Section des affaires sociales
En matière d'indemnisation
Référence neutre : 2010 QCTAQ 01170
Dossier : SAS-M-153908-0901
DANIEL ROBERGE
PRESHA BOTTINO
c.
SOCIÉTÉ DE L'ASSURANCE AUTOMOBILE DU QUÉBEC
[1] Le Tribunal est saisi d’un recours à l’égard d’une décision rendue en révision par l’intimée, la Société de l’assurance automobile du Québec (la Société).
Litige |
Décision |
Maintien |
Introduction du recours |
1 / Refus de reconnaître un lien de causalité |
2008-01-28 |
2008-12-23 |
2009-01-07 |
2 / Refus d'accorder une indemnité de remplacement de revenu au motif que les blessures n'auraient pas entraîné une incapacité de plus de sept jours suivant l'accident. |
2008-01-28 |
[2] |
[3] |
[4] Présent à l'audience tenue le 3 décembre 2009, le requérant est représenté par Me André Laporte. Celui-ci demande de reconnaître le lien de causalité de même que l'incapacité au travail au-delà des sept jours suivant l'accident.
[5] La Société est représentée par Me Monique Langlois.
les faits
[6] Après avoir analysé l’ensemble de la preuve, le Tribunal retient comme pertinents les faits suivants.
[7] Vers 02h15 dans la nuit du 18 août 2007, le requérant perd le contrôle de son véhicule et fait une collision frontale. Alors en état de confusion, il quitte à pied les lieux de l'accident. Il reprendra vraiment conscience de la situation plus loin dans un fossé. Il appelle alors un ami qui le conduit au Centre de santé et de services sociaux A.
[8] À la date de l’accident, le requérant est âgé de 25 ans.
[9] Au Centre de santé, le Glasgow[1] est de 15/15, mais on note que le requérant raconte une histoire confuse. De la morphine lui est administrée en raison de douleurs. Les examens radiologiques révèlent plusieurs fractures au visage : arcade zygomatique gauche, os propres du nez, septum et lame perpendiculaire. En raison des fractures, il est vu en consultation en otorhinolaryngologie (ORL). Il quitte l'hôpital le jour même.
[10] Une semaine plus tard, soit le 24 août, Dr Gilles Bilodeau, médecin spécialiste en ORL, effectue une réduction ouverte des fractures de l'arcade zygomatique et du nez. Le requérant est libéré de l'hôpital le jour même de la chirurgie. Dr Bilodeau inscrit sur un feuillet de prescription[2] : « arrêt travail X 10 jours ».
[11] Le 4 octobre 2007[3], une radiographie demandée par Dr Bilodeau révèle une fracture non déplacée au tiers moyen du scaphoïde du poignet gauche. Le 11 octobre[4], Dr Bilodeau informe la Société de la fracture et d'une référence en orthopédie.
[12] La consultation en orthopédie est réalisée le lendemain 12 octobre par Dr Richard Bonin. La fracture du poignet est traitée par une immobilisation plâtrée. En ce qui a trait à l’incapacité, Dr Bonin inscrit dans un rapport médical du 16 novembre 2007[5], qu'il y a arrêt de travail pour une période indéterminée.
[13] Le 28 janvier 2008, la Société rend les décisions faisant l’objet du présent litige : refus du lien de causalité et refus au droit à une indemnité de remplacement de revenu.
[14] Le 11 août 2008[6], Dr Gilles R. Tremblay, orthopédiste, réalise une expertise à la demande du procureur du requérant. Elle s’avère peu utile dans le présent litige puisqu’il note la fracture du scaphoïde gauche, sans explication quant au lien de causalité et qu’il décrit des atteintes permanentes sans toutefois se prononcer sur l'incapacité.
[15] Le 23 décembre 2008, la Société maintient en révision les deux décisions initiales, d'où le recours au Tribunal administratif du Québec introduit le 7 janvier suivant.
