celui de la contestation des conclusions du médecin qui a charge :
38. L'employeur a droit d'accès, sans frais, au dossier que la Commission possède au sujet de la lésion professionnelle dont a été victime le travailleur alors qu'il était à son emploi.
Un employeur à qui est imputé, en vertu du premier alinéa de l'article 326 ou du premier ou du deuxième alinéa de l'article 328, tout ou partie du coût des prestations dues en raison d'une lésion professionnelle, de même qu'un employeur tenu personnellement au paiement de tout ou partie des prestations dues en raison d'une lésion professionnelle ont également droit d'accès, sans frais, au dossier que la Commission possède au sujet de cette lésion.
Lorsqu'une opération visée à l'article 314.3 est intervenue, un employeur impliqué dans cette opération a également droit d'accès, sans frais, au dossier que la Commission possède au sujet d'une lésion professionnelle dont le coût sert à déterminer sa cotisation à la suite de cette opération.
L'employeur peut autoriser expressément une personne à exercer son droit d'accès.
Cependant, seul le professionnel de la santé désigné par cet employeur a droit d'accès, sans frais, au dossier médical et au dossier de réadaptation physique que la Commission possède au sujet de la lésion professionnelle dont a été victime ce travailleur.
La Commission avise le travailleur du fait que le droit visé au présent article a été exercé.
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1985, c. 6, a. 38; 1992, c. 11, a. 1; 1996, c. 70, a. 4.
209. L'employeur qui a droit d'accès au dossier que la Commission possède au sujet d'une lésion professionnelle dont a été victime un travailleur peut exiger que celui-ci se soumette à l'examen du professionnel de la santé qu'il désigne, à chaque fois que le médecin qui a charge de ce travailleur fournit à la Commission un rapport qu'il doit fournir et portant sur un ou plusieurs des sujets mentionnés aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l'article 212 .
L'employeur qui se prévaut des dispositions du premier alinéa peut demander au professionnel de la santé son opinion sur la relation entre la blessure ou la maladie du travailleur d'une part, et d'autre part, l'accident du travail que celui-ci a subi ou le travail qu'il exerce ou qu'il a exercé.
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1985, c. 6, a. 209; 1992, c. 11, a. 14.
[26] De plus, dès les premiers jours d’une lésion professionnelle, le législateur invite l’employeur à informer la CSST de l’identité de son médecin désigné comme l’indique l’article 268 de la loi :
268. L'employeur tenu de verser un salaire en vertu de l'article 60 avise la Commission que le travailleur est incapable d'exercer son emploi au-delà de la journée au cours de laquelle s'est manifestée la lésion professionnelle et réclame par écrit le montant qui lui est remboursable en vertu de cet article.
L'avis de l'employeur et sa réclamation se font sur le formulaire prescrit par la Commission.
Ce formulaire porte notamment sur :
1° les nom et adresse du travailleur, de même que ses numéros d'assurance sociale et d'assurance maladie;
2° les nom et adresse de l'employeur et de son établissement, de même que le numéro attribué à chacun d'eux par la Commission;
3° la date du début de l'incapacité ou du décès du travailleur;
4° l'endroit et les circonstances de l'accident du travail, s'il y a lieu;
5° le revenu brut prévu par le contrat de travail du travailleur;
6° le montant dû en vertu de l'article 60 ;
7° les nom et adresse du professionnel de la santé que l'employeur désigne pour recevoir communication du dossier médical que la Commission possède au sujet du travailleur; et
8° si l'employeur conteste qu'il s'agit d'une lésion professionnelle ou la date ou la période prévisible de consolidation de la lésion, les motifs de sa contestation.
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1985, c. 6, a. 268; 1999, c. 89, a. 53.
[27] Malgré l’importance de désigner un médecin, pour notamment exercer ses droits consacrés par les articles 38 et 209 de la loi, l’employeur a attendu jusqu’au 4 mai 2010 pour informer la CSST de l’identité de son médecin désigné. Ce faisant, il n’avait pas en main, avant le mois de juillet 2010, l’information nécessaire pour formuler une demande de partage d’imputation en vertu de l’article 329 de la loi.
[28] La Commission des lésions professionnelles juge que le fait de recevoir en juillet 2010 seulement le dossier du travailleur ne constitue pas un motif raisonnable pour être relevé des conséquences du défaut d’avoir respecté le délai prévu au deuxième alinéa de l’article 329 de la loi puisque l’obtention du dossier du travailleur à cette date relève du manque de diligence de l’employeur à désigner un médecin pour l’exercice de ses droits.
[29] En effet, ce n’est qu’en mai 2010 que l’employeur informe la CSST de l’identité de son médecin désigné alors que le délai pour déposer une demande de partage d’imputation en vertu de l’article 329 de la loi est largement dépassé. Cette désignation tardive d’un médecin de la part de l’employeur témoigne d’une insouciance à l’égard de ses droits et obligations dans le cadre du dossier du travailleur. Ce manque de diligence de l’employeur s’explique d’autant plus mal qu’il a eu à plusieurs occasions depuis 2006 l’opportunité de désigner un médecin compte tenu du nombre important de rapports médicaux et d’expertises qui ont été produits dans le dossier du travailleur.
[30] Or, un motif raisonnable pour être relevé du défaut d’avoir respecté un délai ne peut résulter du manque de diligence et du manque célérité de l’employeur à informer la CSST de l’identité de son médecin désigné. À cet égard, la Commission des lésions professionnelles écrit dans la décision l’affaire Hôtel Omni Mont-Royal et Parragues[6] :
[60] La Commission des lésions professionnelles constate que le retard de l’employeur à désigner un médecin au dossier de la travailleuse découle totalement et entièrement de sa gestion interne du dossier. Il ne peut invoquer son retard à désigner un médecin pour demander à être relevé de son défaut. En effet, ce retard ne découle pas d’une impossibilité à agir mais d’une décision de gestion de l’employeur.
[31] En conséquence, le tribunal considère que la demande de partage d’imputation présentée par l’employeur le 10 septembre 2010 est irrecevable.
PAR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
REJETTE la requête de Acme Services Scéniques, l’employeur;
CONFIRME la décision de la Commission de la santé et de la sécurité du travail rendue le 23 février 2011 à la suite d’une révision administrative;
DÉCLARE irrecevable la demande de partage d’imputation de l’employeur déposée le 10 septembre 2010.
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Philippe Bouvier |
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Me Frédéric Boucher |
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MEDIAL CONSEIL SANTÉ SÉCURITÉ INC. |
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Représentant de la partie requérante |
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Me Guy Massicotte |
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VIGNEAULT THIBODEAU BERGERON |
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Représentant de la partie intervenante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001.
[2] Institut de recherche en santé et en sécurité du travail.
[3] Miville-Deschênes et Acme Services Scéniques, 2011 QCCLP 7706.
[4] Smurfit-Mbi (St-Laurent) et Bouliane, C.L.P. 381574-64-0906, 8 mars 2010, L. Nadeau.
[5] [1990] C.A.L.P. 916 .
[6] C.L.P. 318947-62-0705, 20 avril 2008, L. Vallières.
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