Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

Karam c. Succession de Yared

2018 QCCA 320

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-026521-161

(500-17-094782-169)

 

DATE :

 LE 1ER MARS 2018

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

MARIE ST-PIERRE, J.C.A.

ROBERT M. MAINVILLE, J.C.A.

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

 

ROGER KARAM

APPELANT - défendeur

c.

 

RAMY YARED

RODY YARED

INTIMÉS - demandeurs, ès qualités de liquidateurs à la succession de feu Taky Yared

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Serge Gaudet) le 15 novembre 2016 dont les conclusions sont ainsi rédigées :

[69]      ACCUEILLE en partie la demande en jugement déclaratoire des demandeurs ès qualités;

[70]      DÉCLARE que la valeur de la résidence sise au 1569 Docteur-Penfield, à Montréal, doit être incluse dans le calcul du patrimoine familial en rapport avec la dissolution du lien matrimonial survenu par le décès de Mme Yared en date du 6 avril 2015;

[71]      PREND ACTE de l’engagement du Défendeur d’accepter de faire évaluer la résidence à cette fin et lui ORDONNE de collaborer avec les demandeurs ès qualités à cette fin;

[72]      LE TOUT, avec les frais de justice en faveur des demandeurs ès qualités.

[2]           Pour les motifs de la juge St-Pierre, auxquels souscrivent les juges Mainville et Gagné, LA COUR :

[3]           ACCUEILLE l’appel;

[4]           INFIRME le jugement de première instance;

[5]           CONFIRME la modification apportée à l’acte de fiducie selon les termes de l’acte notarié reproduit à l’annexe A du présent arrêt;

[6]           DÉCLARE que ni la résidence de l’avenue du Docteur-Penfield, ni sa valeur marchande, ni aucune valeur relative à cet immeuble ne doit être incluse dans le patrimoine familial des époux aux fins de son partage;

[7]           Avec frais de justice en faveur de l’appelant dans les deux instances.

 

 

 

 

MARIE ST-PIERRE, J.C.A.

 

 

 

 

 

ROBERT M. MAINVILLE, J.C.A.

 

 

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

Me Antoine Aylwin

FASKEN MARTINEAU DUMOULIN sencrl, s.r.l.

Pour la partie appelante

 

Me Stewart Litvack

ROBINSON SHEPPARD SHAPIRO sencrl

Pour la partie intimée

 

Date d’audience :

Le 24 janvier 2018



 

 

MOTIFS DE LA JUGE ST-PIERRE

 

 

[8]           Le juge déclare que la valeur d’un immeuble doit être incluse dans le calcul du patrimoine familial de M. Roger Karam et de Mme Taky Yared « en rapport avec la dissolution du lien matrimonial survenu par le décès de Mme Yared en date du 6 avril 2015 »[1].

[9]           J’estime qu’il commet une erreur et qu’une intervention de la Cour s’impose.

[10]        Voici pourquoi.

Le contexte

[11]        Les faits pertinents sont simples. Pour l’essentiel, ils ne sont pas contestés.

[12]        Feu Taky Yared (« Mme Yared ») et Roger Karam (l’appelant « M. Karam ») se marient à Beyrouth, au Liban, le 25 juillet 1998, sous le régime de la séparation de biens (le régime légal au Liban à cette date).

[13]        De leur union naissent quatre enfants.

[14]        En août 2011, alors que la famille passe des vacances à Montréal, Mme Yared reçoit un diagnostic d’une tumeur cancérigène au tronc cérébral. Le pronostic situe son espérance de vie entre douze et vingt-quatre mois. Les enfants sont alors âgés entre 18 mois et neuf ans.

[15]        Le couple n’a jamais vécu au Québec avant son séjour pour vacances en 2011, mais il choisit de s’y établir (à Montréal), car Mme Yared pourra bénéficier des soins de santé qui y sont offerts tout en se rapprochant des membres de sa famille.

[16]        Le 4 octobre 2011, les époux constituent une fiducie familiale (« Fiducie famille Taki » ou « la Fiducie ») dans le but de créer « un patrimoine d’affectation autonome et distinct pour le bénéfice et le bien-être des bénéficiaires, le tout à l’abri des aléas de la vie ». La convention prévoit que Mme Yared et chacun des enfants en sont les bénéficiaires.

[17]        Au procès, M. Karam témoigne quant aux circonstances de mise en place de la Fiducie. Le contenu de ce témoignage n’est pas contredit. En voici les faits saillants :

·        Au moment de constituer la Fiducie, il ignorait l’existence et le contenu des dispositions du Code civil du Québec portant sur le patrimoine familial.

·        Ni lui ni Mme Yared n’ont cherché à contourner la loi, bien au contraire. Ils ont voulu créer un patrimoine d’affectation à l’abri des aléas de la vie, au profit de leurs enfants, alors qu’ils savaient que l’état de santé de madame périclitait.

·        C’est même l’un des frères de Mme Yared (l’un des intimés) qui leur a suggéré de mettre en place cette fiducie familiale de protection d’actifs au bénéfice de leurs quatre enfants, selon le même modèle que la sienne et en ayant recours aux professionnels dont il avait lui-même retenu les services. Cette suggestion s’inscrivait dans le contexte du décès éventuel de madame, en raison du cancer dont elle était affligée, et du constat voulant que monsieur se retrouverait seul parent. L’objectif, le seul, était de protéger les enfants.

·        Le modèle utilisé lors de la mise sur pied de la Fiducie, en octobre 2011, est effectivement le même que celui retenu par le beau-frère de M. Karam (le frère de Mme Yared) et sans s’interroger longuement sur le mot-à-mot du texte légal proposé par les professionnels : manifestement, le but poursuivi est de créer un patrimoine d’affectation autonome, distinct de ceux des parents, où accumuler des éléments d’actifs et économies au profit des enfants au fil des années et à l’abri des aléas de la vie.

·        Le 18 juin 2012, huit mois après sa mise en place, la Fiducie acquiert un immeuble situé au 1569, avenue du Docteur-Penfield. Il s’agit d’un immeuble à vocations multiples - résidentielle et commerciale  - qui représente, selon les époux, un placement susceptible de générer de la croissance, notamment en raison de pareilles vocations.

·        Jamais il n’a été question de chercher à éluder la loi. D’ailleurs, dès que M. Karam apprend que certaines clauses de l’acte de fiducie suscitent des craintes ou un questionnement à son égard, notamment en raison du pouvoir de désignation de bénéficiaires (du pouvoir d’électeur), il fait le nécessaire pour rectifier la situation sans délai. Le 12 juillet 2016, devant le notaire qui a officié à l’acte de fiducie, il signe l’acte de renonciation et radiation par l’électeur concernant la « Fiducie Famille Taki » dont le texte intégral est reproduit à l’annexe A des présents motifs.

[18]        À la suite de l’achat de l’immeuble par la Fiducie, la famille s’y installe. La preuve est muette quant aux conditions suivant lesquelles, le cas échéant, elle occupe les lieux.

[19]        La relation entre les époux se dégrade.

[20]        Le 2 juillet 2014, Mme Yared introduit une demande en divorce assortie de demandes de mesures provisoires et d’ordonnance de sauvegarde.

[21]        Le 6 avril 2015, à la suite d’un combat contre la maladie, Mme Yared décède.

[22]        Les intimés, frères de la défunte, sont les liquidateurs de sa succession selon un testament daté du 22 août 2014. Ils croient que la valeur de l’immeuble de l’avenue du Docteur-Penfield doit être prise en compte dans le règlement du patrimoine familial et, par ricochet, de la succession de Mme Yared. Notons que dans le cadre d’une instance distincte, introduite le 30 mars 2016, l’appelant conteste la validité de ce testament pour cause de captation et d’inaptitude à consentir de Mme Yared le 22 août 2014.

