Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam) c. Compagnie minière IOC inc. (Iron Ore Company of Canada) |
2016 QCCS 1958 |
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COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-17-076401-135 |
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DATE : |
26 avril 2016 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
THOMAS M. DAVIS |
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LES UASHAUNNUAT (LES INNUS DE UASHAT ET DE MANI-UTENAM), une collectivité distincte de la Grande Nation innue, laquelle collectivité comprend les communautés innues de Uashat et de Mani-Utenam, leurs membres et les familles traditionnelles innues de ces communautés |
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et |
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LES INNUS DE MATIMEKUSH-LAC JOHN, également une collectivité distincte de la Grande Nation innue, laquelle collectivité comprend la communauté innue de Matimekush-Lac John, leurs membres et les familles traditionnelles innues de cette communauté |
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et |
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LE CHEF GEORGES-ERNEST GRÉGOIRE, chef et membre des Innus de Uashat et de Mani-Utenam, chasseur, pêcheur et piégeur, agissant personnellement, en tant que Chef des Uashaunnuat et, avec le Vice-Chef et les conseillers d’ITUM, représentant pour les fins des présentes la collectivité de tous les Uashaunnuat |
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et |
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LE CHEF RÉAL MCKENZIE, Chef et membre des Innus de Matimekush-Lac John, chasseur, agissant personnellement, en tant que Chef des Innus de Matimekush-Lac John et, avec les conseillers des Innus de Matimekush-Lac John, représentant pour les fins des présentes la collectivité de tous les Innus de Matimekush-Lac John |
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et |
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LA BANDE INNU TAKUAIKAN UASHAT MAK MANI-UTENAM no. 80 (la bande de Uashat - Mani-Utenam), composée des Innus de Uashat et de Mani-Utenam, une bande au sens de la Loi sur les Indiens, et aussi descendant et faisant partie, avec les Innus de Matimekush-Lac-John, de bandes traditionnelles |
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et |
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LA NATION INNU MATIMEKUSH-LAC JOHN no. 87, une bande au sens de la Loi sur les Indiens, et aussi descendant et faisant partie, avec les Innus de Uashat et de Mani-Utenam, de bandes traditionnelles |
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et |
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MIKE MCKENZIE, Vice-Chef de Mani-Utenam, et les autres conseillers YVES ROCK, JONATHAN MCKENZIE, RONALD FONTAINE, MARIE-MARTHE FONTAINE, MARCELLE ST-ONGE, ÉVELYNE ST-ONGE, WILLIAM FONTAINE et ADÉLARD JOSEPH, lesquels Vice-Chef et conseillers agissent personnellement et avec le Chef Georges-Ernest Grégoire comme représentant de toute la collectivité des Uashaunnuat (lesquels Vice-Chef et conseillers forment, avec le Chef, le conseil de la bande de Uashat mak Mani-Utenam (ITUM)) |
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et |
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CAROLINE GABRIEL, MARIE-MARTHE MCKENZIE, MARIE-LINE AMBROISE, conseillères, et PACO VACHON, conseiller, agissant personnellement et, avec le Chef Réal McKenzie, comme représentant de toute la collectivité des Innus de Matimekush-Lac John |
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ALBERT VOLLANT, RAOUL VOLLANT, GILBERT MICHEL, AGNÈS MCKENZIE, PHILIPPE MCKENZIE et AUGUSTE JEAN-PIERRE, Chefs de famille |
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Demandeurs |
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c. |
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COMPAGNIE MINIÈRE IOC INC. (IRON ORE COMPANY OF CANADA) |
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COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER DU LITTORAL NORD DE QUÉBEC ET DU LABRADOR INC. (QUEBEC NORTH SHORE AND LABRADOR RAILWAY COMPANY INC.) |
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Défenderesses |
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PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC |
Mise en cause |
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PROCUREUR GÉNÉRAL DE TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR |
Intervenant |
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JUGEMENT sur une Requête en intervention |
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[1] Les Innus de Uashat et de Mani-Utenam (les Innus de UM) et les Innus de Matimekush-Lac-John (Innus de MLJ ), poursuivent les défenderesses, Compagnie minière IOC Inc. (IOC) et Compagnie de chemin de fer du littoral Nord de Québec et du Labrador Inc. (QNS&L), et réclament la somme de 900 000 000 $ ainsi que différentes ordonnances déclaratoires et injonctives.
[2] Les opérations d’IOC et de QNS&L sont entreprises tant au Québec qu’au Labrador et les revendications des Innus s’étendent aux opérations et installations qui se trouvent dans les deux provinces.
