E.L. et [Compagnie A] |
2008 QCCLP 6511 |
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[1] Le 19 juin 2007, monsieur E... L... dépose une requête à la Commission des lésions professionnelles à l'encontre d'une décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail (la CSST) à la suite d'une révision administrative, le 12 juin 2007.
[2] Par cette décision, la CSST confirme la décision du 18 avril 2007 et déclare irrecevable la réclamation déposée par monsieur L... le 6 mars 2007 en relation avec les psychoses subies les 27 mars 1998 et 4 mai 2003.
[3] Le 15 mai 2008, madame Marie-Josée Héroux, représentante de [la Compagnie A] (l’employeur), adresse une lettre à la Commission des lésions professionnelles pour informer le tribunal que l'employeur ne sera pas représenté à l’audience prévue le 11 septembre 2008.
[4] Le 11 septembre 2008, la Commission des lésions professionnelles tient une audience à Saint-Jérôme à laquelle monsieur E... L... est présent. La CSST est représentée par Me Sabrina Khan.
L'OBJET DE LA CONTESTATION
[5] Monsieur L... demande de reconnaître que la réclamation qu’il a déposée le 6 mars 2007 pour des rechutes, récidives ou aggravations alléguées les 27 mars 1998 et 4 mai 2003 a été produite dans le délai prévu par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[1] (la loi).
[6] Monsieur L... demande de reconnaître qu’il a subi des lésions professionnelles les 27 mars 1998 et 4 mai 2003 et qu’il a droit aux prestations prévues par la loi.
L'AVIS DES MEMBRES
[7] Les membres issus des associations syndicales et d'employeurs sont d'avis qu’il y a lieu d'accueillir la requête de monsieur L..., d'infirmer la décision rendue par la CSST à la suite d’une révision administrative le 12 juin 2007, de déclarer que la réclamation déposée par monsieur L... le 6 mars 2007 est recevable et de déclarer qu'il a subi des lésions professionnelles les 27 mars 1998 et 4 mai 2003 et qu’il a droit aux prestations prévues par la loi.
[8] Le dépôt d'un formulaire de réclamation n'est pas obligatoire lorsque la preuve révèle que le travailleur transmet à la CSST le détail de sa réclamation au moyen d'un rapport médical de son médecin, et ce, d'autant plus lorsque son dossier est déjà ouvert à la CSST. La CSST aurait donc dû statuer sur l'admissibilité de ces lésions à titre de lésions professionnelles dès le moment où elle a été renseignée de l'existence de celles-ci.
[9] Sur le fond, il ressort des conclusions de la neuropsychologue que les lésions diagnostiquées en 1998 comme trouble bipolaire I et trouble schizo-affectif de type maniaque et en 2003 comme maladie affective bipolaire et deuxième épisode de manie avec psychose sont en relation avec le fait accidentel du 30 avril 1993. Cet avis est motivé et est appuyé par la doctrine médicale.
LES FAITS ET LES MOTIFS
Recevabilité de la réclamation de monsieur L...
[10] La Commission des lésions professionnelles doit déterminer si la réclamation déposée par monsieur L... le 6 mars 2007 a été produite dans le délai prévu par la loi.
[11] Les articles 270 et 271 de la loi prévoient ce qui suit en ce qui a trait au délai pour produire une réclamation pour une lésion professionnelle :
270. Le travailleur qui, en raison d'une lésion professionnelle, est incapable d'exercer son emploi pendant plus de 14 jours complets ou a subi une atteinte permanente à son intégrité physique ou psychique ou, s'il décède de cette lésion, le bénéficiaire, produit sa réclamation à la Commission, sur le formulaire qu'elle prescrit, dans les six mois de la lésion ou du décès, selon le cas.
L'employeur assiste le travailleur ou, le cas échéant, le bénéficiaire, dans la rédaction de sa réclamation et lui fournit les informations requises à cette fin.
Le travailleur ou, le cas échéant, le bénéficiaire, remet à l'employeur copie de ce formulaire dûment rempli et signé.
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1985, c. 6, a. 270.
271. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle qui ne le rend pas incapable d'exercer son emploi au-delà de la journée au cours de laquelle s'est manifestée sa lésion ou celui à qui aucun employeur n'est tenu de verser un salaire en vertu de l'article 60, quelle que soit la durée de son incapacité, produit sa réclamation à la Commission, s'il y a lieu, sur le formulaire qu'elle prescrit, dans les six mois de sa lésion.
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1985, c. 6, a. 271.