[23]        Tous conviennent que la solvabilité de la succession de Mme Yared est tributaire de l’identification de l’actif qui la compose : si la valeur de la résidence de l’avenue du Docteur-Penfield est prise en compte à titre d’élément composant le patrimoine familial entre les époux, cette succession est solvable; dans le cas contraire, elle ne l’est pas. L’utilité de poursuivre un débat judiciaire au sujet de la validité du testament de Mme Yared dépend donc du résultat final du présent dossier. Voilà pourquoi les procédures de contestation du testament ont été suspendues dans l’attente de ce jugement.

Le jugement de première instance

[24]        Le juge énonce la question à décider de la façon suivante :

Une fiducie familiale est mise sur pied. Celle-ci acquiert la demeure qui sert de résidence à la famille. Cette résidence, ou sa valeur, doit-elle être incluse dans le patrimoine familial ?

[25]        Il résume les positions des parties comme suit :

[2]        Les demandeurs, qui sont les liquidateurs de la succession de Madame (feue Taky Yared), demandent au Tribunal de déclarer que la résidence fait partie du patrimoine familial puisque celle-ci était utilisée pour les besoins de la famille et que Monsieur, de par les pouvoirs que lui accorde l’acte de fiducie, a le contrôle effectif de la fiducie et des biens qu’elle détient. Ils estiment donc que la moitié de la valeur de la résidence fait partie de la succession de Madame.

[3]        Monsieur (le Défendeur) n’est pas d’accord. Il soutient que la fiducie a été créée dans un but de protection d’actifs et non pas dans le but d’éluder les règles relatives au partage du patrimoine familial et qu’il n’y a donc pas lieu de faire fi du fait que la résidence est dans le patrimoine de la fiducie et n’appartient ni à l’un ni à l’autre des époux.

[26]        Le juge rappelle deux principes juridiques prévus dans le Code civil du Québec : (1) le mariage emporte la constitution d’un patrimoine familial formé de certains biens des époux sans égard à celui des deux qui détient un droit de propriété sur ces biens; (2) les règles relatives au patrimoine familial sont d’ordre public.

[27]        Les résidences de la famille ou les droits qui en confèrent l’usage constituent des éléments qui font partie du patrimoine familial et, lorsque la résidence occupée par la famille est la propriété de l’un ou l’autre des époux, son inclusion aux fins de calculs lors du partage ne soulève pas de difficultés. Mais voilà qu’en l’espèce l’immeuble appartient à la Fiducie (ni à l’un ni à l’autre des époux) : le juge écrit devoir vérifier si cela change la donne.

[28]        Après analyse, il retient que ce n’est pas le cas. 

[29]        À son avis, bien qu’elle ne soit la propriété d’aucun des époux, la résidence fait tout de même partie de l’actif dont la valeur doit être prise en compte lors du règlement du patrimoine familial.

[30]        Pour conclure de la sorte, le juge s’inspire de la jurisprudence qui reconnaît qu’aucun époux ne peut esquiver les règles relatives au patrimoine familial par l’intermédiaire d’une corporation qu’il contrôle. Cela étant, il remédie à la situation de droit de propriété (d’un tiers - la Fiducie) en usant de la règle énoncée dans l’article 317 C.c.Q. qui permet la levée du voile corporatif. Bien que non codifiée, la « levée du voile fiduciaire » lui paraît possible dans les cas appropriés, par analogie. Il souligne que les tribunaux se sont prononcés en ce sens, affirmant que la constitution d’une fiducie ne saurait permettre l’évitement des règles impératives du patrimoine familial. Les propos de certains auteurs voulant que les tribunaux puissent s’appuyer sur les mots « ou les droits qui en confèrent l’usage » du premier alinéa de l’article 415 C.c.Q. pour inclure la valeur du droit d’usage d’une résidence familiale détenue par une compagnie ou une fiducie dans le patrimoine familial le conduisent à la même conclusion.

[31]        Déterminer si une fiducie est utilisée comme véhicule permettant de se soustraire aux règles du patrimoine familial requiert donc l’examen, écrit le juge, des facteurs suivants : (1) les raisons pour lesquelles la fiducie a été créée, (2) l’usage du bien pendant le mariage, (3) les droits des époux comme fiduciaires ou bénéficiaires, (4) le comportement d’un époux comme « propriétaire » des biens et (5) le contrôle exercé par le ou les époux sur le patrimoine fiduciaire.

[32]        Le juge retient que M. Karam exerce un contrôle effectif de la Fiducie, car :

·        Il a le statut de fiduciaire ;

·        Il est nommé « Électeur », ce qui lui accorde la faculté, à sa seule discrétion, d’élire de nouveaux bénéficiaires, d’en destituer et de déterminer la part de chacun d’eux;

·        L’acte de fiducie précise que le fiduciaire n’est pas tenu de maintenir la valeur ou d’accroître le capital de la Fiducie.

[33]        Pour le juge, l’acte de constitution de fiducie est structuré de manière à conférer à M. Karam un contrôle quasi total sur les biens qu’elle détient.

[34]        Ainsi, bien qu’elle soit d’un strict point de vue juridique dans le patrimoine de la Fiducie, le juge retient que la résidence familiale est de facto sous le contrôle de M. Karam, de sorte qu’il peut lever le voile fiduciaire et traiter la situation comme si cette résidence était la propriété de M. Karam aux fins du partage du patrimoine familial.

[35]        De toute manière, ajoute-t-il, puisque les droits qui confèrent l’usage d’une résidence font partie du patrimoine familial lorsque la résidence elle-même n’en fait pas partie, il faut inclure la valeur de ces droits dans le calcul du patrimoine. De tels droits correspondent, à son avis, à la valeur marchande de la résidence.

[36]        En ce qui concerne l’acte de renonciation unilatéral au pouvoir d’élire ou de destituer les bénéficiaires signé par M. Karam le 12 juillet 2016 (reproduit intégralement à l’annexe A des présents motifs), le juge estime qu’il est sans effet. Trois raisons justifient cette conclusion :

·        Sa validité est douteuse puisqu’il s’agit d’une modification à un acte de fiducie, ce qui requiert une autorisation judiciaire;

·        Même si elle devait être considérée comme valide, cette renonciation est tardive puisque postérieure à la date à laquelle le partage du patrimoine doit être calculé (au moment de la dissolution du lien matrimonial par le décès);

·        Cette renonciation n’affecte pas les pouvoirs de M. Karam de déterminer, à sa seule discrétion, quels bénéficiaires pourront se voir attribuer les revenus ou le capital ou les parts de chacun.

[37]        En somme, malgré la renonciation, M. Karam conserve le contrôle effectif sur la résidence en raison des autres pouvoirs prévus dans l’acte de fiducie.

[38]        Finalement, que les enfants du couple soient à la fois les bénéficiaires de la Fiducie et des fiducies mises en place dans le testament de Mme Yared n’est pas, selon lui, une considération pertinente.

[39]        Le juge rend donc le jugement dont les conclusions sont ainsi rédigées :

[69]      ACCUEILLE en partie la demande en jugement déclaratoire des demandeurs ès qualité ;

[70]      DÉCLARE que la valeur de la résidence sise au 1569 Docteur-Penfield, à Montréal, doit être incluse dans le calcul du patrimoine familial en rapport avec la dissolution du lien matrimonial survenu par le décès de Mme Yared en date du 6 avril 2015 ;

[71]      PREND ACTE de l’engagement du Défendeur d’accepter de faire évaluer la résidence à cette fin et lui ORDONNE de collaborer avec les demandeurs ès  qualité à cette fin ;

[72]      LE TOUT, avec les frais de justice en faveur des demandeurs ès qualité.

