Section des affaires sociales
En matière de régime des rentes
Référence neutre : 2016 QCTAQ 04628
Dossier : SAS-Q-203929-1409
LISE BIBEAU
c.
[1] Par requête, la requérante demande au Tribunal d’infirmer une décision rendue le 4 août 2014 par l’agent réviseur de la Régie des rentes (actuellement nommée Retraite Québec) et de conclure qu’à titre de conjointe survivante, elle a droit aux rentes de retraites de feu L.T., décédé le 10 février 2014.
[2] Dans la décision en litige, la Régie intimée refuse d’accorder à la requérante les rentes, en raison du fait qu’en date du décès, elle ne se qualifie pas comme étant la conjointe survivante de L.T. En dépit du fait que la requérante a eu un enfant de son union de fait avec le de cujus et qu’ils ont fait vie commune depuis 1974, il appert qu'au moment du décès, L.T. était toujours légalement marié avec madame D.L. En effet, seul un jugement conditionnel de divorce avait été prononcé le 30 août 1973 à l'égard du mariage de L.T. avec madame D.L. Un jugement irrévocable de divorce n’avait jamais été prononcé par la suite, en raison de l’absence de requête par l’une ou l’autre des parties. De sorte qu'au jour du décès, L.T. était officiellement toujours marié avec madame D.L. C'est ainsi que peut se résumer la décision ici contestée.
[3] Une audience fut donc tenue par ce Tribunal en présence de la requérante, son procureur, le procureur de la Régie des rentes et la soussignée.
[4] Pour décider, le Tribunal dispose du témoignage de la requérante et d’une preuve documentaire constituée du dossier administratif en provenance de l’intimée, alors paginé 1 à 33, suivi de la requête adressée au Tribunal. S’ajoutent les arguments des parties et de leurs procureurs ainsi que la requête de divorce cotée R-1.
[5] En somme, de la preuve et des arguments présentés, il appert ce qui suit :
- La requérante n'a jamais été mariée avec le cotisant en dépit d’une demande en mariage de ce dernier. Celle-ci fut refusée par la requérante, en raison du fait qu’il était alors connu pour des problèmes de consommation abusive d'alcool;
- Lorsque la requérante connut le cotisant vers les années 70, ce dernier habitait chez sa mère. Le cotisant était alors en instance de divorce d'un mariage avec D.L. Ce mariage avait été célébré en septembre 1968 et ceux-ci se seraient séparés un an et demi après pour entamer les procédures de divorce introduites au mois de mai 1973, tel qu’il appert d'une copie de la requête en divorce cotée R-1;
- À la requête en divorce, au paragraphe 11, on lit : « Il n’y a pas eu d’autres procédures d’intentées à l’égard de mon mariage » ;
- Aucun enfant ne serait issu de l’union du cotisant avec D.L. Au surplus, au paragraphe 5 de la requête cotée R-1, il est écrit : « Il n’y a eu aucun enfant issu de notre mariage »;
- La requérante fréquenta le cotisant jusqu'en 1974. Au début de l'année 1975, elle était enceinte de ce dernier. Elle accoucha de l’enfant le 5 novembre 1975. Le cotisant reconnut légalement être le père de l’enfant;
- Vers le début de l'année 1975, le cotisant et la requérante décidèrent de faire construire leur demeure. Ils l'habitèrent à compter du mois d’août 1975;
- La requérante et le cotisant cohabitèrent sous le même toit, à partir de 1975 jusqu’au 10 février 2014, jour du décès de ce dernier;
- Durant sa vie active, le cotisant occupa un emploi dans une entreprise de transformation de la région. Quant à la requérante, elle privilégia demeurer au foyer, en accord avec le souhait du cotisant;
- Auprès des autorités fiscales, le cotisant avait le statut de « divorcé » à l’égard de son précédemment mariage et fut toujours reconnu comme « conjoint de fait » de la requérante. Il en est de même pour celle-ci;
- La requérante explique que le cotisant a toujours considéré n’être plus marié avec D.L. vu le prononcé du jugement de divorce au jour du 30 août 1930 (pages 30 à 33 de la preuve documentaire). Au surplus, pendant toutes ces années ultérieures, le cotisant n’a jamais entretenu quelque lien avec D.L. Il en était de même de cette dernière;
- La requérante prit connaissance de ce jugement (pages 30 à 33 de la preuve documentaire), dans les jours suivant le décès du cotisant;
- Du temps de leur union de fait, la requérante et le cotisant n’ont jamais échangé au sujet de ce jugement;
- L'intimée s'en remet à des vérifications au bureau des divorces à Ottawa, faisant état de l’absence de jugement irrévocable de divorce entre le cotisant et D.L. Cette information n’est pas remise en cause par la partie requérante et son procureur;
