Dubé c. Lesage inc. |
2015 QCCA 1247 |
||
COUR D’APPEL |
|||
|
|||
CANADA |
|||
PROVINCE DE QUÉBEC |
|||
GREFFE DE
|
|||
N° : |
|||
(540-17-008518-135) |
|||
|
|||
DATE : |
22 JUILLET 2015 |
||
|
|||
|
|||
SOUS LA PRÉSIDENCE DE : L'HONORABLE MARIE-FRANCE BICH, J.C.A. |
|||
|
|||
|
|||
SERGE DUBÉ |
|||
REQUÉRANT - demandeur |
|||
c. |
|||
|
|||
LESAGE INC. |
|||
INTIMÉE - défenderesse |
|||
|
|||
|
|||
|
|||
|
|||
[1] Le requérant demande la permission d'appeler d'un jugement interlocutoire prononcé le 28 avril 2015, séance tenante, par la Cour supérieure, district de Laval (l'honorable Julien Lanctôt). Ce jugement maintient des objections à certaines questions posées lors d'un interrogatoire préalable après défense.
* *
[2] Le contexte de l'affaire est le suivant.
[3] Le requérant et l'intimée, qui œuvrent dans le domaine de la réfrigération, exploitent des entreprises concurrentes. Le premier poursuit la seconde en dommages - intérêts, lui reprochant l'envoi d'un courriel diffamatoire. Ce courriel a été communiqué à un nombre important de personnes, dont plusieurs partenaires d'affaires, fournisseurs et clients du requérant, et ce, dans l'intention manifeste de le discréditer et de lui nuire. La requête introductive d'instance ré-amendée réclame ce qui suit :
22. À la lumière de ce qui précède, le demandeur est donc en droit de réclamer la somme de 200 000,00 $ représentant les dommages qu'il a subis par les fautes de la défenderesse, dont le détail s'établit comme suit :
a) Atteinte à la réputation, à l'honneur et à la dignité : |
50 000,00 $ |
b) Atteinte à sa vie privée : |
50 000,00 $ |
c) Humiliation, perte de jouissance de la vie et autres troubles et inconvénients : |
50 000,00 $ |
d) Honoraires extrajudiciaires |
50 000,00 $ |
23. En outre et dans la mesure où les agissements fautifs de la défenderesse constituent indubitablement une attaque intentionnelle, malicieuse et délibérée visant à déconsidérer et entacher la réputation du demandeur, celui-ci est en droit de réclamer des dommages exemplaires en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne au montant de 50 000,00 $.
[4] Notons que cette requête introductive d'instance ré-amendée n'allègue pas la perte de clientèle ou autre préjudice matériel, encore qu'elle fasse mention du fait que le requérant a dû s'expliquer auprès de son plus important client. Certains de ses fournisseurs auraient par ailleurs été insécurisés par le courriel et auraient exigé d'être payés d'avance. Aucune réclamation n'est cependant rattachée précisément à ce fait, sinon pour indiquer que le comportement des fournisseurs résulte des répercussions du courriel sur la réputation du requérant auprès d'eux.
[5] L'intimée nie toute responsabilité dans l'affaire, quoique le courriel litigieux ait été envoyé à partir d'un compte de messagerie « gmail » créé dans son entreprise. Elle explique qu'« à l'époque à laquelle le courriel anonyme P-3 a été transmis, les bureaux de la défenderesse étaient munis d'un réseau Internet sans fil (WI-FI), accessible et gratuit tant aux employés qu'à la clientèle et même à toute personne pouvant se trouver à l'intérieur ou même à proximité des bureaux de la défenderesse » (paragr. 11 de la défense amendée). C'est ce réseau qui a été utilisé pour créer le compte « gmail » en cause, le courriel ayant par la suite été transmis à partir d'un réseau internet d'un magasin voisin. L'intimée plaide donc n'avoir commis aucune faute et n'être pas responsable du préjudice allégué par le requérant.
[6] Le requérant procède à l'interrogatoire après défense du représentant de l'intimée (art. 398, 1er al., paragr. 1, C.p.c.). Dans ce cadre, il lui pose diverses questions sur les relations que l’intimée entretiendrait avec certains de ses clients ou anciens clients et sur les contrats obtenus, depuis l'envoi du courriel diffamatoire, de la part de personnes qui en étaient les destinataires (et en particulier la société Sobeys). Il souhaite également obtenir copie du contrat de fourniture du réseau internet de l'intimée, la liste des employés à laquelle elle a fourni un iPad ou autre tablette numérique, etc. L'avocat de l'intimée s'oppose à ces questions, estimant qu'elles ne sont pas pertinentes. Le jugement de première instance lui donne gain de cause.