Les moyens d’appel

[40]        Quatre moyens d’appel sont développés dans le mémoire de l’appelant :

·        Premier moyen : le juge a erré en appliquant le concept de la levée du « voile corporatif » à une fiducie;

·        Deuxième moyen : subsidiairement, si le concept de la levée du voile fiduciaire peut être utilisé, le juge a erré dans l’application des critères pertinents;

·        Troisième moyen : le juge a omis de prendre en compte la notion de bonne foi et la preuve non contredite à ce propos, ce qui constitue une erreur manifeste et déterminante;

·        Quatrième moyen : le juge a erré en concluant à des « droits qui en confèrent l’usage » et en fixant leur valeur, le cas échéant, au même niveau que celui de la valeur marchande de l’immeuble. S’il était saisi de la question portant sur l’inclusion ou non d’une valeur dans le calcul du patrimoine familial, la fixation de cette valeur n’était pas un objet du litige à trancher. Sur ce dernier point, le juge s’est donc prononcé ultra petita.

[41]        Bref, trois axes à analyser : (1) le concept de « levée du voile fiduciaire »; (2) l’inclusion ou non d’une valeur pour la résidence aux fins du partage du patrimoine familial des époux; et (3) la détermination de cette valeur, le cas échéant.

L’analyse

[42]        Le concept de « levée du voile fiduciaire » n’est pas approprié et doit être écarté.

[43]        J’estime en effet que ni l’immeuble ni sa valeur ne doivent être pris en compte lors du partage du patrimoine familial des époux. Quant à la détermination de la valeur, l’appelant a raison de plaider que ce n’était pas l’un des objets du débat, de sorte que le juge s’est effectivement prononcé alors qu’il ne devait pas le faire.

[44]        J’analyserai chacun de ces trois axes, mais avant de le faire j’énonce quelques considérations générales.

Les considérations générales

[45]        L’immeuble de l’avenue du Docteur-Penfield n’est pas la propriété de l’un ou l’autre des époux. Ainsi, je rappelle que :

Malgré que le régime du patrimoine familial ait été introduit pour remédier à une situation qui désavantageait l'un des époux (d'où il en résulte une interprétation large et libérale, art. 41 de la Loi d'interprétation), seuls les biens énumérés à l'article 415 C.c.Q. sont inclus dans le patrimoine familial[2]

[Renvois omis, soulignements ajoutés]

[46]        Le juge le constate d’ailleurs.

[47]        Pour retenir que l’immeuble ou sa valeur fait tout de même partie du patrimoine familial et oblige M. Karam à payer une somme à la succession de Mme Yared, le juge prend appui sur l’une ou l’autre des deux options suivantes : (1) la levée du voile fiduciaire, procédant par analogie et selon l’article 317 C.c.Q.; (2) le traitement de la situation selon l’expression « des droits qui en confèrent l’usage » aux termes de l’article 415 C.c.Q.

[48]        Au soutien de son analyse et de ses conclusions, le juge cite les arrêts, jugements et articles de doctrine suivants et j’y reviendrai :

·        D. L. c. L. G., 2006 QCCA 1125.

·        Cie Immobilière Viger c. Giguère, [1977] 2 R.C.S. 67, à la p. 76.

·        Droit de la famille-3511, [2000] R.D.F. 93 (C.S.) et [2000] R.D.F. 623 (C.A.).

·        Droit de la famille-13681, 2013 QCCA 501.

·        Droit de la famille-133443, 2013 QCCS 6099, confirmé en appel par 2014 QCCA 1660.

 

·        M. C. Armstrong, J. Brisson et L. Bonnave (avec la collaboration de A.-S. Lamonde), La fiducie en droit familial : à l’abri de qui et de quoi?», Développements récents en droit  familial, Service de la formation continue du Barreau du Québec, 2013, Yvon Blais, p. 380 (reprenant à cet égard l’opinion de Me Lynn Kassie).

[49]         Le juge écrit notamment :

[30]       La jurisprudence reconnaît que l’on ne peut éviter l’application des règles impératives du patrimoine familial par l’intermédiaire d’une corporation qui serait contrôlée par un des époux. Cela est une application de la règle prévue à l’article 317 C.c.Q. qui permet la levée du voile corporatif, notamment lorsque la personnalité de la personne morale est invoquée pour contrevenir à une règle impérative :

La personnalité juridique ne peut être invoquée à l’encontre d’une personne de bonne foi, dès lors qu’on invoque cette personnalité pour masquer la fraude, l’abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public. (Nous soulignons)

[31]      Le Tribunal ne voit pas pourquoi il en irait autrement d’une fiducie. […] De la même manière que la personnalité juridique distincte d’une corporation ne peut être invoquée pour masquer une contravention à une règle intéressant l’ordre public, le patrimoine distinct de la fiducie ne peut lui non plus servir à contourner l’application d’une telle règle.

[…]

[34]      Dans Droit de la famille-351116, le juge Claude Henri Gendreau, de notre Cour, a inclus dans le calcul du patrimoine familial des biens (résidence et véhicules automobiles), malgré que ceux-ci eussent été transférés dans une fiducie familiale. Selon le juge, par la création de la fiducie, on avait voulu éluder les règles impératives du patrimoine familial. En se fondant sur la jurisprudence qui permettait, en un pareil cas, la levée du voile corporatif, le juge Gendreau, par analogie, a levé le voile fiduciaire et a considéré que les biens détenus par la fiducie, qui aurait autrement été visés par les règles du patrimoine familial, faisaient partie de celui-ci.

[…]

[36] La Cour d’appel a d’ailleurs clairement réitéré le principe dans un arrêt récent, en insistant sur le fait que la constitution d’une fiducie ne peut avoir pour conséquence d’éviter l’application des règles impératives du patrimoine familial :

[…]

[38] La doctrine se montre d’ailleurs favorable à la levée du voile fiduciaire en matière de patrimoine familial, notamment lorsque l’époux ayant transféré à une fiducie des biens qui aurait autrement fait partie du patrimoine familial « est fiduciaire discrétionnaire et bénéficiaire de la fiducie, ou s’il a le pouvoir de s’ajouter comme bénéficiaire comme bon lui semble ».

[…]

[41] Les auteurs qui ont fait le tour de la question en 2013, dans les Développements récents en droit de la famille, concluent de leur analyse que « la fiducie ne sera pas considérée par les tribunaux comme un véhicule permettant à un époux de se soustraire aux règles d’ordre public en matière familiale ». À cet égard, les raisons pour lesquelles la fiducie a été créée; l’usage des biens en question pendant le mariage; les droits des époux comme fiduciaires ou bénéficiaires; la question de savoir si l’un ou l’autre s’est comporté comme un « propriétaire » des biens, malgré leur transfert en fiducie, et le contrôle exercé par le ou les époux sur le patrimoine fiduciaire sont notamment des éléments qui entrent dans l’analyse.

[…]

[52] Dans ces circonstances, le Tribunal est d’avis que la résidence familiale, malgré qu’elle soit, d’un strict point de vue juridique, dans le patrimoine de la Fiducie, est cependant de facto sous le contrôle du Défendeur et ce, depuis son acquisition par la Fiducie. Puisque la constitution d’une fiducie ne peut avoir pour conséquence d’éviter l’application des règles d’ordre public du patrimoine familial, il y a lieu en l’espèce de lever le voile fiduciaire et de considérer qu’aux fins du partage du patrimoine familial, la résidence doit être considérée comme étant la propriété du Défendeur.

[53] De toute manière, puisque les droits qui confèrent l’usage d’une résidence font partie du patrimoine familial lorsque la résidence elle-même n’en fait pas partie, il faut inclure dans le calcul du patrimoine la valeur de ces droits. En l’espèce, cette valeur correspond à la valeur marchande de la résidence puisque celle-ci peut être utilisée par le Défendeur comme s’il en était propriétaire, celui-ci contrôlant de facto la Fiducie et les biens qu’elle détient. D’ailleurs, le Défendeur, même s’il n’est pas bénéficiaire de la Fiducie, occupe toujours la résidence avec les enfants mineurs, comme s’il en était propriétaire.