- Au fil des années passées, la requérante et le cotisant se seraient apporté du soutien mutuel. La requérante l’appuya notamment dans sa démarche quant à la dépendance à l’alcool. Celui-ci diminua sa consommation au point de devenir abstinent. Ainsi, au jour de son décès, celui-ci avait cessé toute consommation d’alcool depuis 17 années. Aussi, la requérante apporta du support au cotisant, alors affligé d’un cancer de poumons qui l’emporta;
- Ce n’est qu’après le décès du cotisant que la requérante apprit que celui-ci n'était pas divorcé, faute d'un prononcé de jugement irrévocable de divorce;
- La requérante a financièrement besoin de cette rente de conjoint survivant;
- Elle et son procureur considèrent que ce refus par la Régie intimée de lui verser cette rente, fondée sur une pure formalité, s'avère préjudiciable et inéquitable, compte tenu de cette union de fait qui s’étendit pendant plus de quarante années, d'un enfant issu de celle-ci et marquée par un support mutuel entre la requérante et le cotisant. D’autant plus, qu’aucun appel ne fut logé après ce jugement conditionnel de divorce. Ainsi, l’obtention du jugement irrévocable de divorce ne devenait qu’une pure formalité. Ils invitent le Tribunal à faire cesser une telle injustice;
- Le procureur de la Régie intimée s’en remet aux dispositions de la Loi sur le régime de rentes du Québec, notamment l’article 91, et dépose quelques décisions de ce Tribunal rendues en semblables affaires identifiées 2012 QCTAQ 11573 et SAS-M-109414-0510.
[6] C’est ainsi que se décrit l’instruction du recours.
APRÈS CONSIDÉRATION DE L’ENSEMBLE DE LA PREUVE ET DES ARGUMENTS PRÉSENTÉS, LE TRIBUNAL DÉCIDE COMME SUIT :
[7] Le Tribunal rappelle que sa décision doit être gouvernée par la loi et non par l’équité.
[8] C’est l’article 91 de la Loi sur le régime de rentes du Québec qui régit le présent litige. Il se lit comme suit :
91. Se qualifie comme conjoint survivant, sous réserve de l'article 91.1, la personne qui, au jour du décès du cotisant:
a) est mariée avec le cotisant et n'en est pas judiciairement séparée de corps;
a.1) est liée par une union civile au cotisant;
b) vit maritalement avec le cotisant, qu'elle soit de sexe différent ou de même sexe, pourvu que ce dernier soit judiciairement séparé de corps ou non lié par un mariage ou une union civile au jour de son décès, depuis au moins trois ans ou, dans les cas suivants, depuis au moins un an:
— un enfant est né ou à naître de leur union,
— ils ont conjointement adopté un enfant,
— l'un d'eux a adopté un enfant de l'autre.
Pour l'application du paragraphe b du premier alinéa, la naissance ou l'adoption d'un enfant avant la période de vie maritale en cours au jour du décès du cotisant peut permettre de qualifier une personne comme conjoint survivant.
1965 (1re sess.), c. 24, a. 105; 1972, c. 53, a. 33; 1977, c. 24, a. 2; 1985, c. 4, a. 4; 1993, c. 15, a. 16; 1999, c. 14, a. 16; 2002, c. 6, a. 156; 2008, c. 21, a. 36.[1]
[9] Ainsi, à l’article ci-dessus reproduit, le législateur exige qu’au jour de son décès, le cotisant soit judiciairement séparé de corps ou non lié par un mariage, afin que son conjoint de fait puisse, moyennant d’autres conditions, ainsi se qualifier à la rente de conjoint survivant.
[10] Vu la preuve, il appert que le cotisant n’était pas judiciairement séparé de corps d’avec D.L., en dépit d’une séparation de fait.
[11] Quant à savoir si un jugement conditionnel de divorce peut mettre fin au mariage, il faut se référer à l’article 211 du Code civil du Bas-Canada, prévalant à l’époque dudit jugement. On y lit :
211. Le divorce ne produit ses effets qu’à compter de la date à laquelle un jugement définitif rend irrévocable le jugement conditionnel qui l’a prononcé.
La femme peut, jusqu’à cette date, requérir les mesures conservatoires visées aux articles 814 et 815 du Code de procédure civile.[2]
[12] Considérant qu’il s’agit de procédures de divorce engagées en vertu de la Loi sur le divorce, chapitre 8 des Statuts révisés du Canada de 1970, nous devons préciser que c’est le jugement irrévocable de divorce qui mettait fin au mariage, vu les articles 13 et 16 de cette loi d’alors. En effet, à ces anciennes dispositions, on lit notamment ce qui suit :
13. (1) Chaque jugement de divorce est en premier lieu un jugement conditionnel et aucun jugement semblable ne doit devenir irrévocable avant l’expiration des trois mois qui suivent la date où le jugement a été prononcé ni avant que le tribunal n’ait la conviction que tous les droits d’appel du jugement conditionnel ont été épuisés.