[3] Le Procureur général de Terre-Neuve et Labrador (Terre-Neuve-et-Labrador) demande au Tribunal de l’autoriser à intervenir au dossier. Toutefois, il fait cette demande dans un contexte où il ne reconnaît pas la compétence de cette Cour pour prononcer quelque ordonnance en relation avec les revendications qui visent son territoire.
[4] Les Innus de UM s’opposent à son intervention.
[5] La position des Innus de MLJ est plus nuancée et ils la présentent ainsi dans leur plan d’argumentation à la demande d’intervention :
Tel que dénoncé dans une lettre datée du 10 avril 2014 des avocats soussignés, les intimés les Innus de Matimekush-Lac John (les « Innus MLJ ») ne s’opposent pas à l’intervention du PGTNL dans la mesure où cette intervention est limitée à plaider la question de la compétence de la Cour supérieure du Québec et appuyer la position des défenderesses à cet égard, tel que proposé par le PGTNL au paragraphe 12 de sa Requête en intervention.[1]
[6] Cependant pour eux, Terre-Neuve-et-Labrador ne doit pas être autorisé à participer au-delà de cela et, assurément, ne possède pas le droit de présenter de preuve.
[7] La demande d’intervention est introduite alors que l’ancien Code de procédure civile est encore en vigueur. Toutefois, vu l’article 833 du nouveau Code, le Tribunal estime que c’est celui-ci qui s’applique.
[8] Les Innus allèguent qu’ils « ont occupé un vaste territoire sur la Péninsule Québec-Labrador comme territoire traditionnel (le Nitassinan), y ont pratiqué un mode de vie unique et ont subsisté grâce à ses ressources, exclusivement et sans incursion des non-Autochtones dans la quasi-totalité de ce territoire. »[2]
[9] Ils estiment que les projets et installations d’IOC et de QNS&L portent atteinte à leurs droits. Voici un sommaire de cette position :
2. Vers le milieu du XXe siècle, les défenderesses ont procédé à la construction d’un mégaprojet d’exploitation minière dans le territoire traditionnel des Uashaunnuat et des Innus de MLJ et ce, sans le consentement ou sans même la consultation des Uashaunnuat ou des Innus de MLJ et sans que ceux-ci puissent l’empêcher.
3. Ce mégaprojet, ci-après détaillé, comprend notamment l’aménagement et l’exploitation de mines de fer et d’ouvrages connexes près de Schefferville et de Labrador City (Carol Lake), d’un chemin de fer de 578 km entre Sept-Îles et Schefferville, d’installations portuaires à Sept-Îles et de complexes hydroélectriques, l’établissement et l’expansion de villes et un projet d’expansion près de Carol Lake (ci-après « le mégaprojet d’IOC »).
4. Le mégaprojet d’IOC a segmenté, transformé et détérioré le Nitassinan, a porté un grave préjudice, qui subsiste à ce jour, aux Innus de UM et aux Innus de MLJ, à leur mode de vie et à leur subsistance et a gravement perturbé leur occupation et leur usage du Nitassinan et la pratique de leurs activités traditionnelles, lesquels occupation et usage et activités traditionnelles ont continué jusqu’à ce jour d’une façon réduite.
5. Dès le début de la construction du mégaprojet d’IOC, les défenderesses ont agi illégalement et sans apparence de droit, laquelle situation persiste jusqu’à ce jour, et n’ont donc pu acquérir quelque droit que ce soit opposable aux droits des demandeurs relativement au territoire qu’elles occupent ou utilisent.
6. La construction et l’opération par les défenderesses du mégaprojet d’IOC équivalaient et équivalent toujours à une colonisation et une dépossession du territoire traditionnel des Uashaunnuat et des Innus de MLJ et des ressources naturelles de celui-ci et ont entravé et entravent encore l’exercice de leurs droits, conformément à leurs propres besoins et intérêts et conformément à leur mode de vie traditionnel.
[10] Les Innus décrivent le Nitassinan en ces termes :
12. Le Nitassinan des Innus de UM-MLJ (« le Nitassinan ») englobe une partie importante de la Péninsule Québec-Labrador. Le Nitassinan peut être sommairement décrit comme suit : Territoire borné au sud par le milieu du Fleuve Saint-Laurent entre le 49e et le 50e parallèle, au nord entre le 57e et le 58e parallèle, à l’est entre le 61e et le 62e méridien et à l’ouest entre le 70e et le 72e méridien, le tout tel qu’il appert d’une carte du Nitassinan des Innus de UM-MLJ datée du 10 septembre 2009, dénoncée aux présentes comme la Pièce P-1. Cependant, pour les fins du présent recours, seule la partie de ce territoire traditionnel affectée par le mégaprojet des défenderesses est pertinente.
