Décision

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Kanavaros c. Artinian

2014 QCCS 4829

JD2919

 
 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-049206-090

 

 

 

DATE :

Le 14 octobre 2014

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

FRANÇOIS P. DUPRAT, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

MARY KANAVAROS

Demanderesse

c.

HAGOP ARTINIAN

KATHRYN ROSENSTEIN

Défendeurs

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]        Le 25 mars 2008, la vie de Mary Kanavaros bascule. Sa réputation est entachée par les défendeurs Hagop Artinian et Kathryn Rosenstein alors que ceux-ci rencontrent des journalistes. Les propos des défendeurs seront repris par différents médias d’information.

[2]        Madame Kanavaros entreprend des procédures pour libelle diffamatoire et le 30 juillet 2010, la juge Danielle Richer conclut à l’entière responsabilité des défendeurs[1].

[3]   Voici comment la juge Richer traite de la responsabilité des défendeurs :

[96]  En l'espèce, les déclarations des défendeurs n'étaient ni utiles ni nécessaires et elles ne visaient qu'un seul but, soit celui de détruire la réputation de la professeure Kanavaros.

[97]  Cette précision est importante puisqu'elle peut donner ouverture à l'attribution de dommages exemplaires en plus des dommages compensatoires.

[98]  En l'espèce, le procureur des défendeurs soutient que, s'il y a faute entraînant un préjudice, cette faute n'était pas intentionnelle parce que non planifiée. Les parents n'avaient pas convoqué les médias au palais de justice et ils n'ont jamais reparlé aux médias par la suite.

[99]   Le Tribunal est d'avis que, lorsque les parents disent «we made our point» etc., ils affirment devant les médias avoir prouvé leurs affirmations; or, rien n'est plus faux. Leurs déclarations impliquent nécessairement que la demanderesse a commis des erreurs professionnelles. Ce dénigrement des parents à l'égard de la professeure Kanavaros en est un de mauvaise foi puisqu'ils viennent de s'engager à reconnaître l'absence de faute ou de responsabilité de la professeure Kanavaros. Ils se font justice eux-mêmes, en évitant soigneusement de confronter leurs allégations à celles de la partie adverse qui avait une défense à faire valoir devant le tribunal. C'est là un comportement choquant et outrageant.

[100]  Le Tribunal est d'avis que nous sommes ici en présence d'une faute délictuelle, malicieuse et de mauvaise foi. On ne peut être à ce point inconscient : proposer un désistement, accepter les conditions de la partie adverse (absence de responsabilité des défendeurs et confidentialité des termes de l'entente) et trahir cet engagement dans les minutes qui suivent, en présence des médias (télévision et journaux anglophones couvrant le grand Montréal Métropolitain). L'impression générale qui se dégage de l'ensemble de la preuve est que les défendeurs ont habilement et sciemment profité de la présence des médias pour régler leurs comptes avec la professeure en la jugeant et en la condamnant sur la place publique, après lui avoir enlevé la chance de se défendre.

[4]        Au moment des faits en litige, Madame Kanavaros est enseignante au niveau primaire. Il s’agit pour elle d’une vocation tardive puisqu’elle est retournée à l’université à l’âge de 38 ans afin d’obtenir son baccalauréat en enseignement. La preuve à l’audience devant la juge Richer établit que Madame Kanavaros, suite à la diffamation dont elle est victime, est incapable de travailler depuis le 25 mars 2008.

[5]        Au cours de cette audience, la possibilité que Madame Kanavaros puisse un jour retourner au travail est envisagée par son médecin traitant et l’expert psychiatre, le Dr. Béliveau.  Cependant, le pronostic demeure incertain.

[6]        La juge Richer réserve donc les droits de Madame Kanavaros afin de laisser ouverte la possibilité d’une perte future de salaire.  Voici un extrait du jugement à ce sujet :

  [229]  Quant aux revenus futurs, le Tribunal est d'avis d'attribuer une indemnité de revenus prenant fin à la fin décembre 2010; à prime abord, cette période nous apparaît raisonnable et suffisante pour que la demanderesse tourne la page et débute son retour au travail. Cependant, compte tenu des réserves émises par l'expert Dr Béliveau ainsi que par le médecin traitant de la demanderesse, le Tribunal lui accordera le bénéfice de l'article 1615 C.c.Q. 

[7]        C’est dans ce contexte que le 22 janvier 2013, Madame Kanavaros entreprend la suite des procédures. Elle considère qu’elle ne pourra jamais retourner au travail.

[8]        Madame Kanavaros réclame une perte de salaire depuis le 11 janvier 2011, soit le moment jusqu’où le jugement Richer l’a indemnisée et ce, jusqu’à la fin de sa vie active, soit l’âge de 65 ans.  Elle recherche également des dommages non-pécuniaires.