[12] Les articles 267, 268 et 269 de la loi, par ailleurs, prévoient ce qui suit en regard de la procédure de réclamation :
267. Le travailleur victime d'une lésion professionnelle qui le rend incapable d'exercer son emploi au-delà de la journée au cours de laquelle s'est manifestée sa lésion doit remettre à son employeur l'attestation médicale prévue par l'article 199.
Si aucun employeur n'est tenu de verser un salaire à ce travailleur en vertu de l'article 60, celui-ci remet cette attestation à la Commission.
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1985, c. 6, a. 267.
268. L'employeur tenu de verser un salaire en vertu de l'article 60 avise la Commission que le travailleur est incapable d'exercer son emploi au-delà de la journée au cours de laquelle s'est manifestée la lésion professionnelle et réclame par écrit le montant qui lui est remboursable en vertu de cet article.
L'avis de l'employeur et sa réclamation se font sur le formulaire prescrit par la Commission.
Ce formulaire porte notamment sur:
1° les nom et adresse du travailleur, de même que ses numéros d'assurance sociale et d'assurance maladie;
2° les nom et adresse de l'employeur et de son établissement, de même que le numéro attribué à chacun d'eux par la Commission;
3° la date du début de l'incapacité ou du décès du travailleur;
4° l'endroit et les circonstances de l'accident du travail, s'il y a lieu;
5° le revenu brut prévu par le contrat de travail du travailleur;
6° le montant dû en vertu de l'article 60;
7° les nom et adresse du professionnel de la santé que l'employeur désigne pour recevoir communication du dossier médical que la Commission possède au sujet du travailleur; et
8° si l'employeur conteste qu'il s'agit d'une lésion professionnelle ou la date ou la période prévisible de consolidation de la lésion, les motifs de sa contestation.
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1985, c. 6, a. 268; 1999, c. 89, a. 53.
269. L'employeur transmet à la Commission le formulaire prévu par l'article 268, accompagné d'une copie de l'attestation médicale prévue par l'article 199, dans les deux jours suivant:
1° la date du retour au travail du travailleur, si celui-ci revient au travail dans les 14 jours complets suivant le début de son incapacité d'exercer son emploi en raison de sa lésion professionnelle; ou
2° les 14 jours complets suivant le début de l'incapacité du travailleur d'exercer son emploi en raison de sa lésion professionnelle, si le travailleur n'est pas revenu au travail à la fin de cette période.
Il remet au travailleur copie de ce formulaire dûment rempli et signé.
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1985, c. 6, a. 269.
[13] Il ressort des articles 270 et 271 qu'un travailleur doit produire sa réclamation « dans les six mois de sa lésion ».
[14] L'article 267 de la loi prévoit, par ailleurs, qu'un travailleur victime d'une lésion professionnelle qui le rend incapable d'exercer son emploi au-delà de la journée au cours de laquelle s'est manifestée sa lésion doit remettre à son employeur l'attestation médicale prévue par l'article 199.
[15] Dans le présent cas, monsieur L... est victime d'un grave accident du travail le 30 avril 1993 lors duquel il fait une chute de vingt pieds sur le ciment. Monsieur L... est alors âgé de 22 ans.
[16] Monsieur L... est immédiatement conduit en ambulance dans un centre hospitalier où l'on pose le diagnostic de polytraumatisé. Il subit alors une intervention chirurgicale d'urgence en raison d'une fracture de T10, T11 et T12 avec paraplégie motrice et sensitive et préservation de la sensibilité profonde.
[17] Le tribunal constate qu'une Attestation médicale de la CSST est remplie par le médecin qui prend charge de monsieur L... le 30 avril 1993. Le médecin pose alors le diagnostic de trauma crânien et médullaire.
[18] Cette Attestation médicale est transmise à l'employeur puisque le 7 mai 1993, ce dernier produit à la CSST l'Avis de l’employeur et demande de remboursement, tel que le prévoient les articles 268 et 269 de la loi.
[19] Le tribunal constate que le formulaire Réclamation du travailleur est également produit à la CSST conformément à l'article 270 de la loi. Le tribunal note que le formulaire est signé par le père de monsieur L... le 3 mai 1993 puisque monsieur L... est toujours hospitalisé à l'époque.
[20] À la suite du dépôt de l'Avis de l’employeur et demande de remboursement et de l'Attestation médicale, la CSST rend une décision le 21 mai 1993 par laquelle elle déclare que monsieur L... a subi un accident du travail lui entraînant une blessure à la tête.