[…]

[55] Cette conclusion n’est aucunement affectée par le fait que la Fiducie aurait été créée, selon le témoignage du Défendeur, comme mesure de protection d’actifs. En effet, même si l’intention n’était pas d’éluder les règles du patrimoine familial per se, il demeure que, comme l’a dit la Cour d’appel, « la constitution d’une fiducie ne peut avoir pour conséquence d’éviter l’application des dispositions d’ordre public telles que celles relatives au patrimoine familial ». La question n’est donc pas tant de savoir quel était l’objectif du Défendeur en créant la fiducie, mais plutôt de savoir si l’interposition du patrimoine fiduciaire aurait ici pour conséquence d’éviter les règles impératives du patrimoine familial.

[50]        Avec égards pour le juge, je suis d’avis qu’il se méprend et qu’il commet les erreurs révisables suivantes : (1) il oublie ou occulte le contexte de l’affaire; (2) il applique des principes de droit tirés de jugements et d’arrêts, commentés par de la doctrine, mais dont les faits ne s’apparentent aucunement (ni de près ni de loin) à ceux de l’espèce; (3) par analogie, il s’autorise d’une règle de droit commercial (art. 317 C.c.Q.) pour conclure à l’inclusion de la valeur d’un immeuble appartenant à la Fiducie dans le patrimoine familial, bien que les faits prouvés démontrent éloquemment que les conditions essentielles exigées par l’article 317 C.c.Q. pour un soulèvement de voile corporatif ne sont pas remplies; (4) il utilise une analogie qui engendre plus de difficultés qu’elle ne permet d’en régler, au détriment de règles de droit précises et suffisantes pour résoudre le cas (celles portant sur le patrimoine familial et la fiducie); (5) il retient et attribue une valeur aux « droits qui en confèrent l’usage », mais sans aucune preuve lui permettant de conclure comme il le fait.

[51]        Bref, le jugement a pour effet de priver les parties des caractéristiques et des avantages de l’institution de la fiducie, une institution juridique dont elles avaient librement et en toute bonne foi choisi de se prévaloir alors que régnait l’harmonie.

[52]        La preuve ne permet pas de remettre en cause la bonne foi des époux lors de la constitution de la Fiducie ni la légitimité ou la légalité des objectifs alors poursuivis. De plus, aucune preuve ne permet de douter du caractère libre, volontaire et éclairé du consentement respectif des époux à la constitution de la Fiducie.

[53]        Or, la constitution d’une fiducie engendre la création d’un patrimoine d’affectation distinct de ceux des époux, la fiducie ne possédant pas pour autant de personnalité juridique.

[54]        À la suite de la constitution de la Fiducie, les époux y ont versé des sommes d’argent dont la Fiducie a fait usage lors de l’acquisition de son actif immobilier de l’avenue du Docteur-Penfield. Il s’agit selon la preuve, je le rappelle, d’un immeuble à vocations multiples (qui n’est pas simplement destiné à un usage résidentiel) et que les époux ont choisi parce qu’il constituait, conséquemment, un investissement intéressant.

[55]        La famille s’installe avenue du Docteur-Penfield à la suite de l’acquisition de l’immeuble par la Fiducie, mais la preuve est muette quant à la nature de tout arrangement entre elle et la Fiducie, s’il en est, le cas échéant. Dans ce contexte, on ne peut parler de « droits qui en confèrent l’usage » ni de droit d’usage au sens des articles 1172 et s. C.c.Q. Il faut s’en tenir au constat voulant que conjointement, dans la mise en œuvre de l’option retenue de la Fiducie, M. Karam et Mme Yared aient choisi d’y résider avec leurs enfants.

[56]        Nul ne soutient que la constitution de la Fiducie soit illégale ou invalide. Le juge ne dit pas qu’il s’agit d’un subterfuge, bien au contraire. Dans sa note de bas de page 35, au soutien de ce qu’il écrit au paragraphe 55 du jugement (paragraphe intégralement reproduit au paragraphe [49] des présents motifs) voulant que la question ne soit pas tant de savoir quel était l’objectif de M. Karam en créant la Fiducie, mais plutôt de savoir si l’interposition du patrimoine fiduciaire avait pour conséquence d’éviter les règles impératives du patrimoine familial, le juge écrit « [b]ien sûr, lorsque la preuve révèle que la fiducie a été créée dans le but de se soustraire à l’application des règles impératives relatives au patrimoine familial, la levée du voile fiduciaire s’impose alors tout naturellement, mais celle-ci reste possible, même si tel n’était pas le but recherché, lorsque l’un des époux conserve, malgré l’existence de la fiducie, le contrôle effectif sur la résidence familiale de manière à pouvoir se comporter comme s’il en était le véritable propriétaire ».

[57]        Nul doute, en l’espèce, que les conditions de constitution d’une fiducie en toute légalité, conformément aux articles 1260 et 1261 C.c.Q., sont remplies : il y a eu transfert de biens (un lingot d’argent), lesquels ont été affectés à une fin particulière permise par la loi (la constitution d’un patrimoine d’affectation au bénéfice des enfants à l’abri des aléas de la vie, patrimoine auquel s’est ajouté un immeuble à vocations multiples acquis par la Fiducie à titre d’investissement) et acceptation d’un fiduciaire.

[58]        Les dispositions législatives relatives au patrimoine familial n’obligent pas les époux à acquérir l’un ou l’autre des biens qui le composent, comme l’écrivent les auteurs Christian Labonté et Suzanne Pilon :

[] rien n’oblige les époux à posséder une résidence principale ou secondaire, des meubles ou véhicules automobiles dont ils sont propriétaires, ou même des régimes de retraite. De plus, les époux ne sont pas obligés d’avoir le même patrimoine familial tout au long de leur mariage. Ce n’est que le patrimoine familial tel qu’il existe à la date d’un des cas d’ouverture au partage, qui est le véritable patrimoine familial des parties[3].

[59]        En l’espèce, la preuve ne permet pas de soutenir ou de retenir un objectif, une tentative ou une manœuvre d’évitement de dispositions législatives. Sous ce rapport, le présent dossier se distingue de celui dont était saisi le juge Claude Henri Gendreau dans Droit de la famille-3511[4], la principale autorité sur laquelle le juge s’appuie.

[60]        Dans cette affaire, le juge Gendreau retient et écrit que l’époux a voulu éluder les dispositions législatives relatives au patrimoine familial :

La fiducie a été créée par contrat le 11 mars 1997 […]

Le même jour, […], les parties donnent à cette fiducie la résidence familiale et leurs véhicules automobiles.

En 1997, les parties sont, depuis 1995, sous enquête par Revenu Canada. Elles appréhendent l’émission d’un avis de cotisation […]

[…]

Monsieur affirme qu’à cette époque, il n’est pas question du patrimoine familial. Il ne recherche, et c’est le seul but de la création de la fiducie, selon lui, qu’un véhicule pour se mettre à l’abri de créanciers éventuels.

[…]

En 1990, Monsieur a demandé à Madame de renoncer au patrimoine familial. Face à son refus formel, il n’en fut plus question.

Les deux parties admettent que, lors de ces transactions en mars et avril 1997, il ne fut pas question du patrimoine familial.

Monsieur indique que la donation de la résidence familiale et des véhicules automobiles avait pour seul but de mettre les principaux actifs des époux à l’abri de toutes saisies.

Le Tribunal émet des doutes sur ses intentions. D’une part, les seuls biens, objets de la donation, sont la résidence familiale, propriété des deux parties et leurs véhicules automobiles, biens inclus dans le patrimoine familial.

Monsieur devient le seul maître de ces actifs et il ne transfert pas dans la fiducie ses autres biens personnels.

[…]

Le Tribunal est d’avis que, par la création de la fiducie et la donation de la résidence familiale, on a voulu indirectement éluder des biens du patrimoine familial. Dans le dossier de Droit de la famille 1931 on a utilisé le véhicule corporatif. Dans le présent dossier, on a privilégié la voie de la fiducie, mais l’effet est le même.