[7] Le requérant souhaite obtenir la permission d'appeler de ce jugement, mais seulement en ce qui concerne les questions visées par les objections 6, 7, 9, 11, 19, 23, 24, 25, 26, 27, 29, 30 et 31.
* *
[8] Comme on le sait, la permission d'appeler d'un jugement interlocutoire ne sera ordinairement accordée qu'aux conditions suivantes :
- le
jugement est susceptible d'appel au sens de l'article
- les
fins de la justice (qui incluent notamment la considération des chances de
succès de l'appel et du critère de proportionnalité) militent en faveur de la
permission, au sens de l'article
[9]
Se pose d'emblée la question de savoir si le jugement contre lequel le
requérant souhaite se pourvoir est l'un de ceux que vise l'article
[10]
On sait que, de manière générale, la jurisprudence décide que le
jugement rejetant une objection formulée dans le cadre d'un
interrogatoire préalable n'est pas susceptible d'appel au sens de l'article
[11] Qu'en est-il cependant du jugement qui maintient une telle objection?
[12]
Tout d'abord, ce type de jugement n'est pas visé par le second alinéa de
l'article
[13] La jurisprudence, cependant, ne cesse d'évoluer. Voici d'ailleurs le commentaire que l'on trouve dans le Guide des requêtes devant le juge unique de la Cour d'appel - Procédure et pratique :
b) Le maintien d'une objection à la preuve à l'occasion d'un interrogatoire au préalable
Nouveau courant jurisprudentiel -
De plus en plus de juges hésitent à affirmer que ce jugement ordonne toujours
que soit faite une chose à laquelle le jugement final ne pourra remédier.
D'autres déclarent clairement que ce jugement ne s'inscrit dans aucune des
trois situations juridiques prévues au premier alinéa de l'article
Cet argumentaire emporte notre adhésion.
Il s'accorde mieux avec une lecture globale des articles
[Renvois omis.]
[14]
Cette rigueur dans l'interprétation de l'article 29, 1er al.,
paragr. 2, s'est accrue depuis l'arrêt de la Cour dans Elitis Pharma inc. c.
RX Job inc.[4],
notamment au paragraphe 16, où l'on
rappelle que l'effet irrémédiable (ou le préjudice irrémédiable) dont il est
question au second paragraphe du premier alinéa de l'article
[15]
Les affaires suivantes, qui refusent la permission d'appeler, illustrent
l'application de cette règle et considèrent que ne sont pas appelables, au sens
de l'article
[16] Cela dit, il semble demeurer néanmoins des cas exceptionnels où le maintien d'une objection formulée dans le cadre d'un interrogatoire préalable aura ou pourra avoir un effet irrémédiable sur l'instance, au sens où l'entend l'arrêt Elitis Pharma. La jurisprudence récente en donne les exemples suivants : Deloitte & Touche, s.r.l. c. Autorité des marchés financiers[10]; Hydro-Québec c. Litostroj/Arno, s.e.n.c.[11], où l'on constate un tel effet irrémédiable[12].
[17] Est-ce ici le cas?
[18] Compte tenu de la configuration actuelle du débat entre les parties, il faut répondre à cette question par la négative, le requérant n'ayant pas montré le préjudice irrémédiable qui résulterait du jugement de première instance.
[19] L'argument principal du requérant à cet égard est que ce jugement le prive de rechercher en temps utile, c'est-à-dire avant le procès, les éléments de preuve qui lui permettront d'établir la faute de l'intimée et le préjudice découlant de l'envoi du courriel.
[20] L'intimée souligne de son côté que la plupart des questions auxquelles elle s'est opposée avec succès pourront de nouveau être posées lors du procès et que le juge alors saisi de l'affaire, n'étant pas lié par le présent jugement interlocutoire, sera libre de décider qu'elles sont pertinentes.
[21] Sur ce dernier point, un commentaire est de mise. La proposition de l'intimée est exacte : le juge du fond n'est pas lié par le jugement interlocutoire sur l'objection formulée au stade de l'interrogatoire préalable et la partie qui a posé la question n'est pas empêchée de la soulever lors du procès. Peut-on pour autant en conclure que le jugement, pour ce motif, n'est jamais susceptible d'appel?