[21] Le 13 mars 1994, la physiatre B. Bazinet produit un rapport dans lequel elle indique que monsieur L... a subi une fracture par compression antérieure D10, D11 et D12, qu'il a subi une ostéosynthèse par tiges de Harrington de D7 à L2 avec greffe autogène à partir d'un greffon iliaque postérieur droit et qu'en outre de la paraplégie incomplète, monsieur L... présente une vessie neurogène actuellement balancée, un intestin neurogène et une dysfonction génitosexuelle. La docteure Bazinet estime que monsieur L... est capable d'effectuer une marche sur une très courte distance à l'aide de deux béquilles canadiennes et d'une supervision directe, mais qu’il fonctionne essentiellement en fauteuil roulant manuel. Il doit donc vivre et travailler dans un milieu accessible et adapté pour un fauteuil roulant et son travail devrait ainsi être essentiellement clérical à l'aide uniquement des membres supérieurs.
[22] Le 18 mai 1994, la lésion professionnelle de monsieur L... est consolidée selon l'avis du médecin qui a charge de ce dernier, le chirurgien orthopédiste G. Maurais. Le docteur Maurais évalue le déficit anatomo-physiologique à 124 %, pourcentage auquel s'ajoutent celui de 62 % pour les douleurs et la perte de jouissance de la vie et celui de 15 % pour les douleurs et la perte de jouissance de la vie pour le trouble de la fonction sexuelle. L'atteinte permanente à l’intégrité physique de monsieur L... équivaut donc à 201 %.
[23] Le tribunal constate que monsieur L... est admis en réadaptation par la CSST dès le 18 juin 1993 et que diverses mesures[2] sont entreprises afin d'aider ce dernier à réintégrer le marché du travail. Toutefois, le 3 décembre 1998, la CSST en arrive à la conclusion qu'il est impossible de déterminer un emploi convenable que monsieur L... serait capable d'exercer à temps plein. Ainsi, elle rend une décision par laquelle elle déclare qu'elle continuera à verser une indemnité de remplacement du revenu à ce dernier jusqu'à l'âge de 68 ans.
[24] Le tribunal note, par ailleurs, que le 27 mars 1998, monsieur L... est hospitalisé au pavillon Albert-Prévost de l'hôpital du Sacré-Cœur de Montréal en raison d'un comportement agressif et d'idées délirantes érotomaniaques et grandioses. Le diagnostic posé par le médecin qui prend charge de monsieur L... est alors celui de trouble bipolaire I. Le médecin note qu’il s'agit d'un premier épisode maniaque en résolution partielle. Un mois plus tard, soit le 28 avril 1998, le psychiatre A. Nérée produit un rapport sur lequel il pose le diagnostic de trouble schizo-affectif de type maniaque.
[25] Le tribunal constate que les rapports du centre hospitalier sont transmis à la CSST le 24 juin 1998 et que le 1er octobre 1998, le docteur P. Cadieux, médecin régional de la CSST, demande au psychiatre L.-M. Larouche de produire un Rapport complémentaire pour répondre à la question suivante :
« […]
Suite à notre conversation téléphonique de ce jour, pouvez-vous nous confirmer l'absence de relation entre les troubles notés par le Docteur Nérée le 1998-04-28 et l'événement du 30 avril 1993.
[…] » [sic]
[26] En réponse à la demande du docteur Cadieux, le docteur Larouche produit un Rapport complémentaire le 5 octobre 1998 sur lequel il confirme, après vérification auprès du docteur Nérée, qu'il n'y a pas de lien direct entre le tableau clinique du 28 avril 1998 et l'événement du 30 avril 1993. Le docteur Larouche ne fournit aucune explication à l'appui de cette conclusion.
[27] À la réception de ce Rapport complémentaire, l'agente de la CSST indique, aux notes évolutives, qu'une décision sera rendue si une demande est présentée[3].
[28] Comme monsieur L... ne présente pas une demande formelle sur un formulaire de réclamation, la CSST ne rend pas de décision sur la relation entre l'événement du 30 avril 1993 et la lésion diagnostiquée comme trouble bipolaire I et trouble schizo-affectif de type maniaque.
[29] Le tribunal estime que dans le présent cas, la CSST a tort d'exiger la production d'un formulaire de réclamation par monsieur L... aux fins de statuer sur la relation entre l'événement du 30 avril 1993 et la lésion diagnostiquée comme trouble bipolaire I et trouble schizo-affectif de type maniaque.
[30] La jurisprudence de la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles (la Commission d’appel) a reconnu que le caractère impératif ou non de l'obligation de produire un formulaire de réclamation doit être apprécié en fonction du caractère social de la loi qui procède plus de l'équité que du droit strict et qui doit être interprétée largement[4].
[31] Dans certains cas[5], la Commission d'appel ainsi que la Commission des lésions professionnelles ont appliqué le principe selon lequel un travailleur qui désire faire reconnaître le caractère professionnel de sa lésion doit déposer un formulaire de réclamation sur le formulaire qu'elle prescrit à la CSST.
