Charette c. Commission des lésions professionnelles |
2009 QCCS 3186 |
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JP0688 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
HULL |
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N° : |
550-17-003829-080 |
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DATE : |
13 juillet 2009 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
JEAN-PIERRE PLOUFFE, J.C.S. |
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MARIE-FRANCE CHARETTE |
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Requérante |
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c. |
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COMMISSION DES LÉSIONS PROFESSIONNELLES |
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Intimée |
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CORPS CANADIEN DES COMMISSIONNAIRES DU QUÉBEC Mis en cause et COMMISSION DE LA SANTÉ ET SÉCURITÉ DU TRAVAIL Mise en cause |
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JUGEMENT
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[1] La requérante demande la révision judiciaire d’une décision rendue le 7 avril 2008 par Me Sylvie Moreau, à titre de commissaire de la Commission des lésions professionnelles. Cette décision accueillait la requête en révision de la mise en cause Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST), présentée en vertu de l’article 429.56 (3) de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP)[1].
Contexte procédural et factuel
[2] Le 18 avril 2005, la requérante, à l’emploi du mis en cause Corps canadien des commissionnaires à titre d’agente de sécurité, subit une lésion professionnelle en chutant dans un escalier.
[3] La lésion professionnelle est acceptée par la CSST et le dossier est acheminé au Bureau d’évaluation médiale (BEM). Le 14 août 2006, le Dr Thien Vu Mac, orthopédiste et membre du BEM, se prononce sur les cinq éléments prévus à l’article 212 de la LATMP. Il retient les diagnostics suivants :
«- Fracture de la phalange distale du pouce gauche consolidée;
- Déchirure chronique de la coiffe des rotateurs de l’épaule droite;
- Contusion aiguë de l’épaule droite avec capsulite secondaire;
- Syndrome myofascial avec tableau douloureux important secondaire;
- Capsulite de l’épaule gauche idiopathique.»[2]
[4] Il ajoute que la lésion professionnelle est consolidée en date du 25 mai 2006 et que la requérante pourrait bénéficier d’une consultation à la clinique de la douleur et d’un support psychologique pour gérer ses douleurs. Le Dr Thien Vu Mac retient aussi plusieurs limitations fonctionnelles au niveau des deux épaules, comme suit :
«Je suis d’accord avec les limitations fonctionnelles émises par le docteur Varin en ce qui concerne l’épaule droite, soit :
Éviter :
- Les mouvements répétitifs de l’épaule droite;
- Les mouvements dans l’espace de plus de 60° d’élévation antérieure, d’abduction de l’épaule droite;
- Les manipulations de charge de plus de 5 Kg avec le membre supérieur droit;
- Ce membre ne doit pas non plus être soumis aux vibrations de basse fréquence.
Il est à noter que ces limitations fonctionnelles devraient être appliquées au niveau de l’épaule gauche également même si aucun diagnostic n’est retenu par la CSST pour cette épaule»[3].
[5] La CSST demande alors une étude ergonomique, afin d’évaluer la capacité de travail de la requérante. Une des tâches évaluées par l’ergothérapeute le 28 septembre 2006 est celle d’agent de sécurité «lowrise highrise». Cette tâche consiste essentiellement à vérifier l’identité des fonctionnaires qui pénètrent dans l’édifice où ils travaillent.
[6] Dans son rapport du 3 octobre 2006, l’ergothérapeute conclut que la requérante «…peut effectuer toutes les tâches reliées au travail dans le «highrise» tout en respectant les limitations fonctionnelles émises par le Dr Thien Vu Mac, orthopédiste… Notons que Madame Charette se déplace très lentement à la marche; néanmoins, il n’y a aucune limitation fonctionnelle au niveau de la tolérance posturale à la marche»[4].
[7] Le 5 octobre 2006, la CSST retient comme emploi convenable celui d’agent de sécurité «lowrise highrise» et décide que la requérante est capable d’exercer cet emploi disponible à compter du 4 octobre 2006[5].