[22] On ne peut exclure, en effet, qu'il y ait des situations dans lesquelles le maintien de telles objections aurait pour conséquence de laisser l'une des parties dans l'ombre jusqu'au procès. Or, cela serait contraire aux principes qui régissent désormais la marche des instances civiles et qui favorisent ou, plutôt, imposent la transparence et la divulgation avant procès de la preuve. C'est pour cette raison que la Cour suprême, dans les affaires Lac d’Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc.[13] et Pétrolière Impériale c. Jacques[14], reconnaît le caractère exploratoire des interrogatoires préalables[15]. C'est pour la même raison qu'elle renvoie à ce stade à une conception large de la pertinence[16], et ce, précisément afin de permettre à l'instance de progresser de manière à ce que le procès soit le plus efficace et le mieux ciblé possible, mais aussi qu'il soit sans surprise (autant que faire se peut). Il s'agit ainsi, pour reprendre les mots de la Cour suprême, de « contribuer à accélérer la marche du procès et la résolution des débats judiciaires » (Glegg, paragr. 22).
[23] Dans cette perspective, on conçoit que le maintien d'objections, au stade de l'interrogatoire préalable, puisse causer un préjudice à l'instance en privant une partie des bénéfices d'un tel interrogatoire et en contrariant ainsi la marche diligente et efficace de l'action. Ce n'est toutefois pas le cas en l'espèce, comme le démontre la lecture des notes sténographiques de l'interrogatoire.
[24] Précisons en outre que la vocation exploratoire de l'outil et l'élargissement du principe de pertinence n'empêchent pas qu'il y ait des limites à l'interrogatoire préalable, qui ne permet pas la recherche au hasard[17]. Qu'il y ait un certain flou ou une certaine zone de tâtonnement n'est pas exclu, bien sûr - ce qui n'est pas anormal dans des instances qui en sont à leurs débuts. Dans la présente affaire, cependant, on constate que la plupart des questions posées au représentant de l'intimée et auxquelles s'est opposé l'avocat de celle-ci participent d'une démarche à l'aveuglette, qui va bien au delà du débat circonscrit par les procédures (voir les questions visées par les objections 6, 7, 9, 11, 23, 24, 25, 26, 27, 29).
[25]
Tout cela étant, on peut difficilement dire que le jugement qui a
maintenu les objections ci-dessus a un effet irrémédiable au sens de l'article
29, 1er al., paragr. 2, C.p.c., c'est-à-dire qu'il cause un préjudice
à l'instance en faisant perdre des droits au requérant, et ce, parce
que, sur certains points essentiels, il le maintiendrait dans l'ombre jusqu'au
procès et le priverait à toutes fins utiles du droit d'user de l'article
[26] À cet égard, il n'est donc pas appelable.
[27] Il le serait, de toute façon, que la permission d'appeler ne serait pas accordée, l'inconvénient résultant du maintien des objections n'étant pas substantiel, vu l'utilité douteuse des questions (considérant, encore une fois, la manière dont le débat est défini par les procédures).
[28]
Quant aux trois objections qui restent (19, 30 et 31), bien qu'on puisse
croire qu'elles ont une certaine pertinence au débat (et, en particulier, à
l'établissement de la faute reprochée à l'intimée), elles ne paraissent pas
d'une importance capitale et les fins de la justice, au sens de l'article
POUR CES MOTIFS, LA SOUSSIGNÉE :
[29] REJETTE la requête pour permission d'appeler, avec dépens.
|
|
|
|
MARIE-FRANCE BICH, J.C.A. |
|
|
||
Me Sébastien Dubois |
||
GREENSPOON BELLEMARE, S.E.N.C.R.L. |
||
Pour le requérant |
||
|
||
Me Gabriel Archambault |
||
ROBINSON SHEPPARD SHAPIRO SENCRL |
||
Pour l’intimée |
||
|
||
Date d’audience : |
8 juillet 2015 |
|
[1]
Voir par ex. : Montréal (Ville de) c. Couvertures St-Léonard inc.,
[2]
Voir par exemple :
[3] A. Rochon, avec la collab. de F. Le Colletter, supra, note 1, p. 93.
[4] Précité, note 1.
[5]
[6]
[7] 2010 QCCA 1284
[8]
[9]
[10] 2014 QCCA 114.
[11] 2012 QCCA 2074.
[12]
Il s'agissait dans les deux cas d'interrogatoires préalables avant défense. L'appel,
sur le fond, a été rejeté dans ces deux affaires, sans que la Cour fasse de
commentaires sur le caractère appelable des jugements de première instance. Voir :
Deloitte & Touche, l.l.p. c. Autorité des marchés financiers,
[13]
[14]
[15] Id., paragr. 59.
[16] Voir : Glegg c. Smith & Nephew Inc.,
[17]
Voir notamment : Fuoco c. Société générale de financement du
Québec,
[18]
Sur l'application du critère des fins de la justice en matière de
permission d'appeler d'un jugement maintenant des objections formulées lors
d'un interrogatoire préalable après défense, voir généralement : Droit
de la famille — 121718,
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.