[32] La soussignée constate, toutefois, qu’il a été décidé à maintes reprises que le dépôt d'un formulaire de réclamation n'est pas obligatoire lorsque la preuve révèle que l'employeur est informé de l'existence de la réclamation du travailleur[6] ou lorsque le travailleur transmet à la CSST le détail de sa réclamation au moyen d'une lettre[7] ou d'un autre document[8], tel qu'un rapport médical de son médecin[9].
[33] Le même principe est d'autant plus appliqué lorsque le dossier du travailleur est déjà ouvert et qu'un nouveau rapport médical est déposé[10].
[34] À maintes reprises, la Commission d'appel et la Commission des lésions professionnelles ont reconnu que l'existence d'une réclamation sur un formulaire prescrit par la CSST appartient au domaine des formalités administratives[11].
[35] La soussignée estime que le même principe s'applique dans le présent cas et que la CSST n'a pas à attendre que monsieur L... dépose une réclamation sur le formulaire qu'elle prescrit pour statuer sur l'admissibilité à titre de lésion professionnelle de la lésion diagnostiquée comme maladie bipolaire I et trouble schizo-affectif de type maniaque.
[36] Le tribunal considère que la CSST doit statuer sur la relation entre ce nouveau diagnostic et l'événement du 30 avril 1993 — afin de se prononcer sur le caractère professionnel de cette lésion — ou encore entreprendre la procédure d'évaluation médicale prévue aux articles 204 et suivants, dans le cas où elle est en désaccord avec les diagnostics de trouble bipolaire et de trouble schizo-affectif de type maniaque posés par le médecin de monsieur L....
[37] Le tribunal constate, par ailleurs, que monsieur L... est de nouveau hospitalisé le 4 mai 2003 en raison d'une détérioration de son état psychologique, soit un nouvel épisode de psychose.
[38] Le tribunal note que les diagnostics posés par les médecins qui prennent charge de monsieur L... en mai 2003 sont similaires à ceux de trouble bipolaire I et de trouble schizo-affectif de type maniaque retenus en mars 1998.
[39] Effectivement, le 10 juin 2003, le médecin de monsieur L... pose les diagnostics de maladie affective bipolaire et de deuxième épisode de manie avec psychose.
[40] Le tribunal constate que la CSST est informée de ce nouvel épisode de psychose puisque l'ergothérapeute D. McCabe, qui produit un rapport d'évaluation des besoins à domicile de monsieur L... à la demande de la CSST le 26 janvier 2004, y fait explicitement référence dans son rapport.
[41] L'ergothérapeute écrit que monsieur L... a été admis à l'hôpital du Sacré-Cœur de Montréal en mars 1998 pour un problème psychiatrique et qu’il a eu un nouvel épisode à l'été 2003 qui a aussi nécessité une hospitalisation de quelques mois. L'ergothérapeute McCabe ajoute que « selon monsieur L... et son épouse, ces problèmes psychiatriques sont en lien avec l'accident de travail de 1993 ».
[42] De plus, la neuropsychologue A. Lahaie, qui examine monsieur L... les 8 juin, 15 juin et 24 juin 2004 à la demande de la CSST, fait aussi explicitement référence à l'épisode de psychose du 4 mai 2003 dans le rapport qu'elle produit le 27 août 2004.
[43] Le tribunal remarque que quelques mois plus tard, soit le 7 février 2005, monsieur L... dépose une lettre à la CSST par laquelle il demande que sa condition psychiatrique soit évaluée par un spécialiste, car selon l'analyse de la neuropsychologue Lahaie, les psychoses sont en lien avec l'accident du travail du 30 avril 1993.
[44] Cette demande est réitérée par la représentante de monsieur L...[12] lors d'une rencontre à la CSST le 31 août 2005 en présence de la conseillère en réadaptation.
[45] Dans la note évolutive qui fait suite à cette rencontre, la conseillère indique que madame L... demande à la CSST que son conjoint subisse une expertise médico-légale pour sa condition psychologique puisqu'elle juge que les psychoses de ce dernier sont secondaires à sa lésion professionnelle du 30 avril 1993. La conseillère écrit qu'elle recommande à madame L... de produire une Réclamation du travailleur avec documents médicaux à l'appui et qu'une décision sera rendue par la suite.
[46] C'est dans ce contexte que le 6 mars 2007, monsieur L... dépose une réclamation à la CSST pour les psychoses survenues en mars 1998 et en mai 2003.