[9]        Les défendeurs contestent cette nouvelle réclamation. Ils croient que Madame Kanavaros est prédisposée à souffrir de dépression. Ils avancent l’argument que les soins médicaux prodigués à Madame Kanavaros ne sont pas optimaux et qu’elle pourrait améliorer sa condition.

[10]     Lors de la présente audition, quatre témoins sont entendus : Madame Kanavaros et sa fille Christina ainsi que deux psychiatres, le Docteur Louis Côté pour la demande et la Docteure Dara A. Charney pour la défense[2].

[11]     Le rapport de l’actuaire Louis Morissette a été déposé pour valoir témoignage et n’est pas contesté[3].  La perte de salaire présente et future est donc établie à 912 327 $ et il demeure à quantifier la perte non pécuniaire pour laquelle Madame Kanavaros réclame maintenant une somme de 100 000 $.

[12]     Pour les raisons qui suivent le Tribunal est d’avis que Madame Kanavaros a droit à ces sommes.

I           QUESTIONS EN LITIGE

[13]     Le Tribunal identifie les questions suivantes :

a)    Madame Kanavaros est-elle dans l’incapacité de reprendre son travail?

b)    Le cas échéant, existe-t-il un lien de causalité entre cette condition et les gestes posés par les défendeurs le 25 mars 2008?

c)    Quel est le montant des dommages auquel Madame Kanavaros a droit?

II          ANALYSE

a)    Madame Kanavaros est-elle dans l’incapacité de reprendre son travail?

[14]     La réponse à cette question ne pose aucun doute. Autant le Dr. Côté que la Dre. Charney concluent que Madame Kanavaros souffre d’un trouble dépressif majeur. Le retour au travail est impossible que ce soit à temps partiel ou à temps plein.

[15]     Au surplus, cette dépression est réfractaire malgré les traitements pharmacologiques et malgré le fait que Madame Kanavaros consulte un psychiatre et un psychologue depuis avril 2008.

[16]     Les deux psychiatres reconnaissent qu’il n’y a pas eu d’amélioration chez Madame Kanavaros depuis mars 2008.

[17]     Le Dr. Côté témoigne que l’incapacité au travail est permanente et la Dre. Charney parvient également à cette conclusion quoiqu’elle soit d’avis que Madame pourrait bénéficier d’autres traitements et est prédisposée à souffrir de dépression. Le Tribunal y reviendra.

[18]     Au-delà du témoignage des médecins experts, le Tribunal a pu apprécier le témoignage de Madame Kanavaros et de sa fille Christina.  Il n’a aucune raison de ne pas donner foi à ces versions qui demeurent de surcroit non contredites.

[19]     La vie de Madame Kanavaros est essentiellement détruite. Le Tribunal a  constaté, lors du témoignage de la demanderesse, qu’elle est une femme brisée. En voici le récit.

[20]     Madame Kanavaros est maintenant âgée de 56 ans. Elle est cloîtrée dans son domicile et sujette à des attaques de panique.  Elle souffre d’anxiété. Elle ne peut plus conduire une voiture, ou alors elle est parfois forcée de s’arrêter avant sa destination. C’est ainsi qu’elle manque plusieurs rendez-vous dont des rencontres avec son psychologue ou son psychiatre.

[21]     Son sommeil est difficile et inconstant. Elle est triste et sans énergie.

[22]     Elle est incapable de vaquer à sa vie.  Par exemple, prendre un repas, se laver les cheveux et s’habiller sont des tâches difficiles et qui demeurent souvent inaccomplies. Madame Kanavaros est amaigrie depuis mars 2008 ayant perdu près de 40 livres.

[23]     La concentration est difficile, Madame Kanavaros oublie ce qu’elle entreprend de faire. Elle gère difficilement son courrier : des factures ou des renouvellements demeurent lettre morte.

[24]     Elle évite d’inviter des amis à la maison. Elle redoute les sorties, même familiales, qui sont maintenant une source de stress et d’anxiété. Elle a pu voyager en Grèce mais uniquement grâce à la présence et au support de ses filles. Sa fille Christina habite avec elle et l’aide de façon quotidienne.

[25]     D’une femme fière de son travail d’enseignante et active socialement, elle est maintenant prisonnière de sa dépression. Elle a perdu espoir.

[26]     Tristement, Madame Kanavaros est tout à fait lucide et consciente des conséquences de sa dépression. Elle est incapable de s’en sortir et d’oublier les événements du 25 mars 2008. La demanderesse ne peut, bien malgré elle, tourner la page.