[11] Pour appuyer leurs réclamations, les Innus invoquent les droits ancestraux, y compris le titre indien, et les droits issus de traités existants dans et sur tout le Nitassinan, y compris à l’égard du minerai de fer et autres ressources naturelles s’y trouvant, et, quant aux défenderesses, à l’égard de tout ce qu’elles y possèdent ou utilisent; ils n’ont jamais cédé ces droits[3].
[12] De surcroît, ils allèguent que :
144. Le mégaprojet d’IOC (y compris chacune de ses composantes pour les fins de cette section) et notamment les opérations, installations et activités des défenderesses ont violé et violent de plein fouet les droits des demandeurs, sont illégaux et ceci nonobstant les lois du Canada, du Québec et de Terre-Neuve-Labrador […]
[13] Finalement, à titre de remède ils demandent un jugement déclaratoire à l’effet qu’ils bénéficient des droits ancestraux, y compris le titre indien, et les droits issus de traités existants, et ce, sur tout le Nitassinan.
[14] Dès le début des procédures, le juge Blanchard exige qu’un avis constitutionnel soit notifié aux gouvernements du Canada, du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador.
[15] L’Avis de questions constitutionnelles (l’Avis) des Innus de UM est notifié le 14 mai 2015 et on y trouve la confirmation que les Innus demanderont la reconnaissance de leur titre sur tout le territoire. On lit également qu’ils soulèvent :
l’inapplicabilité à l’égard des demandeurs UM des pouvoirs législatifs et limites des Provinces de Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador et l’inapplicabilité aux demandeurs UM des frontières du Québec et du Labrador dessinées par le Conseil Privé dans son jugement du 1er mars 1927 dans Re Labrador Boundary (le Renvoi quant aux frontières du Labrador)[4]
[16] L’Avis réfère à plusieurs lois dont celles de Terre-Neuve-et-Labrador et mentionne que cette législation « forme partie des règles de droit incompatibles avec les droits et pouvoirs inhérents ou constitutionnels des demandeurs UM et est constitutionnellement inapplicable ou inopérante à l’égard des demandeurs UM ».[5]
[17] Lors d’une conférence de gestion tenue le 27 janvier 2016, les Innus de UM informent le Tribunal de leur intention de contester la frontière entre le Québec et le Labrador. Le Tribunal en prend note, mais réserve à la Procureure générale du Québec (PGQ) son droit de faire des représentations sur l’opportunité de traiter de cette question, lors des audiences à venir.
[18] Le 26 février 2016, la PGQ soulève que ce débat est pour le moins prématuré.
[19] Dès le début de l’audience sur la demande d’intervention, la PGQ réitère sa position. Elle fait valoir que le traitement de cette question n’est pas nécessaire pour décider des requêtes devant le Tribunal, dont celle de Terre-Neuve-et-Labrador pour intervention et celles d’IOC et de Terre-Neuve-et-Labrador en radiation d’allégations[6]. Pour elle, la retenue judiciaire fait en sorte que cette question ne doit pas être traitée à ce stade.
[20] Terre-Neuve-et-Labrador appuie la PGQ et ajoute que le traitement de la frontière échappe à la compétence du Tribunal, car la frontière est maintenant délimitée par la Constitution et ne peut pas être modifiée par un jugement de cette Cour.
[21] Séance tenante, le Tribunal a statué qu’il ne traitera de cette question que si cela s’avère nécessaire. Le cas échéant, il convoquera les parties à une audience supplémentaire.
[22] Terre-Neuve-et-Labrador fait valoir que le territoire de Nitassinan est situé en partie au Québec et en partie au Labrador. Vu la demande des Innus de faire reconnaître leurs droits ancestraux, y compris le titre indien, et les droits issus de traités existants sur ce territoire en entier, Terre-Neuve-et-Labrador possède un intérêt certain dans le débat devant le Tribunal.