[47] Le tribunal considère, pour les motifs énoncés dans ce qui précède, que la CSST n'avait pas à attendre que monsieur L... dépose une réclamation sur le formulaire qu'elle prescrit pour statuer sur l'admissibilité à titre de lésion professionnelle de la lésion diagnostiquée le 10 juin 2003 comme maladie affective bipolaire et deuxième épisode de manie avec psychose.
[48] Le tribunal estime que la CSST aurait dû statuer sur l'admissibilité de ces lésions à titre de lésions professionnelles dès le moment où elle a été renseignée de l'existence de celles-ci.
[49] En conséquence de ce qui précède, le tribunal est d'avis que la réclamation déposée par monsieur L... le 6 mars 2007 est recevable.
Fond de la contestation
[50] Le tribunal doit déterminer si les lésions diagnostiquées comme trouble bipolaire I et trouble schizo-affectif de type maniaque en 1998 et celles diagnostiquées comme maladie affective bipolaire et deuxième épisode de manie avec psychose en 2003 constituent des lésions professionnelles.
[51] La lésion professionnelle est définie à l'article 2 de la loi comme suit :
« lésion professionnelle » : une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion d'un accident du travail, ou une maladie professionnelle, y compris la récidive, la rechute ou l'aggravation;
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1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27; 2006, c. 53, a. 1.
[52] La notion de rechute, récidive ou aggravation est incluse dans celle de la lésion professionnelle, mais n'est pas définie dans la loi. Suivant une jurisprudence bien établie, ces termes doivent être interprétés selon leur sens courant et usuel, à savoir une reprise évolutive, une réapparition ou une recrudescence d’une lésion ou de ses symptômes.
[53] La preuve qui est requise pour établir qu'une personne a subi une rechute, récidive ou aggravation d'une lésion professionnelle est essentiellement une preuve de relation entre la lésion initiale et la rechute, récidive ou aggravation alléguée.
[54] Dans l’affaire Boisvert et Halco inc.[13], qui est devenue une décision de principe en cette matière, la Commission d’appel en matière de lésions professionnelles (la Commission d’appel) en arrive à la conclusion que la personne qui demande la reconnaissance d’une rechute, récidive ou aggravation doit démontrer, par une preuve médicale prépondérante, la relation de cause à effet entre la lésion professionnelle initiale et la rechute, récidive ou aggravation alléguée. Cette relation peut être établie à l’aide de divers paramètres tels que la gravité de la lésion initiale, le retour au travail avec ou sans limitations fonctionnelles, la continuité et la progression de la symptomatologie à la suite de la lésion initiale, le suivi médical, l’aggravation ou la détérioration de l’état de la personne, la similitude des diagnostics, le délai entre la lésion initiale et la rechute, récidive ou aggravation alléguée, l’existence d’une atteinte permanente et la présence d’une condition personnelle[14].
[55] Dans le présent cas, le tribunal considère que la preuve médicale prépondérante milite envers la reconnaissance du caractère professionnel des lésions diagnostiquées en 1998 comme trouble bipolaire I et trouble schizo-affectif de type maniaque et en 2003 comme maladie affective bipolaire et deuxième épisode de manie avec psychose.
[56] Effectivement, dans le rapport qu'elle adresse à la CSST le 27 août 2004, la neuropsychologue Lahaie écrit que « la survenue d'épisodes psychotiques peut représenter une séquelle rare d'un traumatisme craniocérébral, qui touche généralement plus les hommes que les femmes ». Elle ajoute que « l'occurrence du premier épisode psychotique ne survient généralement pas dans les premiers mois ou années suivant le traumatisme », mais qu’il « peut survenir après un délai de cinq à six ans en moyenne (Fujii & Amhed, 1996) et parfois même plus tard (Feinstein & Ron, 1998) ».
[57] Or, le tribunal note que dans le présent cas, le traumatisme survient le 30 avril 1993 et le premier épisode de psychose se manifeste le 27 mars 1998, soit cinq ans plus tard.
[58] La neuropsychologue Lahaie souligne également que « la survenue d'un syndrome psychotique est plus fréquente chez les individus ayant subi un traumatisme craniocérébral que dans la population neurologiquement intacte » et que « dans la plupart des cas, l'association entre un trauma crânien et un épisode psychotique subséquent survient lorsqu'il y a des lésions touchant les régions frontales et temporales (Zang & Sachdev, 2003) ».
[59] Le tribunal constate que dans le cas de monsieur L..., il ne fait aucun doute qu’il y a eu un traumatisme craniocérébral.
[60] Effectivement, selon les informations répertoriées au dossier, monsieur L... a perdu connaissance pendant trois minutes. Il n'y a pas eu d'amnésie rétrograde, mais il y a eu amnésie de l'accident et amnésie antérograde d'environ deux semaines.