[8] Le 4 octobre 2006, la requérante se présente au travail dans ce nouvel emploi. Selon les dires de l’employeur, la requérante «…se tenait après les murs, qu’elle pleurait, qu’elle parlait fort. Elle se plaignait du fait que l’employeur l’obligeait à venir travailler même si elle était malade. Elle se plaignait de la façon dont l’employeur abusait d’elle. Elle ne portait aucune attention à ses tâches, marchait en regardant par terre… L’employeur nous dit n’avoir pas eu le choix de demander à la travailleuse de retourner à la maison…»[6].
[9] Suite à la contestation par la requérante de la décision précitée du 5 octobre 2006, la CSST en révision administrative maintient cette même décision le 19 février 2007[7].
[10] Le 31 juillet 2007, le Commissaire Me Simon Lemire, accueille partiellement l’appel de la requérante, infirme la décision de la révision administrative du 19 février 2007 et déclare que l’emploi de préposée «lowrise highrise» n’est pas un emploi convenable (CLP1)[8].
[11] Le 7 avril 2008, la Commissaire Me Sylvie Moreau, en révision interne, révise la décision Lemire (CLP2)[9] et déclare que l’emploi d’agente de sécurité «lowrise highrise» est un emploi convenable que la requérante peut exercer à compter du 4 octobre 2006.
[12] Il appert que le 18 avril 2008, la requérante reçoit la décision CLP2.
[13] C’est le 21 avril 2008 que la requérante mandate son procureur, pour préparer une requête en révision judiciaire à l’encontre de la décision CLP2.
[14] La requête porte la date et est timbrée le 16 mai 2008, alors que l’affidavit à son soutien, signé par le procureur de la requérante, est assermenté le 26 mai 2008.
[15] Cette requête est signifiée aux autres parties en cause le 28 mai 2008.
Le moyen de non-recevabilité
[16] En début d’audition, la procureure de la CSST soulève la tardiveté de la présente requête, puisque «le délai de 30 jours expirait le 20 mai 2008».
[17] Tant dans la présente requête que dans l’affidavit à son soutien, le procureur de la requérante allègue comme motif du retard :
«Je n’ai pu signifier la requête dans un délai de 30 jours de la décision contestée à cause d’un contretemps qui m’a empêché de me consacrer à ce travail en priorité».
[18] La procureure de la CSST plaide que le motif soulevé par son collègue est pour le moins nébuleux, puisqu’on ne «connaît pas le contretemps» allégué dans la procédure.
[19] La même procureure souligne qu’il s’est écoulé un délai d’environ 49 jours entre la date de la décision et la signification de la requête. Si on prend la date de la connaissance de la décision comme point de départ de la computation du délai, il s’est écoulé environ 38 jours.
[20] Elle rappelle que le délai de 30 jours est de rigueur et est une question d’ordre public.
[21] Elle souligne que le procureur de la requérante connaît le dossier presque depuis le début, puisqu’il l’a représentée devant les divers paliers administratifs.
[22] La procureure de la CSST ajoute que la chronologie des faits ne s’échelonne pas sur plusieurs années et que le dossier n’est pas de 800 pages, comme c’est le cas, par exemple, dans l’affaire Gonthier c. C.L.P.[10] Bref, il n’y a rien d’extrêmement complexe.
[23] Elle conclut en arguant que son collègue ne s’est pas déchargé du fardeau qui lui incombe suite à l’arrêt Loyer, soit de démontrer qu’il existe des circonstances exceptionnelles justifiant le délai plus long[11].
[24] De son côté, le procureur de la requérante plaide oralement une erreur technique dont sa cliente n’est pas responsable. Une fois la requête préparée et timbrée le 16 mai 2008, son affidavit n’aurait pas été assermenté par inadvertance. Ce n’est qu’à son retour de vacances que l’affidavit l’a été, soit le 26 mai 2008. Le même procureur admet qu’il aurait été alors possible de rédiger un «autre affidavit pour expliquer la situation». Il ajoute que sa cliente a des questions importantes à soulever au mérite. Enfin, il soumet que le délai raisonnable s’apprécie selon les faits particuliers de chaque cas.