[23] Il réfère le Tribunal au jugement du juge Duchesne dans Leblanc c. Canada (Procureur général)[7], où le juge s’est exprimé en ces termes :
[41] D'abord, le Tribunal endosse les propos de M. le juge Gascon, alors juge à la Cour supérieure et maintenant juge à la Cour d'appel, lorsqu'il fait reposer sur les épaules de l'opposant le fardeau de prouver l'absence d'intérêt de l'intervenant :
« 6 Quoique
l'article
7 Ainsi, tout comme cela prévaut
d'ailleurs en matière d'irrecevabilité pour défaut d'intérêt selon l'article
(Référence omise)
[24] Il poursuit en faisant valoir que les Innus de UM n’ont point démontré l’absence d’intérêt de Terre-Neuve-et-Labrador.
[25] Puisque la présente affaire relève du droit public, « la notion d'intérêt suffisant est interprétée de façon plus large que dans une affaire relevant du droit privé »[8].
[26] Terre-Neuve-et-Labrador réfère le Tribunal au jugement du juge Marc-André Blanchard dans le présent dossier où, sur une requête en irrecevabilité d’IOC et QSN&L, il s’est exprimé en ces termes :
[19] Ici, il ne fait aucun doute qu'on demande au Tribunal, notamment, de se prononcer sur les droits constitutionnels qui existeraient à l'égard de la Couronne, tant du Chef du Canada, que du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador. Il s'agit d'ailleurs de l'essence du jugement du Tribunal du 29 avril 2014.[9]
[27] Le jugement du 29 avril 2014, reconnaissait que :
[5] Il ne fait donc aucun doute que, tenus pour avérés, et si tant est qu'elles soient éventuellement agréées par le Tribunal, les allégations et les conclusions mettent en cause les droits constitutionnels du Canada, de la Province de Québec et de la Province de Terre-Neuve et Labrador (« Terre-Neuve »).[10]
[28] C’est ce jugement qui donne lieu à l’Avis constitutionnel.
[29] Terre-Neuve-et-Labrador réfère également le Tribunal à l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Nation Tsilhqot’in c. Colombie - Britannique[11]. Il fait valoir que cet arrêt reconnaît l’intérêt de la Couronne d’une province dans les terres de la province et que toute reconnaissance d’un titre ancestral va empiéter sur ses intérêts. Ainsi, une province possède l’intérêt requis pour intervenir dans un dossier où une première nation recherche un titre ancestral sur les terres d’une province.
[30] Malgré la décision du Tribunal d’entendre plus tard le débat sur la frontière, au besoin, une bonne partie de l’argumentation des Innus de UM a touché ce sujet. Pour eux, le traitement de cette question s’avère nécessaire à la détermination de l’intérêt de Terre-Neuve-et-Labrador d’intervenir au dossier.
[31]
Ils mettent une emphase particulière sur la Mise en demeure de
reconnaître l’origine et l’intégrité d’une pièce selon l’art.
Vous êtes par les présentes mis en demeure de reconnaître l'origine et l'intégrité de l'information que porte le document contenant tous les documents déposés dans le cadre de la décision du Conseil privé d’Angleterre dans Re Labrador Boundary (le Renvoi quant aux frontières du Labrador ) datée du 1er mars 1927 contenu sur le site internet Heritage Newfoundland & Labrador et auquel le lien hypertexte suivant permet d’avoir accès :
http://www.heritage.nf.ca/articles/politics/pdf/labrador-boundary-dispute-documents.pdf
Faute, dans un délai de dix jours, de nier l’origine ou l’intégrité de cette pièce dans une déclaration sous serment dans laquelle vous précisez vos motifs, la reconnaissance de l’origine et de l’intégrité de cette pièce sera réputée admise.
[32]
Ils considèrent la déclaration sous serment de Me Paré du 19 janvier
2016, un des procureurs d’IOC et QNS&L, et les lettres acheminées par les
procureurs de Terre-Neuve-et-Labrador et du Québec, insuffisantes comme réponse
à la Mise en demeure en vertu de l’article
[33] L’essentiel de l’argument des Innus de UM est qu’avant l’arrêt du Conseil privé en 1927 dans Re Labrador Boundary[12], Terre-Neuve n’a rien fait pour établir sa souveraineté sur le Labrador. De surcroît, ces documents sont présentés comme faisant preuve que la frontière entre le Labrador et le Québec n’a jamais été reconnue comme le Conseil privé l’a établie.
[34] Les Innus de UM ajoutent que leurs droits au Labrador ont été reconnus et que le Canada leur a accordé la protection de la Couronne avant 1927. Cette même reconnaissance n’a pas été accordée par Terre-Neuve. Vu qu’ils étaient les seuls à occuper le territoire du Labrador avant l’arrêt du Conseil privé, voilà un autre indice du manque d’intérêt de Terre-Neuve-et-Labrador pour intervenir au dossier.