[61] Il est également indiqué au dossier que monsieur L... n'était pas confus de façon immédiate après le traumatisme. Toutefois, à son arrivée au centre hospitalier, les infirmières écrivent dans les notes de suivi que ce dernier est confus et désorienté dans le temps. Il est indiqué, en outre, que les 10 et 11 mai 1993, monsieur L... est parfois désorienté dans les trois sphères et le 12 mai 1993, il tient des propos incohérents. Lorsqu'il reçoit son congé de l'hôpital, le 18 mai 1993, il est également noté que monsieur L... est peu conscient de son état, bien qu’il présente moins de périodes de confusion.
[62] De plus, un examen par résonance magnétique réalisé le 11 mai 1998 révèle des hyperdensités au niveau des deux pôles frontaux, mais surtout à gauche dans la région fronto-orbitaire où il existe à la fois des phénomènes atrophiques et des phénomènes malaciques associés à des phénomènes d'atrophie corticale qui sont à ce niveau aussi bien du côté gauche que du côté droit.
[63] La neuropsychologue note, d’autre part, que la présentation du syndrome psychotique peut varier selon l'ampleur et la localisation des lésions et que « la survenue d'épisodes psychotiques chez les individus ayant subi un traumatisme crânien, surtout en présence d'atteintes en région frontale, pourrait s'expliquer par le fait que ce genre de lésion peut affecter le traitement de l'information et causer des difficultés à interpréter correctement les informations données ». Elle ajoute que « ces individus deviennent donc plus susceptibles de formuler des interprétations erronées et de perdre contact avec la réalité ».
[64] La neuropsychologue Lahaie mentionne, de plus, « que des épisodes de manie sont parfois observées [sic] chez les individus ayant subi des lésions au niveau du système limbique » et que « même si la présence de telles lésions n'est pas documentée formellement au dossier, elles sont néanmoins possibles puisque monsieur présente une anosmie post-accident, dont l'étiologie demeure à clarifier ».
[65] Le tribunal note, en effet, que le 22 mars 2004, l'oto-rhino-laryngologiste J. Tardif produit un Rapport d’évaluation médicale sur lequel il indique que monsieur L... présente une anosmie post-traumatique qui est sans doute en relation avec l'événement du 30 avril 1993 en raison de l'importance du traumatisme qu’il a subi.
[66] La neuropsychologue souligne, enfin, qu'elle ne peut « exclure la possibilité que monsieur L... présentait une vulnérabilité prémorbide pour le développement de problèmes dans la lignée psychiatrique », qu’il lui « apparaît probable que le traumatisme craniocérébral ayant causé des lésions en régions fronto-orbitaires et possiblement limbiques soit fortement lié au développement des épisodes psychotiques avec manie » et que « même en présence d'une vulnérabilité prémorbide, les lésions identifiées auraient rendu plus probable le développement d'épisodes psychotiques ».
[67] Le tribunal considère qu’il y a lieu de retenir l'avis de la neuropsychologue Lahaie, car il est motivé et est appuyé par la doctrine médicale.
[68] Le tribunal estime que l'opinion émise par la neuropsychologue Lahaie est prépondérante à celle, très succincte, rapportée par le psychiatre Larouche au Rapport complémentaire du 5 octobre 1998.
[69] Effectivement, contrairement à la neuropsychologue Lahaie qui élabore de façon détaillée les motifs qui l'incitent à croire à la relation de cause à effet entre l'événement du 30 avril 1993 et les lésions diagnostiquées comme trouble bipolaire I, trouble schizo-affectif de type maniaque et manie avec psychose, le docteur Larouche ne fournit aucun motif à l'appui de sa conclusion.
[70] En outre, le docteur Larouche ne fait référence à aucune doctrine médicale pour justifier son opinion à l'inverse de la neuropsychologue Lahaie.
[71] Le tribunal note, par ailleurs, que les motifs élaborés par la neuropsychologue Lahaie ne sont pas contredits et que cette dernière émet une opinion très détaillée après avoir examiné monsieur L... à trois reprises, contrairement au docteur Larouche.
[72] Le tribunal ne retient pas l'argument de la procureure de la CSST qui soutient que la maladie bipolaire est la manifestation d'une condition personnelle.
[73] Tout d'abord, la CSST n'a présenté aucune preuve pour corroborer cette hypothèse.