[25] L’article 835.1 C.p.c. prévoit que les recours extraordinaires sont signifiés dans un délai raisonnable à partir du jugement.
[26] À cet égard, la Cour d’appel opine qu’à moins de circonstances exceptionnelles, un délai de 30 jours doit être considéré raisonnable. De plus, lorsque le délai est plus long, il appartient au requérant de démontrer qu’il existe des circonstances exceptionnelles le justifiant. Cette justification doit apparaître dans les procédures[12]. Ce délai raisonnable s’apprécie selon les faits particuliers de chaque cas et la «part du juge de première instance dans cet exercice est très large…»[13]. L’obligation pour une partie de saisir la Cour supérieure dans un délai de 30 jours est une question d’ordre public[14]. Enfin, la présence ou l’absence d’un préjudice n’est pas un facteur pertinent, si un requérant ne peut pas faire la preuve de circonstances exceptionnelles qui justifient le délai excessif[15].
[27] Qu’en est-il dans l’affaire sous étude?
[28] La seule allégation qui apparaisse au dossier a trait à un contretemps qui a empêché le procureur de donner priorité à la signification de la requête dans le délai de 30 jours.
[29] Le Tribunal ne peut se convaincre, selon les circonstances de l’espèce, qu’un motif aussi laconique, sans plus de précisions, puisse constituer une circonstance exceptionnelle justifiant le délai excessif.
[30] Quant au motif additionnel avancé verbalement à l’audition, il ne peut être considéré par le Tribunal, selon les enseignements de la Cour d’appel et de la Cour supérieure, respectivement dans les arrêts Loyer et Enviro Experts précités.
[31] Le Tribunal ajoute que de toute façon, l’inadvertance, le choix de priorités ou les vacances ne peuvent constituer des «circonstances exceptionnelles» pouvant justifier le délai excessif dans le présent dossier.
[32] EN CONSÉQUENCE, le Tribunal estime devoir faire droit au moyen de non-recevabilité présenté par la CSST.
Le fond du litige
[33] Malgré la décision qui précède sur le moyen préliminaire, le Tribunal considère approprié de se prononcer sur le mérite de la requête.
La question en litige
[34] Elle peut se formuler comme suit : Est-ce que la décision rendue par la C.L.P. le 7 avril 2008 (CLP2) en révision de la décision de la C.L.P. rendue le 31 juillet 2007 (CLP1) comporte une erreur donnant ouverture à la révision judiciaire?
La norme de contrôle judiciaire
[35] Depuis l’arrêt rendu par la Cour suprême dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick[16], le contrôle judiciaire se fait à la lumière de deux normes, celle de la décision raisonnable et celle de la décision correcte.
[36] La Cour suprême nous rappelle que l’analyse relative à la norme de contrôle doit être contextuelle en tenant compte de quatre facteurs pertinents : l’existence d’une clause privative, la nature de la question en cause, l’expertise du tribunal administratif et la raison d’être du tribunal administratif.
a) l’existence d’une clause privative
[37] L’article 429.59 LATMP comporte une clause privative, laquelle a été qualifiée de complète par la Cour suprême dans l’arrêt Domtar[17]
b) l’expertise de la C.L.P.
[38] La C.L.P. possède, en ce qui a trait à la lésion professionnelle, au régime d’indemnisation collective, au financement du régime et à sa gestion, une expertise plus grande que celle de la Cour supérieure. De plus, le caractère paritaire de sa composition, ainsi que la particularité de la formation appelée à siéger en font un tribunal spécialisé.
c) la raison d’être de la C.L.P.
[39] L’objectif poursuivi par le législateur par la création de la C.A.L.P., devenue la C.L.P. depuis 1998, est de «permettre à un tribunal administratif de disposer en dernier ressort, des décisions des instances inférieures en interprétant sa loi constitutive de façon finale»[18].
d) la nature de la question ou du problème
[40] La question à laquelle devait répondre la commissaire en révision (CLP2) est la suivante :
[41] Est-ce que la décision rendue par le premier commissaire (CLP1) doit être révisée pour le motif qu’elle comporte un vice de fond de nature à l’invalider, selon l’article 429.56 LATMP?