[35] Les Innus de UM allèguent également que le jugement du Conseil privé a été rendu per incuriam, c’est-à-dire que le Conseil a oublié de considérer un élément essentiel. La conséquence est que ce jugement n’a aucune valeur.
[36] Finalement, ils ajoutent que depuis le jugement, les gouvernements du Canada et du Québec se sont comportés comme s’il n’avait jamais été rendu.
[37] Mis à part la question de la frontière, les Innus de UM soutiennent que le litige en est un de droit privé de sorte que l’intérêt de l’intervenant doit être juridique, né et actuel.
[38] Ils expliquent qu’il s’agit d’un litige de droit privé parce qu’ils revendiquent des droits auprès d’IOC et de QNS&L et qu’il n’y aura pas chose jugée à l’encontre de Terre-Neuve-et-Labrador. Aucun jugement dans le présent dossier n’affectera quelque droit que ce soit de Terre-Neuve-et-Labrador.
[39] Les Innus ajoutent que même si le litige en est un de droit public, Terre-Neuve-et-Labrador n’a pas l’intérêt requis.
[40] Ils soulèvent que la radiation des allégations que Terre-Neuve-et-Labrador recherche est identique à la demande d’IOC et QNS&L de sorte que son intervention n’ajoute rien au dossier.
[41] La démarche de Terre-Neuve-et-Labrador est aussi inadmissible, vu que son seul but est de faire radier des allégations, et que, de toute façon, il ne sera pas lié par le jugement du Tribunal sur le fond du dossier.
[42] Les Innus de UM soutiennent également que leurs droits ancestraux sur le territoire priment sur les droits de Terre-Neuve-et-Labrador.
[43] Les droits des Innus étant préexistants à ceux de la province, celle-ci n’a pas l’intérêt requis pour les remettre en question.
[44] Finalement, les Innus de UM prétendent que la reconnaissance d’un titre indien en leur faveur n’affectera pas le droit de propriété de Terre-Neuve-et-Labrador.
[45] Pour les Innus de MLJ, le litige en est un qui est privé. Terre-Neuve-et-Labrador désire intervenir pour encadrer le litige, tout en mentionnant que l’immunité de la Couronne enlève la compétence des tribunaux québécois.
[46] Vu qu’à ce stade Terre-Neuve-et-Labrador n’intervient qu’afin d’appuyer IOC et QNS&L, sa présence au litige est inutile, prétendent-ils.
[47]
En premier lieu, le Tribunal traitera de la Mise en demeure en vertu de
l’article
[48] IOC et QNS&L refusent de reconnaître l'origine et l'intégrité des documents par la déclaration sous serment de Me Paré du 19 janvier 2016.
[49] Par lettre du 22 janvier 2016, Terre-Neuve-et-Labrador demande au Tribunal de proroger le délai de 20 jours. La PGQ demande le même délai dans un courriel envoyé la même journée.
[50] Le Tribunal a répondu en ces termes :
Pour ma part (sans que je rende un jugement formel sur la question sans vous entendre), je ne crois pas que le délai de l'article 264 C.p.c est de rigueur.
Ainsi, je suis prêt à accorder le délai demandé par Me Regimbald et Me Roberts à défaut d'une objection de la part des demandeurs.
On consignera le nouveau délai au procès verbal lors de l'audience mercredi.
Merci.[13]
[51] Dans une lettre communiquée le 22 janvier 2016, les procureurs des Innus de UM consentent à ce que le délai soit prorogé.
[52]
La question du délai pour traiter de la Mise en demeure en vertu de
l’article
[53] Le 10 février, Terre-Neuve-et-Labrador informe le Tribunal par lettre qu’il ne répondra pas à la Mise en demeure tant que son statut ne sera pas déterminé.
[54] Le 12 février 2016, la PGQ informe le Tribunal par lettre qu’elle ne peut admettre que le site web indiqué donne accès au document décrit et se réserve tous ses droits.
[55]
Devant ces faits, le Tribunal estime qu’il n’est pas opportun de traiter
de l’argument des Innus de UM quant à l’insuffisance des réponses des
défenderesses et des deux gouvernements à la Mise en demeure en vertu de
l’article
[56]
Mais il y a plus. Premièrement, le défaut de notifier une déclaration
sous serment pour répondre à une mise en demeure en vertu de l’article
[57] En deuxième lieu, le Tribunal estime qu’à ce stade, il n’est pas nécessaire de traiter de l’admissibilité des documents faisant partie de la Mise en demeure pour statuer sur le droit de Terre-Neuve-et-Labrador d‘intervenir comme il le demande. La prochaine étape du présent dossier sera le débat sur la compétence de cette Cour quant à certains éléments des revendications des Innus qui s’étendent à l’extérieur du Québec.