[Soulignements ajoutés]

[61]        À noter également ce qui suit : (1) le juge Gendreau ne fait pas appel, par analogie, à l’article 317 C.c.Q.; (2) il constate que l’immeuble appartenait à monsieur avant son transfert dans le patrimoine fiduciaire et que ce transfert a été effectué après un refus formel de madame, en 1990, de renoncer au patrimoine familial; (3) il note l’absence de changement entre la situation avant et la situation après ce transfert - la vie continue comme si de rien n’était; (4) dans ce contexte, il prend simplement appui sur le texte de l’article 415 C.c.Q. qui prévoit que « les droits qui en confèrent l’usage » (celui de la résidence familiale) sont pris en compte lors de l’identification des biens qui composent le patrimoine familial.

[62]        Ces considérations générales énoncées, j’analyse maintenant le concept de la levée du voile fiduciaire.

Le concept de levée du voile fiduciaire - un concept à proscrire

[63]         L’article 317 C.c.Q. est ainsi rédigé :

317. La personnalité juridique d’une personne morale ne peut être invoquée à l’encontre d’une personne de bonne foi, dès lors qu’on invoque cette personnalité pour masquer la fraude, l’abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public.

317. The juridical personality of a legal person may not be invoked against a person in good faith so as to dissemble fraud, abuse of right or contravention of a rule of public order.

[64]        À la lecture de cet article, force est d’en constater les contours suivants : (1) quelqu’un cherche à invoquer la personnalité juridique d’une personne morale; (2) à l’encontre d’une personne de bonne foi; et (3) dans le but de masquer la fraude, l’abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public.

[65]        Pour faire appel avec succès à l’article 317 C.c.Q. aux fins de soulever le voile corporatif, on doit être en présence d’un cas où une personne de bonne foi victime d’une fraude, d’un abus de droit ou d’une contravention à une règle intéressant l’ordre public, cherche à tenir le coupable responsable de la situation, mais où ce dernier tente d’éluder toute responsabilité en se cachant derrière la personnalité juridique d’une personne morale.

[66]        Dans l’arrêt Chauvin c. Beaucage, citant à ce sujet l’auteur Paul Martel, la Cour écrit :

[73] […] l'article 317 C.c.Q. permet de retenir la responsabilité de l'âme dirigeante de la compagnie qui :

[…] a utilisé la compagnie qu’il contrôle comme écran, comme paravent pour tenter de camoufler le fait qu’il a commis une fraude ou un abus de droit ou qu’il a contrevenu à une règle intéressant l’ordre public; en d’autres termes, l’acte apparemment légitime de la compagnie revêt, parce que c’est lui qui la contrôle et bénéficie de cet acte, un caractère frauduleux, abusif ou contraire à l’ordre public.[5]

[67]        Dans Gestion André Lévesque inc. c. Compt’le inc., sous la plume du juge Baudouin, elle s’exprime de la façon suivante :

[…] la levée de ce voile ne peut avoir lieu que dans des conditions limitées, précises et bien connues (fraude, abus de droit ou contravention à une règle d’ordre public), désormais codifiées à l’article 317 C.c.Q.[6]

[68]        Le mot « masquer » comporte une connotation de cachotterie, de dissimulation, de manigance ou de manipulation[7].

[69]        Essentiellement, l’article 317 C.c.Q. vise à empêcher qu’une personne utilise à mauvais escient la personne morale, dont elle est par ailleurs l’âme dirigeante, de manière à interposer l’existence de celle-ci comme moyen de défense pour tenter de se soustraire à sa responsabilité personnelle.

[70]        S’inspirer de cette disposition en matière de fiducie pose de nombreuses difficultés. De fait, l’analogie crée bien plus de problèmes qu’elle n’offre de solutions.

[71]        Premièrement, une fiducie n’est pas une personne morale et elle ne possède pas de personnalité juridique.

[72]        Si d’importantes controverses doctrinales et jurisprudentielles existaient quant aux questions relatives à la nature du droit de propriété sur les biens fiduciaires et à l’interprétation des paramètres généraux de l’institution sous le Code civil du Bas-Canada[8], elles ont été réglées à la suite de l’entrée en vigueur du Code civil du Québec. À l’époque du C.c.B.C., l’une des interprétations avancées était la « théorie de l’institution », soutenue par Marcel Faribault qui proposait que la fiducie soit un sujet de droit jouissant de la personnalité juridique[9]. Lors de l’adoption du Code civil du Québec, le législateur a rejeté la qualification de « personne morale » pour s’en tenir simplement au patrimoine d’affectation distinct.

[73]        Deuxièmement, contrairement à la personne morale, la fiducie n’est pas une organisation monolithique — on y trouve de l’interaction entre plusieurs intéressés (le ou les constituants, le ou les fiduciaires, l’électeur, le ou les bénéficiaires) quant à un seul et même patrimoine d’affectation distinct. Comment, alors, qualifier, traiter ou gérer les droits et les obligations de chacun?

[74]        On le constate, l’analogie est problématique, boiteuse et non indiquée.

[75]        Bref, le concept de soulèvement du voile fiduciaire est à proscrire — il doit être rejeté.

[76]        Cette conclusion s’impose d’autant plus que le Code civil du Québec contient déjà tous les outils nécessaires pour analyser et résoudre les problèmes susceptibles de survenir en contexte fiduciaire, notamment la situation dont nous sommes ici saisis.

[77]        Mais voilà que les intimés affirment, appuyant en cela le juge, que l’analogie ne peut être écartée, car la Cour écrit, dans Droit de la famille — 13681, que « [l]a constitution d’une fiducie ne doit pas avoir pour conséquence d’éviter l’application de dispositions d’ordre public telles que celles relatives au patrimoine familial »[10].

[78]        Ils ont tort.

[79]        En retenant que l’affirmation de la Cour précitée justifie le soulèvement du voile fiduciaire, tous se méprennent.

[80]        À première vue, j’en conviens, l’argument séduit en raison de l’usage du mot « conséquence », mais il ne résiste pas à une analyse rigoureuse.

[81]        Que l’objectif ou que le but visé au jour de la mise sur pied (de la constitution) soit d’éluder les dispositions du patrimoine familial (ou de toutes autres dispositions à caractère d’ordre public) est inacceptable : c’est la situation dont il est question dans la phrase précitée, rien de plus.

[82]        L’interprétation mise de l’avant pas les intimés présuppose que l’on donne au mot « conséquence » utilisé le sens suivant : « pour effet » ou « pour résultat ». Mais ce n’est pas ce que la Cour envisageait. Elle n’écrit pas et ne dit pas qu’une fiducie ne pourra jamais être propriétaire d’un immeuble où réside une famille (d’une résidence familiale au sens générique de l’expression) ni qu’il faille écarter qu’un tel bien fasse partie d’un patrimoine d’affectation distinct de ceux des époux emportant son exclusion du patrimoine familial. Ce que la Cour affirme c’est qu’on ne peut constituer une fiducie dans le but de faire en sorte de passer outre les dispositions législatives d’ordre public.

[83]        Comme on le voit, l’usage des mots « conséquence d’éviter » s’attache au but ou à l’objectif poursuivi au moment de la constitution de la fiducie qui ne peut être celui d’éviter l’application de la loi.

[84]        En l’espèce, la preuve non contredite révèle éloquemment que les époux ne poursuivaient pas un tel objectif, qu’ils ne cherchaient pas à éviter l’application des dispositions législatives relatives au patrimoine familial, que l’immeuble de l’avenue du Docteur-Penfield n’a jamais été la propriété de l’un ou l’autre d’entre eux, qu’il n’est pas ici question d’un transfert de ce bien (de cet immeuble) depuis le patrimoine de l’un des époux vers le patrimoine fiduciaire, à l’instar de ce qui existait dans les autorités citées par le juge et identifiées au paragraphe [48] des présents motifs.