[42] Afin de répondre à cette question, la commissaire en révision (CLP2) a dû procéder à une analyse des faits, à l’interprétation de certaines dispositions de la LATMP et, notamment, de la jurisprudence de la C.L.P. Ce qui précède se situe au cœur de sa compétence spécialisée.
[43] Comme suite à ce qui précède, le Tribunal doit faire preuve d’une grande déférence à l’égard de la décision contestée.
[44] D’autre part, en tenant compte des enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir précité, la pondération des quatre facteurs indique que la norme de la décision raisonnable doit être privilégiée. Les parties en conviennent d’ailleurs.
[45] Cette norme de raisonnabilité est ainsi définie par la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir :
«La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit»[19].
Les prétentions
[46] La requérante prétend que la décision CLP2 est déraisonnable, puisqu’elle révise la décision CLP1 «en l’absence d’une preuve d’un vice de fond de nature à invalider la décision». En effet, la décision CLP1 est bien fondée, puisqu’il n’a pas été démontré que cette décision est «entachée d’une erreur grave, évidente et déterminante».
[47] Essentiellement, la requérante soumet que la détermination d’un «emploi convenable», expression définie à l’article 2 de la LATMP, doit prendre en compte la capacité résiduelle de la travailleuse. De plus, cette capacité résiduelle doit s’apprécier en tenant compte de la condition globale de la travailleuse, incluant «les limitations personnelles de la travailleuse qui sont connues par la CSST au moment de la prise de décision de l’emploi convenable».
[48] Selon la requérante, cette limitation personnelle n’a pas à s’appuyer sur une preuve médicale précise, mais plutôt sur la preuve au dossier, laquelle est suffisante. En effet, la requérante n’a pas la capacité résiduelle d’occuper l’emploi en question «à cause des troubles de douleur et la réaction de la travailleuse à la douleur qui sont rapportés par la travailleuse, par les intervenants de la CSST, les médecins, le psychiatre ainsi que l’employeur de madame».
[49] De plus, «en exigeant que l’on fasse une preuve médicale de l’existence de limitation fonctionnelle à garder la posture adaptée par la travailleuse, la Commissaire Moreau a fait une interprétation différente des exigences de la loi de celle qu’a fait le Commissaire Lemire dans CLP1; toutefois, entre deux interprétations possibles, dont chacune a des appuis dans la jurisprudence de la CLP, un choix s’imposait. La décision CLP1 optait pour l’une aux dépens de l’autre. Cela en soi ne peut être considéré comme un vice de fond».
[50] Ainsi, la présente requête devrait être accueillie.
[51] La CSST soumet que la décision CLP2, en révisant la décision CLP1, possède les attributs de la raisonnabilité, tels que définis par l’arrêt Dunsmuir précité.
[52] Il est exact que la décision CLP2 devait décider si la décision CLP1 était entachée d’un vice de fond de nature à l’invalider, suivant l’article 429.56 (3) de la LATMP.
[53] Cette notion de «vice de fond à invalider la décision» a été interprétée par la Cour d’appel comme signifiant une erreur dont «la gravité, l’évidence et le caractère déterminant» ont été démontrés[20].
[54] La procureure de la CSST est d’accord avec le procureur de la requérante, lorsqu’il soumet que la détermination d’un «emploi convenable», dont nous parle l’article 2 de la LATMP, doit tenir compte de la capacité résiduelle de la travailleuse. Elle est aussi d’accord que cette capacité résiduelle doit s’apprécier en prenant en compte la condition globale de la travailleuse, incluant ses limitations personnelles connues au moment de la prise de décision de l’emploi convenable par la CSST.
[55] Elle diverge d’opinion avec son confrère, cependant, sur la façon d’évaluer la capacité résiduelle d’un travailleur. Selon elle, la capacité résiduelle doit nécessairement s’évaluer à partir d’éléments objectifs. S’appuyant sur les affaires Beaulieu et Fortin[21], elle prétend que la condition personnelle d’un travailleur doit être médicalement démontrée, et ce, au moment de la détermination de l’emploi convenable. Il s’ensuit qu’en l’espèce, c’est donc le 5 octobre 2006, que la condition personnelle de la requérante doit être médicalement démontrée et non par après.