[58] Les Innus de UM invitent le Tribunal à exclure Terre-Neuve-et-Labrador de ce débat. Avec égards, il apparaît évident que, vu la frontière actuelle - reconnue dans la Constitution - et les droits de la Couronne de Terre-Neuve-et-Labrador sur son territoire, cette dernière possède un intérêt suffisant pour faire des représentations sur la compétence des tribunaux du Québec.
[59] De plus, si jamais le Tribunal décidait qu’un débat sur la frontière était nécessaire pour décider de la question de sa compétence, il est manifeste que Terre-Neuve-et-Labrador aurait le droit d’être entendu.
[60] Ceci dit, le Tribunal n’est pas en désaccord avec les Innus de UM quand ils soutiennent que les droits ancestraux existent indépendamment des frontières entre les provinces.
[61] Dans l’arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, la Cour suprême s’est exprimée en ces termes :
[…] Cependant, les rapports des Indiens avec la Couronne ou le souverain n'ont jamais été fonction des représentants particuliers de la Couronne visée. Du point de vue des autochtones, toute division fédérale-provinciale que la Couronne s'est imposée à elle-même est interne et ne modifie aucunement la structure fondamentale des rapports entre le souverain et les Indiens. Cela ne veut pas dire que les peuples autochtones échappent à la souveraineté de la Couronne, ni que le partage des compétences en ce qui concerne les peuples autochtones dans le Canada fédéral est remis en question.[14]
[62] Le Tribunal partage aussi leur position que les droits ancestraux sont préexistants à l’article 35 de la Loi constitutionnelle 1982[15].
[63] Toutefois selon le Tribunal, cela ne veut pas dire que la Couronne d’une province où une première nation tente de faire reconnaître ses droits ancestraux n’a pas un intérêt dans le litige. L’honneur de la Couronne envers les premières nations et l’obligation conséquente de consultation et d’accommodement s’étend à la Couronne d’une province. Si la Couronne d’une province est assujettie à ces obligations, le Tribunal estime qu’elle a un intérêt à participer dans un débat où, pour réussir, un peuple autochtone va devoir démontrer soit son titre ancestral, soit ses droits ancestraux ou issus de traités.
[64] La reconnaissance de l’un ou l’autre de ces droits apportera certaines limites quant à l’utilisation future du territoire visé. La province devra tenir compte de tout droit reconnu quand elle prendra des décisions en relation avec le territoire en question. À cet égard, le Tribunal ne partage pas la position des Innus de UM que la reconnaissance d’un droit ancestral quelconque n’affectera pas le droit de propriété d’une province sur le territoire en question. Le contraire semble plutôt vrai comme l’explique la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique[16] :
[175] […] Même si cette disposition accorde aux couronnes provinciales le titre sous-jacent, elle limite ce droit de propriété provincial en le subordonnant à «tout intérêt autre que celui de la province à cet égard». Dans l’arrêt St. Catherine’s Milling, le Conseil privé a statué que le titre aborigène constituait un tel intérêt et a rejeté l’argument selon lequel le droit de propriété des provinces avait pour effet de limiter la compétence du gouvernement fédéral. Concrètement, cet arrêt a donc eu pour effet de dissocier le droit de propriété relatif aux terres détenues en vertu d’un titre aborigène de la compétence exercée à l’égard de ces terres. Par conséquent, même si la province obtient un titre absolu en cas de cession d’un titre aborigène, le pouvoir d’accepter les cessions appartient au gouvernement fédéral. La même affirmation peut être faite au sujet de l’extinction: même si la province obtient un titre absolu sur les terres visées au moment de l’extinction d’un titre aborigène, le pouvoir d’éteindre ce titre appartient au gouvernement fédéral.