[85]        En terminant sur cette question et de toute manière, la preuve ne permet pas de soutenir, au sens à donner à l’article 317 C.c.Q. lorsque utilisé par analogie, que la Fiducie a été créée ou utilisée à l’encontre d’une personne de bonne foi (par hypothèse, Mme Yared) pour masquer de la fraude, de l’abus de droit ou pour contrevenir à une règle intéressant l’ordre public à l’initiative de M. Karam qui se cacherait derrière la Fiducie pour échapper à toute responsabilité.

[86]        Ainsi, en supposant même que l’analogie puisse être envisagée, ce qui n’est pas le cas cependant comme je l’explique précédemment, le juge commet une erreur révisable en retenant que l’application de cette analogie le conduit au résultat retenu, soit la prise en compte aux fins du partage du patrimoine familial de la valeur de la résidence.

L’analyse de la situation aux termes des dispositions législatives relatives au patrimoine familial

[87]        Pour résoudre une situation de la nature de celle qui se soulève en l’espèce, les dispositions législatives portant sur la fiducie et le patrimoine familial présentent un cadre législatif et analytique approprié et suffisant, qui offre des options d’intervention au besoin, si le cas le justifie, et dans le respect de l’intégrité du régime fiduciaire, de la volonté exprimée par les époux et de leur autonomie de gestion de leurs biens. 

[88]        Lorsque des questions se posent au sujet d’une résidence occupée par la famille, mais qui appartient à autrui, par exemple à une fiducie, l’analyse de la situation doit être réalisée dans le respect des dispositions législatives qui concernent les institutions que sont la fiducie (art. 1260 et s. C.c.Q.) et le patrimoine familial (art. 415 et s. C.c.Q.), de même que de leurs caractéristiques.

[89]        Une fiducie est légalement constituée ou elle ne l’est pas. En l’espèce, cet aspect ne soulève aucun problème, aucune question. La Fiducie est légalement constituée : tous l’admettent ou le reconnaissent.

[90]        Lorsque la fiducie est légalement constituée et qu’elle est propriétaire de la résidence occupée par la famille, l’identification des biens ou des valeurs à prendre en compte aux fins du partage du patrimoine familial des époux découlera d’un exercice d’application des articles 415 et s. C.c.Q.

[91]        Quand une résidence, propriété de la fiducie au moment du partage, a appartenu antérieurement à l’un ou l’autre des époux (ce qui n’est pas le cas en l’espèce) et qu’au fil des années rien n’a changé à l’exception du titulaire du droit de propriété, il est vraisemblable d’envisager l’existence de « droits qui en confèrent l’usage » aux termes de l’article 415 C.c.Q.

[92]        J’ajoute qu’en toutes circonstances, si les faits le justifient, le tribunal peut également ordonner un paiement compensatoire, selon l’article 421 C.c.Q., ou déroger sur demande au principe de partage égal selon l’article 422 C.c.Q. Ces articles sont ainsi rédigés :

421. Lorsqu’un bien qui faisait partie du patrimoine familial a été aliéné ou diverti dans l’année précédant le décès de l’un des époux ou l’introduction de l’instance en séparation de corps, divorce ou annulation de mariage et que ce bien n’a pas été remplacé, le tribunal peut ordonner qu’un paiement compensatoire soit fait à l’époux à qui aurait profité l’inclusion de ce bien dans le patrimoine familial.

 

Il en est de même lorsque le bien a été aliéné plus d’un an avant le décès de l’un des époux ou l’introduction de l’instance et que cette aliénation a été faite dans le but de diminuer la part de l’époux à qui aurait profité l’inclusion de ce bien dans le patrimoine familial.

 

 

422. Le tribunal peut, sur demande, déroger au principe du partage égal et, quant aux gains inscrits en vertu de la Loi sur le régime de rentes du Québec (chapitre R-9) ou de programmes équivalents, décider qu’il n’y aura aucun partage de ces gains, lorsqu’il en résulterait une injustice compte tenu, notamment, de la brève durée du mariage, de la dilapidation de certains biens par l’un des époux ou encore de la mauvaise foi de l’un d’eux.

 

421. Where property included in the family patrimony was alienated or misappropriated in the year preceding the death of one of the spouses or the institution of proceedings for separation from bed and board, divorce or annulment of marriage and was not replaced, the court may order that a compensatory payment be made to the spouse who would have benefited from the inclusion of that property in the family patrimony.

 

The same rule applies where the property was alienated over one year before the death of one of the spouses or the institution of proceedings and the alienation was made for the purpose of decreasing the share of the spouse who would have benefited from the inclusion of that property in the family patrimony.

 

422. The court may, on an application, make an exception to the rule of partition into equal shares, and decide that there will be no partition of earnings registered pursuant to the Act respecting the Québec Pension Plan (chapter R-9) or to similar plans where it would result in an injustice considering, in particular, the brevity of the marriage, the waste of certain property by one of the spouses, or the bad faith of one of them.

 

[Soulignements ajoutés]

[93]        On le constate, les articles du Code civil du Québec portant sur le patrimoine familial suffisent amplement à résoudre toutes les situations.

[94]        Me Caroline Rhéaume en fait un constat, en ces termes, dans Développements récents en droit de la famille 2017 :

La référence à l’article 415 C.c.Q. aux droits qui en confèrent l’usage n’est-elle pas une mesure anti-évitement qui vise à empêcher un conjoint de soustraire un bien du patrimoine familial?[11]

[95]        À titre d’illustration, bien qu’il ne s’agisse pas d’une situation impliquant une fiducie mais plutôt une société (personne morale), je réfère à l’arrêt D.L. c. L.G.[12].

[96]        Dans D.L. c. L.G., au moment du partage, l’immeuble occupé par les époux appartient à une personne morale[13]. La Cour confirme que le juge de première instance a eu raison d’écrire que « la résidence n’entre donc pas dans le patrimoine familial »[14]. Cela dit, en raison des faits de l’affaire et du contenu de l’article 415 C.c.Q. qui énonce que le patrimoine familial est constitué « des résidences de la famille ou des droits qui en confèrent l’usage », alors que le juge de première instance a retenu que de tels droits conférant l’usage existaient[15], droits que l’appelant reconnaissait d’ailleurs[16], la Cour écrit ce qui suit :

[22]      Le juge ne retient pas cette particularité.  Citant des décisions antérieures, il fait abstraction de l'actionnariat de la Société et assimile la situation à celle plus courante où l'un ou l'autre des conjoints est propriétaire de la résidence familiale.  Cette assimilation correspond à la réalité.

[23]      Les conjoints ont vendu la ferme à leur Société « pour fins fiscales » sans véritablement changer quoi que ce soit à leur quotidienLa vocation de la résidence est demeurée la même.  Il n'y a pas eu de démembrement du droit de propriété pour créer un droit d'usage au sens du Code civil (art. 1072).  Il n'y a pas de bail ni de contrat de travail entre la Société et les époux.  La situation a quelque chose d'artificiel comme il arrive parfois lorsque seul l'objectif fiscal commande la manœuvre.  Il y a même distorsion sous certains aspects :

[64] Quand on examine les revenus des parties avec leurs déclarations fiscales, on constate qu'en 1996 les gains de Madame étaient de 6 600 $, ceux de Monsieur 15 400 $; en 1997, ceux de Madame 13 500 $  et ceux de Monsieur, 13 800 $.

[65] Il faut se souvenir que, pendant ces années-là, les parties avaient un fils qui étudiait aux États-Unis. Ce ne sont sûrement pas les revenus déclarés qui permettaient des études de droit aux États-Unis. […]

[53] Les revenus sont suffisants pour compléter la construction d'une maison confortable, acheter de grosses voitures et envoyer un des garçons étudier le droit aux États-Unis à un coût annuel d'environ 32 000 $ CAN à la fin des années 1990.  Entre 1985 et 1999, les parties passent quatre à six semaines par année en Floride.

[…]

[26]      Le juge a concilié l'objectif fiscal recherché par la création de la Société et l'objectif d'équité voulue par le législateur en instituant le patrimoine familial. En ne formalisant pas leurs relations avec la Société, les conjoints semblent bien avoir voulu perpétuer la situation existante quant à leurs droits respectifs comme usagers de la résidence.