[56] Dans le présent dossier, la même procureure prétend que le premier commissaire a écarté une preuve objective de capacité de travail de la requérante à partir de l’évaluation d’une ergothérapeute, pour privilégier la posture courbée adoptée par celle-ci lors de son retour au travail et lors de l’audition. Or, cette posture antalgique n’est pas documentée objectivement dans le dossier. Bref, aucun médecin ne motive en quoi les douleurs rapportées au dossier forceraient la requérante à se pencher comme elle le fait.
[57] Elle ajoute que même si la capacité résiduelle doit s’apprécier en tenant compte de la «globalité» d’un travailleur, si celui-ci devient inemployable en raison de sa condition personnelle, «la CSST n’a pas à écarter un emploi qui, eu égard à sa lésion professionnelle, aurait été considéré comme emploi convenable. La Commission des lésions professionnelles considère que cette approche ne va pas à l’encontre de l’objet de la loi… »[22].
[58] Selon la procureure de la CSST, le premier commissaire a commis une erreur grave, manifeste et déterminante en se basant sur une condition personnelle de la requérante non objectivée médicalement. Cette erreur a été corrigée par la décision CLP2 et il était raisonnable de conclure qu’il s’agissait «d’une erreur manifeste qui a été déterminante dans le sort du litige».
[59] En conclusion, la même procureure invite le présent Tribunal à «faire preuve de prudence et de déférence envers la volonté du législateur de s’en remettre, pour certaines choses, à des décideurs administratifs spécialisés».
[60] De son côté, la C.L.P. souligne sa participation limitée au débat, en ne soumettant des commentaires que sur la norme de contrôle applicable et sur la portée du pouvoir de révision interne, prévu à l’article 429.56 LATMP.
[61] Selon la C.L.P., la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle que définie par l’arrêt Dunsmuir.
[62] En effet, la C.L.P. souligne que la décision CLP2 a été rendue dans l’exercice de sa compétence au sens strict, que les questions sur lesquelles elle s’est prononcée font appel à des connaissances spécialisées, que ses décisions sont finales et sans appel et qu’elle jouit d’une clause privative complète. Ainsi, le présent Tribunal devrait-il faire preuve de déférence à l’égard de cette décision.
Discussion
[63] La Commissaire en révision (CLP2) devait décider si la décision rendue par le premier commissaire (CLP1) était entachée d’un vice de fond de nature à l’invalider, selon l’article 429.56 (3) LATMP. En d’autres termes, est-ce que la première décision était entachée d’une erreur dont la gravité, l’évidence et le caractère déterminant ont été démontrés, comme le souligne justement la Commissaire Moreau au paragraphe 30 de sa décision[23].
[64] Dans la décision CLP1, le Commissaire Lemire concluait, notamment, que l’emploi de préposée «lowrise highrise» n’était pas un emploi convenable pour la requérante. Il motivait, essentiellement, sa décision comme suit :
«[18] La travailleuse est courbée et peut se redresser que partiellement, ce qui fait qu’elle ne peut regarder le visage des gens que si ceux-ci se penchent ou s’accroupissent devant elle, ce qui ne peut évidemment être acceptable pour l’employeur, qui a mis fin dès le lendemain à l’emploi de la travailleuse, geste éloquent quant à la capacité de la travailleuse d’occuper cet emploi.
[19] Les études ergonomiques effectuées à la demande de la CSST ont reconnu que les limitations fonctionnelles de la travailleuse lui permettaient d’effectuer ce travail et, foncièrement, cela semble exact. Toutefois, la travailleuse est courbée, ce qui l’empêche d’effectuer adéquatement le travail retenu à titre d’emploi convenable, ce qui ne semble pas avoir été pris en compte, la CSST n’ayant considéré que les limitations fonctionnelles émises, sans vraiment analyser les exigences particulières de ce poste de travail.