[74] D’autre part, le tribunal retient les explications données par la neuropsychologue Lahaie qui estime que la possibilité que monsieur L... présente une vulnérabilité prémorbide pour le développement de problèmes dans la lignée psychiatrique ne peut être exclue, que le traumatisme craniocérébral ayant causé des lésions en régions fronto-orbitaires et possiblement limbiques est probablement lié au développement des épisodes psychotiques avec manie et que même en présence d'une vulnérabilité prémorbide, les lésions identifiées auraient rendu plus probable le développement d'épisodes psychotiques.
[75] En conséquence, même dans l'éventualité où monsieur L... présentait une condition préexistante, ce qui n'a pas été mis en preuve, il est probable selon la neuropsychologue que le traumatisme violent subi par ce dernier le 30 avril 1993 aurait aggravé ou déstabilisé cette condition.
[76] En vertu de la théorie du crâne fragile, une condition préexistante n’est pas un obstacle à la reconnaissance d’une lésion professionnelle dans la mesure où il est établi, dès le départ, qu’un événement inhabituel, dans le cadre du travail, aggrave ou déstabilise cette condition[15].
[77] La Cour d'appel reprend ce principe dans l'affaire PPG Canada inc. c. CALP & Al[16] et rappelle que « pour qu'une aggravation d'une condition personnelle préexistante constitue une lésion professionnelle, il faut que soit survenu un accident du travail ou une aggravation causée par les risques particuliers du travail ».
[78] Ce principe a été suivi dans de nombreuses autres décisions[17] rendues par la Commission des lésions professionnelles.
[79] Le tribunal estime, ainsi, que dans la mesure où l'hypothèse soulevée par la procureure de la CSST est avérée et que monsieur L... présente une condition préexistante, la preuve médicale prépondérante permet néanmoins, par l'application de la théorie du crâne fragile, de reconnaître le caractère professionnel des maladies que monsieur L... a présentées en mars 1998 et en mai 2003.
[80] Monsieur L... a donc subi des lésions professionnelles les 27 mars 1998 et 4 mai 2003 et a droit aux prestations prévues par la loi en relation avec celles-ci.
POUR CES MOTIFS, LA COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES :
ACCUEILLE la requête de monsieur E... L... en date du 19 juin 2007 ;
INFIRME la décision rendue par la Commission de la santé et de la sécurité du travail à la suite d'une révision administrative le 12 juin 2007 ;
DÉCLARE que la réclamation déposée par monsieur L... le 6 mars 2007 est recevable ;
DÉCLARE que monsieur L... a subi des rechutes, récidives ou aggravations, les 27 mars 1998 et 4 mai 2003 de sa lésion professionnelle initiale du 30 avril 1993 et qu’il a droit aux prestations prévues par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles en relation avec celles-ci.
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Martine Montplaisir |
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Me Sabrina Khan |
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Panneton Lessard |
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Représentante de la partie intervenante |
[1] L.R.Q., c. A-3.001
[2] Telles que des formations comme préposé à l'entrée de données et dessinateur en mécanique (décision du 21 décembre 1994), l'achat d'un ordinateur (décision du 21 décembre 1994) ainsi que diverses mesures pour le rendre capable d'exercer un emploi convenable de propriétaire-gérant (13 décembre 1996).
[3] Le libellé exact de cette note se lit comme suit : « Si demande décision à faire. » [sic]
[4] Galipeau c. Bureau de révision paritaire des Laurentides, [1991] R.J.Q. 788 (C.S.) ; Vincent et G.G. Construction, [1992] C.A.L.P. 151 ; Succession Fernand Tremblay et Mines Camchib inc., C.A.L.P. 56179-02-9401, 21 mars 1997, L. Turcotte, révision rejetée, [1998] C.A.L.P. 181 ; CSST et Aménagements Côté jardin inc., C.A.L.P. 85617-60-9701, 20 juin 1997, J.-G. Béliveau, révision rejetée, 26 janvier 1998, J. L'Heureux.
[5] Martel et C.H. de Matane, C.A.L.P. 34463-04-9112, 22 septembre 1993, G. Godin ; Siano et Alimentation Somerled inc., C.A.L.P. 61977-60-9408, 11 janvier 1996, M. Zigby, (J7-12-12) ; Lavoie et Produits forestiers Alliance (Domtar), [1998] C.L.P. 972 ; St-Marseille et Cie Chemin de fer St-Laurent & Hudson, C.L.P. 144626-61-0008, 24 juillet 2001, L. Nadeau.