[27]      On peut aussi considérer la situation d'une autre manière. De façon concrète, l'intimée, âgée de 51 ans en 2001, pouvait espérer bénéficier de l'usage de la résidence, tout comme son conjoint, durant de nombreuses années encore, et ce, sans frais puisque l'exploitation de la ferme y pourvoyait entièrement.  Que Madame dispose d'un capital de 50 000 $ pour compenser la perte de ce bénéfice pour les 25 à 30 prochaines années n'a rien d'excessif.  Ça lui assurera une rente qui allégera le loyer d'un hébergement décent, de la qualité de celui dans la résidence.

[28]      Notons que, si le juge fait abstraction de l'actionnariat de la Société pour le partage des droits qui confèrent l'usage de la résidence familiale, il ne l'écarte pas pour autant dans le reste du dossier :

[71] Les parties ont choisi d'opérer leur ferme sous une forme corporative, Madame peut difficilement prétendre qu'il faudrait aujourd'hui écarter la Société pour considérer tous les revenus comme étant ceux de Monsieur.  La mesure de l'enrichissement est l'appréciation de la valeur des actions.  Faute de preuve de la valeur marchande de la Société, le tribunal s'en tient à la valeur aux livres.

[72] Madame a accepté de plein gré de réduire son actionnariat et le tribunal n'a pas à intervenir dans le patrimoine distinct de la Société qui n'est d'ailleurs pas représentée à l'instance.

[29]      En conclusion, l'argument de l'actionnariat invoqué par l'appelant pour faire échec au partage en parts égales des droits qui confèrent l'usage de la résidence familiale ne me convainc pas d'écarter la solution circonstancielle retenue par le juge de première instance, laquelle respecte à mon avis l'esprit de l'institution du patrimoine familial.

[Soulignements ajoutés]

[97]        Un autre exemple se trouve dans l’affaire Droit de la famille-133443[17], où la juge Catherine Mandeville de la Cour supérieure tranche le litige en usant exclusivement des dispositions législatives en matière de patrimoine familial. Dans l’arrêt qui rejette ultérieurement l’appel de ce jugement, la Cour écrit :

[12]      La difficulté tient au fait que la résidence familiale est située sur un terrain qui appartient à la société agricole dans laquelle l'appelant et son père sont associés. De plus, la résidence a été construite, en très grande partie du moins, à partir de matériaux qui ont été prélevés de forêts ou de biens appartenant à la société agricole. Les deux parties ont contribué à la construction de cette résidence et à l'aménagement du terrain alentour, chacun à sa manière.

[13]      Se fondant sur les principes établis dans L.G. c. D.L. et M.L. c. D.H., la juge estime que la valeur du droit d'habitation (ou d'usage) provenant de l'entente entre l'appelant et la société agricole fait partie du patrimoine familial et que, malgré les difficultés inhérentes à l'établissement de cette valeur, il y a lieu de procéder à l'exercice afin d'éviter une injustice pour l'époux qui ne fait pas partie de la société. La juge conclut que cette valeur équivaut ici à la valeur marchande de la maison et du terrain, soit 187 000 $. Ce faisant, la juge ne semble pas se formaliser du fait que la participation de l’appelant dans la société agricole est limitée à 20 %. Nous y reviendrons.

[14]      L'approche est conforme à l'article 415 C.c.Q., lequel prévoit que le patrimoine familial est constitué « des résidences de la famille ou des droits qui en confèrent l'usage ». Elle est également conforme à l'objectif d'équité prévalant en matière de partage du patrimoine familial, comme la juge le rappelait d’ailleurs au paragraphe 26 de son jugement. L'évaluation de la valeur attribuée au droit d'usage de la résidence familiale est une question de fait qui ne peut être révisée en appel qu'en présence d'une erreur manifeste et dominante, ce qui n'est pas le cas ici.[18]

[98]        Dans le présent dossier, la preuve portant sur la relation entre la Fiducie et les époux, notamment quant à l’immeuble de l’avenue du Docteur-Penfield — la seule preuve au dossier et qui n’est aucunement contredite — veut :

·        que la constitution de cette fiducie soit le résultat d’une démarche conjointe des époux afin de réaliser un objectif commun à l’égard duquel chacun a donné un consentement libre et éclairé;

·        que la constitution de cette fiducie, notamment quant au contenu de l’acte de fiducie qui l’a créée, reflète fidèlement le choix commun des époux conseillés en ces matières par les professionnels qui leur ont été recommandés par l’un des intimés;

·        que l’immeuble de l’avenue du Docteur-Penfield a été acquis par la Fiducie à titre d’investissement en raison des usages multiples qui y étaient autorisés (résidentiel et commercial); et

·        que l’immeuble a été occupé par les époux et leurs enfants au fil des années, mais sans que la preuve en révèle davantage.

[99]        Le juge s’est appuyé subsidiairement sur le texte de l’article 415 C.c.Q. pour conclure quant à l’immeuble de l’avenue du Docteur-Penfield à « des droits qui en confèrent l’usage », mais qu’il situe exclusivement dans le patrimoine de l’appelant, ce qui a pour effet de le rendre débiteur à l’égard de la succession de Mme Yared lors du partage du patrimoine familial. Le juge tranche de la sorte en raison du contenu de l’acte de fiducie et des pouvoirs dévolus à M. Karam en qualité de fiduciaire et d’électeur. Mais le juge passe sous silence les droits de bénéficiaire dévolus exclusivement à Mme Yared et aux quatre enfants. Pourquoi les ignorer? Comment les ignorer? Les droits qui en confèrent l’usage, s’il en est, ne pourraient-ils pas se trouver exclusivement dans le patrimoine de Mme Yared alors qu’elle est l’une des bénéficiaires? Le juge ne discute pas de ces questions pourtant des plus pertinentes.

[100]     Il ne tient pas compte, non plus, de la preuve qui démontre que jamais M. Karam n’a usé de ses pouvoirs de fiduciaire ou d’électeur, d’une quelconque façon, encore moins dans le but de réduire ou de modifier les droits de l’un ou l’autre des bénéficiaires d’origine. Le juge exprime des doutes à l’égard de l’acte de renonciation (reproduit à l’annexe A des présents motifs), plutôt que d’en tirer une confirmation de la plus entière bonne foi de M. Karam. Je souligne au passage que l’article 14 de l’acte de fiducie permettait au juge de confirmer la validité de l’acte de renonciation si des doutes subsistaient dans son esprit.

[101]     Et que dire des effets concrets qui résultent du jugement rendu par le juge, soit, d’une part, un appauvrissement de M. Karam, car il doit verser à la succession de Mme Yared, à même ses actifs propres, 50 % de la valeur de l’immeuble de l’avenue du Docteur-Penfield dont le titre de propriété demeure cependant dans le patrimoine distinct de la Fiducie et, d’autre part, un enrichissement des quatre enfants du couple qui héritent de ce 50 % en qualité d’héritiers de Mme Yared tout en demeurant les seuls bénéficiaires de la Fiducie (propriétaire à 100 % de l’immeuble).

[102]     Dans ce contexte, j’estime que le juge commet une erreur révisable.

[103]     Alors que la preuve ne lui permet pas de conclure à des droits d’usage exclusifs en faveur de M. Karam, c’est pourtant la conclusion que le juge retient.

[104]     La preuve administrée ne comporte pas d’assises permettant d’affirmer par prépondérance des probabilités l’existence de tels « droits qui en confèrent l’usage » ou dans le cas contraire, d’éléments qui permettraient d’écarter la position voulant que ces droits soient détenus conjointement par les époux, alors que M. Karam est fiduciaire et que Mme Yared et les quatre enfants sont les seuls bénéficiaires de la Fiducie ou exclusivement par Mme Yared.