[…]
[27] La preuve est aussi à l’effet que la travailleuse ne peut adéquatement occuper l’emploi convenable retenu, compte tenu que sa condition physique l’oblige à être courbée avec l’impossibilité de se relever la tête pour regarder les gens. Cette limitation fonctionnelle, même si elle est de nature personnelle, empêche la travailleuse d’occuper l’emploi convenable, puisqu’elle ne peut effectuer toutes les tâches reliées à cet emploi, ce qui contrevient à la définition d’emploi convenable prévue à l’article 2 de la loi qui précise :
2. Dans la présente loi, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:
«emploi convenable» : un emploi approprié qui permet au travailleur victime d'une lésion professionnelle d'utiliser sa capacité résiduelle et ses qualifications professionnelles, qui présente une possibilité raisonnable d'embauche et dont les conditions d'exercice ne comportent pas de danger pour la santé, la sécurité ou l'intégrité physique du travailleur compte tenu de sa lésion;
__________
1985, c. 6, a. 2; 1997, c. 27, a. 1; 1999, c. 14, a. 2; 1999, c. 40, a. 4; 1999, c. 89, a. 53; 2002, c. 6, a. 76; 2002, c. 76, a. 27.
[28] L’emploi convenable retenu par la CSST ne peut être occupé par la travailleuse, l’employeur ayant mis fin à cette assignation en retournant la travailleuse chez elle, réduisant à zéro les possibilités d’embauche à ce poste»[24].
[65] En révisant la décision CLP1 et en déclarant que l’emploi d’agente de sécurité «lowrise highrise» était un emploi convenable, que la requérante pouvait exercer à compter du 4 octobre 2006, la Commissaire Moreau se basait essentiellement sur ce qui suit :
«[32] Dans le présent dossier, la Commission des lésions professionnelles devait décider de la capacité de la travailleuse à exercer l’emploi convenable de préposée «lowrise highrise». Le premier commissaire a conclu en raison de la posture adoptée par la travailleuse à l’audience, que celle-ci ne pouvait effectuer adéquatement ledit emploi convenable.
[33] De fait, celui-ci ne réfère dans sa motivation à aucune limitation fonctionnelle décrite par un médecin au dossier à ce sujet.
[34] Bien qu’il qualifie cette limitation fonctionnelle de « personnelle » la preuve au dossier ne supporte pas cette allégation. Aucune opinion médicale ne fait état d’une telle position antalgique ni n’en explique les raisons.
[35] Cette conclusion du premier commissaire est contraire à la preuve médicale versée au dossier et constitue une erreur manifeste qui a été déterminante dans le sort du litige, car c’est à partir de cette erreur que le premier commissaire a déterminé que l’emploi d’agent de sécurité «lowrise highrise» n’était pas convenable»[25].
[66] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal estime que cette dernière décision (CLP2) ne comporte aucune erreur donnant ouverture à la révision judiciaire, puisqu’elle possède les attributs de la raisonnabilité, tels que définis dans l’arrêt Dunsmuir précité.
[67] Ce que devait trancher la Commissaire Moreau était de déterminer si la décision CLP1 était entachée d’un vice de fond de nature à l’invalider. Quel serait au juste ce vice de fond? En bref, c’est le fait que le premier commissaire, pour en arriver à sa décision, s’est fondé sur une limitation fonctionnelle de nature personnelle de la requérante, non documentée médicalement lors de la prise de décision d’emploi convenable par la CSST le 5 octobre 2006. Qui plus est, cette conclusion est contraire à la preuve médicale versée au dossier. La Commissaire Moreau a ainsi conclu que le premier commissaire avait commis «une erreur manifeste qui a été déterminante dans le sort du litige».
[68] Souvenons-nous que la LATMP à son article 1 énonce que l’objet de la loi est «la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu’elles entraînent pour les bénéficiaires». Ce processus de réparation comprend, notamment, la fourniture des soins nécessaires à la consolidation d’une lésion, la réadaptation physique, sociale et professionnelle du travailleur, ainsi que son droit au retour au travail, tel que spécifié dans la loi. La lésion professionnelle est définie à l’article 2 de la même loi comme étant, notamment, une blessure qui survient par le fait ou à l’occasion d’un accident de travail.