[16] La décision en révision ne fait pas mention d'une expertise réalisée le 29 octobre 2008 par Dr Bilodeau. Dans son rapport, celui-ci décrit des atteintes physiques et esthétiques permanentes. Spécifiant qu’il ne se prononce que pour les blessures ayant trait à sa spécialité (ORL), il émet l'opinion que le requérant pouvait reprendre son travail 14 jours après la chirurgie du 24 août 2007.
[17] Le 30 septembre 2009, Dr Tremblay rédige une note complémentaire à son expertise du 11 août 2008. Il explique qu’en médecine la fracture du scaphoïde est une fracture souvent manquée (inaperçue), et ce, parfois pendant plusieurs mois.
témoignages
· le requérant
[18] Le requérant affirme qu'avant l'accident il pratiquait plusieurs sports et était en parfaite condition physique. Il effectuait un travail exigeant physiquement, soit celui de débosseleur.
[19] Il n'a aucune mémoire de l'accident. Ses premiers souvenirs sont ceux alors qu'il est dans un fossé et qu'il réalise qu'il est blessé. Il dit qu'il avait à ce moment de la douleur partout, mais surtout au niveau du visage et du membre inférieur gauche.
[20] Il a réalisé le problème au poignet gauche, quand il a commencé à s'appuyer dessus pour se mobiliser. Il affirme en avoir alors parlé au médecin qu'il voyait pour le suivi en ORL. C'est ce qui a amené finalement la radiographie du 4 octobre révélant la fracture.
[21] Il affirme ne pas avoir repris son travail de débosseleur après l'accident, ses blessures ne lui permettant pas de faire un travail aussi exigeant. Il admet avoir reçu quand même des chèques de ses parents qui sont aussi son employeur. Il explique que c'était là une façon pour eux de lui donner un peu d'argent de poche. Il considérait le tout comme une avance sur du travail qu'il pourrait effectuer éventuellement dans le futur.
· monsieur c... g...
[22] Monsieur G... est le père d'un ami du requérant. C'est lui que ce dernier a rejoint en pleine nuit pour aller le chercher. Il se souvient que le requérant se plaignait de douleur au bras et à la jambe, mais il ne se souvient plus de quel côté. Il l’a conduit à l'hôpital et est demeuré avec lui jusqu'à l'arrivée de la mère.
· mme m... b…
[23] Madame est la mère du requérant. Lorsqu’elle s'est présentée à l'hôpital la nuit de l'accident, elle a constaté que son fils n'avait pas un discours cohérent. Comme ce dernier habite chez elle, elle s'en est occupé par la suite.
[24] Pour ce qui est du poignet gauche, elle se souvient qu'il avait de la douleur et de la difficulté à tenir ou serrer des objets. Elle ne peut préciser la date, mais dit que c'était avant l'opération du 24 août 2007, ce qui signifie la semaine suivant l’accident.
[25] Elle corrobore le témoignage de son fils en ce qui a trait aux chèques qui lui ont été donnés entre l'accident et le 5 octobre 2007.
motifs
[26] Le Tribunal est appelé à se prononcer en appel de la décision rendue en révision par la Société le 23 décembre 2008. Deux points sont en litige : le lien de causalité et l’indemnité de remplacement de revenu (IRR).
§ 1 / LIEN DE CAUSALITÉ POUR LA FRACTURE AU SCAPHOÏDE GAUCHE
[27] La Société en révision maintient qu'il n'y a pas de lien probable entre l'accident et la fracture du scaphoïde au poignet gauche. Sa preuve repose principalement sur les arguments suivants :
- Malgré le fait que le requérant a vu fréquemment du personnel médical dans la période contemporaine à l'accident, il n'y a aucune mention de symptômes au poignet gauche;
- La première mention de la fracture du scaphoïde apparaît sur la radiographie du 4 octobre, soit plus d'un mois après l'accident survenu le 18 août. Ce délai n'est pas habituel avec une blessure traumatique, telle une fracture.