(Le Tribunal souligne)
[65] Cette réalité ressort aussi de l’arrêt Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) [17], où face à l’argument de la Colombie Britannique qu’elle n’avait pas le devoir de consulter la Nation Haïda, la Cour s’est exprimée en ces termes :
[59] La réponse à cet argument est que les intérêts que détenait la province sur les terres sont subordonnés à « tous intérêts autres que ceux que peut y avoir la province » (art. 109). L’obligation de consulter et d’accommoder en litige dans la présente affaire est fondée sur l’affirmation de la souveraineté de la Couronne qui a précédé l’Union. Il s’ensuit que la province a acquis les terres sous réserve de cette obligation. Elle ne peut donc pas prétendre que l’art. 35 la prive de pouvoirs dont elle aurait joui autrement. Comme il est précisé dans St. Catherine’s Milling and Lumber Co. c. The Queen (1888), 14 App. Cas. 46 (C.P.), les terres situées dans la province [TRADUCTION] « peuvent constituer une source de revenus [pour la province] dans tous les cas où les biens de la Couronne ne sont plus grevés du titre indien » (p. 59). L’argument de la Couronne sur ce point a été examiné de façon approfondie par la Cour dans Delgamuukw, précité, par. 175, où le juge en chef Lamer a réitéré les conclusions tirées dans St. Catherine’s Milling, précité. Cet argument n’est en conséquence pas fondé.
[66] On peut finalement considérer l’arrêt Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique[18], où la Cour traite des droits et obligations d’une province devant une demande visant à faire reconnaître le titre ancestral en ces termes :
[69] Le point de départ de la qualification de la nature juridique du titre ancestral est le jugement concordant du juge Dickson dans l’arrêt Guerin, dont il est question précédemment. Au moment de l’affirmation de la souveraineté européenne, la Couronne a acquis un titre absolu ou sous-jacent sur toutes les terres de la province. Ce titre était toutefois grevé des droits préexistants des peuples autochtones qui occupaient et utilisaient les terres avant l’arrivée des Européens. La doctrine de la terra nullius (selon laquelle nul ne possédait la terre avant l’affirmation de la souveraineté européenne) ne s’est jamais appliquée au Canada, comme l’a confirmé la Proclamation royale de 1763. Le droit des Autochtones sur les terres qui grève le titre sous-jacent de la Couronne a une existence juridique indépendante qui donne naissance à une obligation fiduciaire de la part de la Couronne.
[70] Le
contenu du titre sous-jacent de la Couronne est ce qui reste après la
soustraction du titre ancestral : art.
[71] Alors,
que reste-t-il du titre absolu ou sous-jacent de la Couronne sur les terres
détenues en vertu d’un titre ancestral? Il ressort de la doctrine et de
la jurisprudence deux éléments connexes — une obligation fiduciaire de la
Couronne envers les Autochtones à l’égard des terres ancestrales et le droit de
porter atteinte au titre ancestral si le gouvernement peut démontrer que
l’atteinte est justifiée dans l’intérêt général du public en vertu de l’art.
[72] Les caractéristiques du titre ancestral découlent de la relation particulière entre la Couronne et le groupe autochtone en question. C’est cette relation qui rend le titre ancestral sui generis, ou unique. Le titre ancestral est ce qu’il est — le résultat unique de la relation historique entre la Couronne et le groupe autochtone en question. Des analogies avec d’autres formes de propriété — par exemple, la propriété en fief simple — peuvent être utiles pour mieux comprendre certains aspects du titre ancestral. Cependant, elles ne peuvent pas dicter précisément en quoi il consiste ou ne consiste pas. Comme le juge La Forest l’a indiqué dans Delgamuukw, par. 190, le titre ancestral « n’équivaut pas à la propriété en fief simple et il ne peut pas non plus être décrit au moyen des concepts traditionnels du droit des biens ».
[67] Le Tribunal ne peut non plus partager la position des Innus à l’effet que le litige est purement privé, même si son objet principal, soit obtenir des dommages d’IOC et de QNS&L, l’est. Au risque de se répéter, le Tribunal estime que pour réussir dans cette démarche les Innus devront faire reconnaître leurs droits ancestraux.