[69] La loi reconnaît que le travailleur qui a subi une lésion professionnelle a droit de recevoir des soins et des traitements, en relation avec cette lésion. La loi prévoit dans le processus de réparation que le dossier médical du travailleur est transmis au Bureau d’évaluation médicale (BEM) de la CSST. Ce dernier se prononce sur les cinq points prévus à l’article 212 LATMP.
[70] Les diagnostics et les limites fonctionnelles retenus par le BEM le 14 août 2006 sont énumérés aux paragraphes 3 et 4 du présent jugement. Les deux commissaires en font aussi mention dans leur décision respective.
[71] Or, le BEM, suite aux douleurs décrites par la requérante et rapportées auprès de ses médecins, ne retient aucune limitation fonctionnelle, en ce qui a trait à une posture courbée adoptée par la requérante. En effet, au dossier, aucun médecin n’a expliqué pourquoi les douleurs forceraient la requérante à se pencher comme elle le fait.
[72] Par la suite, tel que prévu à la loi, la CSST a demandé une évaluation ergonomique, afin d’évaluer la capacité de travail de la requérante. La requérante est évaluée le 28 septembre 2006, soit quelques jours avant son retour au travail. Le rapport est émis le 3 octobre 2006. Dans ses conclusions, telles que rapportées au paragraphe 6 du présent jugement, l’ergothérapeute ne traite aucunement d’une posture courbée de la requérante. Elle note seulement que la requérante «se déplace très lentement à la marche; néanmoins, il n’y a aucune limitation fonctionnelle au niveau de la tolérance posturale à la marche».
[73] C’est sur cette base que la CSST a retenu comme emploi convenable, comme prévu à la loi, celui d’agente de sécurité «lowrise highrise», et ce, en date du 5 octobre 2006.
[74] Comme suite à ce qui précède, le Tribunal estime qu’il n’y a rien de déraisonnable pour la Commissaire Moreau de déclarer, dans le cadre d’une loi spécialisée comme la LATMP, qu’une limitation fonctionnelle de nature personnelle doit être documentée médicalement, et ce, au moment de la détermination de l’emploi convenable. Dans ce contexte, elle était justifiée de conclure que la décision CLP1 était entachée d’un vice de fond de nature à l’invalider.
[75] Un mot en terminant sur l’argument de la requérante, à savoir qu’on «retrouve dans la jurisprudence de la C.L.P. plusieurs exemples où l’on a accepté des limitations fonctionnelles personnelles, en l’absence d’une preuve médicale précise et où on a interprété les dispositions sur la réadaptation comme créant une obligation à la CSST en cas de doute sur les capacités réelles de la travailleuse de prendre les moyens pour s’en assurer». La requérante cite alors les arrêts Ricard, Landry, Touloumi et Bourassa[26].
[76] Dans l’arrêt Ricard, la condition personnelle de la travailleuse avait donné lieu à un diagnostic d’hémangiomes caverneux avant la détermination d’un emploi convenable.
[77] Dans l’arrêt Landry, la condition psychologique du travailleur avait fait l’objet d’un rapport d’évaluation préliminaire multidisciplinaire. De plus, un médecin avait émis l’opinion que le travailleur avait des séquelles psychologiques de sa blessure. Dans ce contexte, la C.L.P. a conclu que les problèmes psychiques du travailleur étaient suffisamment documentés, pour que la CSST ait l’obligation d’en tenir compte.
[78] Dans l’arrêt Touloumi, un médecin du BEM avait recommandé une évaluation psychologique de la travailleuse. La CSST n’y donne pas suite et détermine l’emploi convenable. La décision CLP1 reproche alors à la CSST d’avoir statué prématurément sur la capacité de la travailleuse d’exercer un emploi. En révision, la décision CLP2 infirme la décision CLP1, puisque la condition psychologique de la travailleuse n’a pas été prouvée. En révision judiciaire, la Cour supérieure casse la décision CLP2 et rétablit la décision CLP1. Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel.