[27]     Bref, la preuve, autant de la part des experts que de Madame Kanavaros, confirme l’incapacité de retour au travail.

b)    Le cas échéant, existe-t-il un lien de causalité entre cette condition et les gestes posés par les défendeurs le 25 mars 2008?

[28]     Dans un premier temps, la demanderesse est d’avis que la juge Richer a déjà répondu à cette question et qu’il y a chose jugée.

[29]     De toute manière, la preuve est à l’effet que le trouble dépressif dont souffre Madame Kanavaros a été déclenché par le libelle commis par les défendeurs. C’est l’opinion du Dr. Côté et également celle du Dre. Charney.

[30]     Cependant, les défendeurs soutiennent que Madame Kanavaros est effectivement prédisposée à souffrir de dépression. Ils croient que cette condition est pertinente en l’espèce et influence l’attribution des dommages.

[31]     Pour bien situer l’analyse de cette question, le Tribunal réfère à l’arrêt de la Cour suprême dans Athey c. Leonati[4] :

35.   La règle de la vulnérabilité de la victime reconnaît simplement que l’état préexistant du demandeur était inhérent à sa «situation originale».  Le défendeur n’a pas à rétablir le demandeur dans une meilleure situation que sa situation originale.  Le défendeur est responsable du préjudice causé, même s’il est très grave, mais il n’a pas à indemniser le demandeur des effets débilitants qui sont imputables à l’état préexistant et que ce dernier aurait subis de toute façon.  Le défendeur est responsable des dommages supplémentaires mais non des dommages préexistants:  Cooper - Stephenson, op. cit., aux pp. 779 et 780; et John Munkman, Damages for Personal Injuries and Death (9e éd. 1993), aux pp. 39 et 40.  De même, s’il y a un risque mesurable que l’état préexistant aurait entraîné des conséquences nuisibles pour le demandeur dans l’avenir, indépendamment de la négligence du défendeur, il peut alors en être tenu compte pour réduire le montant de l’indemnité globale:  Graham c. Rourke et Malec c. J. C. Hutton Proprietary Ltd., précités; Cooper-Stephenson, op. cit., aux pp. 851 et 852.  Ce résultat est conforme à la règle générale suivant laquelle il  faut rétablir le demandeur dans la situation où il aurait été, avec ses risques et ses inconvénients, et non dans une meilleure situation. [Soulignements du Tribunal]

[32]     Examinons maintenant les différents arguments. D’abord sur la chose jugée.

[33]     Les défendeurs sont d’avis que Madame Kanavaros montrait des signes de dépression en 1999 à l’occasion de procédures de divorce et que cette situation s’est également répétée en novembre 2002, alors qu’elle a connu une absence au travail.

[34]     Or, l’état de santé de la demanderesse avant mars 2008 est examiné par la juge Richer. Voici ce qu’elle écrit à ce sujet :

[215]  Un dernier élément soulevé par le procureur des défendeurs doit être discuté, soit l'état de santé préexistant de la demanderesse. En effet, Me Grey soutient que la demanderesse avait déjà une prédisposition à la dépression en raison de l'arrêt de travail qu'elle a subi en 2002, soit à la fin de son divorce dont les procédures ont duré cinq ans.

[216]  La preuve révèle qu'en 2002, la demanderesse a obtenu un congé de maladie de trois mois en raison du stress provoqué par son divorce. On lui a prescrit des antidépresseurs pendant trois mois et un retour au travail à raison de 50 % du temps. Ce type de retour au travail n'a pas été jugé comme étant favorable aux élèves de sa classe qui avaient déjà connu un changement de professeur trois mois plus tôt. La direction de l'école a donc jugé préférable qu'elle retourne au travail à plein temps en septembre, ce à quoi la demanderesse a acquiescé.

[217]  La demanderesse a repris le cours normal de ses activités professionnelles en septembre 2002 et elle n'était plus médicamentée. La demanderesse a démontré une force exceptionnelle malgré l'arrogance incroyable des défendeurs à son endroit, malgré leur lettre du 14 octobre 2004 où ils dictent leurs instructions au principal et à la demanderesse (D-15), malgré la mise en demeure des parents de payer 50 000 $ (P-27) pour les soi-disant mauvais traitements infligés à leur fils, malgré la poursuite judiciaire de 155 000 $ dirigée contre elle en mai 2004 avec retentissement dans les journaux, et malgré une autre poursuite judiciaire entreprise contre elle par un autre parent, sous la gouverne du même avocat, en novembre 2007. En effet, la demanderesse a continué de s'acquitter de toutes ses tâches professionnelles d'enseignante jusqu'au 25 mars 2008, et ce, sans prendre de congé de maladie. De plus, elle n'a pas hésité à voir le médecin en novembre 2007 et à prendre les médicaments prescrits pour l'aider à trouver le sommeil. Cela ne nous apparaît pas exceptionnel à l'approche du procès et avec la signification d'une nouvelle procédure en novembre 2007, laquelle vient ajouter une pression additionnelle importante en pleine préparation du procès dirigé contre les défendeurs; il est difficile de croire que la date de signification de cette deuxième procédure n'a pas été planifiée en fonction de l'audition qui devait débuter le 25 mars 2008 contre les défendeurs.