[6] Tessier et S.T.C.U.M., C.A.L.P. 08999-62-8808, 3 septembre 1991, S. Lemire
[7] Dionne et Simard & Beaudry inc., C.A.L.P. 33779-60-9111, 25 avril 1995, M. Cuddihy
[8] Nedco et Bouaouinate, C.A.L.P. 57707-60-9402, 16 octobre 1995, J.-C. Danis
[9] Villeneuve et St-Raymond Paper, C.A.L.P. 19779-02-9006, 14 décembre 1993, P. Brazeau ; Bélisle et Ross Finlay ltée, C.A.L.P. 58768-08-9405, 6 décembre 1995, Y. Tardif ; Metal Laurentide inc. et Rodrigue, C.L.P. 101407-03-9806, 23 novembre 1998, M.-A. Jobidon ; Wal-Mart Canada inc. et Lamontagne, C.L.P. 149724-03B-0011, 8 mars 2001, M. Cusson ; D'Ascoli et Atco international (fermé), C.L.P. 179066-61-0202, 30 janvier 2003, B. Lemay ; Mathieu et Les Forestiers Picard 1990 inc., C.L.P. 234276-03B-0405, 4 avril 2005, C. Lavigne.
[10] Galipeau c. Bureau de révision paritaire des Laurentides, précitée, note 4 ; Siano et Alimentation Somerled inc., précitée, note 5 ; Berrafato et Les Coffrages Industriels ltée, C.A.L.P. 35815-60-9201, 11 mars 1996, T. Giroux ; Dumont et Construction Montclair Canada inc., C.A.L.P. 47860-62-9212, 21 juin 1996, M. Zigby ; Chabot et Papeterie Reed ltée, C.A.L.P. 68260-03-9504, 26 juin 1996, M. Carignan ; St-Laurent et Asea Brown Boveri inc., C.A.L.P. 69903-05-9505, 18 novembre 1996, S. Lemire ; Poitras et Christina Canada inc., C.L.P. 100370-62-9803, 29 juin 1999, H. Marchand, révision rejetée, 7 mars 2000, M. Zigby, requête en révision judiciaire rejetée, C.S. Longueuil, 505-05-006180-001, 9 janvier 2001, j. Tremblay ; Silva et VK Mason inc., C.L.P. 139391-71-0005, 23 mars 2001, J.-C. Danis ; Soeurs de Ste-Croix (Pavillon St-Joseph) et Cadorette, [2003] C.L.P. 917 ; Bidnyk et Brasserie Labatt ltée (La), C.L.P. 235552-72-0405, 25 mai 2005, C.-A. Ducharme ; Girard et Jacques Labranche (inconnue), C.L.P. 160999-08-0105, 27 octobre 2006, Monique Lamarre ; Renaud et 3218643 Canada inc. (Le Parmesan), C.L.P. 297340-07-0608, 7 mars 2007, M. Langlois, (06LP-284) ; Philippe et Bowater Pâtes et papiers (Gatineau), [2007] C.L.P. 48 .
[11] Soeurs de Ste-Croix (Pavillon St-Joseph) et Cadorette, précitée, note 10 ; D'Ascoli et Atco international (fermé), précitée, note 9 ; Girard et Jacques Labranche (inconnue), précitée, note 10 ; CSST et Sears Canada inc., C.A.L.P. 48778-05-9302, 12 décembre 1996, B. Roy.
[12] En l'occurrence, sa conjointe
[13] [1995] C.A.L.P. 19
[14] Voir aussi : Lapointe et Compagnie Minière Québec-Cartier, [1989] C.A.L.P. 38 ; Leblanc et Prud’homme & Frères ltée, C.A.L.P. 40863-63-9206, 19 août 1994, A. Leydet.
[15] Lavoie et Communauté urbaine de Montréal, C.A.L.P. 48078-62-9212 et al., 28 juin 1995, J. L’Heureux ; St-Pierre et Bell Canada, C.A.L.P. 79206-02-9605, 11 avril 1997, C. Bérubé ; Lazaro et C.L.S.C. Gaston Lessard, [1998] C.L.P. 1285 ; Crête et Ville de Québec, C.L.P. 89052-32-9706, 9 avril 1999, M. Carignan.
[16] 500-09-005954-979, 29 mars 2001, jj Mailhot, Deschamps et Pidgeon
[17] Voir notamment : Beaudet et Cie américaine de fer & métaux inc., C.L.P. 153079-71-0012, 19 novembre 2001, L. Crochetière ; Chevalier et La Saga International, C.L.P. 141955-63-0007, 16 janvier 2002, D. Besse ; Gagné et C.H.U.S. Hôtel-Dieu, C.L.P. 163084-05-0106, 27 mars 2002, M.-C. Gagnon ; Germain et Bourassa Automobiles International, [2003] C.L.P. 553 ; Miron et Rayonese Textile inc., C.L.P. 181282-64-0203 et al., 6 février 2003, J.-F. Martel.
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