[79] Enfin, dans l’affaire Bourassa, la décision CLP1 fait état d’une divergence de vues entre deux médecins. Elle retient alors l’opinion d’un des médecins et accueille la contestation de la travailleuse. La décision CLP2 révise la décision CLP1, se basant en quelque sorte sur l’opinion de l’autre médecin. En révision judiciaire, la Cour supérieure rejette la requête de la travailleuse. La Cour d’appel casse cette dernière décision, au motif que la décision CLP2 ne pouvait pas conclure à un vice de fond de nature à invalider la décision CLP1, pour la seule raison qu’elle privilégiait la version d’un médecin au détriment de l’opinion d’un autre médecin.
[80] Le Tribunal est d’avis que les faits de ces arrêts se distinguent des faits de l’espèce. En effet, dans toutes ces affaires les conditions personnelles des travailleurs sont toutes documentées médicalement. Comme nous l’avons vu auparavant, ce n’est pas le cas en l’espèce.
[81] Dans ces circonstances, le Tribunal conclut que la requérante n’a pas réussi à le convaincre que la décision CLP2 est déraisonnable.
[82] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[83] REJETTE la présente requête en révision judiciaire;
[84] LE TOUT avec dépens.
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JEAN-PIERRE PLOUFFE, J.C.S. |
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Me Guy Laporte |
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LEBLANC DOUCET McBRIDE |
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Procureur de la requérante |
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Me Guylaine Moffet |
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Procureure de l’intimée |
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Me Julie Perrier |
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PANNETON LESSARD |
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Procureure de la mise en cause la Commission de la santé et sécurité au travail |
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Date d’audience : |
Le 16 février 2009 |
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[1] L.R.Q. c. A-3.001.
[2] Notes évaluatives, pièce P-3, p. 139.
[3] id., p. 141
[4] id., p. 68 à 73.
[5] id., p. 172.
[6] id., p. 45.
[7] id., p. 195 à 197.
[8] Pièce P-2.
[9] Pièce P-1.
[10] 500-17-018321-037, 29 septembre 2004 (C.S.).
[11] Loyer c. Commission des Affaires sociales, J.E. 99-957 (C.A).
[12] ibid.
[13]
Matane (Ville de) c. La Fraternité des policiers et pompiers de la Ville de Matane inc.,
[1987] R.J.Q. 315
,
317 (C.A.).
[14] Enviro Experts inc. c. TAQ , J.E. 2001-894 (C.S.).
[15] ibid.
[16] [2008], R.C.S. 190.
[17] Domtar inc. c. Québec (CALP), [1993] 2 R.C.S. 756 , 773
[18] id., p. 774.
[19] cf. note 16, paragr. 47
[20] CSST c. Fontaine [2005] CLP 626 , 643 (C.A.).
[21] - Serge Beaulieu et Entreprises Robert Bolduc inc., [2007] AZ-50441153 (C.L.P.).
- Jean-Guy Fortin et Entreprise Peinturlure inc., [2004] AZ-50279408 (C.L.P.).
[22] Serge Gauthier et 21678123 Québec inc. (fermé), [2008] AZ-50496645 (C.L.P.) paragr. 42.
[23] Pièce P-1.
[24] Pièce P-2.
[25] Pièce P-1.
[26] - Johanne Ricard et Liquidation Choc, [2004] AZ-50265108 (C.L.P.).
- Yves Landry et Construction DJL inc., [2007] QCCLP 5583 .
- Evangelica Touloumi et 2955-2510 Québec inc., [2004] 173847-61-0111-R (C.L.P.)
- Evangelica Touloumi c. CLP et CSST et 2955-2510 Québec inc., [2004] 540-17-001316-040 (C.S.).
- CSST c. Evangelica Touloumi et CLP et 2955-215 Québec inc., [2005] 500-09-015132-046 (C.A.).
- Louise Bourassa et Hydro-Qyébec, [2000] 40-04-9810-R (C.L.P.)
- Louise Bourassa c. CLP et Hydro-Québec, [2001] 500-05-058020-007 (C.S.).
- Louise Bourassa c. CLP et Hydro-Québec, [2003] 500-09-011014-016 (C.A.).
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