[218]  Le Tribunal est d'avis que la dépression de la demanderesse est une réaction directement reliée à l'attaque malicieuse à sa réputation, répandue sur les médias à la grandeur du pays et plus particulièrement dans la région montréalaise où la demanderesse exerce sa profession d'enseignante. Aucune preuve médicale ne démontre que le court épisode de congé de maladie de la demanderesse en 2002 la prédisposait à une dépression majeure; les faits et circonstances mis en preuve nous convainquent du contraire.

[219]  Le Tribunal est satisfait de la preuve démontrant que la demanderesse n'a rien négligé pour tenter de se rétablir; elle a reçu de l'aide médicale, tant de son omnipraticien que d'un psychiatre, dès le mois d'avril 2008, et elle est fidèle à son suivi médical ainsi qu'aux prescriptions pharmacologiques; de plus, elle a reçu l'aide additionnelle d'une psychothérapeute tant que ses moyens financiers le lui ont permis.

 

[35]     La Cour d’appel a d’ailleurs cité avec approbation ces passages alors qu’elle maintient les conclusions de la juge Richer sur l’existence d’un lien de causalité[5].

[36]     L’article 2848, alinéa 1 C.c.Q. se lit :

 L'autorité de la chose jugée est une présomption absolue; elle n'a lieu qu'à l'égard de ce qui a fait l'objet du jugement, lorsque la demande est fondée sur la même cause et mue entre les mêmes parties, agissant dans les mêmes qualités, et que la chose demandée est la même.

[37]     Dans l’arrêt Jean-Paul Beaudry Ltée c. 4013964 Canada Inc.[6] la Cour d’appel interprète cet article comme accordant une présomption absolue de validité ou de vérité au jugement définitif qui a été prononcé. Précisons que l’effet de la chose jugée s’attache non seulement au dispositif du jugement mais également aux motifs qui y sont liés.

[38]     Plus récemment, la Cour souligne dans l’arrêt Ghanotakis c Laporte[7] que la présomption de chose jugée s’applique même si une partie entend présenter de nouveaux arguments ou des nouveaux faits :

[19]  Malheureusement, l'appelant, qui aurait pu et dû le faire à ce moment-là, n'a pas présenté à la juge Devito l'argument consistant à contrer la compensation alléguée par les intimés en faisant valoir que ceux-ci cautionnaient les créances qu'ils avaient acquises et ne pouvaient donc lui en opposer la pleine valeur. Il est maintenant trop tard pour le faire tout comme il est trop tard pour faire valoir quelqu'autre argument que ce soit à l'encontre de cette compensation. Comme l'écrit la Cour dans Werbin c. Werbin :

[8] En principe, on ne peut pas combattre l'effet de chose jugée d'un jugement en faisant valoir ultérieurement à son prononcé un argument de droit ou de fait qui aurait dû être avancé antérieurement. Si cela était possible, la stabilité des jugements serait mise à rude épreuve, puisqu'un plaideur pourrait toujours revenir à la charge en faisant valoir un moyen qui n'a été ni soulevé ni débattu alors qu'il aurait dû l'être, comme c'est ici le cas. On ne peut pas davantage combattre l'effet de la chose jugée en invoquant que le jugement est erroné en fait ou en droit.

[39]     Or, devant la juge Richer, les défendeurs n’ont pas présenté de preuve par un psychiatre expert, même s’ils pouvaient  le faire. La juge Richer accepte le témoignage de l’expert Béliveau que l’élément déclencheur de la dépression est le libelle et que rien de prédisposait Madame à un épisode de dépression majeure.

[40]     La preuve entourant le divorce de la demanderesse, incluant son affidavit du 16 novembre 1999  ainsi que ses notes pour la période allant du 22 décembre 1999 au 20 février 2000, aurait pu être présentée[8].

[41]     Le Tribunal est d’avis que la question du lien de causalité entre le libelle commis par les défendeurs et la dépression majeure dont souffre maintenant la demanderesse est résolue. Il n’y a pas lieu de se prononcer à nouveau sur cet aspect. 