[28] Pour voir son recours accueilli sur cet aspect du litige, le requérant a le fardeau de démontrer par une preuve prépondérante que, contrairement aux prétentions de la Société, le lien de causalité est probable. La preuve qu’il présente repose principalement sur les arguments suivants :
- Lors de l'accident, il avait d'autres blessures, notamment au visage, qui ont pris toute l'attention du personnel médical. Il avait des douleurs partout surtout du côté gauche du corps. Il était confus. Il a pleinement réalisé la douleur au poignet une fois revenu chez lui. Sa mère corrobore ce fait lorsqu'elle dit qu'il avait alors de la difficulté à tenir des choses avec la main gauche.
- Il n'avait aucun antécédent médical au niveau du poignet et il n'est survenu aucun autre événement après l'accident qui aurait pu provoquer la fracture;
- Il n’est pas rare que ce type de fracture passe inaperçue, selon Dr Tremblay.
[29] Qu'en est-il ?
[30] Les dispositions législatives pertinentes se trouvent à l’article 2 de la Loi sur l'assurance automobile[7] : Il y est indiqué la nécessité d'établir le lien de causalité entre un accident et un préjudice corporel pour donner droit à l'indemnisation :
2. Dans le présent titre, à moins que le contexte n'indique un sens différent, on entend par:
(…) «Préjudice corporel»: tout préjudice corporel d'ordre physique ou psychique d'une victime y compris le décès, qui lui est causé dans un accident, ainsi que les dommages aux vêtements que porte la victime; (…)
[31] Dans le présent litige, le degré de preuve nécessaire pour retenir un lien de causalité n’est ni la possibilité ni la certitude, mais plutôt la prépondérance des probabilités. Logiquement, pour que la probabilité de l’existence d’un fait soit plus grande que son inexistence, donc prépondérante, elle doit être démontrée supérieure à 50% :
Code civil du Québec[8]
« Article 2804: La preuve qui rend l’existence d’un fait plus probable que son inexistence est suffisante, à moins que la loi n’exige une preuve plus convaincante. »
[32] Il n’y a pas de règle absolue pour procéder à l’étude du lien de causalité. Toutefois, la jurisprudence du Tribunal a reconnu à maintes reprises le recours à un questionnement rigoureux de l’ensemble de la preuve à partir d’une grille d’analyse communément appelée critères d’imputabilité[9]. Ces critères constituent un outil qui facilite l’analyse, permet qu’aucun élément de preuve important ne soit oublié et finalement permet d’éviter les affirmations insuffisamment motivées.
[33] Dans le cas du requérant, le critère d’imputabilité qui fait problème et qui a amené la Société à refuser le lien de causalité est le critère du délai d'apparition. Le diagnostic a été posé le 4 octobre 2007, soit environ sept semaines après l'accident.
[34] Il est vrai que les blessures musculosquelettiques, telle une fracture, se manifestent habituellement de façon rapide sinon immédiate après un traumatisme. Un long délai de consultation ne plaide pas en faveur d’une probabilité de lien de causalité à moins que soit fournie à ce propos une explication valable basée sur des connaissances médicales reconnues.
[35] En l’espèce, le Tribunal est d’avis que cette explication est fournie :
- Histoire naturelle : Dr Tremblay explique qu'il n'est pas rare qu'une fracture du scaphoïde passe inaperçue. Son opinion médicale est non contredite puisque la Société n'a pas jugé bon de présenter une opinion spécialisée à l'effet contraire;
- Blessures initiales : Le requérant était confus à l'hôpital, se plaignant de douleur partout. Les blessures plus dramatiques au visage et le fait qu'il y a eu administration de morphine permettent de comprendre raisonnablement que la blessure au poignet n'ait pas attiré l'attention nécessaire du personnel médical;
- Délai d’apparition : Le témoignage crédible de la mère corrobore le fait que c’est dans les jours suivant l’accident que le requérant a réalisé l’importance de la douleur au poignet gauche, et ce, lorsqu'il a commencé à se mobiliser chez lui. Le délai n’est donc pas d’un mois, mais tout au plus de quelques jours. Le fait qu’il ne s’en soit rendu compte que lors de la mise en tension du poignet est crédible dans les circonstances;
[36] Le Tribunal arrive à la conclusion que, selon la preuve prépondérante, il existe un lien de causalité probable entre l'accident du 18 août 2007 et la fracture du scaphoïde gauche révélée par radiographie le 4 octobre suivant.