[105]     Il me semble que, selon la preuve dont il disposait, le juge devait retenir que si « des droits qui en confèrent l’usage » existaient, il s’agissait de droits conjoints, de sorte qu’ils s’annulent au moment du partage et qu’il est inutile d’en déterminer la valeur.

[106]     C’est d’ailleurs à une telle conclusion qu’en arrive le juge Pierre C. Gagnon dans Droit de la famille — 071938, malgré une situation d’absence de mention expresse dans l’acte de fiducie de l’intention ou du but poursuivi lors de sa constitution (alors que, dans notre cas, l’acte de fiducie comporte des mentions expresses) et des versions contradictoires des parties quant à leur motivation (alors que, dans notre cas, la preuve non contredite établit une motivation commune - une intention commune - des époux). Le juge Gagnon écrit :

[31]      Ni le Deed of Trust ni le Deed of Sale ne stipulent expressément une intention ou un motif précis de Monsieur et Madame de créer la fiducie familiale, puis d'y transférer la résidence familiale.

[32]      Les parties rendent des témoignages divergents quant à leur motivation au moment de procéder de la sorte.

[…]

[60]      Couramment, les époux vont, par exemple, individuellement ou ensemble, acheter et vendre diverses résidences et plusieurs véhicules automobiles, et procéder à diverses opérations au crédit et au débit de leurs régimes de retraite. Le législateur n'a pas voulu contrecarrer ces phénomènes courants de la vie conjugale; il a par contre aménagé des balises.

[61]      Voici, à ce sujet, le texte des articles 421 et 422 C.c.Q. :

Art. 421.  Lorsqu'un bien qui faisait partie du patrimoine familial a été aliéné ou diverti dans l'année précédant le décès de l'un des époux ou l'introduction de l'instance en séparation de corps, divorce ou annulation de mariage et que ce bien n'a pas été remplacé, le tribunal peut ordonner qu'un paiement compensatoire soit fait à l'époux à qui aurait profité l'inclusion de ce bien dans le patrimoine familial.

Il en est de même lorsque le bien a été aliéné plus d'un an avant le décès de l'un des époux ou l'introduction de l'instance et que cette aliénation a été faite dans le but de diminuer la part de l'époux à qui aurait profité l'inclusion de ce bien dans le patrimoine familial.

Art. 422.  Le tribunal peut, sur demande, déroger au principe du partage égal et, quant aux gains inscrits en vertu de la Loi sur le régime de rentes du Québec ou de programmes équivalents, décider qu'il n'y aura aucun partage de ces gains, lorsqu'il en résulterait une injustice compte tenu, notamment, de la brève durée du mariage, de la dilapidation de certains biens par l'un des époux ou encore de la mauvaise foi de l'un d'eux.

[62]      On le voit, le législateur n'interdit pas toute aliénation d'un bien inclus dans le patrimoine familial; plutôt, il édicte un recours en faveur du conjoint lésé quand l'autre, de bonne foi ou de mauvaise foi, appauvrit le patrimoine familial.

[…]

[66]      Le Tribunal constate que les époux peuvent, sous réserve des articles 421 et 422 C.c.Q., aliéner un bien qui jusque-là, faisait partie du patrimoine familial, sans nécessairement le remplacer. Par exemple, ils peuvent vendre toutes leurs résidences et devenir locataires dans une conciergerie; vendre les véhicules automobiles et utiliser les transports en commun.

[…]

[100]    Le Tribunal statue que le patrimoine familial, tel que constitué lors de la dissolution du mariage, comportait des droits conférant à chaque époux l'usage de la résidence familiale, au sens de l'article 415 C.c.Q.

[…]

[110]    En l'occurrence, Monsieur et Madame détiennent des droits d'usage égaux et de même valeur, quelle que soit la quotité à laquelle telle valeur puisse être établie.  À la dissolution du mariage, Madame et Monsieur étaient titulaires à parts égales de ces droits d'usage.

[111]    Il est donc inutile de faire appel à la discrétion judiciaire et d'attribuer une valeur précise en dollars, aux droits d'usage ici en cause.

[112]    En conclusion sur ce point, le patrimoine familial des parties comportait, au moment de la dissolution du mariage, des droits conférant l'usage de la résidence familiale, mais dont le partage se solde nécessairement par l'absence de créance d'une partie à l'égard de l'autre.

La détermination d’une valeur

[107]     En raison de ce qui précède, ce troisième axe devient théorique ou sans objet.

[108]     Je crois tout de même utile de préciser que l’appelant a raison de reprocher au juge de s’être prononcé sur une quotité à prendre en compte lors du partage — d’avoir affirmé qu’elle équivalait à la totalité de la valeur marchande de l’immeuble.

[109]     Cette question n’était pas l’un des objets du débat dont les avocats et le juge avaient convenu des contours dès le début de l’audience.

[110]     Compte tenu des conclusions auxquelles me conduit par ailleurs mon analyse, il n’y a pas lieu d’épiloguer à cet égard.

La conclusion

[111]     Je propose donc d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement de première instance, de confirmer la modification apportée à l’acte de fiducie selon les termes de l’acte notarié reproduit à l’annexe A des présents motifs et de répondre à la question qui était soumise au juge, cela étant, de la façon suivante : ni la résidence de l’avenue du Docteur-Penfield, ni sa valeur marchande, ni aucune valeur relative à cet immeuble ne doit être incluse dans le patrimoine familial des époux aux fins de son partage.

 

 

 

MARIE ST-PIERRE, J.C.A.

 


 

Annexe A

 

ACTE DE RENONCIATION ET RADIATION PAR L’ÉLECTEUR

CONCERNANT LA « FIDUCIE FAMILLE TAKI »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]     Yared (Sucession de), 2016 QCCS 5581.

[2]     Christiane Lalonde, Personnes, famille et successions, La composition du patrimoine familial, Collection de droit 2017-2018, École du Barreau du Québec, vol. 4, 2017 (EYB2017CDD56).

[3]     Christian Labonté et Suzanne Pilon, Le patrimoine familial, Droit de la famille québécoise, CCH, édition à feuilles mobiles, page 8 722.

[4]     [2000] R.D.F. 93 (C.S.) et [2000] R.D.F. 623 (C.A.)

[5]     Chauvin c. Beaucage, 2008 QCCA 922, paragr. 73, citant : Paul Martel, « Le « voile corporatif » - l’attitude des tribunaux face à l’article 317 du Code civil du Québec », (1998) 58 R. du B. 95, p. 136.

[6]     Gestion André Lévesque inc. c. Compt'le inc., C.A., J.E. 97-631.

[7]     Paul Martel, La société par actions au Québec : les aspects juridiques, volume 1, Montréal, Wilson & Lafleur/Martel Ltée, 2017, p. 1-85.

[8]     Jacques Beaulne (mise à jour par André J. Barette), Droit des fiducies, 3e éd., coll. « La Collection bleue », Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, p. 4, paragr. 5.

[9]     Jacques Beaulne (mise à jour par André J. Barette), Droit des fiducies, 3e éd., coll. « La Collection bleue », Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, p. 21, paragr. 30.

[10]    Droit de la famille — 13681, C.A., 2013 QCCA 501.

[11]    Caroline Rhéaume, Développements récents en droit familial (2017), La levée du voile fiduciaire, Service de la formation continue du Barreau du Québec, 2017 (EYB2017DEV2515).

[12]    D.L. c. L.G., 2006 QCCA 1125.

[13]    D.L. c. L.G., 2006 QCCA 1125, paragr.14.

[14]    D.L. c. L.G., 2006 QCCA 1125, paragr.15.

[15]    D.L. c. L.G., 2006 QCCA 1125, paragr.16.

[16]    D.L. c. L.G., 2006 QCCA 1125, paragr.17.

[17]    Droit de la famille-133443, 2013 QCCS 6099, confirmé en appel, 2014 QCCA 1660.

[18]    Droit de la famille — 142245, 2014 QCCA 1660.

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Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.