[42]     Cependant, et vu les circonstances, le Tribunal tient à préciser qu’il retient le témoignage du Dr. Côté à l’effet qu’il a recherché d’autres facteurs dans le dossier de Madame Kanavaros qui auraient pu expliquer une dépression majeure. Or, son témoignage est à l’effet que le libelle est l’élément déclencheur de la dépression. Rappelons que la Dre Charney est également d’avis que la dépression de Madame découle du libelle.

[43]     Pour le Dr. Côté, le trouble que Madame a éprouvé en novembre 2002 n’est pas la même condition qu’un trouble dépressif majeur qui débute en 2008.  À preuve, cet épisode de novembre 2002 n’a pas causé de limitations fonctionnelles puisque par la suite, Madame a été active au travail et dans sa vie personnelle.

[44]     Au surplus, le dossier médical de Madame, est silencieux entre 2003 et 2008, montrant qu’elle n’a pas eu besoin de consulter à ce sujet.  Enfin, il n’existe pas de documents médicaux antérieurs à 2002 qui témoignent de  l’existence de trouble.

[45]      Il est vrai que lorsque Madame consulte un médecin en novembre 2007, elle rapporte une perte de poids et une perte de sommeil.  Le Tribunal accepte le témoignage de Dr. Côté qu’il n’est pas possible de donner un diagnostic sur la base de ces deux seules données.  Il ne peut retenir qu’à cette époque il y a présence d’un trouble dépressif majeur.

[46]     Le Dr. Côté rapporte au surplus, que Madame Kanavaros peut parler des événements  du passé, notamment de son divorce, et que ceci ne lui cause pas de tristesse ni d’anxiété. Madame Kanavaros ne nie pas que les procédures de divorce furent houleuses. Aujourd’hui sa relation avec son ex époux est courtoise et sans animosité. Que Madame ait connu des périodes difficiles durant des procédures qui s’échelonnent de 1999 à 2003 n’est certes pas surprenant.

[47]     Le Tribunal préfère le témoignage du Dr. Côté à celui du Dre. Charney.  D’une part, le Dr. Côté se spécialise dans les syndromes de stress et les troubles dépressifs.

[48]     D’autre part, il convient de souligner que la Dre. Charney indique dans son rapport que Madame a souffert d’une dépression majeure entre novembre 2002 et septembre 2003[9]. Or, il est inexact de prétendre qu’il y a eu un tel diagnostic.  Effectivement, en contre-interrogatoire la Dre. Charney conçoit qu’il n’y avait pas eu un diagnostic par un psychologue ou un psychiatre à cette époque.

[49]     La Dre. Charney rapporte également que Madame a été suivie en octobre 2002 par un psychologue (Neil Graham) ce qui est aussi inexact, M. Graham n’étant pas psychologue[10].

[50]     C’est uniquement suite à la diffamation que Madame a dû consulter des professionnels de santé mentale.

[51]     Enfin, un dernier détail, la Dre. Charney écrit dans son rapport que Madame Kanavaros est incapable d’effectuer son travail de novembre 2002 à septembre 2003.  Or, elle reconnaît en contre interrogatoire que l’absence au travail de Madame Kanavaros n’est au départ prévue que pour six semaines mais que pour des raisons administratives, la Commission scolaire a préféré qu’elle s’absente jusqu’en septembre 2003.

[52]     Au-delà de ces commentaires, et en faisant abstraction qu’il n’y a aucune preuve médicale que Madame souffrait de troubles dépressifs avant 2008, il demeure que Madame Kanavaros  mène une vie normale de septembre 2003 à mars 2008.

[53]     Bref, pour le Tribunal, il n’y a pas de preuve que Madame a une prédisposition à souffrir d’un trouble majeur de dépression.

[54]       Pour conclure sur ce point, le Tribunal est d’avis que si les défendeurs veulent soulever une telle condition, il leur appartenait de démontrer que l’existence de ces conditions préexistantes, est réelle et telle que tôt ou tard Madame Kanavaros aurait subi une dépression majeure. Or, ni le Dr. Côté ni la Dre. Charney ne sont en mesure de faire une telle affirmation. L’événement concomitant qui a plongé Madame Kanavaros dans une dépression majeure est bel et bien le libelle du 25 mars 2008[11].

[55]     Voici ce que la Juge Hardy-Lemieux conclut dans P. (E.) c. P. (M.) :

Certes, E... a déjà souffert de dépression avant les événements au cœur du litige. Cependant, lorsqu'ils surviennent, il en est complètement remis. Rien, selon le témoignage non contredit du psychologue Barrette, ne laisse présager qu'il souffrira d'une dépression majeure n'eut été des fausses accusations et atteintes à sa réputation causées par les défendeurs[12].