(2) […]
Le tribunal peut fixer un délai plus court.
[…]
16. Toute partie au mariage antérieur peut se remarier après l’obtention d’un jugement irrévocable de divorce. […]
[13] Il va sans dire que ce n’est qu’en 1985 que cette loi fut abrogée afin d’être remplacée par le chapitre 3 des Lois refondues du Canada (2e supplément). La loi de 1985 concernant le divorce, entrée en vigueur le 1er juin 1986, abolissait notamment l’étape de la présentation de la requête pour jugement irrévocable à l’égard de toutes procédures enta-mées sous cette nouvelle loi.[3] Cependant, à l’égard des procédures de divorce introduites sous l’ancienne loi de 1970, l’article 33 des règles transitoires prescrit toujours ce qui suit :
Dispositions transitoires
Note marginale : Faits antérieurs à l’entrée en vigueur
[…]
Loi sur le divorce, S.R. 1970, ch. D-8
Note marginale : Actions engagées avant l’entrée en vigueur
33 Les actions engagées sous le régime de la Loi sur le divorce, chapitre D-8 des Statuts revisés du Canada de 1970, avant la date d’entrée en vigueur de la présente loi et sur lesquelles il n’a pas été définitivement statué avant cette date sont instruites, et il en est décidé, conformément à la loi précitée, en son état avant la même date, comme si elle n’avait pas été abrogée.
[…]
[14] Certes suit l’article 35, mais celui-ci ne vise que la procédure :
Application des normes du droit procédural
35 Les règles et règlements d’application de la Loi sur le divorce, chapitre D-8 des Statuts revisés du Canada de 1970, ainsi que les autres lois ou leurs règles, leurs règlements ou tout autre texte d’application, portant sur l’une ou l’autre des questions visées au paragraphe 25(2) et en application au Canada ou dans une province avant la date d’entrée en vigueur de la présente loi, demeurent, dans la mesure de leur compatibilité avec la présente loi, en vigueur comme s’ils avaient été édictés aux termes de celle-ci jusqu’à ce qu’ils soient modifiés ou abrogés dans le cadre de la présente loi ou qu’ils deviennent inapplicables du fait de leur incompatibilité avec de nouvelles dispositions.
[15] L’étape de présentation de la requête pour jugement irrévocable n’est pas une simple règle de droit procédural puisque le législateur précise bien, à l’article 16 de la Loi sur le divorce, que le droit de se remarier n’est possible qu’après le prononcé d’un jugement irrévocable de divorce.
[16] Ainsi, faute d'obtention d'un jugement conditionnel de divorce, du point de vue juridique, nous devons malheureusement considérer qu’au jour de son décès, le cotisant était encore marié avec D.L. Conséquemment, c’est le décès du cotisant qui vient mettre fin au mariage avec D.L. et non pas le jugement conditionnel de divorce.
[17] Par ailleurs, il convient de constater que l’article 91.1 ne peut ici s’appliquer en raison du contexte. En effet, la preuve présentée ne permet pas de démontrer que le cotisant était visé par un jugement de séparation de corps.
[18] Certes, l’application des dispositions légales ici décrites mène à un résultat qui est plus que désolant pour la requérante.
[19] Par l’article 91 de cette loi, il appert que le législateur a voulu favoriser la conjointe légale. Toutefois, convenons qu’ici se produit une sérieuse iniquité en raison d’une méconnaissance qu’avait le cotisant de l’effet limité du jugement conditionnel de divorce.
[20] Malheureusement, au regard des dispositions de la Loi sur le régime de rentes du Québec et des pouvoirs attribués à ce Tribunal, la soussignée n’a d’autre choix que de rejeter le recours.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL[4] :
REJETE le recours.
Turcotte, Fortin, Cantin, Marceau & Gagnon
Me Bruno Fortin
Procureur de la partie requérante
Me Mario Laprise
Procureur de la partie intimée
[1] RLRQ, chapitre R-9.
[2] D.E.V. : 1866 a. 211, mod. : L.Q.1980, c.39, a.14 (1982-12-01).
[3] Voir Loi sur le divorce (L.R.C. (1985), ch. 3 (2e suppl.), articles 12, 13 et 14.
[4] Le Tribunal a autorisé une réduction du quorum à un seul membre, par ordonnance rendue en vertu de l’article 82, alinéa 3 de la Loi sur la justice administrative.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.