§ 2 / INCAPACITÉ
[37] La Société en révision maintient que l'incapacité au travail n'a pas excédé les sept jours suivant l'accident. Sa preuve repose principalement sur le fait que le requérant a reçu des chèques de paye et qu’un document indique que la dernière journée de travail est le 5 octobre. À noter que pour la Société, la fracture du scaphoïde n’est pas considérée car elle n’en reconnaît pas le lien de causalité.
[38] Quant au requérant, il ne nie pas avoir reçu des chèques, mais la réalité est qu’il ne pouvait pas et n’a pas travaillé.
[39] Qu’en est-il ?
[40] Les dispositions législatives pertinentes sont les articles 14 et 83.20 de la Loi sur l'assurance automobile :
14. La victime qui, lors de l'accident, exerce habituellement un emploi à temps plein a droit à une indemnité de remplacement du revenu si, en raison de cet accident, elle est incapable d'exercer son emploi.
83.20. (…) Elle n'est pas due avant le septième jour qui suit celui de l'accident, sauf dans le cas prévu au troisième alinéa de l'article 57. (…)
[41] Le Tribunal est d’avis que selon la preuve prépondérante, il y a plus de sept jours d’incapacité au travail :
- Fractures au visage : Dr Bilodeau est d'avis qu'il y a nécessité d'un arrêt de travail pour les blessures concernées par sa spécialité (ORL). Dans un cas, il dit 10 jours, dans l'autre, il dit deux semaines;
- Fracture du scaphoïde gauche : Dans son rapport médical du 16 novembre 2007, Dr Bonin estime que la durée de l’incapacité au travail est indéterminée.
[42] Le fait que le requérant a reçu des chèques de ses parents (employeurs) ou que les documents mentionnent une date comme dernier jour travaillé, peut montrer que pour un certain temps, il n’y a pas eu perte de revenu. Toutefois, cela ne change en rien au fait qu'en vérité, il était physiquement incapable de faire son travail et qu'effectivement il n'a pas travaillé comme le démontre la preuve.
[43] Le Tribunal arrive à la conclusion que, selon la preuve prépondérante, la condition du requérant répond à l’exigence de l’article 14 : « (…) si, en raison de cet accident, elle est incapable d'exercer son emploi ». Elle répond aussi à l’exigence de l’article 83,20 puisque l’incapacité persiste au-delà du septième jour qui suit celui de l'accident. Il a donc droit à une IRR. Le cas échéant, il appartiendra à la Société, dans ses calculs, de prendre en considération les montants effectivement reçus par le requérant jusqu’au 5 octobre 2007.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
· ACCUEILLE le recours;
· RECONNAÎT la probabilité d'un lien de causalité entre l'accident du 18 août 2007 et la fracture du scaphoïde au poignet gauche mise en évidence le 4 octobre suivant;
· RECONNAÎT une période d'incapacité au travail de débosseleur pour une période supérieure aux sept jours suivant la date de l'accident;
· ORDONNE à la Société de verser au requérant les indemnités auxquelles il a droit en conformité avec la Loi sur l'assurance automobile.
Laporte & Lavallée
Me André Laporte
Procureur de la partie requérante
Me Monique Langlois
Procureure de la partie intimée
[1] Note du Tribunal : L’échelle de Glasgow est un indicateur de l'état de conscience.
[2] Pièce R-1
[3] Page 21 du dossier du Tribunal
[4] Page 14 du dossier du Tribunal
[5] Page 15 du dossier du Tribunal
[6] Rapport reçu au Tribunal le 5 octobre 2009
[7] L.R.Q., chapitre A-25
[8] Code civil du Québec, article 2804
[9] SAS-M-084668-0305, décision rendue le 28 avril 2004 par les juges administratifs Me Daniel Harvey / Dr Louis-Joseph Papineau,
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.