[56]     Le professeur Gardner explique ainsi ce fardeau de la preuve :

Seule la preuve d'une invalidité antérieure à l'accident ou celle de l'évolution inéluctable d'un état pathologique préexistant pourrait constituer une exception à l'application de cette règle, «à condition de faire peser sur le défendeur la preuve de cette invalidité préexistante ou du caractère inéluctable de sa survenance même en l'absence du fait dommageable[13].

[57]     La règle est en effet établie que la victime d’un délit ou quasi délit a droit à une réparation entière.

[58]     Baudouin et Deslauriers écrivent :

1-391 - Situation de la victime - Le principe de la réparation intégrale exige aussi que l'auteur de la faute prenne la victime dans l'état où elle se trouve au moment où le dommage est causé. Cette règle, connue en common law sous le nom de «Thin skull rule», signifie simplement que l'auteur du dommage assume les risques inhérents à la qualité et à la personnalité de sa victime. Selon qu'il blesse un millionnaire ou un chômeur, la situation pour lui risque donc d'être fort différente. Également, en raison d'une fragilité de santé particulière de sa victime, les conséquences de l'acte fautif peuvent être beaucoup plus considérables qu'elles ne l'auraient été sur une personne ordinaire. Par contre, s'il ne fait qu'aggraver une situation antérieure défavorable, l'auteur n'est responsable que de l'augmentation du préjudice causé directement par lui. Enfin, comme le préjudice est évalué au moment du jugement, certains changements dans la situation de la victime, entre le moment de l'accident et celui du jugement, peuvent soit avantager, soit au contraire désavantager le défendeur[14].

[59]     Le Tribunal fait également référence à la décision du juge Mongeon qui résume les principes applicables dans  Lacombe c. April (Succession de)[15].

[60]     Le Tribunal ne peut mettre à l’écart les témoignages du Dr. Côté ou de Madame Kanavaros. Les défendeurs sont peut-être surpris du dommage qu’ils ont causé et croient à la prédisposition de Madame à subir une dépression mais ils échouent sur leur fardeau de preuve. Pour illustrer sa pensée, le Tribunal cite le juge Lemelin dans Jean c. Équipement Gétra inc. :

 28  Pour le docteur Laplante, la forte personnalité du demandeur, combinée à la perception d'une atteinte à sa valeur personnelle, pouvait laisser croire à l'existence d'une fragilité émotive qui le rendait plus vulnérable aux troubles d'adaptation dont le demandeur a été victime suite à son accident.

29  Il n'en fallait pas plus pour que les défenderesses en tirent un argument en plaidant que le demandeur présentait, avant l'accident, une faiblesse de caractère qui avait accentué et aggravé sa réaction au choc de l'accident.

30  Le Tribunal a vu et entendu le demandeur. C'est une personne qui, un moment, pouvait être poli, réservé, timide même et, d'un coup, devenir volubile, contestataire, irritable même. Cette attitude était probablement attribuable davantage au caractère qu'aux conséquences de l'accident.

31  Bien que le Tribunal ait été étonné de la forte réaction émotive du demandeur à cet accident qui, objectivement, n'était pas très grave, il estime que la preuve médicale est nettement insuffisante pour lui permettre de conclure à une faiblesse de caractère qui prédisposait le demandeur à réagir de façon anormale au choc de l'accident. En somme, la théorie du «thin skull» développée par la common law n'a ici aucun appui médical sérieux[16]. [Soulignements du Tribunal]

[61]     Il n’y a pas dans le présent dossier une réponse scientifique ou judiciaire au fait qu’une personne est atteinte de dommages plus gravement qu’une autre. Le Dr. Côté ignore pourquoi Madame Kanavaros souffre autant d’avoir vu sa réputation être attaquée et bafouée. Consentir à la proposition des défendeurs serait d’accepter qu’ils se sont attaqués à une personne plus fragile qui doit alors seule en porter la conséquence. Un tel énoncé est mal fondé dans les faits.

[62]     Ceci étant, il n’y a aucune raison et aucun fait qui militent à l’encontre du droit de Madame Kanavaros d’obtenir une pleine réparation monétaire pour compenser le dommage causé par les défendeurs. De ce qui précède, le Tribunal retient qu’il existe un lien de causalité direct entre le libelle et le trouble de dépression dont souffre Madame Kanavaros.

c)    Quel est le montant des dommages auquel Madame Kanavaros a droit?

[63]     Le montant des dommages réclamés par Madame Kanavaros en ce qui concerne sa perte présente et future de salaire n’a pas été contestée et est établie par le rapport de l’actuaire Morissette[17].

[64]     La perte de salaire est donc établie à la somme de 912 327 $.