[68] Rappelons aussi que les Innus demandent au Tribunal de :
DÉCLARER que les demandeurs les Innus de UM-MLJ ont des droits ancestraux et issus de traités existants sur tout le Nitassinan, y compris les droits :
a) sur et quant à toutes les ressources naturelles, y compris le minerai de fer, dans le Nitassinan et notamment dans la région des installations minières, ferroviaires et portuaires des défenderesses;
b) de chasser, de piéger, de pêcher et de cueillir pour fins alimentaires, sociales, rituelles et commerciales;
c) d’exercer une juridiction sur ledit Nitassinan;
d) d’utiliser les cours d’eau et les plans d’eau, y compris les mers, fleuve, rivières, lacs et étangs;
e) d’ériger et d’utiliser des campements, des gîtes, des caches et des habitations;
f) de contrôler et de gérer le Nitassinan décrit ci-dessus, y compris de contrôler et de gérer la faune, la flore, l’environnement et les ressources dudit Nitassinan;
g) d’exercer des traditions et cérémonies spirituelles et culturelles;
h) d’exploiter les ressources forestières;
i) d’utiliser et de transmettre de génération en génération leur langue et leur culture distinctives;
j) d’utiliser ledit Nitassinan pour fins religieuses et spirituelles, y compris aux fins de sépulture et aux fins de rites et traditions particulières face à la mort;
k) d’exploiter et de jouir des ressources naturelles dudit Nitassinan et d’user de ses fruits, produits et ressources;
l) de circuler librement sur leur Nitassinan.[19]
[69] Ces demandes vont bien au-delà des revendications des Innus contre IOC et QNS&L. Si le Tribunal les accorde, il est évident que les droits, tant du Québec que de Terre-Neuve-et-Labrador, sur le territoire seront affectés. Afin de conclure ainsi quant à Terre-Neuve-et-Labrador, on n’a qu’à regarder l’article 37 de la Loi de 1949 sur l'Amérique du Nord britannique - Texte no 21[20] qui est rédigé en ces termes :
37. Les terres, mines, minéraux et redevances qui appartiennent, à la date de l'adhésion, à Terre-Neuve, ainsi que les créances qui s'y rapportent, appartiennent désormais à la province, sous réserve des fiducies constituées et des droits autres que ceux de la province à cet égard.
[70] L’article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867[21] est au même effet quant au Québec.
[71] Les propos de la Cour suprême dans Nation Tsilhqot’in trouvent toute leur importance dans le présent dossier.
[72] POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[73] ACCUEILLE la demande d’intervention du Procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador;
[74] LE TOUT, avec frais de justice.
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________________________________ THOMAS M. DAVIS J.C.S. |
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Me James O’Reilly Me Pierre A. Fournier Me Marie-Claude André-Grégoire Mme Sophia Ladivrechis, stagiaire |
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O’Reilly & Associés |
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et |
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Me Jean-François Bertrand |
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Jean-François Bertrand Avocats Inc. |
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Procureurs des demandeurs : Les Uashaunnuat (les Innus de Uashat et de Mani-Utenam), le Chef Georges-Ernest Grégoire, la Bande Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam, Mike McKenzie, Yves Rock, Jonathan McKenzie, Ronald Fontaine, Marie-Marthe Fontaine, Marcelle St-Onge, Évelyne St-Onge, William Fontaine et Adélard Joseph, Albert Vollant, Raoul Vollant, Gilbert Michel, Agnès McKenzie, Philippe McKenzie et Auguste Jean-Pierre |
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Me Daniel Urbas Me Marie-Christine Gagnon Me Marie-Claude Lassiseraye Mathieu |
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Borden Ladner Gervais |
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Procureurs des demandeurs : Les Innus de Matimekush-Lac John, le Chef Réal McKenzie, la Nation Innu Matimekush-Lac John, Caroline Gabriel, Marie-Marthe McKenzie, Marie-Line Ambroise et Paco Vachon |
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Me François Fontaine Me Andres Garin |
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Norton Rose Fulbright Canada |
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Procureurs des défenderesses |
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Me Stéphanie Lisa Roberts Me Florence Lavigne-LeBuis Me Éric Cantin |
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Bernard, Roy (Justice-Québec) |
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Procureurs de la mise en cause |
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Me Guy Régimbald Me Maxime Faille |
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Gowling Lafleur Henderson |
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Procureurs de l’intervenant |
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Dates d’audience : |
21 et 22 mars 2016 |
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[1] Plan d’argumentation du 11 mars 2016, par. 6.
[2] Requête introductive d’instance du 18 mars 2013, par. 1.
[3] Id. par. 50.
[4] Avis de questions constitutionnelles, du 14 mai 2014, p. 3.
[5] Id., p. 4.
[6] L’audition des requêtes en radiation d’allégations a été reportée aux 8 et 9 juin 2016.
[7]
[8] Id., par 24.
[9] 2014 QCCS 4403.
[10] 2014 QCCS 2051.
[11]
[12] [1927] 2 D.L.R. 401.
[13] Courriel du 22 janvier 2016.
[14] [1990] 2 RCS 85, 1990 CanLII 117 (CSC), p. 109.
[15] Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (1982, R.-U., c. 11.).
[16]
[17]
[18] Précité, note 11.
[19] Précitée, note 2.
[20] 12-13 George VI, R.-U., c. 22.
[21] 30-31 Vict., R.-U., c. 3.
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