[65]     La Dre. Charney a soulevé dans son témoignage la possibilité que Madame Kanavaros entreprenne d’autres types de traitements pharmacologiques ou qu’elle poursuivre la psychothérapie.

[66]      Le Tribunal accepte le témoignage du Dr. Côté à l’effet que le trouble de dépression dont souffre Madame Kanavaros est maintenant réfractaire.  Par ailleurs, le Dr. Côté relate que le psychiatre traitant de Madame Kanavaros a justement tenté différents traitements pharmacologiques mais qui n’ont pas eu l’effet escompté.

[67]       En ce qui concerne la possibilité que Madame entreprenne des traitements de psychothérapie ou qu’elle consulte de façon plus intensive un psychologue ou un psychiatre, le Dr. Côté souligne que ceci n’est possible que si le patient est dans un état qui lui donne la capacité de le faire.  Ceci n’est pas réaliste dans le cas de Madame Kanavaros et sa disponibilité de santé ne lui permet pas de s’y soumettre. Au mieux cela pourrait améliorer légèrement sa qualité de vie mais en aucun cas ne lui permettrait d’atteindre un retour au travail.

[68]      L’expérience clinique du Dr. Côté le porte à fortement douter que les suggestions du Dre. Charney améliorent la situation. Malgré l’utilisation de trois antidépresseurs différents et d’agents potentialisateurs, Madame Kanavaros n’a pas répondu aux traitements.  Bref, il n’y a aucune preuve qui permette d’établir que Madame Kanavaros n’a pas participé correctement à des traitements ou que ces traitements soient inadéquats. 

[69]     Il n’y a pas lieu de conclure que Madame contribue à ses dommages ou ne prend pas les moyens pour s’y attaquer.

[70]     Il demeure donc la question d’une indemnité pour les dommages non pécuniaires.

[71]     La juge Richer dans un contexte où Madame a été indemnisée pour sa perte salariale jusqu’à la fin de décembre 2010, a accordé une somme de 50 000 $ à titre de dommages non pécuniaires.  Voici ce qu’elle écrivait : 

[235]  La demanderesse réclame 150 000 $ pour atteinte illégale à sa dignité, à son honneur et à sa réputation, peine et souffrance. À la lumière des indemnités généralement accordées pour ce type d'atteinte, et prenant en compte la gravité de l'atteinte et les circonstances particulièrement abusives et choquantes dans lesquelles elles se sont produites, l'importance de la diffusion publique de la diffamation, tant sur le plan géographique que dans leur durée, l'absence de contribution de la demanderesse dans cette atteinte et, enfin, le degré de déchéance qu'elle a subi, le Tribunal est d'avis de lui accorder 50 000 $ à ce titre.

[72]     . Voici l’approche que recommande la Cour suprême dans l’arrêt Cinar Corporation c. Robinson [18]:

105  Les tribunaux québécois établissent généralement le montant des dommages-intérêts non pécuniaires en combinant les approches conceptuelle, personnelle et fonctionnelle: St-Ferdinand, par. 72-73, 75 et 77; Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3, par. 101. L'approche conceptuelle mesure la perte [TRADUCTION] «en fonction de la gravité objective du préjudice» : Stations de la Vallée de Saint-Sauveur inc. c. M.A., 2010 QCCA 1509, [2010] R.J.Q. 1872, par. 83, le juge Kasirer. L'approche personnelle «s'attache plutôt à évaluer, d'un point de vue subjectif, la douleur et les inconvénients découlant des blessures subies par la victime» : St-Ferdinand, par. 75, citant A. Wéry, «L'évaluation judiciaire des dommages non pécuniaires résultant de blessures corporelles : du pragmatisme de l'arbitraire?», [1986] R.R.A. 355. Enfin, l'approche fonctionnelle vise à fixer une indemnité pour fournir à la victime une consolation : Andrews, p. 262. Ces approches «s'appliquent conjointement, favorisant ainsi l'évaluation personnalisée» des dommages-intérêts non pécuniaires : St-Ferdinand, par. 80.   

 

106  En plus d'appliquer ces approches, les tribunaux appelés à fixer le montant des dommages-intérêts non pécuniaires devraient comparer l'affaire dont ils sont saisis à d'autres affaires analogues où des dommages-intérêts non pécuniaires ont été octroyés : Stations de la Vallée, par. 83. Ils doivent tenter de traiter [TRADUCTION] «les cas semblables de semblable façon» (ibid.), en accordant des indemnités à peu près équivalentes aux victimes dont les préjudices sont semblables du point de vue des approches combinées dont il a été question précédemment. Cependant, il n'est pas utile de comparer des cas où les dommages-intérêts non pécuniaires sont plafonnés à des cas où ils ne le sont pas. Les arguments selon lesquels la victime d'une violation de son droit d'auteur ne devrait pas recevoir une indemnité plus élevée pour le préjudice non pécuniaire que la victime d'un accident devenue quadriplégique n'ont aucune valeur puisque le plafond fixé dans Andrews lie les tribunaux dans un cas, et non dans l'autre. [Soulignements du Tribunal]

 

[73]        Dans le cas de Madame Kanavaros, cette approche personnalisée amène vers les constats suivants. Objectivement, Madame perd non seulement sa carrière d’enseignante mais toute possibilité de travail rémunérateur. Or, la demanderesse se valorisait par son travail. Sa qualité de vie est fortement atteinte vu le caractère persistent et permanent de sa dépression. Subjectivement, la demanderesse résume en des mots forts simples ce qu’elle ressent : elle a honte de sa vie actuelle. Évaluer l’indemnité appropriée à titre de consolation n’est pas chose aisée mais eu égard aux sommes octroyés par les tribunaux dans les affaires Robinson c. Cinar ainsi que  Néron, l’octroi d’une somme de 100 000 $ est raisonnable[19].

[74]     Pour résumer, Madame Kanavaros a droit à la somme de 912 327 $ à titre de perte de revenu et à une somme de 100 000,00 $ à titre de dommages non pécuniaires, soit la somme de 1 012 327,00 $. Le Tribunal accordera à titre de dépens les frais et honoraires du Dr. Côté au montant de 6 800,00 $[20] et ceux de l’actuaire Louis Morissette au montant de 5 597,56 $[21]. Ces rapports étaient nécessaires au dossier.

[75]     POUR CES MOTIFS LE TRIBUNAL :

[76]     ACCUEILLE la requête introductive d’instance de la demanderesse;

[77]     CONDAMNE les défendeurs HAGOP ARTINIAN et KATHRYN ROSENSTEIN solidairement à payer à la demanderesse la somme de UN MILLION DOUZE MILLE TROIS CENT VINGT-SEPT DOLLARS  (1 012 327,00 $ ) avec l’intérêt légal et l’indemnité additionnelle prévus par la Loi à partir du 4 février 2013;

[78]     LE TOUT avec dépens, incluant les frais et honoraires de l’expert Louis Côté au montant de 6 800,00 $ et de l’expert Louis Morissette au montant de 5 597,56 $.

 

 

__________________________________

FRANÇOIS P. DUPRAT, J.C.S

 

Me Arthur Wechsler

Me Olivera Pajani

KUGLER, KANDESTIN SENCRL

Avocats de la demanderesse

 

Me Eric L. Clark

CLARK AVOCATS

Avocats des défendeurs

 

Date d’audience :

Les 30 septembre, 1er, 2, et 3 octobre 2014

 



[1]  2010 QCCS 3398, confirmé par la Cour d’appel à 2012 QCCA 128, demande d’autorisation d’appel rejetée le 21 juin 2012 par la Cour suprême no. 34719.

[2]  Rapports P-1 et D-4.

[3]  Pièce P-2.

[4]  [1996] 3 R.C.S. 458.

[5]  2012 QCCA 128, paragr. 8.

[6]  2013 QCCA 792.

[7]  2013 QCCA 1046.

[8]  Pièces D-1 et D-2.

[9]   Pièce D-4 page 13.

[10]  Pièce D-4, page 3.

[11]  Voir G.W. c. R.O. 2010 QCCS 1796 (C.S.), par. 58-63.

 

[12]  2011 QCCS 1796 (C.S.) , appel accueilli uniquement sur la faute d’un des défendeurs 2013 QCCA 1137.

[13]   Daniel Gardner, L'évaluation du préjudice corporel, 2e éd., Les Éditions Yvon Blais Inc., 2002, page 54, no. 48.

[14]  J.L. Baudouin, P. Deslauriers, La responsabilité civile, Volume I, 7e éd., Les Éditions Yvon Blais, 2007,       Cowansville, pages 419-420.

 

[15]   2002 CanLII 14918 (C.S.), paras. 77,78 et 84.

[16]  REJB 2001-25184 (C.S.).

 

[17]  Pièce P-2.

[18]  [2013] 3 R.C.S. 1168

[19]  Robinson c. Cinar 2009 QCCS 3793, paras 960 à 993 et Gilles Néron Communication Inc. c. Chambres des Notaires du Québec 2000 R.J.Q. 1787 (C.S.) page 108, confirmé par la Cour d’appel dans 2002 CanLII 41249 et par la Cour suprême [2004] 3 R.C.S. 95.

[20]    Pièce P-1-B

[21]    Pièce P-2-B

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